Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

DISCOURS III.

La règle du travail.


Travaillez, non pour l'aliment qui périt, mais pour celui qui subsiste jusque dans la vie éternelle. Jean VI, 27.


L'HOMME abuse même des choses les plus excellentes. C'est-là, mes Frères, une réflexion bien triste, et qui se présente trop souvent à l'esprit. Les découvertes les plus utiles, les plus célèbres; l'or, le fer, l'art d'exprimer le fruit de la vigne, de s'entretenir avec les absens, avec les races futures, en traçant sur le papier ses sentimens et ses pensées; ces découvertes sont devenues pour lui des occasions d'excès, de malheurs et de crimes. Il sait dénaturer jusqu'aux vertus et les changer en vices. 
Ainsi le travail, si nécessaire à la société comme aux individus; le travail, qui fait servir notre industrie, nos forces, nos talens, aux plaisirs, aux besoins de nos semblables, et fait des facultés d'un seul la propriété de tous; le travail, source de tant de satisfaction, de jouissances; unique secret de couler rapidement les heures et d'en tirer un riche parti; le travail, qui nous sauve de tant de maux, nous garantit de tant de pièges, nous préserve de tant de fautes, et n'est pas seulement pour nous un plaisir, une ressource, une défense, mais un devoir positif que nous imposa le Créateur; le travail peut devenir une occasion de chute et le sujet de notre condamnation.

Voila le malheur dont notre divin Maître veut nous garantir. Il adressait les paroles de mon texte à ces Juifs grossiers qui s'empressaient sur ses pas, non pour être éclairés de la lumière qu'il venait apporter au monde, mais dans l'espérance de recevoir encore de sa main ce pain qu'ils l'avaient vu deux fois multiplier en leur faveur. 
Travaillez, leur disait-il, non pour l'aliment qui périt, mais pour celui qui subside jusque dans la vie éternelle: II leur fait sentir par ces mots la préférence due aux biens de l'âme, aux biens éternels; préférence qu'il faut montrer, je ne dis pas, en nous séparant de la société, en abandonnant les soins de la terre, puisque le Dieu qui nous y place et qui lui même agit sans cesse, nous appelle à l'activité, veut que nous soyons ses imitateurs, mais en nous occupant de ces soins terrestres pour lui plaire et suivant ses vues.

Or, on peut violer cette règle, soit par la manière dont on travaille, soit par l'esprit avec lequel on travaille. Développons ces deux idées; pressons ensuite le grand motif que le Sauveur ajoute au précepte qu'il nous donne. 

Ce sujet me semble particulièrement fait pour ce moment où commencent les travaux champêtres. C'est alors que j'aime à m'adresser aux enfans de l'Église,
aux hommes de bien du pays, pour leur rappeler ce que la Religion leur demande, ce qu'ils doivent faire pour que l'oeuvre de leurs mains plaise au Seigneur et fasse descendre sur eux sa bénédiction. 

Travaillez non pour l'aliment qui périt. J'ai dit qu'on peut violer cette règle par la manière dont on travaille. En effet, si dans nos travaux nous enfreignons les lois du Seigneur, ces travaux dès-lors sont criminels; on est forcé de reconnaître qu'ils ont pour unique but l'aliment qui périt.

Ici vos pensées se portent naturellement sur le ravisseur, sur l'injuste, sur l'avare, sur tant d'hommes égarés par l'esprit d'intérêt, qui pour s'enrichir usent de moyens coupables, de violence, de fraude, offensent l'équité, la probité, la bonne foi. Ces hommes donnent sans doute une préférence évidente aux biens de la terre. Les biens du Ciel ne sont pas seulement oubliés, mais sacrifiés. Ils sont mis dans la balance, ô honte! ils sont plus légers à leurs yeux que les biens périssables.

