Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VII

LA DERNIÈRE ANNÉE

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Du Pontavice fit encore une visite à ses parents et à ses amis de la Basse-Normandie au commencement de 1810 (1). Puis il se remit au travail au milieu des Églises dont il était le pasteur dans le pays de Caux, avec le vif sentiment que sa vie et son ministère touchaient à leur fin. Nous avons déjà rencontré, dans plusieurs de ses lettres ce pressentiment d'une mort prochaine, qui devint de plus en plus vif dans ses dernières lettres, adressées à ses amis méthodistes de Beuville, au milieu desquels il voulut finir sa vie. En attendant, il leur écrivit des épîtres pastorales pleines d'affection, qui rappellent cette parole de l'Évangile de saint Jean : « Comme il avait aimé les siens, il les aima jusqu'à la fin ». On sent, en les lisant, qu'il se considérait, depuis le départ de Mahy, comme le pasteur de ces troupeaux qui n'avaient plus de pasteur. Il convient de recueillir avec respect ces accents d'une voix qui allait bientôt s'éteindre.

À LA VEUVE ANDRÉ, A BEUVILLE (2)

Bolbec, 15 mars 1810.

« Ma très chère soeur, - J'ai reçu la lettre que vous m'avez envoyée, et je vous en fais mes remerciements. Les nouvelles dont vous m'avez fait part m'ont causé une grande joie et beaucoup d'attendrissement. En effet, qui est-ce qui pourrait ne pas se réjouir et n'être pas attendri en apprenant le résultat heureux du voyage de votre soeur (3), et les touchants détails qu'elle donne de ce bon pays où maintenant elle habite ; de ce pays où coulent le lait et le miel, de ce pays de délices ? Je ne puis y penser sans soupirer, sans gémir, et si Dieu ne me donnait de la résignation, ma vie serait pleine d'ennui ; car je ne me plais que parmi les enfants de Sion.

« J'éprouve que c'est la volonté du Seigneur que je sois ici, et, malgré toutes mes privations, je me trouve heureux. Solitaire dans ma demeure, je n'ai autre chose à faire, outre mes fonctions ministérielles, qu'à prier Dieu, méditer sur ses divins attributs, sur les grandes vérités de notre salut, sur la fidélité et l'accomplissement de ses grandes et précieuses promesses. Je sens le désir de m'offrir en sacrifice vivant et de dire : Me voici, ô Dieu, pour faire ta volonté ! Quand je considère le peu de fruit que j'ai fait jusqu'ici et les sujets de découragement que j'ai en bien des manières, je serais porté à m'abattre et à être saisi de la plus vive angoisse ; mais je veux m'efforcer pour me mettre au-dessus de toutes ces choses. Je veux continuer à travailler dans cette portion de la vigne du Seigneur où j'ai été placé, quelque stérile qu'elle paraisse être. Je n'attends rien de mes efforts, mais j'espère que Dieu répandra sur moi son Esprit, et la douce rosée de sa grâce sur le champ qu'il m'a donné à cultiver. Je sais que, s'il n'a pas produit plus de fruits, c'est en partie ma faute. Oh ! que le ministère est une oeuvre pénible, laborieuse et terrible ! Je ne sais si jamais j'ai autant senti mon incapacité, ma faiblesse et mon indigence. Mais c'est assez parler de ma chétive personne ; il faut rompre mon discours et finir.

« Maintenant que vous voilà sans pasteur humain, vous devez être convaincus du besoin d'avoir un recours continuel au pasteur divin. Celui-là est le bon pasteur, qui a donné sa vie pour ses brebis ; c'est le pasteur par excellence. Suivez-le constamment ; vous entrerez et sortirez et trouverez de la pâture pour vos âmes. Croyez en lui de tout votre coeur ; appliquez-vous par la foi les mérites de sa mort. Ce bon berger vous dit que nul ne pourra vous ravir de sa main : croyez-le et mettez toute votre confiance en lui. Saint Jean nous dit que son sang purifie de toute iniquité ; allez à cette source ouverte pour laver les souillures de son peuple, et vous reviendrez plus blancs que la neige ; un chant d'actions de grâce et de triomphe sera mis dans vos bouches et une allégresse éternelle sur vos fronts. Oh ! si nous avions de la foi, seulement gros comme un grain de semence de moutarde, nous transporterions toutes les montagnes de nos péchés et de notre corruption, dans la mer immense de ses miséricordes ! Soyons exacts dans tous nos devoirs ; l'infidélité engendre l'incrédulité et nous empêche de saisir les promesses.
« Je prie Dieu qu'il vous bénisse tous ensemble, vous affermisse et vous établisse.

« Du PONTAVICE. »

Aux AMIS DE BEUVILLE (4).

Bolbec, 22 mai 1810.

« J'ai reçu la lettre que vous m'avez envoyée. Vous me dites que mes lettres vous sont en édification ; je souhaite qu'elles le soient encore davantage, ou plutôt que le Seigneur vous bénisse plus abondamment quand vous les lisez ; car c'est de lui seul que procède la bénédiction. Je suis plus convaincu que jamais que je ne suis rien ; et l'expérience m'apprend tous les jours que je ne puis rien. Au lieu d'être une rosée à Israël, comme vous dites, il me semble plutôt que je suis comme une nuée sans eau. Je ne puis dire combien cela me navre le coeur et me dégoûte même de la vie ; car la vie, selon moi, ne peut être désirable qu'autant que l'on est utile à quelque chose ; la mienne, hélas ! se passe sans qu'il en revienne beaucoup de profit. Je ne fais encore que porter ma semence en pleurant, et je crains qu'il n'en soit ainsi tous les jours de ma vie. Puisse le Seigneur avoir pitié de moi et des pauvres âmes confiées à mes soins !

« Quand vous me parlez du bon pays où l'oeuvre de Dieu prospère, cela fait soupirer mon âme après ce séjour fortuné ; mais ensuite je considère que Dieu est partout, et partout le même, et peut, par conséquent, se trouver partout. Il est certain qu'il y a des lieux où Dieu répand davantage la rosée de sa grâce ; mais cela n'empêche pas que toute âme fidèle ne puisse en tous lieux jouir de son agréable présence, et marcher à la clarté de sa face. S'il y a plus de difficultés et d'obstacles à surmonter, sa grâce sera proportionnée à nos besoins, et même nous pouvons espérer une plus glorieuse couronne.

