LE PÈLERINAGE
DOULOUREUX
de
L'ÉGLISE A
TRAVERS LES ÂGES
CHAPITRE IX
Les Anabaptistes
(1516-1566)
Le nom d'anabaptiste. - Pas une secte nouvelle.
- Rapide développement. - Législation contre eux. -
Balthazar Hubmeyer. - Cercle de frères à Bâle.
Activité et martyre de Hubmeyer et de sa femme. - Hans Denck.
Balance de la Vérité. - Partis. - M. Sattler. - La
persécution augmente. - Landgrave Philippe de Hesse. -
Protestation d'Odenbach. - Zwingli. - Persécution en Suisse. -
Grebel, Manz, Blaurock. - Kirschner. - Persécution en
Autriche. - Chronique des anabaptistes en Autriche-Hongrie. -
Férocité de Ferdinand. - Huter. - Mändl et ses
compagnons. - Communautés. - Münster. - Le Royaume de la
Nouvelle-Sion. - Fausse Interprétation des
événements à Münster pour calomnier les
frères. - Les disciples du Christ sont traités comme
Lui. - Menno Simon. - Pilgram Marbeek et son livre. - Sectarisme. -
Persécution en Allemagne occidentale. - Hermann,
archevêque de Cologne, son effort de réforme. -
Schwenckfeld.
1. Leur origine
Vers 1524, beaucoup d'églises de
frères en Allemagne, qui remontaient aux premiers temps,
rappelèrent ce qui avait été arrêté
à Lhota, en 1467, c'est-à-dire qu'elles
déclarèrent leur indépendance comme
congrégations de croyants et leur détermination de s'en
tenir aux enseignements de l'Écriture. Comme autrefois
à Lhota, on baptisa alors par immersion ceux des frères
qui n'avaient pas encore été baptisés comme
croyants (66). Un nom nouveau leur fut
donné, celui d'Anabaptiste (rebaptisé), bien que les
frères répudiassent ce nom comme étant une
épithète injurieuse, destinée à donner
l'impression qu'ils avaient fondé une nouvelle secte. Avec le
temps, ce nom fut appliqué à des gens violents, dont
les habitudes et les principes communistes étaient contraires
à l'ordre et à la morale. Les frères n'avaient
pas les moindres rapports avec ces derniers. Mais, en employant le
même nom pour les uns comme pour les autres, les
persécuteurs purent justifier leur conduite et paraître
vouloir supprimer les désordres. Ce qui s'était
passé autrefois se renouvela au seizième siècle.
La littérature des chrétiens fut détruite, et
leur histoire écrite par leurs adversaires. Vu la violence
inouïe du langage employé dans la controverse religieuse
de ce temps, il est nécessaire de rechercher tout ce qui a
survécu des écrits et des rapports concernant ces
congrégations indépendantes.
Dans le protocole du Concile de
l'archevêque de Cologne (67)
sur le «mouvement anabaptiste»,
adressé à Charles Quint, il est dit que les
anabaptistes se considèrent comme de «vrais
chrétiens», qu'ils pratiquent la communauté des
biens, «ce qu'ont toujours tait les anabaptistes depuis plus de
mille ans, comme en témoignent l'histoire et les lois
impériales.» Lors de la dissolution de la diète de
Spire, on constata que «la nouvelle secte des anabaptistes»
avait déjà été condamnée des
centaines d'années auparavant et «défendue par la
loi commune». Il est exact que, pendant plus de douze
siècles, le baptême tel que l'enseigne et le
décrit le N. Testament, avait été regardé
comme une infraction de la loi, punissable de mort.
Le réveil général,
causé par la Renaissance, amena à la lumière
beaucoup d'assemblées de croyants qui avaient vécu
secrètement par suite des persécutions. Un édit
ecclésias. tique, décrété à Lyon
contre l'un des frères, disait: « Plusieurs nouveaux
rejetons sont sortis des cendres de Valdo; il faudra faire un exemple
en imposant un châtiment très
sévère.» D'autres croyants apparurent venant des
vallées suisses. Ils se donnaient le nom de frères et
soeurs, et étaient parfaitement conscients de n'avoir rien
fondé de nouveau, mais de perpétuer le
témoignage de ceux qui, durant des siècles, avaient
été persécutés comme
«hérétiques» et subi le martyre.
