Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE PREMIER

L'ÉGLISE RÉFORMÉE DE NEUCHÂTEL JUSQU'EN 1848

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(Voir Ed. Berthoud, Des rapports de droit entre l'État et L’Église dans le canton de Neuchâtel de la Réformation à nos jours, Neuchâtel, 1895. Nous mentionnons ici cette importante dissertation que nous devrions citer à chaque chapitre de notre travail. C'est le seul ouvrage qui expose d'une manière complète l'histoire des rapports de l'Église et de l'État à Neuchâtel. L'auteur apprécie avec sagacité nos lois ecclésiastiques au point de vue juridique et il conclut à la séparation de l'Église et de l'État comme au seul régime normal dans notre société moderne.)


L'Église de Neuchâtel, tout en ayant de nombreux traits de ressemblance avec les autres Églises réformées de la Suisse, a toujours eu cependant sa physionomie spéciale; elle le doit aux circonstances particulières qui ont présidé à sa naissance.

Le comté de Neuchâtel est le seul pays de l'Europe qui ait adopté la réformation malgré ses princes et sans qu'il en soit résulté de révolution politique; partout ailleurs, les sujets ont dû adopter la religion de leur maître, que ce maître fût un prince séculier ou ecclésiastique, ou le conseil d'une république.

Sans doute, la comtesse de Neuchâtel, Jeanne de Hochberg, Guillemette de Vergy et son petit-fils, René de Challant, à Valangin, auraient été tout prêts à user de leurs droits seigneuriaux, en expulsant de leurs terres Guillaume Farel et sa secte hérétique; mais ils n'avaient pas leur pleine liberté d'action; les circonstances politiques ne leur étaient pas favorables; les communes, spécialement la puissante bourgeoisie de Neuchâtel, avaient déjà conquis de nombreuses franchises: et surtout, la république de Berne, gagnée à la cause de la réformation depuis la dispute de 1526, favorisait ce mouvement, qui lui assurait dans la Suisse occidentale une hégémonie analogue à celle que Zurich exerça, jusqu'à la bataille de Cappel, dans la partie orientale du pays. Grâce à cette protection, Farel avait pu pénétrer à Neuchâtel à plus d'une reprise et y faire entendre ses ardentes prédications. Une forte fraction des bourgeois, lassée du régime de l'Église catholique hostile aux chanoines, et se sachant soutenue par Berne, organisa un plus, une votation populaire, le 4 novembre 1530. La réformation fut adoptée à dix-huit voix de majorité: les autres communes suivirent cet exemple pendant les années suivantes; le Landeron et Cressier, soutenus par la ville de Soleure, leur alliée, furent seuls à repousser toute innovation.

Comme les princes étaient demeurés catholiques, ils se désintéressèrent absolument de cette Église hérétique avec laquelle ils ne voulaient rien avoir de commun, et, tandis que dans les républiques suisses le conseil suprême se substituait tout naturellement à l'évêque et prenait en mains la direction des affaires ecclésiastiques, à Neuchâtel, l'Église dut pourvoir elle-même à sa propre organisation, et elle se trouva dès l'abord et par la force des choses en possession d'une indépendance relative vis-à-vis du gouvernement que l'on ne connaissait point ailleurs.

Dans ces conditions, il semble que l'Église aurait pu et dû se constituer en réunissant ses adhérents, en invitant tous ceux qui réclamaient la prédication du pur évangile à se grouper autour d'elle: elle aurait formé, en s'y prenant ainsi, une véritable Église, une association d'hommes ayant une foi commune. C'était bien l'idéal que Luther rêvait de réaliser au début de sa grande œuvre: mais les complications politiques le contraignirent à modifier ses plans, et, parmi les réformateurs eux-mêmes, nous n'en voyons aucun qui, en matière de constitution ecclésiastique, ait développé avec conséquence le principe de la foi individuelle qui est à la base de la réformation: ils demeurèrent tous sous l'influence de la tradition despotique du catholicisme: ils ne songèrent qu'à substituer, partout où ils le purent, le culte évangélique à la messe et à faire de la nouvelle confession la religion nationale à l'exclusion de toute autre. À Neuchâtel, où la situation aurait permis de suivre une pratique plus libérale, le parti catholique, demeuré en minorité de quelques voix seulement, fut contraint cependant, sous peine d'exil, d'adopter la foi nouvelle; comme aussi, dans les deux communes demeurées attachées à l'ancien régime, tout changement de religion fut défendu et la prédication de l'Évangile interdite. La liberté de conscience ne fut donc reconnue nulle part: l'Église protestante se montra aussi intolérante que l’Église romaine pour exercer des droits civils, pour être citoyen de l'État, il fallait être membre de l'Église nationale le prince lui-même n'avait pas le droit d'exercer publiquement son culte dans ses états: s'il voulait entendre la messe, il devait la faire célébrer dans la chapelle particulière de son château ou se transporter au Landeron.

