Le Dr Coke avait une cinquantaine d'années, lorsque la Providence mit
sur son chemin Pierre du Pontavice, âgé lui-même de vingt-six ans.
Élève distingué de l'Université d'Oxford, et possédant une fortune
indépendante, il eût pu ambitionner de brillantes perspectives dans le
ministère de l'Eglise anglicane ; mais sa vocation spéciale
l'entraîna vers une activité missionnaire plus agressive que ne le
permettait une paroisse officielle, et il devint l'un des
collaborateurs de Wesley, qui le chargea de diriger l'oeuvre de
l'expansion du méthodisme au dehors de la Grande-Bretagne. Il
l'appela, en 1784, à organiser en Église les sociétés formées depuis
quelques années dans les colonies américaines, devenues les
États-Unis. Coke fut le premier évêque de l'Église méthodiste des
États-Unis et partagea désormais son temps et ses efforts entre
l'Ancien et le Nouveau Monde.
On a vu, dans l'introduction de cet ouvrage, que
l'évangélisation de la France faisait partie du programme missionnaire
du Dr Coke et qu'il y fit une visite dès 1791. L'échec de cette
tentative ne le découragea pas, et il se promit de la recommencer dès
que les circonstances politiques le permettraient. Mais comme il
fallait pour cela savoir le français, il résolut de l'étudier
sérieusement. Richard Reece lui parla du jeune gentilhomme breton,
qu'il avait appris à estimer et à aimer à Jersey et dont l'âme s'était
ouverte à l'Évangile. Il savait, par sa propre expérience,
que du Pontavice était un excellent professeur de français (1),
et il le recommanda chaleureusement au Dr Coke.
Celui-ci ne voulut pas se décider sans l'avoir vu, et il lui demanda,
au printemps de 1796, de le rejoindre en Angleterre. C'était le moment
où du Pontavice se demandait avec angoisse s'il n'allait pas être
obligé de redevenir soldat, non par goût, mais par nécessité. On
devine avec quel empressement il accueillit l'invitation du Dr Coke.
Celui-ci fut tout de suite conquis par les qualités sérieuses et
aimables de ce jeune Français, et il lui offrit de l'accompagner dans
son sixième voyage en Amérique, en qualité de secrétaire, de
professeur de français et d'ami. Du Pontavice accepta avec
enthousiasme ces propositions, qui l'arrachaient à un milieu que ses
nouvelles convictions lui rendaient peu sympathique, et l'associaient
à la vie et aux travaux d'un chrétien d'élite. En attendant le moment
du départ, il visita quelques localités, où les Méthodistes lui firent
le meilleur accueil. Ce fut à Sheffield, comme nous l'avons raconté,
que la crise de sa vie spirituelle aboutit à son dénouement. Il était
dès lors dans un état d'âme, qui lui permettait de sympathiser
pleinement avec les sociétés religieuses qu'il allait visiter. La
lettre où il racontait sa conversion se terminait par ce post-scriptum :
« Dimanche, nous devons être à Dublin. Cette nuit, nous partons
pour Holyhead. » Nous manquons de détails sur ce premier séjour
en Irlande, où il fit la connaissance de chrétiens avancés, au milieu
desquels il revint plus tard.
Le 6 août 1796, le Dr Coke et son jeune compagnon
s'embarquèrent à Gravesend pour Baltimore sur le Friendship.
La traversée, quoique payée un prix élevé (80 guinées ou 2.100 francs
pour les deux passagers), fut loin d'être confortable. Le capitaine et
son second étaient des hommes sans moralité, qui affectaient de tenir
les propos les plus grossiers et les plus blasphématoires, dans le but
évident d'être désagréables au ministre chrétien et à son compagnon.
« Je ne saurais dire, raconte Coke, tous les moyens dont ils se
servirent pour me rendre la traversée pénible. La délicatesse la plus
commune m'interdit de décrire leur conduite. Une circonstance heureuse
pour nous fut que le temps resta très beau, en sorte qu'ils passaient
la matinée sur le pont et nous laissaient, pendant ce temps, l'usage
de la cabine, ce qui nous permit, à M. du Pontavice et à moi, de lire
ensemble les Notes d'Ostervald sur l'Ancien Testament et d'autres
livres français. J'employai aussi une partie de mon temps à préparer
quelques publications pour la presse. Grâce à ces agréables
occupations, le voyage fut, en quelque mesure, supportable. Toutefois
la mauvaise conduite de ces hommes m'éprouva dans ma santé, au point
de m'obliger à passer trois jours au lit. Pendant ce temps, le
Seigneur parla à mon coeur, et je reçus de lui des enseignements et
des bénédictions que je n'oublierai jamais » (2).