En Suisse, les frères
persécutés se réfugiaient surtout dans les
montagnes, tandis qu'en Allemagne, ils trouvaient un puissant secours
dans les corporations d'artisans. La Réformation fit
paraître au grand jour beaucoup de croyants cachés qui
se joignirent aux assemblées existantes et en formèrent
de nouvelles. Leur rapide développement et leur grande
activité alarmèrent les Églises d'État -
catholique romaine - et luthérienne. Un observateur
sympathique, en dehors de leurs cercles, écrit qu'en 1526, il
s'était formé un nouveau parti qui s'était
rapidement étendu, avait rempli tout le pays de sa doctrine et
avait gagné beaucoup d'adeptes. Plusieurs qui s'étaient
joints à eux étaient sincères de coeur et
zélés envers Dieu. Ils semblaient n'enseigner autre
chose que l'amour, la foi et la Croix. Ils étaient humbles et
patients au milieu de beaucoup de souffrances, rompaient le pain
entre eux, en signe d'unité et d'amour, et s'aidaient
fidèlement les uns les autres. Ils ne formaient qu'un corps et
augmentaient si rapidement que le monde craignit une
révolution. Cependant on les trouva toujours innocents de
telles pensées, alors même qu'en bien des endroits ils
furent fort maltraités.
2. Prédicateurs anabaptistes et
réformateurs suisses
Bien que les frères eussent soin de
prendre la Parole de Dieu pour guide et de ne pas se placer sous la
domination de l'homme, ils reconnaissaient, dans leurs
églises, des anciens et des surveillants, hommes ayant les
dons de l'Esprit qui faisaient d'eux des guides qualifiés. Dr
Balthazar Hubmeyer en fut l'un des plus éminents à
cette époque. Après une brillante carrière comme
étudiant à l'université de Fribourg en B. et
comme professeur de théologie à Ingoldstadt, il fut
nommé (1516) prédicateur à la cathédrale
de Ratisbonne, où ses sermons attirèrent des foules
d'auditeurs (68). Au bout de trois ans, il se rendit
à Waldshut. Là, il passa par une transformation
spirituelle, accepta l'enseignement de Luther, puis en vint aussi
à être regardé comme étant
influencé par «l'hérésie
tchèque», c'est-à-dire par l'enseignement des
assemblées de frères de Bohême. Le Il janvier
1524, dans son «Invitation aux Frères», il convoque
ceux que cela intéresse à se réunir chez lui
avec leurs Bibles. Il explique que le but de cette réunion est
d'apprendre à mieux connaître la Parole de Dieu pour
pouvoir continuer à paître les agneaux de Christ. Il
rappelle aux frères que, dès les temps apostoliques,
ceux qui étaient appelés à prêcher la
Parole divine avaient coutume de se rencontrer et de se consulter
ensemble sur la manière de traiter les questions difficiles de
la foi. Hubmeyer suggérait plusieurs points et priait
affectueusement les frères de les examiner à la
lumière des Écritures, promettant de leur offrir, selon
ses moyens, un repas fraternel à l'occasion de cette
rencontre.
Voici comment il exprimait sa pensée et
sa doctrine: «La sainte Église chrétienne
universelle est une communion des saints, et une fraternité de
beaucoup d'hommes pieux et croyants qui, d'un même accord,
honorent un seul Seigneur, un seul Dieu, une seule foi, un seul
baptême.» «C'est - dit-il - l'assemblée de
tous les chrétiens sur la terre, dans n'importe quelle partie
du globe où ils se trouvent» ou encore: «C'est une
association séparée d'un certain nombre d'hommes qui
croient au Christ.» Puis il établissait: «qu'il y a
deux églises, qui, de fait, n'en font qu'une: l'église
générale et la locale; l'église locale est cette
partie de l'église générale renfermant tous les
hommes qui veulent montrer qu'ils sont chrétiens.» Quant
à la communauté des biens, elle consiste dans l'aide
accordée aux frères dans le besoin; car, disait-il, ce
que nous avons n'est pas à nous; cela nous a été
confié par Dieu comme à des intendants. Hubmeyer
pensait que le pouvoir de l'épée avait
été remis aux gouvernements terrestres pour
châtier le péché et qu'il fallait s'y soumettre
dans la crainte de Dieu. Ce fut à Bâle que se tinrent
souvent les réunions où Hubmeyer et ses amis sondaient
diligemment les Écritures et examinaient certaines
questions.
