Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE III

LE COMPAGNON Du Dr COKE

(1796-1799).

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Le Dr Coke avait une cinquantaine d'années, lorsque la Providence mit sur son chemin Pierre du Pontavice, âgé lui-même de vingt-six ans. Élève distingué de l'Université d'Oxford, et possédant une fortune indépendante, il eût pu ambitionner de brillantes perspectives dans le ministère de l'Eglise anglicane ; mais sa vocation spéciale l'entraîna vers une activité missionnaire plus agressive que ne le permettait une paroisse officielle, et il devint l'un des collaborateurs de Wesley, qui le chargea de diriger l'oeuvre de l'expansion du méthodisme au dehors de la Grande-Bretagne. Il l'appela, en 1784, à organiser en Église les sociétés formées depuis quelques années dans les colonies américaines, devenues les États-Unis. Coke fut le premier évêque de l'Église méthodiste des États-Unis et partagea désormais son temps et ses efforts entre l'Ancien et le Nouveau Monde.

On a vu, dans l'introduction de cet ouvrage, que l'évangélisation de la France faisait partie du programme missionnaire du Dr Coke et qu'il y fit une visite dès 1791. L'échec de cette tentative ne le découragea pas, et il se promit de la recommencer dès que les circonstances politiques le permettraient. Mais comme il fallait pour cela savoir le français, il résolut de l'étudier sérieusement. Richard Reece lui parla du jeune gentilhomme breton, qu'il avait appris à estimer et à aimer à Jersey et dont l'âme s'était ouverte à l'Évangile. Il savait, par sa propre expérience, que du Pontavice était un excellent professeur de français (1), et il le recommanda chaleureusement au Dr Coke. Celui-ci ne voulut pas se décider sans l'avoir vu, et il lui demanda, au printemps de 1796, de le rejoindre en Angleterre. C'était le moment où du Pontavice se demandait avec angoisse s'il n'allait pas être obligé de redevenir soldat, non par goût, mais par nécessité. On devine avec quel empressement il accueillit l'invitation du Dr Coke. Celui-ci fut tout de suite conquis par les qualités sérieuses et aimables de ce jeune Français, et il lui offrit de l'accompagner dans son sixième voyage en Amérique, en qualité de secrétaire, de professeur de français et d'ami. Du Pontavice accepta avec enthousiasme ces propositions, qui l'arrachaient à un milieu que ses nouvelles convictions lui rendaient peu sympathique, et l'associaient à la vie et aux travaux d'un chrétien d'élite. En attendant le moment du départ, il visita quelques localités, où les Méthodistes lui firent le meilleur accueil. Ce fut à Sheffield, comme nous l'avons raconté, que la crise de sa vie spirituelle aboutit à son dénouement. Il était dès lors dans un état d'âme, qui lui permettait de sympathiser pleinement avec les sociétés religieuses qu'il allait visiter. La lettre où il racontait sa conversion se terminait par ce post-scriptum : « Dimanche, nous devons être à Dublin. Cette nuit, nous partons pour Holyhead. » Nous manquons de détails sur ce premier séjour en Irlande, où il fit la connaissance de chrétiens avancés, au milieu desquels il revint plus tard.

Le 6 août 1796, le Dr Coke et son jeune compagnon s'embarquèrent à Gravesend pour Baltimore sur le Friendship. La traversée, quoique payée un prix élevé (80 guinées ou 2.100 francs pour les deux passagers), fut loin d'être confortable. Le capitaine et son second étaient des hommes sans moralité, qui affectaient de tenir les propos les plus grossiers et les plus blasphématoires, dans le but évident d'être désagréables au ministre chrétien et à son compagnon. « Je ne saurais dire, raconte Coke, tous les moyens dont ils se servirent pour me rendre la traversée pénible. La délicatesse la plus commune m'interdit de décrire leur conduite. Une circonstance heureuse pour nous fut que le temps resta très beau, en sorte qu'ils passaient la matinée sur le pont et nous laissaient, pendant ce temps, l'usage de la cabine, ce qui nous permit, à M. du Pontavice et à moi, de lire ensemble les Notes d'Ostervald sur l'Ancien Testament et d'autres livres français. J'employai aussi une partie de mon temps à préparer quelques publications pour la presse. Grâce à ces agréables occupations, le voyage fut, en quelque mesure, supportable. Toutefois la mauvaise conduite de ces hommes m'éprouva dans ma santé, au point de m'obliger à passer trois jours au lit. Pendant ce temps, le Seigneur parla à mon coeur, et je reçus de lui des enseignements et des bénédictions que je n'oublierai jamais » (2).