Voilà, mes Frères, ce dont tout le monde conviendra sans peine. Mais il est une autre manière de travailler pour
l'aliment qui périt, aux dépens de l'obéissance aux lois du Créateur; il est une autre manière de préférer cet aliment, bien plus commune dont la conscience s'effraie bien moins, et qui par-la même est plus dangereuse. Tel est le cas de ceux qui travaillent hors de saison, pour qui le jour du Seigneur s'écoule comme tous les autres jours, ou même, car telle est quelquefois la dépravation, la malignité du coeur de l'homme; ou même qui, par un renversement de tout ordre, passent dans l'inaction, dans la débauche, une partie de la semaine, et que l'on voit se plaire ensuite à choisir le jour du repos, le jour du Seigneur, pour réparer cette perte par des travaux défendus.
Tel est le cas de tous ceux qui, loin de se réunir à leurs frères pour rendre au Créateur, au Rédempteur, un hommage public, demeurent dans leurs maisons enfoncés, ensevelis dans les choses de la terre, ou plus coupables, profanent ce jour saint par un travail extérieur et public, aux yeux des justes qu'ils affligent, et des faibles qu'ils corrompent par cet exemple fatal. 

Je sais que la cupidité ne manque jamais de prétextes, et l'on peut réussir à s'abuser soi-même en alléguant les plus misérables; car l'esprit d'intérêt qui porte l'homme à faire son tout des biens temporels, exagère les inconvéniens d'un délai, crée un danger, une nécessité souvent chimérique, et par une double illusion ferme les yeux de l'homme sur le danger plus réel, sur le danger plus à craindre d'irriter le Maître de sa destinée, sur la nécessité plus vraie, plus absolue, de se soumettre à ses lois.

Je ne voudrais pas, Chrétiens, vous sembler trop sévère, et prétendre qu'il n'est jamais permis de faire aucune exception à la défense de travailler le jour du Seigneur. Eh! qui plus que moi désire d'avoir égard à tous vos intérêts ? à toutes vos convenances, de les concilier toutes, s'il est possible? Mais je dis, mais j'affirme que ces exceptions doivent être infiniment rares; qu'elles sont infiniment dangereuses de nos jours; que dans le temps où nous vivons, loin d'oser sur ce point ce qu'on n'eût pas osé jadis, il faut se rappeler sans cesse que ce qui pouvait être jadis excusable, innocent, serait criminel aujourd'hui, Dans ces jours heureux de notre jeunesse, où l'observation du sabbat était protégée non-seulement par les lois, mais par l'opinion publique, par l'habitude du respect, par toutes ces barrières qui ne se relèvent qu'à demi lorsqu'une fois on les a brisées, celui qui se permettait quelque oeuvre en ce jour saint, n'avait à considérer que la loi seule: sa faute au moins n'était point aggravée par de fatales conséquences. S'il y avait quelque scandale, il était bientôt puni, réprimé. 

L'Institution du dimanche dans toute sa force demeurait debout; le transgresseur ne faisait tort qu'à lui-même; il ne portait nulle atteinte au culte, à la société. Mais quelle influence n'ont pas eue sur nos moeurs les événemens passés! Je vous le demande, cette Religion divine que nous avons vue tour-à-tour outragée, opprimée, puis victorieuse et triomphante, nous a-t-elle retrouvés tels que nous étions avant cette lutte, et les maux que nous a causés l'éclipse qu'elle a soufferte, peuvent-ils être réparés subitement? 
Ah! le respect des choses saintes affaibli dans les coeurs, l'habitude de voir les profanateurs s ans indignation et de les imiter sans scrupule, ce relâchement fatal, propagé dans l'Église, gagnant de proche en proche, sont-ce là des plaies qui puissent être fermées en un jour ? 