Ils arrivèrent en Amérique après une traversée de deux
mois. La Conférence quadrenniale de l'Eglise méthodiste épiscopale les
retint quelques semaines à Baltimore. Le Dr Coke offrit à ses frères
américains de consacrer à leur Église le reste de sa carrière, en se
réservant de visiter les Antilles et la France, lorsqu'on pourrait se
passer de lui aux États-Unis. Ce projet ne se réalisa pas ; les
Méthodistes anglais avaient trop besoin de lui pour consentir à son
expatriation définitive. Après avoir visité un assez grand nombre
d'Églises, Coke et du Pontavice s'embarquèrent pour
Glasgow, sur un navire américain, le 6 février 1797. Pendant cette
traversée, qui ne dura que vingt-cinq jours, ils n'eurent pas à
souffrir des ennuis de la précédente ; le capitaine fût plein
d'attention pour eux, et tout se passa bien, sauf qu'ils faillirent
être pris par un corsaire français. Si cette éventualité s'était
réalisée, la présence d'un émigré français à bord eût sans doute
compliqué les choses. Il eût été livré aux autorités françaises et
probablement exécuté, conformément aux lois qui étaient impitoyables
pour les émigrés. « Avant de partir d'Amérique, raconte du
Pontavice, quoique mon passage fût payé et que je fusse prêt à
m'embarquer, le Docteur me conseilla de rester en Amérique, parce
qu'il avait appris que deux émigrés pris en France avaient été
exécutés. Sur ses représentations, je m'étais donc décidé à rester.
Tous mes arrangements étaient faits. Je devais retourner à Baltimore
chez un négociant où j'avais logé et qui m'avait fait beaucoup
d'amitiés et avait proposé au Docteur de m'employer. Mais un moment
avant le départ, je préférai encourir tous les dangers et accompagner
le Docteur en Europe » (3).
On aimerait avoir un récit détaillé des impressions de du
Pontavice sur les quelques mois qu'il passa aux États-Unis.
Malheureusement il existe une lacune de près d'une année dans sa
correspondance de cette époque. Nous savons seulement que les
incidents de ce voyage lui inspirèrent un attachement plein de
vénération pour l'éminent serviteur de Dieu qui l'avait attaché à sa
personne. Coke, de son côté, avait conçu une vive affection pour ce
jeune homme, en qui il avait trouvé une piété mûrie par l'épreuve et
un caractère moral plein d'élévation. Arrivé en Europe, il lui demanda
de demeurer avec lui et de l'accompagner dans ses voyages en
Angleterre et en Irlande. C'est dans ce dernier
pays que nous le trouvons dans la lettre qui suit :
« Dublin, le 5 juillet 1797. (4)
« Mon cher frère,
Me voilà encore une fois à Dublin, après avoir fait le
tour de l'Irlande. Malgré les troubles qui y règnent, (5)
nous avons joui de la tranquillité et de la paix la
plus grande. Nous sommes, vous le savez, des amateurs de la paix, et,
grâces à Dieu, nous avons aussi joui de ses douceurs et de toutes les
bénédictions qui peuvent accompagner ici-bas ceux d'un esprit
pacificateur. Mais cette paix temporelle serait peu de chose si nous
n'étions en paix avec notre Dieu. Quand l'une est accompagnée de
l'autre, voilà en quoi consiste le véritable bonheur ; bonheur
qui peut, même nous donner une idée de celui dont nous jouirons dans
l'autre monde, où ne régnera que l'amour et la paix.
« Tout en jouissant de ces bénédictions, le Docteur
n'a pas été sans les communiquer aux autres. Il a été un messager de
bonnes nouvelles. Son tour d'Irlande a été une bénédiction générale
pour toutes les sociétés qu'il a visitées. Ses sermons ont été
accompagnés plus que jamais de pouvoir et d'onction ; et
l'Irlande s'en souviendra. L'on est ici bien fâché qu'il s'en aille en
Amérique ; ils voudraient bien pouvoir le retenir. Il est
généralement on ne peut plus aimé et estimé.