Ils arrivèrent en Amérique après une traversée de deux mois. La Conférence quadrenniale de l'Eglise méthodiste épiscopale les retint quelques semaines à Baltimore. Le Dr Coke offrit à ses frères américains de consacrer à leur Église le reste de sa carrière, en se réservant de visiter les Antilles et la France, lorsqu'on pourrait se passer de lui aux États-Unis. Ce projet ne se réalisa pas ; les Méthodistes anglais avaient trop besoin de lui pour consentir à son expatriation définitive. Après avoir visité un assez grand nombre d'Églises, Coke et du Pontavice s'embarquèrent pour Glasgow, sur un navire américain, le 6 février 1797. Pendant cette traversée, qui ne dura que vingt-cinq jours, ils n'eurent pas à souffrir des ennuis de la précédente ; le capitaine fût plein d'attention pour eux, et tout se passa bien, sauf qu'ils faillirent être pris par un corsaire français. Si cette éventualité s'était réalisée, la présence d'un émigré français à bord eût sans doute compliqué les choses. Il eût été livré aux autorités françaises et probablement exécuté, conformément aux lois qui étaient impitoyables pour les émigrés. « Avant de partir d'Amérique, raconte du Pontavice, quoique mon passage fût payé et que je fusse prêt à m'embarquer, le Docteur me conseilla de rester en Amérique, parce qu'il avait appris que deux émigrés pris en France avaient été exécutés. Sur ses représentations, je m'étais donc décidé à rester. Tous mes arrangements étaient faits. Je devais retourner à Baltimore chez un négociant où j'avais logé et qui m'avait fait beaucoup d'amitiés et avait proposé au Docteur de m'employer. Mais un moment avant le départ, je préférai encourir tous les dangers et accompagner le Docteur en Europe » (3).

On aimerait avoir un récit détaillé des impressions de du Pontavice sur les quelques mois qu'il passa aux États-Unis. Malheureusement il existe une lacune de près d'une année dans sa correspondance de cette époque. Nous savons seulement que les incidents de ce voyage lui inspirèrent un attachement plein de vénération pour l'éminent serviteur de Dieu qui l'avait attaché à sa personne. Coke, de son côté, avait conçu une vive affection pour ce jeune homme, en qui il avait trouvé une piété mûrie par l'épreuve et un caractère moral plein d'élévation. Arrivé en Europe, il lui demanda de demeurer avec lui et de l'accompagner dans ses voyages en Angleterre et en Irlande. C'est dans ce dernier pays que nous le trouvons dans la lettre qui suit :

« Dublin, le 5 juillet 1797. (4)

« Mon cher frère,
Me voilà encore une fois à Dublin, après avoir fait le tour de l'Irlande. Malgré les troubles qui y règnent, (5) nous avons joui de la tranquillité et de la paix la plus grande. Nous sommes, vous le savez, des amateurs de la paix, et, grâces à Dieu, nous avons aussi joui de ses douceurs et de toutes les bénédictions qui peuvent accompagner ici-bas ceux d'un esprit pacificateur. Mais cette paix temporelle serait peu de chose si nous n'étions en paix avec notre Dieu. Quand l'une est accompagnée de l'autre, voilà en quoi consiste le véritable bonheur ; bonheur qui peut, même nous donner une idée de celui dont nous jouirons dans l'autre monde, où ne régnera que l'amour et la paix.