« Ah ! si je n'étais qu'à dix ou douze lieues de vos contrées, j'irais de temps en temps vous visiter, pour nous consoler et nous encourager mutuellement dans notre pèlerinage. Je viens de recevoir une lettre du Docteur (5), avec lequel j'ai tant voyagé. Il me marque que l'oeuvre de Dieu prospère beaucoup parmi eux, et, d'après le récit qu'il m'en fait, il paraît que le nombre des âmes qui servent le Seigneur a presque doublé depuis que j'ai quitté ce pays-là. N'y aura-t-il point aussi une bénédiction pour nous ? Oui, je l'espère. Dieu passera par-dessus notre indignité, et répandra la rosée de sa grâce sur notre Israël. « Le désert et le lieu aride se réjouiront ; la solitude sera dans l'allégresse, et fleurira comme une rose. Elle fleurira et sera dans l'allégresse ; elle poussera des cris de joie et des chants de triomphe ; la gloire du Liban et la magnificence de Carmel et de Saron lui seront données ; ils verront la gloire de l'Éternel et la magnificence de notre Dieu » (Esaïe, XXXV). Priez pour l'accomplissement de ces glorieux temps. Priez Dieu que je sois fidèle et qu'il me donne du succès. Que le Seigneur vous fasse la grâce d'être bénis de toutes sortes de bénédictions spirituelles dans les cieux célestes en Jésus-Christ !

« Du PONTAVICE. »

Aux AMIS DE BEUVILLE (6).

Bolbec, 24 juillet, 1810

« La grâce du Seigneur peut tout surmonter. C'est là ce qui me soutient dans ma faiblesse ; j'éprouve que son Esprit ne s'est pas retiré de moi. Ces derniers jours, j'ai même trouvé plus de force pour lui donner mon coeur. Oh ! que l'on est heureux quand il nous possède sans aucun rival ! Quelle profonde paix, quelle vive allégresse, quelle joie ineffable, quel délicieux amour ! « Amour plus fort que la mort, que beaucoup d'eaux ne pourraient éteindre, et quand quelqu'un donnerait tous les biens de sa maison pour cet amour-là, certainement on n'en tiendrait aucun compte. » C'est ce trésor caché, cette perle de grand prix, pour laquelle nous devons renoncer à toute chose ici-bas.

« Faisons tous de nouveaux efforts, afin que nous puissions nous revoir, si le Seigneur le permet, remplis du parfait amour de Dieu. La perfection à laquelle nous devons tendre, comme dit saint Paul (Héb., VI), consiste à aimer Dieu de tout notre coeur. Il me semble que je vais faire de nouveaux efforts pour l'aimer ainsi. J'en vois une grande nécessité pour être véritablement heureux. De plus, je considère qu'il ne me reste pas beaucoup de temps à vivre sur la terre, et qu'ainsi il est pressant pour moi de mettre mon temps à profit. Et même, qui pourrait nous assurer que nous verrons la fin de cette année ? Tout nous convie à racheter le temps et à nous préparer pour une vie bienheureuse. J'espère que c'est là ce qui fait vos occupations intérieures et journalières.

« Si nos soeurs voulaient me faire connaître un peu leurs expériences, chacune en peu de mots, dans une lettre commune, elles me feraient beaucoup de bien et de plaisir. Je suis assuré que cela nous serait à tous profitable. Puisque nous ne pouvons nous voir ni jouir de la conversation les uns des autres, pour nous exciter à la vigilance, employons les moyens dont nous pouvons nous servir. Quand les chrétiens vivent isolés sans fréquentation, et sans communion spirituelle, ils sont très exposés à perdre de leur zèle et de leur ferveur, et à se laisser aller au relâchement. Soyons donc sur nos gardes, et tâchons d'assurer notre vocation et notre élection.

« Quand vous écrirez à nos amis Bisson, vous leur ferez bien mes amitiés. Ils ont perdu en M. Dever un bien respectable chrétien ; c'est une grande perte pour le pays. Il est maintenant entré dans le repos du Seigneur, après avoir été affligé pendant bien des années, comme le juste Lot, par les méchantes actions et conversations des hommes impies de son temps et de ses lieux.

« Du PONTAVICE, ».

Conformément au désir exprimé par du Pontavice dans la lettre qui précède, les amies méthodistes de Beuville lui envoyèrent chacune quelques lignes pour lui faire part de leurs expériences chrétiennes, et, dans sa réponse qu'on va lire, il adressa à chacune d'elles un message en rapport avec son état et ses besoins. Ce fut, par écrit, une de ces réunions de classe, comme celles dont il avait tant joui et tant profité à l'époque où il était au milieu des méthodistes. On y remarquera aussi, comme dans la précédente lettre, avec quelle énergie il affirme sa foi à la doctrine de l'entière sanctification, qui lui devenait plus précieuse que jamais, maintenant qu'il approchait de sa fin.

 

Aux AMIS DE BEUVILLE (7).

Bolbec, 16 août 1810.

« Votre lettre du 5 août m'est parvenue, et je vois avec une bien grande satisfaction que vous n'avez point abandonné le Rocher des siècles, d'où jaillissent ces eaux qui désaltèrent tous ceux qui en ont soif, et je suis bien persuadé que vous ne l'abandonnerez jamais ; que ni la mort, ni la vie, ni les choses présentes, ni les choses à venir, etc., ne vous sépareront jamais de l'amour que Dieu vous a montré en Jésus-Christ notre Seigneur. En effet, quand on a goûté combien le Seigneur est bon, qu'on a joui pendant plusieurs années des délices de son sanctuaire, les choses du monde deviennent si fades, si insipides, qu'on ne peut plus y trouver aucun plaisir.

« L'état de privation où vous vous trouvez, en fait de la prédication de l'Évangile, est sans doute une grande épreuve, puisque cette divine parole est plus douce que le miel, même que ce qui distille des rayons de miel ; mais vous n'êtes pas encore privées de tous moyens ; vous avez encore de beaux et grands privilèges ; vous jouissez du plus grand, puisque Jésus-Christ, le souverain sacrificateur de votre profession, est au milieu de vous pour vous instruire et vous bénir. Écoutez-le donc attentivement ; ayez sans cesse recours à son grand sacrifice. Il nous faut mourir à tout ici-bas : à nos parents, à nos amis, et même aux douces consolations que l'on éprouve quand on jouit de la prédication régulière de l'Évangile. Il ne faut pas sans doute tomber dans une espèce d'indifférence à l'égard de ces grands avantages, car plus notre âme possède la vie de Dieu, plus ils nous paraissent grands ; mais quand le Seigneur nous les ôte, nous devons nous charger de notre croix et suivre l'Agneau quelque part qu'il nous conduise. Je pense qu'il n'est point sur la terre de situation où tous nos désirs soient satisfaits : il nous manque toujours quelque chose. C'est ce qui fait qu'il y a tant de personnes, et quelquefois parmi les enfants de Dieu, qui voudraient bien changer de situation. Si le Seigneur leur accordait ce qu'ils désirent, ils trouveraient encore après cela qu'il manque quelque autre chose. Ainsi la sagesse consiste à être content de toutes les dispensations de la Providence, sachant que tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu.

