Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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SERMONS - EUG. BERSIER 

Tome IV


JÉSUS-CHRIST REFUSANT DE PARTAGER UN HERITAGE

 

Alors quelqu'un de la troupe dit à Jésus : « Maître, dis à mon frère qu'il partage avec moi notre héritage. » Mais Jésus lui répondit : « 0 homme, qui est-ce qui m'a établi pour être votre juge ou pour faire vos partages? » Puis il leur dit - « Gardez-vous avec soin de l'avarice; car quoique les biens abondent à quelqu'un, il n'a pas la vie par ses biens. »

(Luc XII, 13-15.)


Mes frères,

J'ai longtemps été surpris de l'attitude de Jésus-Christ dans la scène que je viens de lire. Son refus me semblait extraordinaire. Le voici en présence de deux frères dont l'un revendique sa part de l'héritage commun. N'y a-t-il pas là une question de justice à résoudre? Or, qui la résoudra mieux que le Saint et le Juste? Et cependant Jésus-Christ, d'un geste et d'un accent souverains, refuse ici la décision qu'on attend de lui. «Qui m'a établi, dit-il, pour être votre juge et pour faire vos partages? » Impossible de s'y méprendre. Le parti pris par Jésus est formel. Cette question de justice qu'on lui soumet, il ne veut pas la trancher; ce n'est pas pour cela qu'il est venu sur la terre.

Je me propose aujourd'hui, en premier lieu, de chercher le motif de ce refus étrange de Jésus-Christ, ensuite d'étudier le sens de la réponse qu'il fait à ces deux frères ' « Gardez-vous avec soin de l'avarice; car quoique les biens abondent à quelqu'un, il n'a pas la vie par ses biens. »

Pourquoi Jésus-Christ refuse-t-il d'intervenir dans ce débat? On en donne une première explication que voici : Jésus-Christ, nous dit-on, n'est préoccupé que du salut éternel des âmes, et les autres intérêts humains lui demeurent absolument étrangers. Cette explication est fort spécieuse, parce qu'elle part d'une spiritualité qui se croit avancée, et je remarque qu'elle est acceptée avec empressement par l'incrédulité, qui s'en fait une arme pour combattre le christianisme au nom même de l'humanité. Mais cette explication est fausse, et nous ne pouvons laisser aux adversaires de l'Evangile la satisfaction de le condamner aussi légèrement. Il est vrai que Jésus-Christ met en première ligne le pardon et le salut de l'âme; qu'on n'oublie pas cependant que sa sympathie embrasse l'homme tout entier. Je pourrais en donner pour preuves plusieurs de ses enseignements; mais il y a ici quelque chose de plus significatif que des textes isolés : c'est l'attitude même de Jésus-Christ vis-à-vis des souffrances et des iniquités qu'il rencontre. Cette généreuse indignation qui soulève son coeur à la vue de l'injustice , cette pitié profonde qui s'émeut pour tous ceux qui sont faibles et désarmés, cette préoccupation continuelle des misères du corps, ces miracles qui se multiplient pour soulager ceux que la maladie ou la faim tourmente, cette tendresse incomparable qui vibre dans ses moindres accents, et qui, à travers les siècles, pénètre dans le coeur même des affligés en y versant une consolation que rien n'égale, voilà ce qu'il faut effacer de l'Evangile, si l'on ne veut y voir qu'un spiritualisme exclusif et farouche. Mais effacer cela de l'Evangile, c'est effacer l'Evangile lui-même. Tel est le parti désespéré qu'il faut prendre pour soutenir la thèse que je combats, et c'est là précisément ce qui renverse cette thèse à jamais.

J'en reviens donc à ma question. Pourquoi Jésus-Christ refuse-t-il d'intervenir dans le débat qu'on lui soumet?

Mes frères, il y a deux manières d'agir sur les hommes et de les réformer : l'une extérieure, l'autre intérieure. La première consiste à prononcer des décisions, à formuler des lois, à changer des gouvernements, à régler par des mesures toutes les questions morales ou politiques. La seconde se propose, avant tout, le changement du coeur et de la volonté. De ces deux méthodes, Jésus-Christ a choisi la seconde; il y est demeuré inébranlablement fidèle, et cela seul suffirait à prouver la divinité de sa mission et la valeur éternelle de son oeuvre.