Bâle était un grand centre
d'activité spirituelle. Les imprimeurs ne craignaient pas d'y
imprimer les livres mis à l'index comme
hérétiques, et ce fut dans cette ville que se
publièrent des ouvrages comme ceux de Marsiglio de Padoue et
de John Wicleff qui furent répandus dans le monde entier.
Parmi ceux qui étudiaient les Écritures avec Hubmeyer,
il y avait des frères spécialement doués. On
rapporte de l'un d'eux - Guillaume Reublin - qu'il expliquait
l'Écriture d'une manière excellente, surpassant tout ce
qu'on avait entendu jusqu'alors, et attirait beaucoup de gens. Il
avait été. prêtre à Bâle où,
à l'occasion de la Fête-Dieu, il avait porté,
à la procession, une Bible au lieu d'un ostensoir. Il fut
baptisé et, plus tard, vécut près de Zurich,
d'où il fut banni. Il continua à prêcher en
Allemagne et en Moravie. Des frères de l'étranger
visitaient souvent les frères bâlois et les relations
avec les églises du dehors étaient ainsi maintenues.
L'un de ces visiteurs fut Richard Crocus, d'Angleterre.
C'était un homme érudit qui exerça une forte
influence sur les étudiants. Plusieurs vinrent aussi de France
et de Hollande.
En 1527, les frères convoquèrent
en Moravie une autre Conférence à laquelle participa
Hubmeyer. Elle se tint sous la protection du comte Leonhard et de
Hans von Lichtenstein. Le premier fut baptisé, à cette
occasion, par Hubmeyer qui avait lui-même été
baptisé, deux ans auparavant, par Reublin. Cent-dix autres
croyants passèrent alors par les eaux du baptême et, un
peu plus tard, trois cents furent baptisés par Hubmeyer, entre
autres sa femme, fille d'un citoyen de Waldshut. La même
année, Hubmeyer et son épouse durent fuir devant une
armée autrichienne, en perdant tous leurs biens. Ils
atteignirent Zurich, mais furent bientôt découverts par
le parti de Zwingli et jetés en prison.
A cette époque, la ville et le canton de
Zurich étaient complètement sous l'influence d'Ulrich
Zwingli, qui avait commencé l'oeuvre de la Réformation
en Suisse, même avant celle de Luther en Allemagne. La doctrine
des réformateurs suisses, quelque peu différente de
celle de Luther, s'était répandue en plusieurs cantons
et avait fortement pris pied dans les états de l'Allemagne du
Sud.
Le Conseil de Zurich organisa une dispute entre
Zwingli et Hubmeyer. Ce dernier, affaibli par son emprisonnement, ne
put résister à son robuste adversaire. Craignant
d'être livré entre les mains de l'Empereur, il alla
jusqu'à rétracter une partie de son enseignement, mais
se repentit aussitôt amèrement d'avoir eu peur des
hommes et supplia Dieu de lui pardonner et de le restaurer dans sa
communion. De là, il se rendit à Constance, puis
à Augsbourg où il baptisa Hans Denck. A Nikolsbourg, en
Moravie, Hubmeyer écrivit beaucoup. Il fit imprimer environ
seize livres. Pendant son court séjour dans cette
contrée, près de six mille personnes furent
baptisées et les églises s'accrurent de quinze mille
membres. Les frères ne s'accordaient souvent pas en tous
points. Hubmeyer fit opposition à un prédicateur
enthousiaste, Hans Hut, venu à Nikolsbourg, qui enseignait
qu'il n'était pas scripturaire pour un croyant de prendre les
armes, ni au service de sa patrie, ni pour sa propre défense,
et pas davantage de payer tes taxes militaires. En 1527, le roi
Ferdinand força les autorités à lui livrer
Hubmeyer, l'emmena à Vienne et insista pour qu'il fût
torturé et mis à mort. La femme du martyr l'encouragea
à demeurer ferme et, quelques mois après son
arrivée à Vienne, il monta sur le bûcher
élevé sur la place du marché. On l'entendit
prier à haute voix: «Oh Dieu miséricordieux!
rends-moi patient dans mon martyre! je te rends grâces, ô
mon Père, de ce que tu me fais sortir aujourd'hui de cette
vallée de larmes. 0 Agneau, Agneau, toi qui ôtes le
péché du monde ! 0 mon Dieu, entre tes mains je remets
mon esprit!» Du sein des flammes, il s'écria encore:
«Jésus, Jésus!» Trois jours après sa
femme héroïque était noyée dans le Danube.