Il n'y a plus guère que la Russie, dans l'Europe moderne, où ce régime d'une religion nationale soit encore appliqué avec conséquence: il était pratiqué partout au XVIe siècle et l'édit de Nantes de 1598 a été le premier acte d'un pouvoir politique qui ait concédé formellement à une minorité le droit de pratiquer publiquement son culte. Le pieux Bucer, de Strasbourg, traitait d'erreur anabaptiste l'opinion de ceux qui admettaient que deux cultes divers pouvaient être pratiqués simultanément dans une même localité.

La foi religieuse se trouvait ainsi fatalement déterminée par les hasards de la naissance: c'était la géographie qui réglait les convictions: pour être un bon citoyen neuchâtelois on devait aller au prêche, si l'on habitait Cornaux, ou à la messe, si l'on était né à Cressier. Toute déviation en matière de doctrine était envisagée comme une rébellion contre la loi de l'État. L'État lui-même devait exécuter la loi divine telle qu'elle est formulée dans l'Écriture sainte et exiger de tous les citoyens qu'ils pratiquent leurs devoirs religieux, qu'ils reçoivent les sacrements et qu'ils se soumettent à la discipline.

C'est là l'origine de ces fameuses ordonnances, où les infractions aux prescriptions religieuses étaient punies à l'égal des violations de la loi civile. L'erreur du système était plus choquante encore à Neuchâtel, où les officiers d'un prince catholique, parfois catholiques eux-mêmes, devaient exécuter des arrêts pris contre la foi catholique.

L'Église protestante étant devenue Église nationale et se trouvant par suite des circonstances appelée à se gouverner elle-même, il arriva tout naturellement et sans qu'il y ait eu de délibération à ce sujet, que ce gouvernement fut remis entre les mains des pasteurs.

Farel avait amené avec lui quelques compagnons d'œuvre qui l'assistèrent dans son travail; plusieurs anciens curés embrassèrent les idées nouvelles et demeurèrent à leur poste; ceux qui les quittèrent furent remplacés par des étrangers, que Farel faisait venir de France. Il n'y avait pas à ce moment de peuple de l'Église auquel on put faire appel, en l'associant au gouvernement: on devait avant tout trouver des éducateurs religieux pour enseigner l'Évangile à des ignorants, et c'était une tache très difficile à ce moment que de se procurer des hommes capables et dévoués pour entreprendre une telle œuvre. Un demi-siècle plus tard, quand l'Église réformée de France se donna une organisation, les temps des premiers débuts étaient passés, et l'on avait sous la main des hommes éprouvés pour constituer des synodes.

À Neuchâtel, en 1530, ces hommes faisaient défaut; les pasteurs prirent l'habitude de se réunir chaque mercredi pour délibérer sur les besoins de l'Église; ce fut l'origine de la Compagnie des pasteurs ou Vénérable Classe; elle fut amenée par la force des choses à prendre en mains la direction des affaires ecclésiastiques et, une fois investie du pouvoir, elle le garda, lors même que, plus tard, les circonstances, en se modifiant, auraient permis d'y associer des laïques. Les pasteurs du comté de Valangin imitèrent cet exemple, et, lorsque ce comté fit retour à la directe en 1592, les deux Classes se réunirent en un même corps qui dirigea l'Église jusqu'en 1848.

Pendant plus de trois siècles, en effet, et malgré de nombreux changements politiques, l'Église de Neuchâtel conserva la même organisation. Après avoir été soumis aux princes catholiques de la maison d'Orléans-Longueville, le pays passa en 1707 sous le sceptre des rois de Prusse, qui professaient la religion réformée; en 1806, Napoléon donna Neuchâtel au prince Berthier qui était catholique: et enfin, en 1814, la principauté fit retour à la Prusse: mais aucun de ces souverains ne toucha à la constitution de l'Église; la Classe fut confirmée dans ses droits et privilèges aussi bien par les articles généraux de 1707 que par la charte de 1814, et, au 1er mars 1848, elle avait la même autorité et elle suivait les mêmes règles qu'au XVIe siècle.