« Tout en jouissant de ces bénédictions, le Docteur n'a pas été sans les communiquer aux autres. Il a été un messager de bonnes nouvelles. Son tour d'Irlande a été une bénédiction générale pour toutes les sociétés qu'il a visitées. Ses sermons ont été accompagnés plus que jamais de pouvoir et d'onction ; et l'Irlande s'en souviendra. L'on est ici bien fâché qu'il s'en aille en Amérique ; ils voudraient bien pouvoir le retenir. Il est généralement on ne peut plus aimé et estimé.

« Avant de venir à Dublin, nous avons été passer une quinzaine de jours chez une dame à une campagne charmante, à vingt milles de Dublin. La maison est bâtie au milieu d'agréables prairies sur le bord d'une petite rivière. Environnés d'arbres de tous côtés, vous êtes aussi tranquilles et semblez être aussi retirés que si vous étiez au milieu des vastes forêts de l'Amérique ; rien ne vient y troubler votre repos, si ce n'est les oiseaux par leur chant ou bien le murmure des eaux. Là j'ai passé d'heureux moments. Ce qui me plaisait beaucoup encore, c'est qu'il y avait une belle bibliothèque. J'y trouvai, à mon très grand plaisir, le fameux ouvrage de Bossuet intitulé : Les Variations, ouvrage fait pour réfuter les protestants et auquel, disent les catholiques, les protestants n'ont jamais pu répondre. C'est aussi une réfutation des lettres écrites par M. Jurieu, ministre protestant.
Cet ouvrage est en effet rempli d'esprit, d'imagination et de sophismes. Il s'appuie sur de faux principes et tire après les conséquences les plus captieuses. Il veut premièrement prouver la fausseté de la doctrine de la Réformation et pour cela il cherche à démontrer que les premiers réformateurs se sont contredits eux-mêmes, niant dans un endroit ce qu'ils avançaient dans un autre, chose qu'il prouve en effet, mais qui cependant ne prouve rien contre les protestants, mais seulement que les premiers réformateurs étaient des hommes comme sont les autres, non infaillibles. Il tâche après cela de prouver que les protestants sont nécessairement dans l'erreur, parce que l'Eglise de Jésus-Christ est une et universelle, et que les protestants au contraire sont opposés les uns aux autres et divisés en une infinité de sectes différentes. Bossuet ne faisait pas attention que l'Eglise visible et la véritable Église de Jésus-Christ sont deux choses bien différentes, que tels membres de l'Eglise visible, loin d'appartenir à l'Eglise de Jésus-Christ, n'appartiennent qu'au démon. Voilà une de ses grandes erreurs. Il prend l'Eglise visible pour la vraie Église de Jésus-Christ ; au lieu d'en faire la société des saints et des fidèles, il en fait un assemblage monstrueux d'infâmes et de profanes.

« C'était ce livre-là que Lucinière vous avait promis de vous prêter à Jersey. Pauvre Lucinière ! je ne sais ce qu'il est devenu. »

Ces réflexions de du Pontavice à l'occasion de l'Histoire des variations prouveraient au besoin que sa conversion ne fut pas le résultat d'un entraînement de l'imagination et du coeur, mais qu'elle s'appuya sur une base rationnelle solide. Avant de sortir de l'Eglise romaine, il avait pesé les arguments qu'elle fait valoir pour légitimer ses prétentions et les avait trouvés légers. Les sophismes spécieux et brillants de Bossuet lui-même ne purent percer cette double cuirasse qui enveloppait désormais son âme, et où l'expérience personnelle de la grâce avait ajouté son témoignage à celui des Écritures. Ses rapports avec sa famille, que son changement de convictions affligea profondément, ne devaient pas davantage le tenter de revenir en arrière. Dans la lettre que nous venons de citer, il parle, en termes touchants, de ses rapports avec son frère, qui, on s'en souvient, avait émigré en même temps que lui, et auquel il avait essayé de faire du bien, en le mettant en rapport avec Reece, alors pasteur à Manchester.