« Avant de venir à Dublin, nous avons été passer une
quinzaine de jours chez une dame à une campagne charmante, à vingt
milles de Dublin. La maison est bâtie au milieu d'agréables prairies
sur le bord d'une petite rivière. Environnés
d'arbres de tous côtés, vous êtes aussi tranquilles et semblez être
aussi retirés que si vous étiez au milieu des vastes forêts de
l'Amérique ; rien ne vient y troubler votre repos, si ce n'est
les oiseaux par leur chant ou bien le murmure des eaux. Là j'ai passé
d'heureux moments. Ce qui me plaisait beaucoup encore, c'est qu'il y
avait une belle bibliothèque. J'y trouvai, à mon très grand plaisir,
le fameux ouvrage de Bossuet intitulé : Les Variations,
ouvrage fait pour réfuter les protestants et auquel, disent les
catholiques, les protestants n'ont jamais pu répondre. C'est aussi une
réfutation des lettres écrites par M. Jurieu, ministre protestant.
Cet ouvrage est en effet rempli d'esprit, d'imagination
et de sophismes. Il s'appuie sur de faux principes et tire après les
conséquences les plus captieuses. Il veut premièrement prouver la
fausseté de la doctrine de la Réformation et pour cela il cherche à
démontrer que les premiers réformateurs se sont contredits eux-mêmes,
niant dans un endroit ce qu'ils avançaient dans un autre, chose qu'il
prouve en effet, mais qui cependant ne prouve rien contre les
protestants, mais seulement que les premiers réformateurs étaient des
hommes comme sont les autres, non infaillibles. Il tâche après cela de
prouver que les protestants sont nécessairement dans l'erreur, parce
que l'Eglise de Jésus-Christ est une et universelle, et que les
protestants au contraire sont opposés les uns aux autres et divisés en
une infinité de sectes différentes. Bossuet ne faisait pas attention
que l'Eglise visible et la véritable Église de Jésus-Christ sont deux
choses bien différentes, que tels membres de l'Eglise visible, loin
d'appartenir à l'Eglise de Jésus-Christ, n'appartiennent qu'au démon.
Voilà une de ses grandes erreurs. Il prend l'Eglise visible pour la
vraie Église de Jésus-Christ ; au lieu d'en faire la société des
saints et des fidèles, il en fait un assemblage monstrueux d'infâmes
et de profanes.
« C'était ce livre-là que Lucinière vous avait
promis de vous prêter à Jersey. Pauvre Lucinière ! je ne sais ce
qu'il est devenu. »
Ces réflexions de du Pontavice à l'occasion de l'Histoire
des variations prouveraient au besoin que sa conversion ne fut
pas le résultat d'un entraînement de l'imagination et du coeur, mais
qu'elle s'appuya sur une base rationnelle solide. Avant de sortir de
l'Eglise romaine, il avait pesé les arguments qu'elle fait valoir pour
légitimer ses prétentions et les avait trouvés légers. Les sophismes
spécieux et brillants de Bossuet lui-même ne purent percer cette
double cuirasse qui enveloppait désormais son âme, et où l'expérience
personnelle de la grâce avait ajouté son témoignage à celui des
Écritures. Ses rapports avec sa famille, que son changement de
convictions affligea profondément, ne devaient pas davantage le tenter
de revenir en arrière. Dans la lettre que nous venons de citer, il
parle, en termes touchants, de ses rapports avec son frère, qui, on
s'en souvient, avait émigré en même temps que lui, et auquel il avait
essayé de faire du bien, en le mettant en rapport avec Reece, alors
pasteur à Manchester.
« J'ai reçu plusieurs fois, écrit-il à ce dernier,
des nouvelles de mon frère, et j'ai été bien aise d'apprendre qu'il
allait chez vous. Mais qu'il y a à faire pour qu'il change de
sentiments ! Il ne faudrait rien moins qu'un bouleversement total
dans toutes ses idées et qui ne pourrait jamais arriver que par un
changement surprenant. Mais enfin, s'il se comporte selon les lumières
qu'il a, quoiqu'il marche par un chemin différent du nôtre, plus
dangereux, plus long et plus tortueux, j'espère cependant que nous
nous rencontrerons à l'heureux port pour nous rejoindre et ne plus
nous séparer. »
Ces lignes montrent que la conversion de du Pontavice n'avait
rétréci ni son coeur ni son esprit. En devenant protestant et
méthodiste, il n'avait pas eu un moment la pensée de renier sa famille
ou de l'anathématiser. Il terminait sa lettre en faisant part à son
ami de ses projets :
« Le Docteur, s'en retournant en Amérique, m'a
conseillé de rester en Europe, disant qu'il serait imprudent à moi de
m'exposer à être pris en mer par les Français. Je resterai donc en
Europe, ce qui me fait de la peine. Si je trouve une place à Dublin,
j'y resterai ; sinon, je repasserai en Angleterre avec le
Docteur. Il a dessein d'y passer à la fin de ce mois-ci pour aller à
la Conférence de Leeds.