Et cependant; mes Frères, où sont nos ressources pour les guérir ? Quelle autorité soutient- parmi nous la sainteté du sabbat? Ne parlons point de la conscience trop aisément séduite par les passions quand le zèle s'éteint et que la foi languit; ne parlons point de la loi civile qui maintenant prête à la Religion son appui, mais à laquelle on se soustrait si facilement; et qui nécessairement laisse bien des profanations impunies. 
Je le répète donc, quelle autorité soutient parmi nous la sainteté du sabbat ? Hélas! cette même autorité de l'exemple, cette autorité de l'opinion tout affaiblie, tout énervée qu'elle est.
Qui ne frémirait à l'idée d'ébranler cette barrière déjà trop faible qui nous est rendue ? Tel est pourtant le crime de l'homme qui viole le sabbat par un travail défendu, fût-il même excusable par les circonstances; car enfin quelles en seront les suites? 

Comme on n'est point juge équitable dans sa propre cause, ceux qui le verront faire s'autoriseront de son exemple pour travailler dans un cas moins pressant, mais qu'ils nommeront semblable au sien, ils tiendront ce propos si commun: un tel l'a fait, je puis le faire aussi. 

Ces nouveaux transgresseurs ne manqueront pas d'être imites par d'autres qui, suivant la marche ordinaire, seront plus nombreux, iront plus loin que leurs devanciers. Ainsi le désordre n'aura plus de frein: le jour du Seigneur verra les campagnes peuplées et les temples déserts.

Voilà, mes Frères, quelles suites peut avoir la profanation du sabbat; voila ce qui répond à tous les prétextes. Lorsque pour un misérable intérêt vous êtes tenté de transgresser la loi, arrêtez-vous donc. Frémissez du mal que vous allez causer; dites-vous à vous- même: pour un gain de telle ou telle valeur, suis-je donc résolu à porter atteinte au culte, à la Religion, à la société ? 

C'est à l'homme de bien surtout, c'est au fidèle à redoubler de scrupule. Celui que distingue une réputation de piété doit craindre plus qu'un autre de s'écarter de la règle: le trait qui partirait de sa main serait mortel. L'impie est moins coupable, mille fois moins coupable lorsqu'il profane le jour du Seigneur: la vue du scandale qu'il donne est toujours un mal, sans doute; personne cependant n'oserait se prévaloir de son exemple. Il n'en est pas ainsi de celui du juste: il fait autorité; non-seulement il entraîne, mais il fait pécher avec sécurité. 
C'est lui qui doit nous prêter son bras pour soutenir l'arche sainte. Dès qu'il se relâchera; dès qu'on ne trouvera plus dans nos villages un parti d'hommes religieux et fermes, déterminés à ne profaner le sabbat sous aucun prétexte, à ne jamais souffrir en silence qu'on le profane à leurs yeux, dès ce moment nous sommes perdus.

Mais que parlons-nous de parti ? N'est-ce pas là, mes Frères,, l'engagement que vous avez renouvelé avec tant d'éclat (
1) ? engagement que vous avez signé, que plusieurs Églises ont pris pour modèle, et qui vous a fait trop d'honneur pour que vous puissiez le rompre sans honte! 

Vous le savez, Chrétiens, pour garant de ces promesses déposées dans mes mains, vous avez engagé non-seulement votre conscience, mais, ce que les hommes ont de plus précieux après la conscience, l'honneur. Voilà ce que vous ne sauriez oublier, mais que je dois vous rappeler néanmoins, en ce moment surtout où notre Consistoire redouble ses efforts, ses instances pour rétablir l'ordre dans les Églises de son ressort, et charge expressément tous les Pasteurs d'y concourir. Il conjure en particulier les habitant des campagnes de ne jamais se permettre ces transports à la ville qui troublent la tranquillité des jours saints, et répandent le scandale sur toute la route qu'on parcourt. Ce serait peu d'éviter de pareils excès: j'ai besoin d'espérer, de croire que vous tiendrez vos promesses dans toute leur étendue. 
J'ai supporté l'épreuve des jours affreux qui se sont écoulés; je n'ai point abandonné la vigne du Seigneur, quoique l'ennemi fût venu détruire mon ouvrage; j'ai dit: La Religion sera rappelée, l'ordre sera rétabli; mais, il faut l'avouer, si mes espérances périssaient de nouveau; si maintenant que les autels sont relevés, il me fallait assister encore au même cours de profanations, ah! j'irais déplorer loin de vous le malheur d'avoir travaillé sans fruit, et de n'avoir pu conserver fidèle à son Dieu le troupeau pour qui seul j'ai vécu. 