« J'ai reçu plusieurs fois, écrit-il à ce dernier, des nouvelles de mon frère, et j'ai été bien aise d'apprendre qu'il allait chez vous. Mais qu'il y a à faire pour qu'il change de sentiments ! Il ne faudrait rien moins qu'un bouleversement total dans toutes ses idées et qui ne pourrait jamais arriver que par un changement surprenant. Mais enfin, s'il se comporte selon les lumières qu'il a, quoiqu'il marche par un chemin différent du nôtre, plus dangereux, plus long et plus tortueux, j'espère cependant que nous nous rencontrerons à l'heureux port pour nous rejoindre et ne plus nous séparer. »

Ces lignes montrent que la conversion de du Pontavice n'avait rétréci ni son coeur ni son esprit. En devenant protestant et méthodiste, il n'avait pas eu un moment la pensée de renier sa famille ou de l'anathématiser. Il terminait sa lettre en faisant part à son ami de ses projets :

« Le Docteur, s'en retournant en Amérique, m'a conseillé de rester en Europe, disant qu'il serait imprudent à moi de m'exposer à être pris en mer par les Français. Je resterai donc en Europe, ce qui me fait de la peine. Si je trouve une place à Dublin, j'y resterai ; sinon, je repasserai en Angleterre avec le Docteur. Il a dessein d'y passer à la fin de ce mois-ci pour aller à la Conférence de Leeds.
« La Société de Dublin est on ne peut plus agréable. Rien n'y règne que la paix et l'union. Les Irlandais en général sont très polis et très affables. Il règne sans doute dans ce pays-ci des troubles, mais pas aussi grands qu'on vous les représente.
« Adieu, répondez-moi quand vous en aurez le temps, et vous obligerez celui qui est votre ami et frère,

« P. PONTAVICE. »

Les craintes du Dr Coke étaient fondées ; le navire sur lequel il s'embarqua fut pris en pleine mer par un corsaire français et amené à Porto-Rico, où les autorités espagnoles, à ce moment alliées à la France, le déclarèrent de bonne prise. On relâcha le Docteur, en sa qualité d'ecclésiastique inoffensif, en se bornant à lui confisquer son bagage, à l'exception de ses livres et papiers. Il est certain que du Pontavice n'aurait pas échappé à aussi bon compte et qu'il eût été soumis à une dure captivité et peut-être exécuté. Il dut rendre grâce à Dieu qui, une fois de plus, l'avait arraché à la mort.

La lettre suivante, écrite un mois après l'embarquement du Dr Coke, à un moment où du Pontavice ne savait pas encore à quels périls son ami était exposé, montre combien il l'aimait.

« Sommer's Town, West Street, n° 6, 28 septembre 1797 (6).

« Mon cher ami,

« Le 17 du mois dernier, je quittai le Docteur. Il prit le chemin de Liverpool, et moi le lendemain celui de Londres. Que Dieu le conduise et l'accompagne ! Puisse-t-il le conserver ! Puissent mes yeux revoir, puissent mes bras serrer celui qui est cher à mon coeur ! Jamais je ne fis une aussi grande perte. Que la volonté de Dieu soit faite ! Si j'ai perdu celui qui était pour moi un véritable ami, un vrai père, Dieu ayant promis d'être le Père des orphelins, je m'approprie cette promesse et j'espère qu'Il sera mon support et mon soutien, un Ami dans l'adversité, toujours présent et toujours prêt à nous aider et à nous consoler, ne permettant jamais que nous soyons éprouvés ni tentés au-dessus de nos forces. Je viens encore d'en avoir une preuve.

« Le Docteur craignait que je n'eusse éprouvé quelque désagrément avec mon frère. Mais Dieu, qui a la clef des coeurs, a eu pitié de ma faiblesse et a rendu mon chemin doux et aisé. Mon frère ne m'a pas dit un seul mot au sujet de mon changement d'opinion. Nous avons cependant eu quelques conversations sur la religion, où il laissait échapper quelques mots à ce sujet, mais indirectement. Un de mes anciens amis, très attaché à l'Eglise romaine, a cherché à m'ébranler. Ne pouvant rien gagner, il a mis fin à ses instances.