« C'est là une leçon que je cherche à apprendre journellement, prenant bien garde que les désagréments que je crois aussi trouver dans ma situation présente, ne m'empêchent d'apercevoir les avantages multipliés dont le Seigneur me favorise.
« Je remercie nos soeurs de m'avoir marqué l'état de leurs âmes. Je vais tâcher de leur répondre par ordre.
« À notre soeur Anne Lucas, de Périers.

« La vue de nos imperfections est pénible ; mais elle est très salutaire pour nous conserver dans l'humilité et pour nous porter à supporter les défauts des autres. C'est ce qui fait que plus on se connaît soi-même, plus on est humble et rempli de charité pour le prochain, et plus on est convaincu que tout le salut est du Seigneur, qu'il est notre Alpha et notre Oméga, notre sagesse, notre justice, notre sanctification, notre rédemption. Se donner tout à lui, c'est quitter le monde pour venir vivre sur les bords du paradis.

« À notre soeur Anne Gautier.
« Quand nous éprouvons que le Seigneur continue à nous bénir malgré nos infidélités spirituelles, nous devons redoubler d'amour pour lui ; cela nous fait voir aussi qu'il est un Sauveur débonnaire. Les avant-goûts qu'il nous donne de la gloire à venir, et de la félicité céleste, sont un cordial pour nous fortifier dans nos combats, et pour nous faire mourir aux plaisirs de la vie. Plus nous penserons à Jésus, nous reposant sur ses mérites, plus il nous fera boire de ce cordial céleste ; croire de tout son coeur en Jésus, c'est boire à la coupe du salut.

« À notre soeur Anne Paisant.
« Soit que nous mettions le temps à profit ou non, notre vie s'écoule : c'est comme un torrent qui passe avec une grande rapidité, et dont bientôt il ne reste plus rien. C'est pourquoi profitez du jour du salut. Le moyen de n'avoir point son âme combattue, c'est de renoncer à soi-même, de prendre Dieu pour sa haute retraite. Là nos ennemis spirituels ne nous peuvent rien : hors de Dieu nous sommes assaillis d'une foule d'ennemis qui nous pressent de toutes parts. La prière est l'arme que Dieu a donnée au fidèle pour repousser ses ennemis : une âme qui ne prie point est comme une sentinelle endormie.

« À notre soeur Rachel Paisant.
« Il n'y a en nous rien que faiblesse. Jésus seul est notre force : nous devons donc nous reposer sur ce divin crucifié, nous laver dans son sang, nous envelopper de sa justice, nous parer de toutes ses vertus ; et l'âme fait toutes ces choses quand elle ne repose l'espoir de son salut que sur ses souffrances, sur sa mort, et lorsqu'elle prend exemple sur lui. Cherchons à vivre comme Jésus-Christ a vécu, et cet adorable Sauveur viendra nous aider et nous fortifier par son Esprit. La vraie piété, la seule qui puisse nous ouvrir la porte des cieux, c'est celle qui nous rend conformes à notre divin modèle.

« À notre soeur Marie-Anne André.
« Quand nous sentons notre pauvreté, notre insuffisance pour glorifier Dieu, il faut nous enfoncer, nous perdre en lui qui est un abîme de miséricorde, et tenir nos âmes devant lui dans un respectueux silence. Il faut chercher à devenir un même esprit avec lui, par la foi en Jésus-Christ, afin d'être revêtus de sa force, et pour sentir en nous le développement de sa puissance. Alors l'âme sent qu'elle n'est plus rien, qu'elle est perdue en Dieu qui est en elle tout en tout, et que c'est par lui qu'elle pense, qu'elle agit, qu'elle opère : c'est là être rempli de la plénitude de Dieu.

« À notre soeur Anne Lucas, de Beuville.
« Si nous étions toujours remplis de Dieu, nous jouirions continuellement de sa divine présence. Dans cet état la vie n'est que délices. C'est se nourrir du pain des anges ; c'est se désaltérer à la source des eaux vives. Les desseins de Dieu sont que nous jouissions de ce bonheur, et le moyen d'y parvenir, c'est de ne point se creuser de citernes crevées qui ne peuvent contenir les eaux, ou bien, en d'autres termes, c'est chercher son bonheur uniquement en Dieu. Quand nos âmes se vident des créatures, Dieu vient les remplir de son Esprit, de sa félicité : vivre en Dieu et pour Dieu, c'est vraiment jouir des glorieux privilèges de notre existence.

« À notre soeur Madeleine Martin.
« Le sentiment de notre incapacité, joint avec la vue de la majesté infinie de l'Être suprême, peut nous faire tomber dans une espèce de langueur spirituelle ; il faut alors chercher du soutien. Reposons-nous donc sur le céleste Époux de nos âmes, comme l'épouse, dans le Cantique des cantiques, le fait en sortant du désert. Alors, en notre langueur nous trouverons mille douceurs. Jésus nous fera part de sa myrrhe et de ses drogues aromatiques ; il nous donnera de son miel, de son lait, de son vin. Nous devons aussi chercher que Jésus ne soit pas comme un ami qui passe, et qui nous visite de temps en temps. Tâchons de le retenir chez nous ; et pour cela il faut sans cesse faire attention à lui, autrement il s'échappe bientôt et disparaît.

« À notre soeur Françoise Martin.
« Si nous voulons n'être jamais dans la disette, que l'Éternel soit continuellement notre berger ; il nous fera reposer dans des parcs herbeux, et nous mènera le long des eaux tranquilles : gardons-nous de quitter sa houlette et les lieux où il fait reposer ses brebis. Notre nature corrompue quelquefois nous emporte et nous empêche d'écouter la voix du divin berger, de Jésus-Christ le grand Pasteur de nos âmes ; il faut donc que nous résistions à cette nature corrompue, en mortifiant les affections de la chair par l'Esprit : plus nous serons morts à nous-mêmes, plus nous trouverons de bonheur à obéir à Jésus. Ce qui nous empêche de faire des progrès dans la vie divine, c'est que nous résistons à l'Esprit qui veut nous conduire à cette mort.