Ne vous étonnez pas, Chrétiens, de me voir tant insister sur ce point. Le sabbat est l'appui de la Religion, la pierre angulaire de l'édifice; l'observation du sabbat est pour chaque enfant de l'Église le soutien, le garant de sa foi. Et quand il ne suffirait pas de l'intérêt de votre salut, dont mon coeur est toujours pressé, ignorez vous qu'une responsabilité terrible pèse sur ma tête? 
Oui, lorsque nous paraîtrons ensemble devant le tribunal du Grand-Juge, c'est moi qui serai appelé le premier, c'est à moi que se fera entendre cette voix redoutable: Rends compte de ces âmes, que je t'avais confiées. Et alors, oh, alors! ces inquiétudes, ces alarmes, ces instances, toutes ces importunités de ma tendresse, qui vous semblent peut-être exagérées, suffiront à peine pour m'absoudre, et pour empêcher que je ne sois traité comme le complice des transgresseurs.

Mais lors même que nos actions seraient conformes à l'ordre, nous pouvons encore être coupables, si notre coeur tient trop aux objets terrestres. Voilà comment, par l'esprit avec lequel on travaille, on peut
travailler encore pour l'aliment qui périt, et violer la règle que Jésus nous impose.

Je sais qu'il est naturel de prendre intérêt aux choses dont on s'occupe journellement, et de s'y attacher par les soins qu'on leur donne. C'est-là un de ces penchans que la main du Créateur imprima dans notre âme par des raisons infiniment sages. C'est ainsi qu'il a voulu nous lier aux devoirs de notre vocation par un sentiment d'intérêt et de plaisir. Mais s'il est naturel et permis d'y prendre cet intérêt, d'y goûter ce plaisir, il n'en est pas moins vrai qu'il faut travailler en vue de Dieu, en élevant jusqu'à lui nos pensées: il n'en est pas moins vrai qu'il faut contenir nos affections pour les objets temporels dans de justes limites.

En effet, notre nature fragile et dégradée tend sans cesse au dérèglement: ses penchans les plus légitimes, les plus salutaires dans leur origine peuvent facilement dégénérer en passions. Ce qui n'était d'abord qu'un goût modéré, une jouissance tranquille, se change en un désir inquiet, ardent; et alors, mes Frères, qu'arrive-t-il? 
On se croit dans l'ordre, parce qu'on ne fait rien de criminel; plus l'objet du travail est légitime, plus l'illusion est profonde. Cependant que se passe-t-i l dans l'intérieur de l'homme? Il perd de vue sa destination véritable. Être un membre utile de la société, remplir la tâche qui lui fut donnée par le Créateur, ce n'est plus là le but qu'on se propose. Non, il est tout occupé d'un autre but que la passion lui présente. C'est une somme à gagner, un établissement, une acquisition, une amélioration à faire. Voilà l'idée qui fait battre son coeur. Voilà l'aiguillon qui le presse.

Voilà l'image sur laquelle ses yeux sont fixés le jour, la nuit, peut-être même jusque dans ses songes. Voilà l'objet qui devient son idole; car tout est idole pour le coeur, dès qu'on s'en occupe de préférence à Dieu. 
Ainsi l'homme s'agite; il s'inquiète; il ajoute peut- être à sa fortune; mais son âme, ce bien pour lequel la possession du monde entier serait un échange inégal, son âme ne se purifie point, que dis- je ? tout occupée des objets matériels, elle devient grossière et terrestre comme eux. 