Depuis la révolution, les idées se sont si complètement modifiées, qu'il faut un effort pour se rendre compte de ce qu'était l'ancienne Église neuchâteloise; on croit faire une reconstruction archéologique, lorsqu'on décrit ces institutions qui étaient encore en pleine vigueur il y a cinquante ans et que nos vieillards ont connues. Comme elles sont le point de départ de l'évolution dans laquelle nous sommes engagés maintenant et qu'elles ont contribué à former certains traits persistants de notre caractère, il ne sera pas superflu d'en donner une brève description.

En 1848, la Classe était composée des quarante-trois pasteurs qui desservaient les trente-cinq paroisses du canton, des quatre diacres et du pasteur auxiliaire du Val-de-Ruz; elle comptait de plus quelques membres honoraires. Elle était présidée par un doyen élu chaque année et qui n'était rééligible qu'une fois; (On fit une première exception à cette règle en 1739 en faveur de J.-F. Ostervald.) le principe de l'égalité complète entre tous les membres du clergé était si scrupuleusement observé que le doyen ne devait se distinguer de ses frères ni par son costume ni par le siège qu'il occupait.

La Classe se réunissait tous les premiers mercredis du mois dans les salles du conclave, aménagées dans le cloître de la Collégiale: quatre de ces séances étaient obligatoires. Ces réunions fréquentes maintenaient entre les pasteurs des liens d'affection et de solidarité qui n'existaient pas au même degré dans les autres clergés; les pasteurs prêchaient, chacun à leur tour, devant la Compagnie, et ils entendaient les critiques de leurs collègues: une fois par an, à la générale de mai, ils étaient soumis à une sorte de mercuriale nommée grabeau; la conduite privée et publique de chaque pasteur était discutée devant l’assemblée: le doyen lui communiquait les informations reçues à son sujet et le laissait libre d'en apprécier la justesse; il y joignait, s'il y avait lieu, des encouragements et des avertissements. Si des plaintes graves avaient été reconnues fondées, le pasteur incriminé était mis en jugement; s'il se justifiait, il était renvoyé absous: sinon, la Classe prononçait contre lui la censure, la suspension ou même la destitution et la radiation du rôle des ministres.

La Classe avait en effet une autorité absolue sur ses membres. C'était elle déjà qui dirigeait seule les études théologiques: elle nommait les professeurs qu'elle choisissait toujours dans son sein. Jalouse de son indépendance, elle repoussa en 1838 les ouvertures du gouvernement qui désirait instituer, dans l'académie nouvellement fondée, une ou deux chaires desservies par des ecclésiastiques et où seraient traitées des matières en rapport avec la théologie: la Classe ne voulut pas créer un précédent qui pût compromettre un jour le monopole dont elle jouissait dans ce domaine. (F. Godet. Trois dates de l'histoire neuchâteloise, 1838, 1848 et 1873. Neuchâtel, 1876.) Les proposants suivaient leurs cours pendant deux ans; puis ils se rendaient pour deux autres années dans quelque grande université de Suisse ou d'Allemagne. À leur retour, ils avaient à passer de sérieux examens sur toutes les branches de la théologie devant la Compagnie. Enfin, tous les pasteurs, convoqués par devoir, étaient invités à adresser aux candidats toutes les questions qu'ils jugeraient à propos, sur leur foi et leurs sentiments religieux.

Ces épreuves terminées, le doyen, après avoir invoqué le très saint nom de Dieu, posait à chaque pasteur la double question: «Le candidat est-il digne, est-il capable d'exercer le saint ministère?»

Lorsque la réponse était affirmative, le doyen communiquait au candidat la formule du serment qu'il aurait à prêter et lui donnait un mois de réflexion, afin qu'il n'y eût ni entraînement ni surprise, s'il acceptait de s'y soumettre.

(Le serment était en effet d'une extrême gravité; il comprenait les articles suivants:

- Avancer l'honneur et la gloire de Dieu avant toutes choses.

- Exposer sa vie, corps et biens, s'il est requis, pour maintenir la Parole.