« À notre soeur femme André.
« De quelque côté que nous portions nos regards, tout nous annonce, dans la nature comme dans la grâce, que la bonté du Seigneur est sans bornes ; par conséquent, il doit être un bon maître et doux à servir : aussi est-ce le témoignage que nous en ont rendu ses plus fidèles serviteurs. Si ensuite nous parcourons tous les rangs de la société, nous voyons que c'est en vain que l'homme est comblé d'honneurs ou de richesses, ou qu'il se livre aux plaisirs mondains, tout cela ne saurait hors de Dieu le rendre heureux. Et le pauvre, ou l'homme dans la médiocrité, riche en son Dieu, mène une vie de délices. Toutes les choses terrestres ne sont que comme une ombre qui passe. Dieu seul est notre bien réel, substantiel, permanent, éternel.

« J'espère que nos soeurs ne prendront pas mal les petites réflexions que j'ai faites sur leurs expériences, et qu'elles voudront bien continuer à me faire part de leur état ; cela me fera beaucoup de plaisir. Quant à ce que vous me marquez aussi par rapport à vous, voici ce que je pense. Pour bien juger de notre état spirituel, il faut non seulement considérer les grâces que nous ressentons, mais encore examiner si nous connaissons bien la profondeur de la corruption qui est en nous ; si nous en gémissons ; si elle nous est insupportable ; si nous en cherchons la délivrance uniquement par la foi dans l'efficacité du sang de Jésus-Christ, et en même temps en faisant tous nos efforts pour produire tous les fruits de sainteté et de justice en notre pouvoir.

« Quand on est dans cet état, on n'est pas loin du royaume des cieux : le règne de Dieu n'est pas loin d'être établi dans toute sa puissance, sa gloire et sa beauté. Les ennemis de Dieu sont près d'être entièrement bannis du coeur. Dieu est sur le point de prendre une entière possession de l'âme, en lui accordant une délivrance parfaite, en la rendant capable de le servir en toute justice et sainteté. Quant à cette parfaite délivrance, voyez Luc 1, 71, 74, 75 ; I Thess., V, 23 ; Matt. V, 8. Une entière sanctification est offerte à tous ; il n'y a point de présomption à chercher à l'obtenir ; c'est même notre devoir.

Si la plupart de ceux qui aiment Dieu passent presque toute leur vie sans l'obtenir, c'est parce que les uns ne la recherchent point, d'autres ne le font point avec assez d'ardeur, d'autres encore ne croient pas pouvoir l'obtenir, ou s'ils l'obtenaient, ils croient qu'ils ne pourraient la conserver. Cette grâce est sans contredit incompatible avec la présomption, puisqu'elle détruit entièrement l'orgueil dans le coeur : et c'est même une sûre marque que nous sommes sanctifiés entièrement, quand nous apercevons qu'il n'y a plus d'orgueil en nous. Cette grâce inestimable est donnée à qui croit de tout son coeur que le sang de Jésus-Christ purifie de tout péché.

Voilà ce que la parole de Dieu m'apprend à ce sujet, ce que j'ai entendu de la bouche de ses serviteurs qui vivent sous cette glorieuse dispensation et ce que j'en ai ressenti moi-même en goûtant les premiers fruits de ce don céleste. Que je désirerais de revoir et d'entendre ceux que je connais, qui vivent dans une étroite communion avec Dieu ! (8) Mais il y a entre eux et nous une grande barrière ; je ne sais quand elle sera levée : toutefois, je me résigne à la volonté du Seigneur.

« Du PONTAVICE ».

Cette lettre du 16 août devait être la dernière de ces épîtres vraiment pastorales, au moyen desquelles du Pontavice continuait son oeuvre au milieu de ses amis de Beuville. Il ne tarda pas en effet à comprendre, par la diminution rapide de ses forces, que sa vie approchait de son terme. « Depuis longtemps, raconte son collègue Alègre, il se plaignait d'un mal à la gorge, et il négligeait toujours de faire quelques remèdes. Il avait même été rassuré à cet égard par un médecin de Fougères. Cependant cette indisposition s'était fort aggravée, et à cela s'était joint un dérangement d'estomac également invétéré, et que nous avons ignoré longtemps. Enfin, pendant une réunion de quelques pasteurs à Luneray, il se trouva insensiblement plus mal et, je l'avoue, sans que cela nous tirât de notre sécurité. Mais, à son retour, il déclara qu'il se sentait bien mal ; il fit encore une prédication à Saint-Antoine, et ce fut la dernière. Sa faiblesse ne lui permit plus de fonctionner. Mais, au milieu des vives inquiétudes de ses amis, il conserva la même sérénité (9). »

Il écrivit aux anciens de l'Eglise réformée d'Autretot, vers la fin du mois de septembre, ce qui suit :
« Il y a longtemps que ma santé est altérée, ce que vous devez avoir aperçu vous-mêmes par le grand changement qui s'est fait en moi. Mais comme mes forces n'étaient pas encore épuisées, je continuais toujours à travailler. Aujourd'hui je me trouve obligé de m'arrêter, ma santé ayant été en empirant d'une manière étonnante depuis une douzaine de jours ; ainsi je ne prévois pas pouvoir me rendre au milieu de vous au commencement d'octobre. Il me faut absolument du repos et prendre des remèdes pour ma guérison, si toutefois il est encore temps. La volonté du Seigneur soit faite ! je désire le glorifier soit par ma vie, soit par ma mort : il sait ce qui m'est le meilleur et je me remets entre ses mains. »

Pressentant sa mort prochaine, du Pontavice voulut finir sa vie dans un milieu où il pût être entouré de la sympathie et des prières de personnes vraiment pieuses. Il n'eût pas trouvé un tel milieu dans sa famille catholique à Fougères, où sa mort, qu'il voulait conforme à sa vie, eût peut-être fait scandale. Il ne l'eût pas trouvé complètement non plus à Bolbec, où sa piété était plus admirée que comprise. Il se décida à demander à ses amis de Beuville leur hospitalité pour sa vie, si elle se prolongeait encore quelque temps, ou pour sa mort, si, comme tout l'annonçait, elle devait être prochaine.

Voici la lettre qu'il leur écrivit :

À MADEMOISELLE HOUEL, A BEUVILLE (10).

Bolbec, 2 octobre 1810.