Je veux supposer un moment qu'il eût choisi la première, et je vais montrer les conséquences qui en seraient résultées. Ces deux frères lui demandent de partager entre eux un héritage. A cette question, si simple en apparence, s'en rattachaient bien d'autres. Tous deux y avaient-ils également droit? La volonté du père ne devait-elle pas être consultée? L'un de ses fils n'avait-il pas, peut-être, perdu d'avance tous ses titres par son ingratitude et son inconduite? D'autres parents ou des serviteurs n'avaient-ils pas à réclamer leur part? Enfin la loi du pays était là. Comment n'en pas tenir compte? Autant de problèmes délicats, épineux. Cependant, j'admets que Jésus-Christ, par son intuition divine, par son infaillible justice, va les trancher d'une manière souveraine. Qu'en résultera-t-il? Remarquez tout &abord ceci : cette sentence n'aura en rien changé le coeur de ces deux frères; s'ils étaient injustes et haineux, ils le resteront après comme avant la décision. A supposer qu'ils l'acceptent, une question matérielle de droit civil aura été tranchée, et ce sera tout. Pour que la justice et la charité gagnent ici quelque chose, que faudrait-il? Que les deux frères, touchés par l'enseignement de Jésus-Christ, résolvent d'eux-mêmes, à l'amiable et selon l'équité, le différend qui les divise. Là serait la victoire, et c'est celle-là, sans doute, que Jésus-Christ se proposait d'obtenir.

Ce n'est pas tout : Jésus-Christ, au lieu d'être le sauveur, l'éducateur des âmes, est devenu un juge des choses terrestres. Le voilà tenu de l'être jusqu'au bout. Il a prononcé une sentence infaillible sur la question qui lui a été soumise; il faut qu'il en prononce sur toutes les autres., car on les lui soumettra, soyez-en sûrs. Est-il juste que les Juifs soient soumis aux Romains? Est-il juste que les pharisiens dominent en Israël? Est-il juste que la législation ne défende pas les pauvres contre les empiétements des riches ? Est-il juste qu'il y ait des esclaves ? Sur tous ces points, Jésus-Christ va prononcer d'avance la sentence du souverain juge. Il va dénoncer toutes les fictions sociales, toutes les iniquités, il va les condamner, les détruire... Mais y avez-vous réfléchi ? C'est la guerre sociale déchaînée , la guerre universelle, c'est l'écroulement de toutes les fausses dominations, c'est la révolution partout, et, comme il est certain que l'ardeur de la défense grandira avec celle de l'attaque, c'est une effroyable boucherie, un déluge de sang couvrant l'humanité. Voilà la conséquence dernière et logique de la position que Jésus-Christ aurait prise en sortant de sa mission spirituelle, pour se faire un juge et un réformateur social. Et ne croyez pas qu'à ce prix il eût régénéré le monde. De même que les deux frères de mon texte, après avoir entendu tomber de ses lèvres la sentence la plus juste, seraient restés tels qu'auparavant, de même le monde, après avoir vu dénoncer toutes les iniquités, après avoir cherché à noyer ces iniquités dans le sang, serait sorti de ces luttes affreuses plus rempli de haines et de colères, plus dépravé qu'auparavant. Il ne suffit pas, en effet, de bouleverser la société pour la régénérer, pas plus qu'il ne suffit de labourer un champ pour le rendre fertile. Il y faut autre chose; à la société comme au sol, il faut une semence nouvelle, un principe de vie. Jésus-Christ a été un semeur; c'est l'image dont il se sert sans cesse, et qui dépeint admirablement l'originalité et la nouveauté de son oeuvre. Il n'impose pas la vérité par la force matérielle ou par une contrainte quelconque; il la dépose dans les coeurs : c'est là qu'elle doit germer; lente germination, douloureux progrès qui peu à peu transformera le monde. Ainsi l'Evangile, au lieu d'avoir donné à la société une constitution ou des lois nouvelles, a mis dans les profondeurs de cette société, c'est-à-dire dans l'âme humaine elle-même, un principe de justice et d'amour qui la tient sans cesse en éveil, qui trouble son égoïsme, qui ronge à leur racine les iniquités, et qui accomplit par sa force spirituelle les transformations de l'avenir comme il a déjà accompli les transformations du passé.