On la jeta du haut d'un pont avec une pierre attachée au
cou.
Hans Denck (69),
homme influent parmi les frères, aida
à diriger les églises à travers les temps
troublés de la Réformation. Originaire de la
Bavière, il avait étudié à Bâle
où il prit un titre universitaire. Il y vint en contact avec
Erasme et le cercle distingué des savants et imprimeurs qui
habitaient cette cité. Ayant été nommé
directeur d'une des écoles les plus importantes de Nuremberg,
il s'y rendit (1523). Le mouvement luthérien y avait
pénétré depuis un an, sous la conduite du jeune
et capable Osiander. Denck, qui n'avait alors que vingt-cinq ans,
s'attendait à ce que la nouvelle religion eût
porté des fruits de moralité, de droiture et de
piété sincère dans la vie des gens. Il fut
désappointé en découvrant que tel n'était
pas le cas et en rechercha la cause. Il fut bientôt
amené à la conclusion que l'enseignement de Luther
était défectueux, en ce qu'il insistait avant tout sur
la justification par la foi, sans les oeuvres, et sur l'abolition de
beaucoup d'abus prédominants dans l'Église catholique.
Mais il négligeait cette partie essentielle de toute foi
réelle, l'obéissance à Dieu, l'abandon de la vie
propre et la marche sur les traces de Christ. Ayant graduellement
acquis cette conviction, Osiander s'attacha à démontrer
(1551) que l'enseignement de Wittenberg avait produit «des
hommes sûrs de leur salut, mais insouciants», ce que
prouvaient les faits. «La plupart des gens - disait-il -
n'aiment pas une religion qui leur impose des obligations morales et
entrave leurs désirs naturels. Ils aiment à être
regardés comme chrétiens. Ils écoutent
volontiers les hypocrites qui leur prêchent que nous ne sommes
justes que parce que Dieu nous considère comme tels,
même si nous vivons mal et si notre justice est tout
extérieure et non en nous. D'après cette doctrine, ils
peuvent se flatter d'être un peuple saint. Malheur à
ceux qui prêchent que celui qui vit dans le péché
ne peut être regardé comme pieux! Beaucoup sont furieux
en entendant de telles paroles; nous en faisons l'expérience.
Ils aimeraient que ces prédicateurs fussent chassés, ou
mis à mort. Quand cela ne peut être, ils encouragent
leurs conducteurs hypocrites par des louanges et des encensements,
des présents et des protections, afin qu'ils continuent
à ne point donner de place à la vérité,
si claire qu'elle soit. Ainsi ces faux saints et ces
prédicateurs hypocrites ne font qu'un: tel pasteur, tels
auditeurs.»
Denck avait signalé ces errements
longtemps avant Osiander, qui qualifiait d'«horrible
erreur» l'enseignement de Denck. Osiander avait même
dénoncé ce dernier aux magistrats de la ville qui
sommèrent Denck de comparaître devant eux et devant ses
adversaires luthériens. Dans la dispute qui s'ensuivit,
«Denck se montra si capable - déclara un de ses
antagonistes - que l'on vit qu'il était inutile de lutter
contre lui par la parole.» Il fut donc décidé de
lui demander une confession écrite de ses convictions,
concernant sept points importants que l'on indiquait; Osiander
s'engagea à lui répondre par écrit. Mais,
lorsqu'ils prirent connaissance des réponses de Denck, les
prédicateurs de Nuremberg déclarèrent qu'il ne
serait pas sage de laisser Osiander accomplir sa promesse.
Eux-mêmes se sentant incapables de convaincre Denck, ils
préférèrent donner leur réplique
directement au Conseil de la cité. Il en résulta que
Denck fut sommé de quitter Nuremberg le même soir pour
se rendre à dix heures de la ville (1525). On le menaça
d'emprisonnement s'il ne s'y engageait par serment. La raison
donnée fut qu'il avait introduit des erreurs
antichrétiennes et osé les défendre. En outre,
il ne voulait recevoir aucune instruction et ses réponses
fourbes et rusées démontraient qu'il était vain
d'essayer de le convaincre. Le lendemain matin, Denck avait dit adieu
à sa famille et perdu sa situation. Il prit le chemin de
l'exil et ne le quitta plus, sa vie durant.
