Le cri des
Élus
Jésus leur raconta une
parabole, pour montrer qu'il faut prier toujours, sans jamais se
lasser. Il dit: il y avait dans une ville un juge qui ne craignait
point Dieu, et qui n'avait d'égards pour aucun homme. Il y
avait aussi dans cette ville une veuve, qui venait à lui et
lui disait: Fais-moi justice de ma partie adverse. Pendant longtemps
il ne le voulut pas. Quoique je ne craigne pas Dieu et que je n'aie
d'égards pour aucun homme, néanmoins, comme cette veuve
m'importune, je lui ferai justice, afin qu'elle ne vienne pas
toujours me rompre la tête. Puis le Seigneur ajouta: Vous
entendez ce que dit le juge inique? Et Dieu ne ferait pas justice
à ses élus qui crient à lui jour et nuit, et il
tarderait à les secourir ! je vous dis qu'il leur fera prompte
justice, mais quand le Fils de l'homme viendra, trouvera-t-il la foi
sur la terre?
Luc 18. 1-8
Plus on écoute cette parabole et plus on
est frappé par sa violence extrême. Il est peu de textes
bibliques aussi paradoxaux. Toutes nos conceptions chrétiennes
sont pulvérisées par cette petite histoire, qui va plus
loin que nous ne pensons au premier abord, et qui nous fait toucher
aux deux extrémités de la situation de l'Eglise, aux
confins opposés de la certitude et de l'angoisse du
chrétien.
Il y est en effet question des élus.
Cette femme n'est pas chrétienne à demi. « Dieu ne
ferait pas justice à ses élus ? » lisons-nous. Qui
ne voudrait être un élu ? L'élu du Tout-Puissant,
l'élu du Roi des rois ? Que demander de plus ? Quelle paix,
quel bonheur, quelle certitude seraient comparables à celle
d'une pareille élection ? - «Qui accusera les élus
de Dieu ? » Et quel tableau enchanteur ne sommes-nous pas
tentés de nous faire de la vie d'un élu ?
Mais voyez plutôt le tableau que nous en
fait cette parabole. Les élus y sont comparés à
une pauvre femme qui a perdu son mari et qui, en outre, se trouve
dépouillée de son bien par la partie adverse,
accablée par le deuil et la souffrance, accablée par la
persécution et l'injustice des hommes. Oui, mais pensons-nous,
les élus ont au moins leur refuge tout préparé
dans la main de leur Dieu, ils ont un accès immédiat au
trône de sa grâce. Eh bien non, il n'en est pas ainsi,
selon cette parabole. Car pour comble de malheur cette malheureuse
qui vient implorer le juge, se voit fermer la porte au nez et refuser
tout secours de la part d'un homme qui ne craint pas Dieu et n'a
d'égard pour personne. Et c'est cela être élu ?
Se trouver pris entre un juge inique et une partie adverse, entre un
ennemi qui vous accable et un juge qui fait la sourde oreille, pris
entre la colère de Dieu et l'iniquité des hommes, sans
soutien, sans époux, sans force, sans rien qu'une obstination
étrange à rompre la tête du juge, rien qu'une
soif inextinguible de justice. Si vraiment les choses en sont
là, qui demande encore à être élu ? Et qui
donc parmi nous a donné de pareils signes d'élection ?
En face de cette parabole on ne peut s'empêcher de se demander
avec une certaine angoisse si parmi tous nos chrétiens, parmi
nous tous ici, il y a seulement quelques élus, quelques hommes
qui aient conscience d'une situation pareille, dont la religion ne
soit pas un confort spirituel mais un cri de détresse, dont la
vie chrétienne ne soit pas une richesse, mais la plus grande
misère; non pas une solution mais comme l'absence de toute
solution, dont la conversion signifie exactement comme pour les
apôtres et les Réformateurs : être mis à la
porte des temples, jetés hors de toutes les
sécurités religieuses, être mis à la rue
avec pour seule issue, pour seul recours, la porte du juge qui reste
fermée, et les moqueries de la partie adverse: «Eh! que
fait ton Dieu ? Il n'a pas l'air pressé de te répondre
! » -
On peut bien dire qu'à ce moment,
séparé du monde et séparé de Dieu,
l'élu porte la croix de son Seigneur. Il n'a plus aucun appui
et Dieu paraît lui donner tort, et Dieu se fait prier comme un
juge inique qui n'a d'égards pour personne. Et l'élu,
contre toute espérance, continue d'espérer, contre
toute apparence continue de prier, s'il est vraiment un élu.