On s'étonne que Jésus-Christ et ses apôtres n'aient protesté ni contre l'esclavage antique, avec ses immoralités révoltantes, ni contre les lois qui asservissaient alors la femme et l'enfant, ni contre l'inégalité sociale qui pesait sur les pauvres, ni contre le gouvernement despotique qui écrasait le monde. Ah! mes frères, protester, prêcher la révolte eût été facile; ce qui ne l'était pas, ce qui était nouveau, prodigieux, divin, c'était de refuser d'opposer la violence à la violence, le mal au mal, c'était d'oser vouloir surmonter le mal par le bien, c'était de ne compter pour la victoire que sur la justice et sur la charité inspirant les coeurs, et des coeurs passant dans les lois et les sociétés; c'était enfin de remettre à Dieu l'avenir de cette moisson magnifique, et de mourir en arrosant de son sang les sillons où elle devait germer.

Je crois, mes frères, avoir expliqué clairement pourquoi Jésus-Christ refuse d'une manière si nette d'intervenir dans le débat de mon texte. J'ai montré le principe qui le fait agir; j'en voudrais tirer une conséquence immédiate dont l'opportunité m'a frappé.

Quelles sont les relations du christianisme avec la politique? Si Jésus-Christ a refusé d'intervenir dans une question de droit et d'héritage, pouvons-nous et devons-nous le faire intervenir à aucun degré dans la sphère politique? Telle est la question que je veux élucider en passant, et dont aucun de vous ne pourra nier l'importance.

Historiquement, mes frères, il est certain qu'aucune influence n'agit plus profondément sur la politique que celle de la religion. C'est la religion qui fait les peuples et qui décide de leurs destinées; cela a été visible de tout temps. Pourquoi les Indous ont-ils subi le régime oppresseur des castes qui les a paralysés à jamais? Etaient-ils, par la nature même de leur race, incapables de comprendre l'égalité? Non, car ils appartiennent, comme la science l'a démontré, à la race d'où nous sommes sortis nous-mêmes; Ils ont le mêmes ancêtres que nous, leur langue est mère de la nôtre; mais leur religion leur à appris que Brahma, à l'origine des choses, a divisé les hommes en quatre classes : les prêtres, les guerriers, les marchands et les serviteurs, que ces classes ne doivent point se confondre, qu'une muraille infranchissable les sépare à jamais; tel est l'enseignement qui, chez eux, a tué le progrès et divinisé l'oppression. Pourquoi les Arabes s'enfoncent-ils dans une irrémédiable décadence? Est-ce l'intelligence ou l'énergie qui leur manque? Ils ont eu la littérature la plus brillante, et sont capables de la résignation la plus héroïque. Mais leur religion leur a prêché le fatalisme, et le fatalisme s'est infiltré dans leur sang même. Il est dit dans le Coran que Mahomet, le jour où il vit pour la première fois une charrue, la maudit parce que c'était à ses yeux un instrument d'esclaves. Cette malédiction du prophète pèse à jamais sur sa race, et imprime à ses efforts une stérilité sans espoir. Oui, c'est la religion qui fait les peuples, et quoique des observateurs superficiels prétendent qu'aujourd'hui la religion s'en va, il me serait facile de montrer qu'au fond de toutes les grandes questions qui agitent et menacent aujourd'hui le monde, en France, en Irlande, en Italie, en Espagne, en Orient, partout, il y a une question religieuse. Faire de la politique sans tenir compte de la religion est une folle entreprise. Que diriez-vous d'un architecte qui, en élevant ses édifices, ne se préoccuperait point du climat, des changements de température ou des conditions atmosphériques? La religion, c'est l'atmosphère des âmes, et ceux-là sont des insensés qui croient pouvoir rien fonder de solide et de permanent en n'en tenant pas compte.