- Éviter toute secte et sédition.

- Être unis par ensemble en la doctrine de piété.

- Renoncer à tout profit particulier empêchant le saint ministère.

- Se garder de tout ce qui pourrait troubler l'ordre dans la Compagnie.

- Se soumettre au doyen et aux ordres de la Classe.

- Aller prêcher où elle le prescrit et accepter les élections.

- Ne rien entreprendre de nouveau sans son consentement.

- Et garder le secret sur tout ce qui, dans ses délibérations, doit rester secret.)

Les Églises étaient invitées à prier pour lui le dimanche qui précédait sa consécration. Ce jour venu, tous les pasteurs s'étant réunis au conclave, le doyen lisait les articles du serment, puis il prononçait la formule d'engagement que le candidat devait répéter: «Je jure et je promets à Dieu et à son Église de m'acquitter fidèlement des articles du serment qui viennent de m'être lus. Aussi vrai que je souhaite que Dieu me soit en aide à la fin de mes jours.» Alors, le candidat s'étant agenouillé, le doyen procédait à son ordination par l'imposition des mains.

Dès ce jour, le nouveau ministre était admis dans le clergé: il avait droit à un poste, quand viendrait son tour de rôle, et, une fois titulaire d'une cure, il prenait rang dans la Classe, il était soumis à sa discipline, il avait sa part de pouvoir et de responsabilité, mais aussi il avait sa carrière assurée.

C'était la Classe en effet qui pourvoyait aux postes vacants; les paroisses n'étaient point consultées, elles n'étaient pas même admises à faire connaître leurs vœux. Dans une séance spéciale, les pasteurs étaient invités à faire des présentations entre lesquelles la Classe faisait son choix; si ce choix portait sur un pasteur en charge, il était remplacé immédiatement, et la séance n'était levée que lorsque tous les postes étaient pourvus.

Une délégation de la Classe demandait alors audience au gouverneur ou, en son absence, au président du conseil d'État, pour lui présenter les nouveaux élus et le prier de les agréer au nom du prince et de les mettre, le dimanche suivant, en possession du temporel.

Ce jour-là, le président de commune, prévenu par le doyen, convoquait les membres du consistoire et les notables; le nouvel élu officiait au temple; le doyen le présentait ensuite à la paroisse, en annonçant qu'il avait été élu par la Classe et agréé par le prince et il invitait la paroisse à délibérer sur son acceptation; il déclarait qu'il était prêt à sortir avec le nouveau pasteur pour laisser toute liberté à la discussion. Presque toujours, les délégués de la commune s'avançaient pour déclarer qu'ils avaient déjà délibéré, qu'ils acceptaient avec reconnaissance l'élu de la Classe et qu'ils lui recommandaient spécialement les écoles et les pauvres.

Sur quoi, le nouveau pasteur prêtait serment au délégué de la Classe qui procédait à son installation.

Puis le maire ou le châtelain faisait lire par le greffier de la juridiction l'arrêt du gouvernement qui le chargeait de mettre le pasteur installé en possession du temporel.

Cette cérémonie méritait d'être décrite avec quelques détails, parce qu'elle fait comprendre quelles étaient alors les relations de l'Église et de l'État. Le pasteur était élu par la Classe et installé par elle, et c'était elle qui recevait son serment. Cette élection devait être soumise à l'agrément du gouvernement, qui la sanctionnait en mettant le pasteur en possession du temporel; la paroisse avait le droit de veto, droit assez illusoire et dont elle fit très rarement usage. La ville de Neuchâtel avait seule réclamé le privilège d'une triple présentation, et c'était le conseil de ville qui faisait son choix; le gouvernement exigea souvent que la Classe présentât au moins deux candidats aux paroisses, mais toujours elle sut éluder cette obligation.

Dans sa paroisse, le pasteur exerçait son ministère sous le contrôle vigilant de la Classe; pour l'administration de la discipline, le consistoire admonitif lui prêtait son concours: il était composé d'un certain nombre d'anciens nommés à vie, et il se recrutait par cooptation: l'officier de la juridiction ou son lieutenant avait le droit d'assister aux séances. Le consistoire surveillait la conduite des membres de l'Église: chaque ancien était compétent pour adresser aux pécheurs des répréhensions individuelles: s'il n'était pas écouté, il portait le cas devant le consistoire qui faisait comparaître le délinquant, le censurait ou lui interdisait de prendre part à la sainte Cène, jusqu'à ce qu'il eût fait amende honorable.