« La Société de Dublin est on ne peut plus agréable.
Rien n'y règne que la paix et l'union. Les Irlandais en général sont
très polis et très affables. Il règne sans doute dans ce pays-ci des
troubles, mais pas aussi grands qu'on vous les représente.
« Adieu, répondez-moi quand vous en aurez le temps,
et vous obligerez celui qui est votre ami et frère,
« P. PONTAVICE. »
Les craintes du Dr Coke étaient fondées ; le navire sur lequel
il s'embarqua fut pris en pleine mer par un corsaire français et amené
à Porto-Rico, où les autorités espagnoles, à ce moment alliées à la
France, le déclarèrent de bonne prise. On relâcha le Docteur, en sa
qualité d'ecclésiastique inoffensif, en se bornant à lui confisquer
son bagage, à l'exception de ses livres et papiers. Il est certain que
du Pontavice n'aurait pas échappé à aussi bon compte et qu'il eût été
soumis à une dure captivité et peut-être exécuté. Il dut rendre grâce
à Dieu qui, une fois de plus, l'avait arraché à la mort.
La lettre suivante, écrite un mois après l'embarquement
du Dr Coke, à un moment où du Pontavice ne savait
pas encore à quels périls son ami était exposé, montre combien il
l'aimait.
« Sommer's Town, West Street, n° 6, 28 septembre 1797 (6).
« Mon cher ami,
« Le 17 du mois dernier, je quittai le Docteur. Il prit le
chemin de Liverpool, et moi le lendemain celui de Londres. Que Dieu le
conduise et l'accompagne ! Puisse-t-il le conserver !
Puissent mes yeux revoir, puissent mes bras serrer celui qui est cher
à mon coeur ! Jamais je ne fis une aussi grande perte. Que la
volonté de Dieu soit faite ! Si j'ai perdu celui qui était pour
moi un véritable ami, un vrai père, Dieu ayant promis d'être le Père
des orphelins, je m'approprie cette promesse et j'espère qu'Il sera
mon support et mon soutien, un Ami dans l'adversité, toujours
présent et toujours prêt à nous aider et à nous consoler, ne
permettant jamais que nous soyons éprouvés ni tentés au-dessus de nos
forces. Je viens encore d'en avoir une preuve.
« Le Docteur craignait que je n'eusse éprouvé
quelque désagrément avec mon frère. Mais Dieu, qui a la clef des
coeurs, a eu pitié de ma faiblesse et a rendu mon chemin doux et aisé.
Mon frère ne m'a pas dit un seul mot au sujet de mon changement
d'opinion. Nous avons cependant eu quelques conversations sur la
religion, où il laissait échapper quelques mots à ce sujet, mais
indirectement. Un de mes anciens amis, très attaché à l'Eglise
romaine, a cherché à m'ébranler. Ne pouvant rien gagner, il a mis fin
à ses instances.
« Dans l'endroit où j'ai vécu ici, je me trouvais
journellement avec un très grand nombre de prêtres français. Plus je
les vois, plus je m'aperçois des ténèbres grossières dans lesquelles
ils sont enveloppés. On peut dire que, tels que les
juifs, ils ont un bandeau sur les yeux. Il est aisé de voir que leur
religion consiste plutôt en actes extérieurs que dans le coeur. Ils
sont tous en général pieux d'après leur doctrine ; mais qui leur
parlerait de la régénération, de la sanctification, du témoignage de
l'Esprit, ce serait leur parler un langage qu'ils n'entendraient
point. Pendant tout le temps que j'ai été avec eux, je crois que je ne
les ai pas entendus une seule fois prononcer le doux nom de notre
Sauveur.