Dans sa «confession», Denck
reconnaissait la misère de son état naturel, mais
disait qu'il était conscient de quelque chose en lui qui
était contraire au péché et éveillait un
besoin de vie sainte. On lui disait que cette
bénédiction s'obtenait par la foi, mais il pensait,
lui, que la foi n'était pas simplement l'acceptation de ce
qu'il avait lu ou entendu. Il éprouvait une résistance
naturelle à lire les Écritures, qui était
toutefois «vaincue par la voix intime de la conscience le
contraignant de faire cette lecture». Le Christ, que lui
révélait l'Écriture, correspondait à tout
ce que son propre coeur lui avait déjà
révélé. Il ajoutait qu'il ne pouvait comprendre
la Bible en la lisant superficiellement. Seul le St-Esprit pouvait
l'appliquer à son coeur et à sa conscience.
Le document des ministres luthériens qui
amena la condamnation de Denck constatait qu'il «avait de bonnes
intentions», que «ses convictions étaient
exprimées avec tant ,d'intelligence chrétienne qu'il
était possible d'accepter sa manière de penser.»
Toutefois, par égard pour l'unité de l'Église
luthérienne, on se voyait obligé de sévir contre
lui. Néanmoins, partout où il se rendit, Denck
s'aperçut que la calomnie l'avait précédé
et qu'on lui attribuait toute espèce de doctrines
pernicieuses, faisant de lui un homme dangereux qu'il fallait
éviter. Il ne se permit jamais d'user de représailles
envers ses adversaires. Selon la coutume de l'époque, il eut
à subir de violentes accusations, mais ses écrits ne
furent jamais empreints d'un tel esprit. Ayant été une
fois spécialement provoqué, il écrivît:
«Quelques-uns m'ont méconnu et accusé de telle
manière que même un coeur doux et humble a grand'peine
à l'accepter.» Et encore: «J'ai le coeur
navré d'être en désaccord avec plus d'une
personne que je regarde comme étant mon frère,
puisqu'il adore le Dieu que j'adore et honore le Père que
j'honore. Autant que cela dépend de moi, je ne veux pas faire
de mon frère un adversaire, ou de mon Père un juge;
mais me réconcilier en chemin avec tous mes
adversaires.»
Denck passa quelque temps sous le toit
hospitalier de l'un des frères de St-Gall, après quoi
il dut partir lorsque son hôte eut affaire aux
autorités. Grâce à l'influence de ses amis, il
trouva une place à Augsbourg. Il y avait alors dans cette
ville des luttes entre luthériens et zwingliens, ainsi
qu'entre protestants des deux camps et catholiques. En outre, le
niveau moral du peuple était très bas. Prenant ces
pauvres âmes en pitié, Denck commença à
réunir ceux qui consentaient à se rassembler comme
croyants et associaient à leur foi dans l'oeuvre
rédemptrice de Christ une sainte conduite dans la vie
journalière. Il ne s'était pas encore joint aux
croyants appelés baptistes ou anabaptistes. Il fit à
Augsbourg ce qu'ils avaient fait ailleurs et ce qu'il avait vu de
très près à St-Gall. Une visite du Dr Hubmeyer
le décida à partager le sort des frères et
à être baptisé par immersion. Avant
l'arrivée de Denck, il y avait déjà à
Augsbourg beaucoup de croyants baptisés et l'église
s'accrut rapidement. La plupart d'entre eux étaient pauvres;
cependant il y en avait pourtant quelques-uns de riches et bien
placés. Les écrits et le zèle d'Eitelhans
Langenmantel attirèrent beaucoup de gens. Il était l'un
des fils d'un éminent citoyen d'Augsbourg qui avait
été bourgmestre quatorze fois et avait servi
l'État en occupant de hautes positions. En 1527,
l'église comptait environ onze cents membres, et leur action
dans la contrée environnante aida à fonder et à
fortifier les assemblées de tous les principaux
centres.
Un écrivain, informé à
bonne source, écrit ceci (70)
«Beaucoup, cela se comprend, ayant au coeur
une vraie soif et fatigués des récriminations et des
accusations mutuelles d'hérésie entre
ecclésiastiques, cherchèrent à être
édifiés, dans la paix et en dehors de tout esprit
sectaire... Parmi les anabaptistes, les âmes les plus pures
avaient un idéal magnifique. Regardant en arrière ils
soupiraient après un renouveau de cette glorieuse
époque où les apôtres voyageaient de ville en
ville en fondant les premières églises
chrétiennes, et où tous, membres d'un même corps,
se réunissaient dans un esprit d'amour.»