Je crois donc, mes frères, à l'influence profonde du christianisme sur la destinée politique des peuples. Je crois que plus le christianisme qu'on leur prêche est fidèle à l'esprit de Jésus-Christ, plus ces peuples sont libres, grands et prospères, et que plus ce christianisme est défiguré, plus ces peuples sont condamnés à l'anarchie. Je le crois. Que dis-je? je le vois, et pour le nier, il faut s'aveugler volontairement. Mais à quelle condition le christianisme pourra-t-il sauver les peuples? Telle est la vraie question. Je réponds : c'est en agissant, comme Jésus-Christ, d'une manière toute spirituelle, c'est en affranchissant les âmes , c'est en leur prêchant la justice, la sainteté, l'amour; à cette condition se réalisera d'une manière frappante la parole de l'Ecriture : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes choses vous seront données par surcroît. »

Mais si, trouvant ce rôle trop modeste, l'Eglise veut descendre dans l'arène politique, si, écoutant l'appel des partis qui lui demandent, comme les frères de mon texte, de trancher leurs différends, elle oublie l'exemple du Maître et intervient là où Jésus-Christ a refusé d'intervenir, alors elle compromet sa cause et la perd. Ah! que de fois elle l'a ainsi misérablement abaissée! Au moyen âge, ou du temps de Bossuet (plût à Dieu que ce n'eût été qu'alors), elle a pris le parti des rois et des puissants, et nous avons vu ce honteux spectacle des flatteries, des panégyriques déshonorant ce qu'on appelait comme par dérision la chaire de vérité; nous avons vu les prédicateurs et les confesseurs de cour, avec leur double morale et leurs accommodements; nous avons vu toutes ces complaisances iniques que l'Eglise expie si durement par l'invincible défiance et le mépris du peuple. Eh bien! aujourd'hui pas plus qu'alors, l'Evangile ne doit se ranger sous le drapeau d'un parti, quelque libéral que ce parti puisse être.

L'Evangile domine tous les partis; il s'adresse à tous et doit prêcher à tous également la justice et la charité. C'est là son rôle. Il ne lui est pas permis de l'abaisser en se mettant à la remorque d'un système dynastique ou républicain. Ayons, comme citoyens, nos convictions particulières sur les questions que chaque jour soulève; mais gardons-nous énergiquement d'en rendre l'Evangile à aucun degré solidaire. Ah ! les partis, même les meilleurs, nous les connaissons. Ils ont un but: le succès, et quand il s'agit pour eux d'atteindre ce but, n'attendez d'eux ni impartialité, ni justice. Ils ménagent qui les sert; ils accablent qui les arrête. Ils ont pour les grands talents qui leur sont utiles des complaisances infinies; que leur importe que sous ces talents il y ait des moeurs relâchées et des vies coupables! Cela n'ôte rien au génie de l'orateur et de l'écrivain qui donne à leur cause le retentissement et l'éclat. On l'entoure donc, on l'encourage, on l'applaudit, et la souveraineté du but rend souvent les meilleurs et les plus honnêtes indulgents ou indifférents sur l'immoralité des moyens. Et c'est dans ces bas-fonds où la passion se donne libre carrière, c'est dans cette atmosphère chargée de tant de colères et de tant de faussetés que l'on nous demanderait de porter l'Evangile, et il faudrait nous faire les hommes liges d'une école ou d'un parti! Jamais! L'Eglise, qui croit y trouver une force, ressemble à l'homme dont parle le prophète; elle s'appuie sur un roseau qui lui percera la main. Elle pourra y trouver un soutien apparent; en réalité, elle y perd toute influence. Non; l'Eglise, à mes yeux, doit être autre chose. C'est le sanctuaire où tous peuvent se donner rendez-vous; c'est le lieu élevé où l'on se réunit pour respirer l'air pur de la justice, de la charité et du respect mutuel; à sa porte, on laisse là son système pour ne songer qu'à ce qui est vrai, qu'à ce qui est permanent. On s'y retrouve pécheur, coupable, et, devant le pardon de Dieu que l'on cherche, disparaissent tous les souvenirs qui divisent. Voilà du moins ce que devrait être l'Eglise; à ce prix, elle aurait conservé au milieu de nous une incomparable autorité, et, sans se mêler à la politique, elle posséderait du moins cette grande et sainte chose qui s'appelle le respect.