Mais, direz-vous peut-être, comment se préserver d'un piège où l'on tombe sans s'en défier et comme par un enchaînement naturel ? Pour cela, mes Frères, il n'est qu'un moyen: c'est de veiller sans cesse sur soi-même pour que les soins de la terre n'absorbent pas nos sentimens et nos pensées; c'est de réprimer avec soin nos goûts et nos désirs, dès qu'il s'y mêle quelque inquiétude, quelque impatience, quelque chose enfin qui n'est pas entièrement soumis à la volonté de Dieu; car, mes Frères, voilà le signe infaillible que nous ne sommes plus dans l'ordre. 
Défions- nous de nous mêmes, lorsque dans les projets que nous formons, nous ne pouvons envisager un mécompte sans trouble, lorsque dans les voeux que nous élevons au Ciel pour lui demander le succès, il nous en coûte d'ajouter, comme notre divin Maître:
Que ta volonté soit faite (Matth., XXVI, 42). Il faut joindre à ces précautions le secours puissant de la prière; il faut s'entretenir avec Dieu fréquemment, pour purifier nos affections; il faut nous faire au milieu même de nos occupations comme une solitude au fond de notre coeur, où nous puissions nous recueillir, nous séparer de tout ce qui nous environne; il faut que le fond de ce coeur soit un sanctuaire où Dieu seul soit adoré, où les impressions des objets extérieurs ne puissent pénétrer:  il faut se rappeler sans cesse la destination de l'homme, le but qu'il doit se proposer ici-bas, où, n'étant qu'étranger et voyageur, il ne lui est pas permis de former des liens trop étroits.
C'est cette dernière idée que Jésus avait en vue dans notre texte.

Pour nous engager à donner la préférence aux biens éternels, il ne dit qu'un mot; mais c'est un de ces mots simples, énergiques, tels qu'on en trouve souvent dans nos Écritures.
Travaillez non pour l'aliment qui périt!

Il périt cet aliment....., II périt quelquefois pour le transgresseur des lois divines par une direction particulière de la Providence. Elle se plaît à souffler sur les travaux de celui qui compte sa volonté pour rien (Aggée I, 9). Après avoir laissé son orgueil s'enfler quelque temps d'un apparent succès, elle se plaît à renverser l'édifice qu'il veut élever sans son secours et fonder sur la violation de ces lois.  

II périt cet aliment par la seule instabilité des choses humaines. Combien de personnes ont vu leurs biens et leurs espérances s'évanouir comme ces nuages dorés qui brillent quelques instans dans les airs!

Il périt enfin nécessairement, parce qu'à la mort il s'échappe de nos mains défaillantes. Supposez la fortune la plus solide, la mieux à l'abri de toutes les chances malheureuses, elle ne saurait durer après tout, pour celui qui la possède, que jusqu'à la mort qui engloutit tout. 

Travaillez, combinez, amassez, vous ne faites que préparer une plus riche proie au destructeur qui s'avance pour vous dévorer; vous passerez, et tous vos gains avec vous. Brièveté de la vie! Instabilité des choses humaines! quel motif pour ne pas s'attacher à la recherche des biens de la terre! Brièveté de la vie! Instabilité des choses humaines! Prédicateurs éloquens! comment se peut-il que vous ne soyez pas entendus?

Oh! comme en ce moment cette idée me frappe et me saisit! Où sont, mes Frères, tant de personnes qui faisaient partie de ces assemblées quand je suis venu habiter parmi vous? Il me semble qu'il ne s'est écoulé dès-lors qu'un petit nombre de jours, et la plupart des membres de ce troupeau ne sont plus. J'ai vu remplacer tous les Anciens respectables qui siégeaient à cette place: presque tous les chefs de famille qui existaient alors ont disparu; une foule d'individus de tout âge ont été moissonnés.