« J'ai reçu votre lettre, avec les expériences de nos soeurs ; mais je n'y répondrai point cette fois, car j'ai le projet d'aller vous faire une visite la semaine prochaine, s'il m'est possible. Cette nouvelle va vous causer à toutes de la joie ; mais cette joie sera bien courte, quand vous saurez que le mauvais état de ma santé me fera entreprendre ce voyage, si les forces me le permettent. Je voudrais bien, si vous voulez me supporter dans mes infirmités, aller chercher la vie spirituelle et corporelle au milieu de vous, ou y mourir, si telle est la volonté de Dieu.

« Voici ma maladie. Depuis bientôt deux ans, je me suis senti indisposé par un rhume, qui tomba sur la poitrine, et qui m'a donné ce qu'on appelle un catarrhe. Je me suis négligé, m'exposant continuellement à la fatigue et à toutes les intempéries de l'air. Je tousse fort peu, et le plus ordinairement quand je suis couché. La poitrine n'est point attaquée, mais seulement affaiblie, et, pour me guérir, il faudrait en détourner l'humeur ou fortifier la poitrine. Ici il y a un excellent médecin qui me traite depuis huit jours, et je pourrais, avec l'assistance de Dieu, y trouver la guérison, si je n'avais encore une autre sorte de mal, qui est toujours mortel, quand on ne lui applique pas le seul et vrai remède qui y convient, et voici quel est ce mal.

« Né avec une extrême sensibilité, crainte de faire de la peine aux autres, j'aime mieux souffrir et concentrer en moi mon chagrin. Je vous ai quelquefois fait part des épreuves de ma situation, qui sont plus nombreuses que je ne pourrais vous le dire dans une lettre. Ces épreuves ont tellement navré et rongé mon coeur, qu'elles ont amené un dépérissement. Je me suis fait violence, j'ai fait mes efforts pour me résigner, mais, malgré tout cela, la douleur était toujours en mon coeur. Si j'eusse eu à Bolbec des personnes selon mon coeur, avec lesquelles j'eusse pu me réjouir en notre Seigneur ; si j'eusse eu le succès que je désirais dans mon ministère, voyant les âmes en grand nombre se convertir au Seigneur ; si je n'eusse point eu les mains liées à bien des égards, je suis porté à croire que je ne serais pas dans l'état où je suis. Au lieu d'avoir quelque sujet de consolation autour de moi, tout me causait de la peine.

« Il me faut du repos maintenant, et je sens le besoin de rompre tous mes liens et de chercher ce que mon coeur désire. Il me faut des amis en Jésus-Christ, avec lesquels je puisse épanouir mon coeur si longtemps flétri par la contrainte et le chagrin. Et si ce remède ne me guérit pas, mon mal est incurable, il me faudra bientôt déloger ; car il m'est impossible de vous dépeindre le chagrin que j'éprouve de n'être pas au milieu de ceux qui connaissent le Seigneur.

« Si vous voulez donc me supporter dans mes infirmités, j'irai tenter ce remède au milieu de vous. Répondez-moi au plus tôt. Peut-être que je partirai cependant avant d'avoir reçu votre réponse ; mais vous serez du moins prévenue du sujet de mon voyage. Quant aux frais que je pourrai occasionner, vous devez être tranquille à ce sujet. Je vous enseignerai le régime que je dois garder et qui est très simple. J'ai déjà eu une longue atteinte de cette dernière maladie, lorsque j'étais dans mon pays, et dont le Seigneur m'avait fort bien rétabli, en usant du même remède ; il est vrai que je n'avais pas cette affection catarrhale. Je vais et je viens comme à mon ordinaire ; je dors assez bien, l'appétit est à peu près le même ; seulement une petite fièvre lente, causée par le chagrin.

« Du reste, mes très chères soeurs, je sens en moi de la résignation ; je ne refuse point de mourir, et j'espère que le Seigneur sera glorifié en moi, soit par la vie, soit par la mort. Il me semble que je ne crains pas de mourir et que la mort a perdu son aiguillon. »

Dans cette lettre, du Pontavice, en général si réservé, ouvrait son coeur et disait la cause de la douleur qui remplissait son âme et allait creuser prématurément sa tombe. Il avait essayé de communiquer aux Églises de Normandie le feu sacré qui le consumait, et il s'était heurté à une indifférence polie, mais glaciale. Les temps n'étaient pas mûrs pour le réveil, et les Français, enivrés par l'épopée napoléonienne, n'avaient ni le goût ni le temps de songer au salut de leurs âmes. Ils eussent dit volontiers, comme les Athéniens, parlant de Paul : « Que nous veut ce discoureur ? Il semble annoncer des divinités étrangères. » Quelques années plus tard, du Pontavice eût trouvé des âmes amollies par les désastres qui mirent fin à l'Empire. Mais pour le moment, la France semblait n'avoir d'autre dieu que Napoléon, et d'autre Évangile que ses bulletins de victoire. Les protestants n'étaient pas les moins fervents parmi les adorateurs de l'idole, et les prédicateurs brûlaient à ses pieds l'encens de leur rhétorique, au lieu de prêcher Christ crucifié.

Et voilà pourquoi Pierre du Pontavice, à peine âgé de quarante ans, s'en allait mourir à Beuville.
Les amies de Beuville, auxquelles du Pontavice demandait l'hospitalité pour les dernières semaines de sa vie, furent heureuses de donner cette suprême marque de respect et d'amour à l'homme qu'elles considéraient comme un saint. Il partit donc aussitôt de Bolbec, accompagné jusqu'à Honfleur par son collègue Alègre. Le voyage fut heureux, et l'accueil qui lui fut fait à Beuville fut cordial et empressé. On le trouva, presque méconnaissable, tellement la maladie l'avait amaigri. On montre encore, dans cet humble village, la maison et la chambre qui furent son dernier logis ici-bas. Pendant la première quinzaine, il put encore sortir de la maison, mais, sa faiblesse augmentant, il dut ensuite garder la chambre, qu'il ne quitta plus que pour aller au tombeau. Dans une courte lettre au pasteur Alègre, il disait que les remèdes n'avaient plus aucun effet et que la maladie suivait son cours. Puis il ajoutait :

« Quant à la situation de mon esprit, elle est toujours la même. Résigné, soumis à la volonté de mon Père céleste, attendant avec calme le résultat de ma maladie, et me réjouissant dans la glorieuse espérance de m'en aller avec Lui, si son bon plaisir est de terminer mes travaux. Je sais que je ne mérite que châtiments et que, si Dieu voulait entrer avec moi en compte, sur mille articles je ne pourrais répondre sur un seul. Mais Jésus est mon garant ; Jésus, qui est mort pour moi, est mon unique espérance (11). »