Car il ne peut donner d'autre signe de son élection que de
s'obstiner, envers et contre toute proposition de transaction que lui
offre la partie adverse, à rompre la tête du juge pour
qu'il lui fasse justice. Je vous le demande encore : parmi tous nos
sommeils et tous nos réveils, parmi nos ferveurs et nos
indifférences, nos découragements et nos succès,
nos richesses et nos pauvretés, y a-t-il une seule
prière d'élu, une seule vraie prière qui
jaillisse d'une détresse pareille à celle de cette
femme ? Cela revient à demander si oui ou non nous sommes
l'Eglise de Jésus-Christ, et si, quand Jésus-Christ
reviendra, quand l'exaucement viendra, quand la justice viendra, il
trouvera la foi sur la terre, c'est-à-dire un seul homme qui
crie comme cette femme; si quand la porte s'ouvrira enfin sur la
nouvelle création de Dieu et sur le monde de la justice
éternelle, il y aura encore à ce moment-là une
Eglise devant cette porte, ou si, lassée d'attendre et de
frapper, elle aura déserté le seuil inconfortable pour
s'arranger et faire la paix avec la partie adverse.
Voilà qui ouvre des perspectives et
donne une résonance singulière aux paroles si simples
de l'Evangile : «Frappez et l'on vous ouvrira! Demandez et l'on
vous donnera!» C'est l'exigence suprême et la
suprême promesse de Dieu. Et nous demandons, et nous frappons.
Et nous pensons à tous ceux qui demandent et qui frappent sans
recevoir et sans que la porte s'ouvre; à tous ceux qui
continuent à manquer de ce que leur coeur réclame: une
guérison, le retour d'un être bien-aimé, un moyen
d'existence. Mais ici nous voyons davantage encore. Ici, les
élus ne demandent pas seulement le pain quotidien de leur
coeur et de leur corps, ils cherchent le royaume de Dieu et sa
justice; ils disent: «Que ton règne vienne!» Ils
demandent bien ce qu'il faut demander avant tout. Ils frappent
à la porte du Royaume sans réponse. Et c'est pour nous
rappeler ce que nous oublions toujours, que justement la vraie
prière, la suprême prière de l'Eglise demeure
radicalement inexaucée jusqu'à la fin du monde, que
l'Eglise fidèle est nécessairement à la porte du
Royaume jusqu'à ce que vienne le Royaume, qu'elle est
séparée de son époux jusqu'à ce que
vienne Jésus-Christ.
Certes nous pouvons souffrir terriblement de
voir nos requêtes demeurer sans réponse et notre malheur
se prolonger, comme aussi nous réjouir d'exaucements et
d'innombrables bénédictions journalières. Mais
il ne faudrait pas oublier que derrière toutes nos
prières exaucées ou inexaucées, nos malheurs et
nos bonheurs, derrière nos maladies et nos guérisons,
nos peines et nos joies, il y a la prière suprême, la
prière par excellence : «Viens Seigneur Jésus !
» qui reste inexaucée et le restera aussi longtemps que
durera le monde, car l'histoire de ce monde et l'histoire de
l'Eglise, c'est l'histoire de l'inexaucement de cette prière;
c'est l'histoire d'une Eglise qui attend et qui prie et d'un juge qui
se fait attendre et qui se fait prier. N'allons pas l'oublier et nous
endormir et nous croire exaucés. Ce serait la pire
catastrophe.