Répondez moi, mes chers Frères; où sont toutes ces personnes avec lesquelles vous avez vécu, avec qui vous avez soutenu peut-être les plus étroites relations ? Où est pour vous ce père vénérable? pour vous cette tendre mère? pour vous ce parent, ce protecteur qui soigna votre enfance ? pour vous cette soeur, ce frère, compagnons de vos premières années? Où sont -ils tous ces membres de notre petite société qui étaient au milieu de nous et qui n'y sont plus? 
Où ils sont, mes Frères! où vous serez vous-mêmes peut-être demain, peut-être dans un mois; où nous serons tous dans peu d'années. Chaque coup que la mort frappe à nos côtés est un appel; c'est une voix, une voix énergique qui crie à chacun de nous: ton tour viendra bientôt;
ton âme te sera bientôt redemandée (Luc., XII., 20): et à cette heure fatale, de quoi te servira l'aliment qui péril? Hâte-toi donc de travailler pour celui qui subsiste jusque dans la vie éternelle.

A présent mes Frères, et je ne m'adresse point à vous dans ce moment comme à des disciples de Jésus, comme à des Chrétiens, mais uniquement comme à des hommes dont l'esprit n'est pas troublé, qui n'ont pas perdu l'usage de leur jugement; je ne parle point à votre coeur, j'en appelle a votre raison toute seule; à présent, je vous le demande, ne serait-il pas insensé de sacrifier le bonheur de notre existence à venir, d'une existence éternelle, à ce voyage d'un jour, à cette vie qui nous entraîne, qui nous emporte comme un torrent? 

En agir ainsi, ne serait-ce pas être plus imprévoyant que ces hommes imprévoyans, objet de nos mépris ou de notre pitié, plus insensé que l'héritier d'une fortune immense qui ne craindrait pas de l'engager pour la fantaisie d'un instant? 
Oh, qu'étrange est le calcul, la spéculation de ces hommes dont la société abonde aujourd'hui, qui se piquent de calculer, de spéculer, et ne calculent et ne spéculent pourtant que sur
l'aliment qui périt! Hélas! sont- ils heureux au moins pendant cette courte vie à laquelle ils sacrifient tout? 
Esclaves d'une passion qui dessèche le coeur, ils deviennent toujours moins sensibles aux innocens plaisirs, aux douces affections qui font le bonheur de l'homme, toujours moins sensibles à ces heureux mouvemens de piété qui sont la vie de son âme. 

Voyez-les inquiets, agités; on ne lit jamais sur leur front l'expression d'une sérénité pure: tout occupés du présent, ils ne sont pourtant point au présent. Pénétrez leurs projets, vous verrez qu'ils renvoient toujours le moment de jouir. 
Comme le Chrétien, ils vivent en espérance; mais ils ont échangé cette espérance divine des biens éternels, qui fait palpiter le coeur du fidèle; ils l'ont échangée contre la chétive espérance d'un peu plus d'or, de quelques arpens de terre de plus. Ils sont pauvres, même pour les biens de la terre, même au milieu des biens de la terre; ils sont pauvres, ou par les désirs qui les rongent, ou par les privations que l'ambition et l'avarice leur imposent; car de quoi jouit-on, je vous le demande lorsqu'on désire avec ardeur ce qu'on ne possède pas, ou qu'on n'ose pas user de ce qu'on possède?
Quel jugement ils porteront d'eux-mêmes ces hommes qui maintenant s'applaudissent de leur habileté! Comme un jour ils s'envisageront sous un tout autre point de vue! Avec quel désespoir ils se nommeront insensés à cette heure redoutable où l'homme est forcé d'abandonner tout ce qu'il amassa, tout ce qu'il possède ici-bas, où il n'en peut rien emporter avec lui, où de tous ses contrats il ne lui reste que ceux qu'il a passés avec le Très-Haut pour le monde à venir,
pour l'aliment qui subsiste jusque dans la vie éternelle!