Peu de jours après, il reçut la visite de son collègue Laurent Cadoret, venu de Luneray pour le voir une dernière fois. Nous avons sur cette entrevue les détails suivants, donnés par ce pasteur lui-même :
« Un frère, à la visite duquel il ne s'attendait pas, se présente à lui, non à son lit, mais dans sa chambre de mort. Il le trouve assis près de son feu, un livre à la main. « Je suis fâché, lui dit-il, que vous vous soyez dérangé pour venir me voir de si loin. La compagnie, même celle de mes amis, me gêne ; j'aime à être seul avec Dieu. » Telle était en effet la disposition de son coeur et de son esprit : lui et son Dieu. Ne voulant pas le contrarier à cet égard et les secours humains ne lui manquant pas, l'ami dont je parle ne put parler longtemps. À sa dernière visite pour lui dire adieu, il le trouva encore près du feu ; c'était, je pense, huit jours avant sa mort. La conversation fut courte ; très affaibli qu'il était déjà, il dit peu de paroles. Après un peu de silence, il se leva, alla en chancelant à son secrétaire, revint et s'assit. Un moment après, il tendit le bras, un petit rouleau dans sa main : « Tenez », dit-il. Tout absorbé en Dieu, lui, si bien élevé et si délicat en toutes choses, ne savait plus faire des embarras, encore moins de la politesse. « Tenez », répéta-t-il. Son ami résistant, il insista : « Prenez cela », lui dit-il, « prenez, prenez, c'est de mes épargnes ; je ne fais point de tort à ma famille, elle n'en a pas besoin. Vous avez des enfants ; je connais votre position. » Son ami, continuant à hésiter d'accepter, il finit par lui dire : « Eh bien ! c'est comme si je vous le prêtais ; si je me rétablis, vous me le rendrez ! » Le rouleau contenait cinquante louis (12).

En quittant, pour ne plus le revoir, son ami Cadoret, du Pontavice lui remit une lettre qui était un adieu à son troupeau. Elle était adressée à M. et Mme Hérubel, de Saint-Antoine :
« Je vous écris deux mots pour vous faire mes derniers adieux et à tous les amis. Ma faiblesse est telle, que probablement mon corps tout chancelant tombera dans le sépulcre en fort peu de temps. Je suis entièrement soumis à la volonté de Dieu, et je me dis à moi-même : si je n'avais pas cherché à servir le Seigneur, que mon état serait déplorable ! Mais j'éprouve en ce moment toute la bonté de ses promesses. Je sens que Dieu est avec moi, qu'il me soutient, qu'il me console et qu'il me remplit de joie, dans l'espérance qu'il va me retirer dans son royaume. Ainsi, chers amis, ne plaignez pas mon sort, car je trouve qu'il est désirable. Préparez-vous à venir me rencontrer dans le séjour du bonheur, en vous attachant à vos devoirs, renonçant à toutes mauvaises oeuvres, profanation du jour du sabbat, et en vous repentant sincèrement, et mettant l'espoir de votre salut en Jésus-Christ. Ce sont les voeux de votre pasteur mourant.
« Adieu, adieu, chers frères et amis !

« Du PONTAVICE (13). »

Il écrivit encore une lettre, qui fut probablement la dernière qu'il ait écrite, à son collègue le pasteur Alègre, de Bolbec :
« Regardez cette lettre finalement comme celle de mes derniers adieux. Je suis d'une grande faiblesse, et qui augmente tous les jours. Je ne crois pas pouvoir vivre longtemps désormais, et je m'attends à mourir dans peu... Le Seigneur est avec moi d'une manière bien gracieuse et bien sensible : il comble mon âme de ses plus précieuses bénédictions, me réjouit, me soutient, m'encourage et me remplit de l'espoir glorieux de l'immortalité. Oh ! que je me réjouis maintenant d'avoir cherché à le servir, quoique je l'aie mal servi. Il veut bien passer par-dessus mes défauts et me pardonner. Et à présent que j'approche de l'éternité, il me donne une ferme foi en ses grandes compassions et remplit mon coeur d'assurance, en m'accordant une vive foi en l'efficacité infinie du sacrifice de notre Seigneur Jésus-Christ...

« Adieu, adieu, cher frère ! C'est ici la dernière lettre que vous recevrez de moi. Mes Églises ne doivent pas en attendre non plus. Il faut que je me prépare pour l'éternité.
« Adieu, adieu !
« Que la bénédiction toute puissante de l'Éternel s'étende puissamment sur vous, Monsieur Alègre, et tous vos enfants ! Je suis votre frère en Christ.

« Du PONTAVICE (14) »

En publiant cette lettre, huit ans après, dans la notice qu'il consacra à du Pontavice, Alègre l'appelle « un précieux monument, souvent baigné de mes larmes. » Dès qu'il l'eût reçue, il se mit en route pour se rendre auprès de son collègue mourant. Mais il apprit sa mort en arrivant à Rouen.

Nous possédons heureusement sur la fin de du Pontavice une lettre pleine de détails touchants, écrite à Mme Mahy, alors à Guernesey, par Mlle Houel, sa soeur, qui soigna, avec un grand dévouement, le cher malade :

Beuville, 30 décembre 1810 (15).

« Notre cher ami du Pontavice a terminé sa glorieuse carrière ; son âme triomphante est entrée dans le séjour de l'immortalité.

« Il y a deux ans qu'il fut attaqué d'un catarrhe, accompagné d'une fièvre lente, à laquelle son grand zèle à travailler au salut des âmes ne lui permit pas d'abord de faire attention ; mais enfin le progrès de sa maladie devenant plus sensible et plus rapide, il se vit dans la nécessité d'avoir recours au médecin, et, se trouvant alors incapable de faire ses fonctions ordinaires, il lui vint au coeur de se rendre ici, pour y tenter sa guérison ou pour y mourir, si c'était la volonté de Dieu : telle fut sa manière de s'exprimer dans la lettre qu'alors il nous écrivit.

« Les progrès de sa maladie furent si rapides qu'à peine il lui restait assez de force pour supporter le voyage en voiture, et quand il arriva ici, il était presque méconnaissable, il était comme un squelette. Quinze jours après, il fut obligé de garder entièrement sa chambre, d'où il n'est descendu que pour aller au tombeau. Quelques semaines avant son décès, il choisit d'être enterré dans la sépulture de notre famille, et c'est ce que nous avons fait ; son convoi funèbre fut suivi d'un grand nombre de personnes des deux paroisses et précédé du Rev. M. Sabonnadière. On peut dire que ses amis, ses troupeaux et la génération entière font une grande perte en sa personne. Les voies de Dieu ne sont pas nos voies, ni ses pensées nos pensées.