Les croyants écrivirent alors beaucoup
de cantiques y exprimant leur adoration et leur expérience
chrétienne.
La persécution dirigée
particulièrement contre Denck, sévissant à
nouveau, il dut quitter Augsbourg et se réfugier à
Strasbourg, où se trouvait une nombreuse assemblée de
croyants baptisés. Les conducteurs du parti protestant
étaient deux hommes de valeur, qui ne s'étaient
rattachés définitivement ni à Wittenberg, ni
à Zurich, tout en maintenant des relations très intimes
avec Zwingli et les réformateurs suisses. Leurs noms
étaient Capiton et Bucer. Le premier pensait qu'il serait
possible de demeurer en rapport avec les deux partis et de les amener
ainsi à des relations plus cordiales. Il hésitait aussi
sur la question du baptême et maintenait un contact amical avec
plusieurs frères. Mais, parmi ces derniers se trouvaient des
hommes aux vues extrêmes, dont ils ne pouvaient se
débarrasser. Cela nuisait à leur influence et
éloignait d'eux ceux qui auraient aimé un
rapprochement. Puis Zwingli introduisit la peine de mort pour
quiconque différerait de lui en matière de doctrine, ce
qui éloigna Capiton de lui. Quand Denck arriva, les conditions
étaient telles et les frères étaient si nombreux
et si influents qu'il semblait qu'ils allaient devenir le facteur
dominant de la vie religieuse de la cité. Denck se lia
bientôt intimément avec Capiton. Par sa
piété, ses talents et ses charmes personnels, il attira
à lui, comme à un conducteur digne de confiance, non
seulement ces frères que l'on appelait baptistes, mais encore
beaucoup d'autres qui, troublés par des conditions si
confuses, hésitaient sur la voie à suivre. Bucer fut
alarmé par ces circonstances et pensant qu'il n'y avait point
d'avenir pour un parti privé de l'appui des autorités
civiles - en collaboration avec Zwingli - il excita si bien les
craintes du Conseil de la cité que, quelques semaines
après son arrivée, Denck reçut un arrêt
d'expulsion. Grâce à ses nombreux amis, prêts
à intervenir en sa faveur, Denck aurait probablement pu rester
à Strasbourg. Mais il avait pour principe la pleine soumission
aux autorités. Il quitta donc la ville en 1526.
Exposé à bien des dangers, il
erra de lieu en lieu. A Worms, où il y avait une nombreuse
congrégation, il resta quelque temps et fit imprimer une
traduction des Prophètes, faite par lui et Ludwig Hetzer
(1527). En trois ans, ce travail fut tiré à treize
éditions. La première s'imprima d'abord cinq fois,
puis, l'année suivante, six fois. L'édition d'Augsbourg
se réimprima cinq fois en neuf mois. Peu après, Denck
joua un rôle important à une conférence de
frères venus de plusieurs contrées et tenue à
Augsbourg. Il s'opposa à l'opinion de quelques-uns qui
auraient aimé employer la force contre les persécutions
grandissantes. Cette rencontre fut appelée la
«Conférence des martyrs», parce que beaucoup des
participants furent mis à mort plus tard. Denck se rendit
à Bâle, la santé ruinée par les fatigues
et privations de tous genres. Il y reprit contact avec son ami des
premiers jours, le réformateur Hausschein, appelé
Oecolampade. Il était près de sa fin. Le
réformateur lui procura une retraite sûre et tranquille,
où il mourut paisiblement. Il avait écrit peu avant sa
mort: «Il m'est bien dur d'être privé d'un foyer,
mais ce qui m'étreint encore davantage c'est de savoir que mon
zèle a produit si peu de résultats et de fruit. Dieu
sait que j'aurais aimé voir par-dessus tout beaucoup de gens
glorifier le Père de notre Seigneur Jésus. Christ, de
coeur et d'âme, qu'ils soient circoncis, baptisés ou
non. Car je diffère absolument de ceux qui voient dans le
Royaume de Dieu surtout les cérémonies et les rudiments
du monde, quels qu'ils puissent être.» En ces temps,
où la tolérance était si peu pratiquée,
il dit: «En matière de foi, tout doit être libre,
volontaire et le produit d'une conviction.»
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