Ce que je dis de la politique, je le dis également avec autant de force de la question sociale. C'est ici surtout, me semble-t-il, que mon texte reçoit une application saisissante. Jésus-Christ est là, et, devant lui, voici deux frères qui lui demandent de décider à qui doit appartenir l'héritage. L'un, c'est le monde des possesseurs, l'autre, c'est le peuple des prolétaires, Le premier dit : « Assure-moi ma possession, fais régner l'ordre et calme les passions insensées. » L'autre dit : « 0 toi qui fus pauvre, prends le parti des pauvres et fais pour eux triompher la justice. » Eh bien! devant ces supplications ardentes, il nie semble entendre la réponse du Maître : « 0 hommes, qui m'a établi pour être votre juge et pour faire vos partages? »

C'est qu'en effet, mes frères, Jésus-Christ ne peut être ni pour les uns ni pour les autres, parce qu'il est pour tous également. Les uns veulent qu'il prenne le parti de ceux qui possèdent. A cette condition, ils soutiendront l'Eglise, parce que l'Eglise est avant tout pour eux, selon une parole cynique et fameuse, la gardienne du coffre-fort. Ils voient dans le christianisme une sauvegarde contre la révolution, et c'est pour cela qu'ils le soutiennent et qu'ils l'affichent sans y croire peut-être. Sceptiques au fond de l'âme, ils s'inclinent devant Jésus-Christ , pourvu que Jésus-Christ prenne leurs intérêts sous sa sainte garde. Jésus-Christ ne le veut pas, et pourquoi? Parce qu'il y a dans leurs droits et dans leur possession des injustices qu'il ne peut pas sanctionner de son autorité divine, lui qui s'appelle le Saint et le Juste. Et nous, ses disciples, nous ne pouvons consentir à placer sous la sauvegarde de l'Evangile, qui est le bien de tous, les intérêts d'un parti ou d'une caste quelconque; nous croyons qu'accepter l'état social actuel sans désirer ardemment qu'il se perfectionne sous la double action de la charité et de la justice, c'est n'avoir pas d'entrailles, c'est renier l'esprit de Jésus-Christ.

Mes frères, si vous êtes chrétiens, il y a à vos yeux un minimum auquel tout homme a droit : c'est la faculté de pouvoir vivre en sauvant son âme. Eh bien! j'affirme, après avoir pesé cette parole devant Dieu qui m'écoute, qu'il y a telles conditions où cela est impossible, à moins d'un miracle. Il y a un degré de misère où l'on perd fatalement tout sentiment de dignité; il y a dans nos manufactures une promiscuité qui tue la pudeur et qui souille l'âme; il y a dans le travail écrasant des enfants condamnés à n'être plus que des rouages un obstacle absolu à leur développement moral, il y a dans la servitude du dimanche la mort de toute foi et de toute religion. Il serait injuste de faire retomber aujourd'hui sur telle classe d'hommes la responsabilité de ces lamentables misères, qui sont en réalité le produit du temps, des circonstances, et des fautes des générations qui nous ont précédés, mais il serait inique et impie de les accepter comme inévitables, et de demander à Jésus-Christ qu'il les sanctionne et qu'il assure à jamais, à de telles conditions, les droits de ceux qui possèdent. Jésus-Christ ne le fera pas. Au contraire, il éveillera dans leur conscience une secrète inquiétude; il leur rappellera qu'ils ne sont que les dépositaires du trésor qui leur est confié, il les alarmera par la pensée de la responsabilité que leur situation leur impose, il troublera leur égoïsme par la vue des effrayantes inégalités qui les séparent des autres hommes.

Sous cette influence, ils se souviendront que leur devoir pressant est de diminuer ces distances, de relever ceux qui sont abaissés, de leur assurer la dignité à laquelle ils ont droit, d'ôter à leur existence le caractère précaire qui tue tout esprit d'ordre et de suite, d'éclairer leur intelligence, de les traiter en êtres moraux, en coopérateurs, et non plus en manoeuvres, de les associer, autant que possible, à l'oeuvre commune, de ne jamais voir avec un esprit jaloux, mais d'accueillir, au contraire, avec une ardente sympathie, les réformes qui font participer le plus grand nombre à ce qui n'était jusque-là que le privilège de quelques-uns. Voilà ce que l'Evangile doit rappeler à ceux qui possèdent. Voilà ce qu'il est de notre devoir de leur faire entendre aujourd'hui, demain, toujours, dût notre voix leur sembler importune, et notre persistance les blesser. Ah! mes frères, il y a quelque chose de plus importun que nos faibles paroles, ce sont ces misères qui nous entourent, et que nous n'avons jamais le droit d'oublier. De quels accents notre voix ne serait-elle pas capable, si notre charité était à la hauteur de la dégradation et de la souffrance dont cette seule ville est le théâtre incessant!