Le consistoire pouvait même lui infliger une amende ou le condamner à trois jours de prison, sauf recours au président du conseil d'État. A Valangin, au Val-de-Travers. à Gorgier et à Vaumarcus, les consistoires admonitifs n'avaient pas cette compétence pénale et ils renvoyaient les causes graves aux consistoires seigneuriaux, dont la composition et les attributions notaient pas partout les mêmes.

Cette juridiction, mi-partie civile et ecclésiastique, était un pur anachronisme au milieu du XIXe siècle; elle n'avait plus sa raison d'être à côté des tribunaux ordinaires: c'était une copie altérée de la vraie discipline ecclésiastique, qui en fut discréditée dans le pays, et, lorsque les consistoires furent supprimés, personne ne songea à en prendre la défense ni à en demander le maintien.

Ce tableau des institutions de l'ancienne Église neuchâteloise ne serait pas complet, s'il n'indiquait encore quelles étaient ses ressources financières.

En 1848, les biens d'Église étaient administrés par la chambre économique; ces biens provenaient des anciennes cures catholiques, dont les revenus avaient passé aux pasteurs protestants, des allocations des souverains, spécialement d'une somme de 100,000 fr. octroyée par le premier roi de Prusse, et des legs des fidèles. La chambre économique fut créée en 1709, modifiée en 1730 et en 18:55; n'ayant d'abord qu'à gérer l'allocation royale, elle vit ses attributions s'accroître, et à cette dernière date, elle fut chargée d'administrer tous les fonds d'Église que la Classe avait eus en mains jusqu'alors, à charge pour elle de payer par trimestre les prébendes des pasteurs, qui s'élevaient alors à 46,000 L. (non compris celles des pasteurs de Neuchâtel, payées directement par la ville).

Cette chambre était composée de cinq pasteurs, de quatre représentants de l'État, de quatre bourgeois de Neuchâtel et de Valangin, d'un secrétaire et (fut) procureur. C'était une administration tout à fait indépendante, aussi bien de l'État que de la Classe, et elle se bornait à communiquer ses comptes annuels à ces deux autorités. (Voir sur les biens d'Église; l'appendice 1)

Telle était l’Église de nos pères, dont l'histoire, fort peu connue et mal connue, mériterait d'être écrite par un homme qui cherchât à en comprendre l'esprit. Nos historiens nationaux n'ont guère mentionné que les conflits qui ont pu surgir, au cours des siècles, entre la Classe et le gouvernement; nos hommes d'État critiquaient volontiers l'indépendance de l'Église neuchâteloise, surtout quand ils voyaient leurs Excellences de Berne diriger en maîtres absolus les affaires ecclésiastiques de leur canton et des pays sujets.

La Compagnie des pasteurs, souvent mal jugée, a cependant dirigé l'Église avec fermeté et sagesse à travers des temps difficiles: elle a vu cette Église menacée dans son existence par la contre-réformation, favorisée par des princes catholiques; elle a traversé les grandes luttes dogmatiques du XVIIe siècle, qui troublaient tous les pays d'alentour: elle a vu passer le grand mouvement d'incrédulité du siècle de Voltaire et de l'Encyclopédie: elle a assisté aux luttes ecclésiastiques et religieuses provoquées par le réveil de ce siècle: et, par sa prudence, elle a toujours su éviter les commotions violentes et les schismes. Les débats se produisaient dans son sein, et, dans la discussion entre frères, les impatiences se calmaient et les préjugés se corrigeaient. (On objectera sans doute le cas de F.-O. Petitpierre, destitué en 1760. Cependant, ce pasteur ne fut pas poursuivi parce qu'il ne croyait pas à l'éternité des peines, — d'autres de ses collègues partageaient ses idées à ce sujet et ne furent point molestés, — mais parce qu'il faisait de cette doctrine spéciale le centre de son enseignement et que, malgré de nombreux avertissements, il suscitait ainsi des troubles dans les Églises.)

C'est ainsi que les doctrines du réveil ont pénétré peu à peu dans le clergé, malgré l'opposition de plusieurs anciens pasteurs et sans causer de scission.