« Je n'ai pas besoin de dire combien cette séparation a été pénible pour nous tous. Combien de fois, pendant le cours de sa maladie, avons-nous passé de l'espoir de sa guérison à la crainte de son délogement, dont l'idée nous désolait ! Quant à lui, dès qu'il sentit le grand dépérissement de sa santé, il fut remplit d'une joyeuse et parfaite résignation à la volonté de Dieu, vie ou mort.

« Oh ! comme il a glorieusement triomphé de ce dernier ennemi ! avec quel courage, avec quelle sainte joie il envisageait la mort ! Il ne pouvait admettre de conversations que celles qui roulaient sur Dieu et sur les choses célestes. Il était tout absorbé dans l'amour de Dieu. « Je ne puis, disait-il souvent, douter un seul moment de mon bonheur éternel ; mon âme est heureuse en Dieu. Oh ! qu'il est bon ! qu'il est bon ! Il me fait goûter les fruits délicieux de l'arbre de vie. » D'autres fois, il disait avec une sainte confiance : « J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé ma course, j'ai gardé la foi ; quant au reste, la couronne de vie m'est réservée. »

« Quelquefois ses sensations spirituelles étaient si fortes que son corps en était prêt à tomber en défaillance : « Ce sont, disait-il, des rafraîchissements que le Seigneur me donne de temps en temps. Oh ! qu'il est bon ! » Quand les amis venaient le voir et lui demandaient comment il se trouvait, il répondait : « Comme à l'ordinaire, comme un homme qui va vers la céleste patrie. »

D'autres fois, il disait : « Je ne suis plus de ce monde ; je m'en vais à la maison de mon Père céleste. » Et quand, à la vue du triste vide qu'il laisserait après lui, il nous échappait de profonds soupirs, suivis d'une abondance de larmes, il nous reprenait doucement en nous disant : « Ah ! ne faites pas ainsi ; ne vous affligez point de mon bonheur ; aidez-moi plutôt à me réjouir en mon Dieu ; parlez-moi de la mort, parlez-moi du paradis ; je ne veux plus m'occuper que de mon Dieu. Mon désir tend à déloger ; toutefois je trouve une profonde résignation à sa sainte volonté ; je sais qu'il peut me rétablir, si c'est son bon plaisir : toutes choses lui sont possibles... Toutefois, ajoutait-il, je regarderais cela comme une espèce de miracle. »

« Il est à remarquer qu'il ne parlait que très difficilement, parce que le catarrhe lui occasionnait un très grand mal de gorge, de manière qu'il ne parlait qu'à voix basse, et le plus rarement possible, car cela le faisait beaucoup souffrir par une cruelle toux qui l'excédait. La fièvre diminua graduellement ; les deux dernières semaines de sa vie, il en sentit très peu. Sa faiblesse corporelle était si grande qu'il ne pouvait lire ; mais il nous faisait lire auprès de lui tous les jours, car il témoignait que cela lui faisait un sensible plaisir. « Cela, nous disait-il, nourrit mon âme et contribue à l'accroissement de mon bonheur. Oh ! que je suis heureux en Dieu ! »

« Environ quinze jours avant sa mort, il me dit, entre autres choses, qu'il était entièrement persuadé que sa dissolution était proche, et que cette pensée le remplissait d'un bonheur inexprimable ; qu'il trouvait avec Dieu son Sauveur une union délicieuse. « La nuit, quand je suis couché, continua-t-il, je prie et m'entretiens continuellement avec Lui. Je ne puis périr ; mon bonheur est assuré pour l'éternité. Que je suis heureux d'avoir servi le Seigneur ! Où en serais-je à présent, si j'avais suivi le monde ? Seigneur, que tu es bon de m'avoir ainsi recherché dans le temps que je ne pensais pas à toi ! Seigneur, assiste-moi, bénis-moi ; tu l'as toujours fait et tu le feras jusqu'au bout. » C'est ainsi qu'il triomphait en Christ, et qu'il régnait avec lui dès ici-bas.

« Il n'a gardé le lit que huit jours ; alors on lui faisait toutes les attentions possibles ; deux personnes le veillaient toutes les nuits. Toutes ses paroles étaient pour la gloire de Dieu et pour notre édification. Les deux derniers jours, il parlait avec beaucoup plus d'aisance qu'à l'ordinaire. Il eut encore de fortes sensations spirituelles et de fervents entretiens avec Dieu. Il était comblé de joie, il en était comme inondé : c'était un fleuve dont les flots étaient si rapides que ses paroles en étaient souvent interrompues. « Oh ! reprenait-il ensuite, quel bonheur ! et pour toute l'éternité ! »

« Le dernier jour de sa vie, il me dit, en mangeant :
« J'ai plus d'appétit qu'à l'ordinaire ; c'est le signe d'un rétablissement ou d'une dissolution prochaine : la volonté du Seigneur soit faite ! » Le soir, il soupa fort peu, la fièvre se fit ressentir et augmenta jusqu'à minuit ; alors elle fut très violente, non qu'elle lui fît perdre la connaissance ou qu'elle occasionnât aucune torture convulsive, mais seulement une chaleur très grande. Sur les cinq heures, la fièvre cessa, mais ce fut pour faire place à une disposition convulsive ; le pouls sautait par intervalles, ensuite il frémissait ou s'agitait violemment. Alors ce cher pasteur nous dit avec une grande fermeté, ou plutôt avec une grande joie, que l'heure de son délogement était venue. Il fit ses adieux à sa famille (16), ensuite à tous ses amis. Je lui dis qu'il était bien heureux, qu'il allait bientôt être avec Jésus-Christ en sa gloire. Il me répondit : « Oui, oui ; mais je crains que ce ne soit pas tout à l'heure, que ce ne soit qu'à un jour ou deux d'ici. Après quoi, il nous sembla qu'il s'entretenait avec les intelligences célestes, en les sollicitant de le transporter au sein de la Béatitude.