D'autres veulent que Jésus-Christ prenne le parti de ceux qui ne possèdent pas, et qu'il leur assure leur moitié d'héritage. Jésus-Christ ne le fera pas; pourquoi ? Parce que lorsqu'il aurait, par une sentence souveraine, attribué à chacun une part égale, cette décision, valable pour aujourd'hui, ne le serait plus demain, et que l'inégalité recommencerait fatalement. En effet, elle n'existe pas encore, la solution du problème social, et ceux qui prétendent l'avoir trouvée ne sont, la plupart du temps, que des rêveurs ou des charlatans. Or, de toutes les ambitions, je n'en sais pas de plus coupable et de plus méprisable que celle qui prend son point d'appui dans les misères du peuple, et qui les exploite en les surexcitant au profit de sa popularité. Je l'ai déjà dit : il y a pour tout être humain un droit que nous sommes tenus non-seulement de lui assurer en théorie, mais de lui rendre possible en pratique, c'est le droit de vivre en sauvant son âme. Qu'à côté de ce droit, il trouve devant lui toutes les voies ouvertes, cela est légitime; mais si on va plus loin, si on prétend, au nom de Jésus-Christ, assurer à tous l'égalité dans la possession et dans la jouissance, on les trompe, on leur nient. Il y a, mes frères, une égalité légitime, c'est celle du droit commun, c'est l'égalité devant la loi; mais en dehors de ce domaine, est-ce que l'égalité absolue est possible? Est-ce que la nature nous a faits égaux en talents, en santé, en force morale et physique, en facultés de toute espèce ? Est-ce que l'égalité des biens, décrétée aujourd'hui, subsisterait encore demain, et pourrait-on la maintenir autrement que par la plus écrasante des oppressions ' C'est donc en vain que vous viendrez à Jésus-Christ pour lui dire: «Seigneur, dis à mon frère qu'il partage avec moi notre héritage. » A cette question, si juste en apparence, Jésus-Christ ne répondra pas.

Il ne répondra pas, car sa mission est plus élevée. Elle consiste à rapprocher dans le respect mutuel et dans la charité ceux que leurs intérêts divisent. Cette mission sera la nôtre. Je sais qu'elle est ingrate, et que comme notre Maître nous serons méconnus. N'importe! nous ne cesserons pas de combattre les haines que d'autres attisent avec tant d'ardeur, entre les enfants d'un même Père, entre ceux qu'on appelle les privilégiés et ceux qui s'appellent les déshérités. Nous ne cesserons pas de leur dire que la haine est impie, et qu'elle ne résout rien. Nous combattrons l'orgueil égoïste qui insulte d'en haut, et l'envie niveleuse qui insulte d'en bas; au-dessus de ces détestables conflits qui empoisonnent les coeurs, nous appellerons tous les hommes de bonne volonté au rendez-vous de la prière, de l'humiliation commune, du pardon mutuel et de la charité, dans ce sanctuaire de l'égalité spirituelle où, selon la belle parole de l'Ecriture, le riche et le pauvre se rencontrent en se souvenant que c'est l'Eternel qui les a faits.

Maintenant que nous avons compris les motifs du refus de Jésus-Christ, et l'enseignement que ce refus nous donne, écoutons la réponse qu'il fait aux deux frères qui sont venus invoquer son arbitrage : a Gardez-vous avec soin de l'avarice; car quoique les biens abondent à quelqu'un, il n'a pas la vie par ses biens. »

Cette réponse n'était point une parole banale, Jésus-Christ lisait dans l'âme de ceux auxquels il s'adressait : il y voyait la vraie cause de leur conflit. Cette cause était l'avarice; il y a l'avarice de celui qui possède et l'avarice de celui qui envie. Inégales aux yeux des hommes, elles se valent aux yeux de Dieu. Je n'ai pas besoin de dire combien de frères elles ont divisés, combien de familles elles ont cruellement déchirées. Mais il faut aller au fond même de ce sentiment, de peur de nous perdre dans de creuses déclamations.

Rien n'est plus habituel, en effet, que d'entendre du haut de la chaire des apostrophes contre la vanité des richesses; inutile d'ajouter que ces discours ne convertissent personne, car, à tort ou à raison, nul ne croit à la sincérité de ce langage : il fait partie de cette rhétorique de tradition et de convention qui n'a plus le don d'émouvoir. Or, pourquoi ce langage ne porte-t-il plus? Parce qu'il est vague et faux.