Nous pouvons certes recevoir des exaucements
provisoires, et des allégements bienvenus, mais il ne faudra
surtout pas s'en contenter et se mettre à demander moins que
le Royaume de Dieu, moins que le jugement dernier, moins que le
retour de Jésus-Christ. Nous oublions toujours que l'Eglise
fidèle, l'Eglise des élus, l'Eglise qui vraiment prie
est une Eglise inexaucée, privée de tout ce qu'elle
demande, veuve jusqu'à la fin du monde. A tout ce qu'elle peut
recevoir, il faut qu'elle dise: non ce n'est pas cela, ce n'est pas
encore Lui. Et il faut qu'elle continue à l'appeler. Car la
« prompte justice» que Dieu fera aux élus, c'est la
justice du jugement dernier et non pas une autre. Jusque-là,
les élus crient jour et nuit, et c'est l'interminable nuit de
l'injustice et tout se passe comme si Dieu était un juge
inique, comme s'il était de connivence avec la partie adverse,
comme s'il était le Dieu de Nébucadnetzar ou de
Néron et des autres négriers de l'histoire; c'est
l'interminable nuit où Jacob lutte contre ce juge inique qui
ne veut pas le laisser entrer dans la Terre Sainte, et où Job
appelle: «Mon Dieu, je crie la nuit et tu ne me réponds
pas !» et David: « Pourquoi restes-tu sourd à ma
prière ? » Cela nous semble étrange et bien
exagéré peut-être. Mais nous avons lu les
béatitudes pourtant, ou bien ne les avons-nous jamais lues
vraiment ? N'y est-il pas dit également que les élus,
les héritiers du Royaume de Dieu y sont pauvres en esprit,
affamés et assoiffés, persécutés pour la
justice ? N'est-ce pas ce que nous lisons dans la Bible, n'est-ce pas
la terrible réalité de l'Eglise sous la croix ? Tous
les élus, dans la Bible, ont une attitude étrange. On
ne sait raisonnablement pas à quoi s'en tenir avec eux. Ils
ont Jésus-Christ assurément, et pourtant ils ne l'ont
pas. Jésus-Christ est avec eux, mais il n'est qu'avec ceux qui
l'attendent. Le Saint-Esprit habite en eux, mais c'est pour leur
faire sentir à quel point ils en manquent, à quel point
ils vivent dans la chair. Jésus se donne pour présent
sur la terre et pourtant ne parle que de sa venue. Il est bien
là, mais cela veut dire seulement qu'il reviendra. C'est ainsi
pour les apôtres assurément. On ne peut pas nier qu'ils
ne soient, eux, des élus. Or, bien que le Seigneur soit avec
eux, c'est exactement comme s'il n'était pas là. De la
présence du Seigneur, ils n'en tiennent aucun compte, mais
tous crient à moitié morts: «Hélas, viens
Seigneur Jésus ! » Et c'est sur ce cri que la Bible se
ferme et c'est avec ce cri qu'ils se sont tous enfoncés dans
la mort.
Ah! oui, il est bon pour la tranquillité
de l'Eglise qu'ils soient loin tous ces crieurs, et qu'on puisse
oublier religieusement la venue du Seigneur. Maintenant, Dieu merci,
l'Eglise a les jambes un peu plus solides que la pauvre veuve et les
apôtres. Maintenant l'Eglise jouit même d'une certaine
considération dans le monde. Elle lui a rendu quelques
services dont il faut bien la remercier. Et l'on porte
avantageusement son christianisme : Dieu par-ci et Dieu
par-là, et l'on n'oublie qu'une chose, la vraie prière,
le cri des élus jusqu'à la fin du monde.
Il n'est pas étonnant que Jésus
termine sa parabole par cette effrayante question: «Quand le
Fils de l'homme viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? »
Quand le Fils de l'homme viendra, il trouvera beaucoup d'Eglises,
beaucoup de pasteurs et beaucoup de protestants. Peut-être
même trouvera-t-il des Eglises unies, des groupements de
jeunesse compacts et le christianisme en progrès dans tous les
pays. Mais il n'empêche que cette question de Jésus
demeure comme un point d'interrogation formidable sur toutes nos
affaires, sur toutes nos Eglises, sur tous nos progrès. Quels
que soient les triomphes et les succès du christianisme, quel
que soit l'optimisme convenu, il n'y a pas moyen de supprimer ces
deux lignes dans l'Evangile, pas moyen d'échapper à
cette question: «Quand le Fils de l'Homme viendra, trouvera-t-il
la foi sur la terre ? »
Cette question prouve que le sens de cette
parabole n'a pas été exagéré.