« Ah ! qu'est devenu ce temps, cet heureux
temps, où, réunis avec les enfants de Dieu, nous nous occupions à ne
parler que de Jésus et de son amour, et nous nous délections à chanter
ses louanges ! Les temps sont bien changés. Ils sont devenus pour
moi des temps de deuil et d'affliction. Je n'ai pas encore pu aller
chercher ici de la consolation parmi les enfants de Dieu. Depuis que
je suis arrivé à Londres, je n'ai pas cessé de faire des remèdes pour
ma santé. Je suis maintenant presque parfaitement rétabli. Il me tarde
bien de jouir des douceurs de la communion chrétienne. Le mois dernier
a été pour ma pauvre âme un temps de disette, de jeûne et
d'abstinence, temps bien dur après avoir été si abondamment pourvue.
Je n'éprouve pas à la vérité la persécution ni aucun désagrément de
cette espèce ; mais que mon âme est en grand danger de périr de
disette et de maigreur ! Je n'ai pas une seule personne avec
laquelle je puisse parler de Jésus. Si j'en parlais avec mon frère,
cela nous engagerait dans des disputes de religion qui pourraient être
très nuisibles à notre paix mutuelle. En parler aux prêtres, cela
pourrait aussi m'envelopper dans des disputes qui seraient peu
profitables. Ainsi je suis condamné au silence. Je suis comme si
j'étais sourd et muet. Mes oreilles n'entendent plus le doux nom de
Jésus, et ma langue ne peut plus le prononcer. Jugez de mon tourment.
Puisse Celui qui faisait entendre les sourds et parler les muets me
placer dans un lieu où je puisse ravoir l'usage et
de ma langue et de mes oreilles !
« Que j'ai désiré quitter ce lieu, malgré
l'attachement que je ressens pour mon frère, et aller vivre avec des
personnes de ma façon de penser ! Mais il me vient à
l'idée : si maintenant, dans ce pays où je puis entendre la
Parole de Dieu, sans éprouver la moindre persécution, il m'est dur de
ne pas vivre avec des personnes qui pensent comme moi, que sera-ce si
je rentre un jour en France ! À cette pensée, je ne vois que
nuages s'élever de tous côtés et j'entends gronder la tempête. Grand
Dieu, viens à mon secours, ou je suis perdu. Mes pauvres parents, que
votre fils vous cause de chagrin, sans le vouloir !
« Dieu me les a conservés. J'ai reçu, il y a deux
jours, une lettre de mon père, Où il m'annonçait qu'il m'envoyait de
l'argent. Mais je ne pourrai pas toucher cet argent, parce qu'une
autre personne l'a reçu, et il n'y a pas d'espoir de le ravoir.
« Lorsque je vous vis à Manchester, vous me dites
que vous ne me conseilliez pas de rester à Londres. Je voudrais bien
aussi ne pas y rester. Mais où irais-je, sans avoir la certitude de
trouver quelque chose à faire ? J'ai la volonté bonne, j'aime
naturellement le travail et ne désire que d'être employé. Londres est
plein de Français, et il est difficile d'y trouver quelque chose à
faire. Les prêtres français, d'après un décret, se disposaient à
rentrer en France. Plusieurs étaient déjà partis, lorsque le
Directoire fit arrêter plusieurs membres du Conseil des Cinq cents et
casser leurs décrets.
« Puissions-nous n'avoir jamais lieu de dire, en
parlant de la France, que la tête de la Bête blessée à mort soit
guérie ! Mais puissions-nous au contraire la voir perdre jusqu'à
sa dernière tête et n'offrir aux yeux des mortels étonnés qu'un
cadavre hideux et difforme, objet de haine et de
mépris ! Puissent nos yeux se repaître de cette vue et nos
langues être employées à chanter avec les anges le triomphe de
l'Agneau sur cette hydre infernale !
« Présentez mes respects à Mrs Reece. Vous obligerez
celui qui est votre ami et frère dans le Seigneur.
« P. PONTAVICE. »
Cette lettre nous montre Pontavice rentré, pour un peu de temps, dans
la société des émigrés de Londres et s'y trouvant profondément dépaysé
et malheureux. Ce monde, auquel il appartenait par sa naissance et par
son éducation, n'était plus son monde. Les passions politiques qui
agitaient ses anciens coreligionnaires lui étaient devenues
étrangères, et leur foi religieuse ne correspondait plus aux besoins
de son âme. Ceux qui ne le connaissaient pas pouvaient supposer que
quelques mois passés dans son ancien milieu le ramèneraient à la foi
de son enfance. Il n'en fut rien. La comparaison qu'il avait pu faire,
à quelques semaines d'intervalle, entr'elles sociétés méthodistes de
la Grande-Bretagne et des États-Unis et la société qui se groupait à
Londres autour des prêtres réfractaires, aurait achevé de le
persuader, s'il en avait eu besoin, qu'il avait choisi la bonne part.