Allons à la racine des choses : Est-on coupable, parce qu'on possède? Au nom de l'Evangile, du droit et de l'expérience, je réponds : Non. Je vais plus loin. Est-on coupable, quand on possède, de vouloir posséder davantage? Et pourquoi ? On le dit, et au fond, nul ne le croit. Des marchands, des banquiers entendent là-dessus, le dimanche, des discours qu'ils semblent approuver, et le lendemain, ils retournent à leurs affaires avec plus d'ardeur que jamais. C'est qu'en effet, il est dans la nature des choses que l'homme agrandisse le cercle où il est placé. Savant, il veut savoir davantage. Homme d'affaires, il veut posséder davantage. Cela est, cela doit être; si vous l'interdisez, vous frappez de stérilité toutes les entreprises, vous tuez le travail et le progrès.

Où est le mal? Où commence-t-il ? Je le dirai très-nettement, en m'inspirant de l'Evangile : Il est dans l'égoïsme, qui rapporte à soi-même ce qui devrait être consacré à Dieu. Il y a ici un principe général qu'il faut nous rappeler. Nous avons reçu de Dieu des biens, des facultés qui doivent être pour nous des moyens d'accomplir notre vocation, et non pas des buts; le but de notre vie, comme chrétiens, doit être le service de Dieu et de nos frères; les moyens que Dieu nous donne pour l'atteindre sont les talents, les sciences et la fortune; si de ces moyens nous faisons un but, le mal commence. Je cite des exemples pour élucider ma pensée. Dieu nous a donné l'amour de nous-mêmes, qui doit servir à notre propre conservation; comme moyen, rien de plus légitime. Faites-en un but, il devient l'égoïsme. Dieu nous a donné la science comme moyen d'atteindre la vérité; faites-en un but, vous avez une idole intellectuelle. Dieu nous adonné la liberté pour le servir volontairement; faites-en un but, ne cherchez dans votre affranchissement que votre indépendance personnelle, c'est l'orgueil auquel vous arrivez. Dieu nous a donné les biens de ce monde comme moyen d'action et de bienfaisance; faites-en un but, vous avez l'avarice.

L'avarice consiste donc à chercher sa vie dans ses biens, selon la parole originale de Jésus-Christ.

Sondez cette pensée, vous serez étonnés de sa profondeur et de sa vérité.

Jésus-Christ ne condamne pas ceux qui travaillent et qui possèdent; il condamne ceux qui cherchent leur vie dans les biens *de ce monde, 'soit qu'ils les possèdent, soit qu'ils ne les possèdent pas; car on peut, quoique pauvre, être avare par ses désirs comme d'autres le sont par leur ardeur à thésauriser. Il condamne l'amour de l'argent sous toutes les formes que cette passion peut revêtir. Dans le monde, oh n'appelle avare que le sordide entasseur; la Bible va plus au fond des choses; elle discerne l'avarice dans ses manifestations successives; elle les flétrit toutes également. Qu'est-ce que le jeune homme, qu'est-ce que la femme mondaine aiment surtout dans l'argent ? C'est le faste extérieur, la dissipation bruyante, les plaisirs faciles. Qu'est-ce que l'homme fait lui demande surtout? C'est la puissance, l'influence, c'est un marchepied pour son ambition. Et le vieillard, ah! le vieillard qui sent que l'ambition ne lui est plus permise, et que le plaisir et le faste ne veulent plus de lui, nous offre ce hideux spectacle de l'amour de l'argent pour lui-même, et d'un coeur qui se rétrécit et qui s'ossifie au point que les appels les plus pressants ne réussissent plus à l'émouvoir. Mais sous toutes ces formes, brillantes ou repoussantes, fastueuses ou sordides, c'est toujours, selon l'enseignement de la Bible, la même idolâtrie. L'idole est gracieuse ou abjecte, mais c'est la même idole, et tous ces avares se rencontrent en ce point commun qu'ils cherchent leur vie dans leurs biens.