En théologie, la Classe n'a jamais cherché la rigueur des formules dogmatiques; elle a été essentiellement biblique et pratique. Elle n'a point voulu donner force de loi à la Confession helvétique, adoptée par tous les gouvernements réformés de la Suisse: malgré la pression de Berne, elle a refusé d’imposer à ses membres les dogmes étroits du Consensus et s'est bornée à leur faire prendre l'engagement de ne pas les combattre en chaire. Ce régime de sagesse et de modération n'était peut-être pas très propre à développer de puissantes individualités: il faisait régner un certain type moyen de doctrine dont Ostervald est le représentant le plus connu.

La Classe, par la sévère discipline qu'elle exerçait sur ses membres, a su maintenir le clergé neuchâtelois à un niveau moral et intellectuel qui lui faisait honneur en Suisse et qui lui valait la considération et le respect des populations. Par le soin qu'elle a mis à développer la prédication et renseignement religieux, elle a fait pénétrer dans le peuple de solides connaissances chrétiennes qui l'ont mis à l'abri, plus que d'autres, de l'influence de l'incrédulité.

Mais, si la Classe a rendu des services signalés, si elle a usé de son pouvoir avec prudence et fidélité, cette organisation cléricale n'en était pas moins une anomalie qui devait cesser. Elle avait en effet de graves défauts. Avant tout, la Classe avait accaparé tous les droits qui appartiennent aux membres de l'Église: elle s'était ainsi constituée en caste et il fallut plus d'une génération pour réveiller chez les fidèles le sentiment des obligations dont ils avaient été trop longtemps dispensés. Le régime synodal ne s'est acclimaté qu'avec une extrême lenteur dans le peuple, trop accoutumé à envisager tout ce qui concerne l'Église comme étant l'affaire des pasteurs.

Puis, la Classe s'envisageait comme ayant, de droit divin, le monopole de l'enseignement religieux dans le pays tout entier: aussi était-elle opposée à toute dissidence, et elle fit pénétrer dans l'esprit public son hostilité contre le séparatisme. Elle n'autorisait qu'un culte, celui qu'elle dirigeait, et elle considérait comme des intrus, comme des hommes sans mandat, tous ceux qui tentaient de pénétrer sur son domaine.

On frémit quand on songe au pouvoir exorbitant que le serment de consécration donnait à la Compagnie sur les pasteurs; on a peine à comprendre aujourd'hui qu'un corps ecclésiastique protestant ait pu réclamer de ses membres cette obéissance absolue à ses arrêts et ce silence sur ses délibérations. Hâtons-nous d'ajouter que la Classe ne se servit point de son autorité pour opprimer les consciences, comme cela aurait pu arriver; mais elle en usa pour arrêter tout mouvement d'émancipation ecclésiastique.

Elle était foncièrement nationale, en même temps qu'orthodoxe; et il faut convenir que le régime clérical est le seul qui permette d'assurer l'unité de doctrine et d'enseignement dans une Église embrassant la nation entière; dans cette organisation à la fois simple et forte, il n'y avait pas de brèche par laquelle l'hérésie pût s'insinuer dans la place.

Si la Classe mit tous ses soins à établir son indépendance, si elle s'opposa constamment à tout ce qu'elle envisageait comme un empiétement de l'État sur le terrain religieux, elle ne sut pas toujours résister à la tentation d'empiéter à son tour sur le terrain politique. Pendant les années troublées qui précédèrent l'extinction de la maison d'Orléans-Longueville, la Classe se joignit par un acte d'union, en 1699, aux bourgeoisies et aux communes, pour défendre les droits, libertés et franchises du pays.

Elle agissait en cela comme si elle était un corps de l'État et elle conserva cette position pendant la première moitié du dix-huitième siècle. Elle comprit qu'elle faisait fausse route, lorsqu'elle faillit se trouver mêlée aux débats violents provoqués en 1768 par la mise à ferme des recettes: elle ne consentit pas à s'associer à la protestation des bourgeoisies, qui refusèrent depuis lors de l'envisager comme alliée. C'était très heureux pour elle. Il lui arriva encore une fois d'oublier la réserve qu'elle aurait toujours dû observer, et elle se joignit de nouveau aux bourgeoisies et communes, le 3 novembre 1847, pour approuver par un acte public l'attitude que le gouvernement avait adoptée dans l'affaire du Sonderbund. Elle sortait ainsi du rôle exclusivement religieux qui était le sien, et elle fournissait des arguments à ceux qui lui reprochaient d'être un corps politique.