Lui aussi, il pouvait dire : « Notre âme s'est échappée,
comme l'oiseau, du filet de l'oiseleur ; le filet s'est rompu, et
nous nous sommes échappés. »
La résolution que le Dr Coke avait prise de se fixer
définitivement parmi les Méthodistes du Nouveau-Monde avait causé un
grand émoi en Angleterre, et de vives instances furent faites auprès
de lui pour l'engager à modifier ses plans. La Conférence de 1797,
pour lui montrer à quel point elle appréciait ses services, le choisit
pour son président. Très touché par ces témoignages de confiance et
d'affection, il promit de demander à ses frères des États-Unis
de lui rendre sa liberté. Ils y consentirent, non sans regrets, lors
de la visite qu'il leur fit en 1797.
Lorsqu'il revint en Angleterre, dans l'été de 1798, il
demanda à du Pontavice de reprendre auprès de lui les fonctions qu'il
avait précédemment occupées. Ses propositions furent accueillies avec
joie par le jeune Français, qui paraît avoir passé un assez triste
hiver à Londres, dans la société turbulente des émigrés. Il rejoignit
son protecteur à Birmingham, d'où il écrivait ce qui suit à son ami
Richard Reece, le 4 juin 1795 (7) :
« Mon cher ami, me voilà donc, grâce à Dieu, encore
une fois avec le Docteur. Puisse ce second voyage m'être encore plus
utile que le premier, s'il est possible !... J'espérais partir de
Londres beaucoup plus tôt que je ne l'ai fait. Je comptais avoir le
plaisir de vous voir ; mais le Docteur ayant reçu des lettres
d'Irlande, au lieu de partir pour Sheffield, comme c'était son plan,
nous allons partir aujourd'hui pour Dublin. Je n'ai pas le temps de
vous en écrire bien long. Ainsi je finis en vous remerciant des peines
que vous avez bien voulu vous donner pour m'obliger. »
L'Irlande était en pleine insurrection, au moment où y
débarquèrent le Dr Coke et son compagnon. On aimerait à connaître
quelles furent les impressions du jeune Français au milieu des scènes
tragiques dont ce malheureux pays fut le théâtre. Il est à regretter
que nous n'ayons aucune lettre de lui de cette époque. La Conférence
irlandaise eut lieu, sous la présidence du Dr Coke, malgré la loi
martiale qui pesait sur l'Irlande. Les deux voyageurs se rendirent
ensuite, par la voie de Liverpool et du pays de Galles, à Bristol,
pour la Conférence anglaise. Cette assemblée eut la joie de constater,
pour la première fois, que le nombre des membres
des sociétés méthodistes en Angleterre dépassait cent mille. Et Coke
put annoncer que les missions méthodistes, encore dans leur enfance,
apportaient un contingent de 12.000 membres, dont plus de 3.000
étaient le fruit des travaux de la dernière année.
Après quelques mois employés à voyager en Angleterre avec
le Docteur, le moment de la séparation définitive arriva pour du
Pontavice. Ce fut vers la fin de 1798. N'ayant plus besoin de ses
services, Coke lui trouva une place de professeur dans une école de
Bristol, dirigée par un M. Johnson, beau-frère d'Adam Clarke. Il se
dévoua avec zèle à ses nouvelles fonctions, quoiqu'il ne se sentit pas
la vocation de l'enseignement. « Reclus dans une école,
écrivait-il à son ami Reece (8), et
mes occupations ne me permettant presque jamais de sortir, je vis
bientôt comme un étranger dans le monde, et je ne sais bientôt plus ce
qui s'y passe que par ouï-dire. Quel changement de vie ! Enfin
Dieu soit loué, qui me trouve toujours un lieu où aller, et qui
m'accorde tout ce dont j'ai besoin ! »
On peut affirmer que les deux années que Pierre du
Pontavice avait passées auprès du Dr Coke et les visites qu'il fit
avec lui aux sociétés méthodistes d'Angleterre, d'Irlande et des
États-Unis furent décisives dans sa vie et marquèrent son caractère
d'une empreinte ineffaçable. Ses entretiens avec l'homme qu'il
considérait comme son père et ses rapports avec les chrétiens éminents
qu'il rencontra sur son chemin achevèrent de l'initier à ce
christianisme intérieur et agissant dont Wesley avait été l'apôtre.
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