Qu'il est bien plus heureux et plus sage celui qui s'attache ici-bas à se procurer cet aliment! Quoiqu'il mette au premier rang tout ce qui se rapporte à ce grand intérêt, il s'occupe cependant de la vie présente; il s'occupe du soin de fournir aux besoins de sa famille, d'éloigner d'elle la pauvreté, d'améliorer son sort; il fait tout ce qu'il faut pour cela, mais il le fait avec intégrité, avec calme, avec résignation sur l'événement. Comme il travaille surtout pour obéir a son Créateur, comme il travaille en observant ses lois, il peut implorer la bénédiction du Ciel sur toutes ses entreprises; il a droit de l'espérer. Ce sentiment délicieux embellit tous ses projets. Il semble aussi qu'une Providence attentive, voilée par les causes secondes, fasse prospérer tout ce qui lui appartient. 

Ah! croyez-moi, mes Frères, l'on ne perd rien à servir le Seigneur. Et quelle étrange inconséquence que celle de l'homme qui compterait pour rien la bénédiction du Dieu qui nous envoie les pluies du Ciel et les saisons fertiles, qui fait croître et mûrir nos blés, qui couronne la vigne de riches grappes! Eh! jetez un regard autour de vous, lui dirais-je. Voyez ces personnes  qui respectent les lois du Seigneur, qui ne font jamais à leurs frères ce qu'ils ne voudraient pas qu'on leur fît, qui craignent de profaner le jour du repos, qui savent même lui faire quelque sacrifice. Leurs domaines en sont-ils moins fertiles ? leurs récoltes moins abondantes ? leur maison penche-t-elle vers la ruine?

Je ne prétends pas cependant, mes Frères, que le juste soit à l'abri des revers; il peut être appelé à les soutenir pour éprouver sa foi, pour exercer ses vertus, mais, alors même, il n'est point livré au trouble, à l'abattement. C'est à l'enfant du siècle à se troubler, à s'abattre quand il perd
l'aliment qui périt; mais le Chrétien ne perd alors ni l'objet de sa passion, ni le but de ses travaux. Il a cherché l'aliment qui subsiste jusque dans la vie éternelle, et sa patience, sa résignation à la volonté de Dieu sont une occasion précieuse de s'assurer cet héritage incorruptible qui nous est réservé dans les Cieux, de le saisir dès ici-bas et d'en goûter les prémices.

Ah! ne croyez pas qu'il envie les avantages acquis aux dépens des lois du Seigneur, aux dépens de la probité, de la délicatesse, de la piété. C'est lorsqu'il y songe, au contraire, que la pauvreté lui paraît douce; il se dit alors avec un délicieux sentiment, qu'il ne voudrait pas en sortir à ce prix; il se, complaît à sentir son âme libre, indépendante de l'empire de ce dangereux métal qui fait commettre tant d'iniquités, et dont le Fils de Dieu nous a dit:
Ne vous amassez point des trésors sur la terre (Matth. VI, 19). A mesure qu'il avance dans la vie, il s'applaudit de son choix toujours davantage; il travaille de mieux en mieux à l'oeuvre du Seigneur, car il sait que son travail ne sera pas sans récompense (I Cor. XV, 58); et l'heure de la mort, cette heure de séparation, de déchirement, de dénûment pour l'adorateur des biens terrestres, l'heure de la mort est pour lui l'heure de la réunion avec le Dieu, le Sauveur qu'il adore, l'heure de la jouissance, l'heure fortunée qui va l'introduire dans ces demeures célestes où Jésus l'attend, où ses oeuvres l'ont précédé, où dès longtemps il a place son trésor et son coeur (Matth. VI. 21).

Puissiez-vous, mes chers Frères, puissiez- vous tous vous assurer la même félicité!
Ainsi-soit-il. 


(1) Voyez l'avant-dernier Discours, l'Église renouvelant ses promesses. 
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