Mais cette intervention de la Classe dans un domaine qui devait lui demeurer étranger, n'est qu'une exception dans son histoire: on aurait tort de l'accuser pour cela de n'avoir visé qu'à la domination; le secret dont elle s'entourait, pouvait donner lieu à des suspicions de ce genre; ceux qui l'ont connue pour en avoir fait partie, sont unanimes pour affirmer qu'elle était animée d'un tout autre esprit: nous avons un témoignage qui a d'autant plus de valeur, qu'il provient d'un des jeunes membres du clergé d'alors, d'un de ceux qui auraient eu à se plaindre, si les chefs s'étaient montrés autoritaires et despotiques. «La Compagnie des pasteurs, dit M. F. Godet, était pour nous comme une mère spirituelle; c'était dans son sein que nous avions été consacrés par l'imposition des mains et que nous avions prêté le serment d'après lequel nous rendrons compte un jour de notre administration; chaque année, dans un jour solennel, elle nous adressait individuellement, par l'organe de son chef, les exhortations et les avertissements que sa sagesse jugeait nécessaires; c'était dans son sein que nous versions nos peines, que nous puisions des encouragements et que nous cherchions des conseils dans les cas embarrassants de notre ministère; là se formait entre nous le lien de l'estime, de l'affection et du support réciproques;

là se maintenait entre tous les pasteurs, par des délibérations toujours franches et cordiales, cette unité de l'esprit qui a si longtemps été le lien de la paix entre nos Églises, La sagesse des vieillards tempérait le zèle souvent inconsidéré des jeunes et la bienveillance avec laquelle ceux-ci se voyaient toujours écoutés de leurs pères, ne faisait que leur inspirer pour eux une vénération plus profonde.» (Trois dialogues sur la loi ecclésiastique, Neuchâtel 1849, p. 48.)

Un corps aussi fortement organisé, qui a eu entre les mains pendant plusieurs siècles un pouvoir incontesté, a dû laisser une trace profonde dans l'Église qu'il a dirigée.

C'est de ce régime que provient, sans doute, cette notion très accentuée du ministère qui caractérise l'Église neuchâteloise; la cérémonie de la consécration s'est maintenue à peu près ce qu'elle était avant 1848; l'administration des sacrements, l'exercice de la discipline et la prédication sont affaire exclusive des pasteurs: le ministère des anciens ne s'est guère acclimaté dans les paroisses; dans l'Église indépendante elle-même, les efforts tentés n'ont pas eu grand succès: si l'on en excepte quelques hommes convaincus et persévérants, les laïques redoutent d'occuper une place analogue à celle des anciens des Églises libres de Vaud et surtout de Genève, et la paroisse ne les encourage pas non plus à sortir de cette réserve. Il y a dans ce fait un héritage d'une longue tradition cléricale, que les constitutions et les règlements n'ont pas réussi à modifier.

Puis, la Classe a légué à ses successeurs la notion d’une Église nationale évangélique, et toute l'œuvre des premiers synodes a consisté à garantir, dans des conditions nouvelles, la prédication de l'évangile à la nation tout entière. Nulle part le maintien de l'unité de doctrine n'a été aussi énergique et persistant qu'à Neuchâtel; nulle part on ne s'est mis en garde avec plus de soins contre l'invasion du rationalisme dans les chaires: mais nulle part aussi on n'a été plus lent à comprendre qu'une Église nationale, en vertu même du droit électoral, ne pouvait plus à la longue former un tout homogène: qu'elle n'était évangélique que par accident, si la majorité Tétait dans toutes les paroisses, et que la loi ne pouvait et ne devait pas lui conférer ce caractère.

Enfin, l'Église qui succéda à la Classe, conserva ses anciennes traditions d'indépendance vis-à-vis de l'État: nulle part ailleurs on ne trouverait un synode aussi libre dans ses allures que celui q l'Église neuchâteloise, après que les troubles de la révolution de 1848 se furent apaisés.

Sans doute, ces traits caractéristiques pourront s'effacer à la longue, à mesure que les institutions nouvelles formeront l'esprit public et que les générations se succéderont; ils sont si manifestes pendant la période dont on va lire l'histoire qu'il importait de les signaler, en en constatant l'origine.


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