Or la vie, la vraie vie n'est pas là, quoiqu'il semble. Je le dis à ceux qui possèdent et à ceux qui ne possèdent pas, et qui sait si les premiers ne le comprennent pas mieux que les seconds? La vraie vie n'est pas là. Elle est dans le coeur, avant tout, et non pas dans les biens qu'on possède. Enfermez un ignorant dans la plus riche bibliothèque du monde, placez un malade à la table la plus somptueusement servie, entourez un coeur flétri, desséché, blasé, des plus pures, des plus délicates jouissances de l'affection, vous aurez la preuve saisissante que la vie n'est pas dans les biens qu'on possède. Oh ! que de fois j'ai vu la désolation et le rongement d'esprit dans les maisons où la richesse avait concentré ses splendeurs ; que de fois j'y ai vu les coeurs ulcérés par les infidélités mutuelles, les cheveux blancs descendant avec douleur dans la tombe, à cause de la dureté d'un fils ingrat; que de fois j'y ai rencontré la satiété, le dégoût de la vie, l'incapacité même de jouir ! N'a-t-on pas observé, depuis longtemps, que les suicides sont plus fréquents parmi les riches que parmi les pauvres? Ah! mes frères, il y a plus d'égalité que nous ne le pensons dans les destinées humaines. La richesse ne sauve pas de la maladie; elle ne rend pas à une mère l'enfant qu'elle a perdu. Il y a des détresses du coeur et de l'âme qui ne le cèdent en rien aux plus affreuses misères que le regard peut discerner.

Et qu'est-ce donc si, nous élevant plus haut, nous songeons à la vraie vie, à celle qui doit se continuer jusque dans la vie éternelle ! Qu'est-ce donc si nous nous transportons, par la pensée, au moment solennel où il faudra rendre compte de son existence, et où tout sera pesé à la balance du souverain juge, de celui qu'on ne trompe pas?Alors on verra le mauvais riche et la femme mondaine recevoir cette terrible sentence : « Tu as cherché ta vie dans tes biens, et maintenant voici pour toi le salaire de ton égoïsme et de ta mondanité. » Or, ce moment va sonner pour nous, dans dix ans, dans cinq ans, demain, peut-être, et toutes vos objurgations, toutes vos incrédulités, toutes vos railleries ne le retarderont pas plus que les cris nu les rires insensés des imprudents, que le courant du Niagara emporte avec la rapidité de la flèche, ne les arrêteront au bord de l'abîme qui va les engloutir.

La vie, elle est ailleurs ! Elle est dans le pardon de Dieu, elle est dans la réconciliation avec lui, elle est enfin dans la communion de Jésus-Christ, connu, cru, aimé et sauvant l'âme. A la fin de ce discours, où nous avons traité de questions de justice et d'égalité nécessaires sans doute, mais étrangères à la vie éternelle, il me tardait d'en venir à la seule chose dont nous ne puissions pas nous passer, à la seule dont la possession peut nous assurer la paix et le bonheur dans la connaissance et l'amour de Dieu. Coeurs trompés par le monde, et qui, dans ses plaisirs même avez, en définitive, recueilli et savouré l'amertume qu'il cache au fond de ses joies; coeurs aigris auxquels le monde a refusé ces joies elles-mêmes, riches ou pauvres, heureux de la terre ou déshérités de la terre, possédez-vous la vraie vie? Dieu est-il pour vous un Père, Jésus-Christ un Sauveur, la vie éternelle une bienheureuse réalité, un héritage que nul ne vous pourra ravir? Voilà la vraie source de la vie, voilà la félicité auprès de laquelle toutes les autres ne sont qu'un leurre et qu'une vanité, mais dont la possession peut, nous l'avons vu, faire, au sein de la détresse, de la souffrance et de la mort elle-même, éclater l'espérance, la joie et l'action de grâces. Heureux celui qui, privé de tout ce que le monde envie, a pour son refuge assuré cet amour de Jésus-Christ dont nul ne peut le séparer! Heureux celui qui, pour employer les paroles de Luther, répétées par l'un de nos pasteurs au moment où la mort vint le frapper (1) possède « le royaume de Dieu sur la terre, dans l'abaissement, le dénuement, dans l'oppression peut-être, mais certainement un jour le royaume de Dieu dans le ciel, dans la gloire infiniment excellente et l'éternelle béatitude de Jésus-Christ! »


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(1) Verny, mort en chaire dans l'église de Saint-Thomas à Strasbourg.

 

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