Après un moment de silence, je lui demandai si son âme était toujours aussi heureuse. Il répondit : « Oui, je suis heureux, mais je souffre ; - et quand on souffre, on ne peut s'exprimer avec tant de facilité. » En effet, il était facile de voir qu'il souffrait, puisqu'il était déjà couvert d'une sueur agonisante ; toutefois ses paroles étaient toujours l'effusion d'une joie concentrée ; sa bouche ne s'ouvrait que pour prononcer des bénédictions, des louanges et des actions de grâces. Quand il eut perdu la parole, après environ trois quarts d'heure de repos, il rouvrit les yeux, leva sa main droite vers le ciel, y porta ses regards mourants, avec un sourire angélique, qui exprima sur tous ses traits la paix et le bonheur dont son âme était comblée ; et bientôt, après il s'endormit si doucement que nous ne pûmes percevoir son dernier soupir. »

C'était le samedi, 1er décembre 1810, à huit heures du matin. Le lundi suivant, son corps fut déposé dans la tombe, à l'endroit qu'il avait choisi. Le cortège funèbre, à la tête duquel marchait le pasteur de Caen, se composait surtout des protestants de Beuville et de Périers. Les protestants de cette contrée n'avaient pas encore de cimetières et enterraient leurs morts dans leurs champs et leurs jardins. Le lieu où reposent les restes du pieux du Pontavice est en harmonie avec la simplicité de son caractère : placé au fond d'un jardin, son tombeau semble se cacher aux regards indiscrets, comme sa vie, cachée avec Christ en Dieu, se dérobait à la vue superficielle des mondains. Ses amis ont marqué l'endroit où il repose au moyen d'une pierre tombale, sur l'un des côtés de laquelle se lit cette inscription :
Ici repose le corps du Révérend M. Pierre-Thomas-Euzèbe du Pontavice-Vaugarny, fidèle ministre de N.-S. Jésus-Christ, en l'Eglise consistoriale de Bolbec, lié à Fougères le 21 mai 1770, mort à Beuville, le 1er décembre 1810.

De l'autre côté de la pierre se trouvait un texte qui paraît être : La mort des bien-aimés de l'Éternel est précieuse devant ses yeux, mais qui est presque complètement effacé (17).
Deux hommages d'ordre ecclésiastique furent rendus à la mémoire de Pierre du Pontavice. Le premier est consigné en ces termes dans les registres du consistoire de Bolbec, en date du 11 décembre 1810 :
« L'Assemblée, entretenue par son Président de la maladie et du décès du digne pasteur, M. du Pontavice-Vaugarny, de Fougères, a délibéré de faire mention sur ses registres de ce qui suit :

« 1° Du départ de ce pasteur pour cause de maladie et dans le dessein de changer d'air en allant à Beuville, près de Caen, et de la visite que les anciens lui ont faite avant son départ pour lui témoigner les voeux faits pour sa santé ;

« 2° De l'édification toute particulière des lettres d'adieu que ce pasteur, sentant approcher sa fin, à écrites à ses Églises et à notre pasteur, son ami ;

« 3° De la formule qui a été ajoutée. aux prières dans tout l'arrondissement consistorial pour que Dieu daigne conserver ce pasteur ;

« 4° De la déclaration que la Compagnie fait comme un hommage rendu à la vérité, que la vie et la mort de ce pasteur, qui sera longtemps regretté, ont rappelé la vie et la mort d'un juste et d'un élu ;

« 5° De la communication qui a été donnée au ministre des cultes et aux autorités compétentes du décès de ce pasteur, qui a eu lieu à Beuville, près de Caen, le 1er de ce mois (18). »

L'autre hommage rendu à la mémoire de du Pontavice, le fut par la Conférence méthodiste de 1811, sous la forme d'une notice biographique, comme elle en consacre une à tous ses pasteurs décédés (19). On en lira la traduction à l'Appendice, et l'on remarquera l'amour, la confiance et l'admiration avec lesquels les membres de la Conférence parlent de ce pasteur, qu'ils comptaient toujours comme l'un des leurs et qui lui-même avait gardé un vif attachement et une profonde reconnaissance pour la société religieuse au sein de laquelle il était né à la vie spirituelle et avait fait des expériences bénies.

Pasteur officiel de l'Église réformée et missionnaire méthodiste en France, du Pontavice ne crut jamais que ces deux qualités fussent incompatibles, et il demeura fidèle jusqu'à sa fin à ces deux associations, qui l'une et l'autre, comme on vient de le voir, surent apprécier son noble caractère et ses fidèles services (20).


(1) Il en a été déjà parlé au chapitre précédent, page 153

(2) Mag. méth., 1817, p. 241.

(3) Il s'agit ici de Mme Mahy, née Houël, qui avait accompagné son mari dans son pays natal, l'île de Guernesey. Le voyage semblait avoir amélioré l'état de santé de William Mahy, qui se remit même à prêcher. L'amélioration ne fut malheureusement pas durable. 

(4) Mag. méth., 1817, p. 242.

(5) Le docteur Coke, avec lequel du Pontavice avait voyagé. Voy. le chapitre III.

(6) Mag. méth., 1817, p. 243.

(7) Mag. méth., 1817, p. 244.

(8) Les Méthodistes d'Angleterre.

(9) Archives du Christianisme, 1818, page 367.

(10) Mag. méth. des Îles de la Manche, 1817, page 248.

(11) Archives, 1818, page 568.

(12) Lettre de Laurent Cadoret au rédacteur du Magasin wesleyen, de Paris, 1839, page 235.

(13) Archives, 1818, page 368.

(14) Archives, 1818, page 369. 

(15) Mag. méth., 1817, page 250.

(16) Ces mots sont les seuls qui permettent de supposer que quelques membres de la famille du Pontavice, de Fougères, étaient venus à Beuville, pour assister à la mort de leur parent.

(17) C'est ainsi du moins que, au mois de mai 1903, nous avons interprété cette inscription, qui est en fort mauvais état. Disons toutefois que l'auteur de la Notice de 1839, qui vit la tombe de du Pontavice, vers 1820, y lut ces paroles de saint Paul : J'ai combattu le bon combat, etc. (Mag. wesleyen, Paris, 1839, p. 231.)

(18) Communiqué par M. le pasteur Barthié, président du Consistoire de Bolbec.

(19) Minutes de 1811, p. 195


(20) Jusqu'en 1809, la Conférence britannique fit figurer le nom de Pierre du Pontavice à Jersey, dans la liste de ses stations. L'état de guerre entre la France et l'Angleterre ne permettait pas une désignation plus précise. Mais en 1810, elle modifia cette désignation et inscrivit, dans ses Minutes, la mention suivante : « Pierre du Pontavice est maintenant en mission à l'étranger. » Enfin, en 1811, elle enregistrait sa mort, en lui consacrant la notice qu'on lira à l'Appendice.

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