L'exaucement de la prière de cette pauvre veuve c'est
«quand le Fils de l'Homme viendra... » La «prompte
justice» que Dieu fera à ses élus ne peut
signifier autre chose que le retour glorieux de celui qui viendra
pour juger les vivants et les morts. La misère de cette veuve
à la porte du juge inique n'est donc pas l'état
transitoire de l'Eglise, mais son état fondamental, essentiel
jusqu'à la fin du monde.
Est-ce que nous comprenons qu'il n'est pas
d'autre façon d'être élu que d'être
totalement inexaucé et de crier jour et nuit vers le juge et
d'appeler jusqu'à ce qu'il vienne, de frapper pendant des
millénaires encore peut-être (car mille ans sont comme
un jour) jusqu'à ce que la porte s'ouvre et que le Seigneur
paraisse dans sa gloire ?
Mais l'Eglise infidèle se contente de
tous les exaucements intermédiaires et s'installe dans une
justice humaine ou bien cherche un modus vivendi avec la partie
adverse. L'Eglise infidèle ne persiste pas dans la stupide
obstination de cette pauvre femme. Comme la porte reste
fermée, elle s'arrange autrement. Elle se rend justice
à elle-même ou bien elle transige avec la partie
adverse, elle lui abandonne une portion de son héritage. Elle
baptise justice de Dieu et Royaume de Dieu, les petits arrangements
pieux, les compromis avec le monde. Elle n'attend plus son Seigneur.
Elle expédie les morts dans l'au-delà comme si
Jésus ne revenait pas juger les vivants et les morts, comme si
c'était non la Parole de Dieu mais toute chair, mais le monde
qui étaient éternels.
L'Eglise fidèle au contraire attend
toute sa justice de Dieu seul et n'arrête pas de la lui
demander, et ne se détourne pas une minute de cette porte
derrière laquelle se tient son juge. Voyez à quelle
pureté, à quelle rectitude nous oblige ainsi la
prière des élus et l'attente vivante du Royaume. Vous
comprenez bien qu'une telle prière s'éteint au moment
même où nous adoptons à l'égard de la
partie adverse une attitude tant soit peu équivoque, où
nous lui laissons entendre qu'il y aurait peut-être un moyen de
s'arranger avec elle. Il n'est plus d'espérance possible du
Royaume, là où faiblit la résistance de l'Eglise
à la partie adverse, comme non plus là où
l'Eglise entend se rendre elle-même justice et se venger. Dans
les deux cas elle perd patience, elle n'attend plus, ne prie plus, ne
croit plus. Dans les deux cas elle est perdue, elle a rejeté
sa croix. On peut donc bien dire que dans la mesure où nous
prions comme cette femme, nous résistons par là
même pleinement aux puissances maudites de ce monde, à
l'iniquité de la partie adverse, en même temps que nous
espérons pleinement le Royaume de Dieu. Mais si nous ne prions
pas ainsi et si nous attendons un autre exaucement que la venue de
Jésus-Christ, comment échapperons-nous à toutes
les équivoques, à tous les compromis, à toutes
les lâchetés. Si nous tendons, ne serait-ce que le bout
des doigts à la partie adverse, comment pourrions-nous jamais
plus nous obstiner à la porte du juge ? Voyez de quelle
résistance, de quelle obéissance, de quelle
espérance témoigne le cri des élus jour et nuit
! Nous sommes tenus par l'attente obstinée, insensée du
Jugement, ou alors nous sommes tenus par le diable; nous prions comme
cette femme ou nous roulons dans le désespoir et dans le
déshonneur.
Et Dieu ne ferait pas justice à ses
élus ?
Je vous dis qu'il leur fera prompte
justice.
On ouvre à celui qui frappe.
Oui, certes, mais cela ne signifie pas moins
que la promesse du Royaume de Dieu et de sa justice. On ouvre, mais
non pas tout de suite, mais non pas avant l'heure fixée. On
ouvrira tout à coup. La justice sera prompte, totale et
parfaite et comblant toute attente. Mais la porte ne s'ouvrira que
pour celui qui frappe et qui a frappé jusqu'au bout, jusqu'au
dernier moment, jusqu'à ce qu'elle s'ouvre, jusqu'à ce
que Jésus-Christ vienne.