« Dans l'endroit où j'ai vécu ici, je me trouvais journellement avec un très grand nombre de prêtres français. Plus je les vois, plus je m'aperçois des ténèbres grossières dans lesquelles ils sont enveloppés. On peut dire que, tels que les juifs, ils ont un bandeau sur les yeux. Il est aisé de voir que leur religion consiste plutôt en actes extérieurs que dans le coeur. Ils sont tous en général pieux d'après leur doctrine ; mais qui leur parlerait de la régénération, de la sanctification, du témoignage de l'Esprit, ce serait leur parler un langage qu'ils n'entendraient point. Pendant tout le temps que j'ai été avec eux, je crois que je ne les ai pas entendus une seule fois prononcer le doux nom de notre Sauveur.

« Ah ! qu'est devenu ce temps, cet heureux temps, où, réunis avec les enfants de Dieu, nous nous occupions à ne parler que de Jésus et de son amour, et nous nous délections à chanter ses louanges ! Les temps sont bien changés. Ils sont devenus pour moi des temps de deuil et d'affliction. Je n'ai pas encore pu aller chercher ici de la consolation parmi les enfants de Dieu. Depuis que je suis arrivé à Londres, je n'ai pas cessé de faire des remèdes pour ma santé. Je suis maintenant presque parfaitement rétabli. Il me tarde bien de jouir des douceurs de la communion chrétienne. Le mois dernier a été pour ma pauvre âme un temps de disette, de jeûne et d'abstinence, temps bien dur après avoir été si abondamment pourvue. Je n'éprouve pas à la vérité la persécution ni aucun désagrément de cette espèce ; mais que mon âme est en grand danger de périr de disette et de maigreur ! Je n'ai pas une seule personne avec laquelle je puisse parler de Jésus. Si j'en parlais avec mon frère, cela nous engagerait dans des disputes de religion qui pourraient être très nuisibles à notre paix mutuelle. En parler aux prêtres, cela pourrait aussi m'envelopper dans des disputes qui seraient peu profitables. Ainsi je suis condamné au silence. Je suis comme si j'étais sourd et muet. Mes oreilles n'entendent plus le doux nom de Jésus, et ma langue ne peut plus le prononcer. Jugez de mon tourment. Puisse Celui qui faisait entendre les sourds et parler les muets me placer dans un lieu où je puisse ravoir l'usage et de ma langue et de mes oreilles !

« Que j'ai désiré quitter ce lieu, malgré l'attachement que je ressens pour mon frère, et aller vivre avec des personnes de ma façon de penser ! Mais il me vient à l'idée : si maintenant, dans ce pays où je puis entendre la Parole de Dieu, sans éprouver la moindre persécution, il m'est dur de ne pas vivre avec des personnes qui pensent comme moi, que sera-ce si je rentre un jour en France ! À cette pensée, je ne vois que nuages s'élever de tous côtés et j'entends gronder la tempête. Grand Dieu, viens à mon secours, ou je suis perdu. Mes pauvres parents, que votre fils vous cause de chagrin, sans le vouloir !

« Dieu me les a conservés. J'ai reçu, il y a deux jours, une lettre de mon père, Où il m'annonçait qu'il m'envoyait de l'argent. Mais je ne pourrai pas toucher cet argent, parce qu'une autre personne l'a reçu, et il n'y a pas d'espoir de le ravoir.

« Lorsque je vous vis à Manchester, vous me dites que vous ne me conseilliez pas de rester à Londres. Je voudrais bien aussi ne pas y rester. Mais où irais-je, sans avoir la certitude de trouver quelque chose à faire ? J'ai la volonté bonne, j'aime naturellement le travail et ne désire que d'être employé. Londres est plein de Français, et il est difficile d'y trouver quelque chose à faire. Les prêtres français, d'après un décret, se disposaient à rentrer en France. Plusieurs étaient déjà partis, lorsque le Directoire fit arrêter plusieurs membres du Conseil des Cinq cents et casser leurs décrets.

« Puissions-nous n'avoir jamais lieu de dire, en parlant de la France, que la tête de la Bête blessée à mort soit guérie ! Mais puissions-nous au contraire la voir perdre jusqu'à sa dernière tête et n'offrir aux yeux des mortels étonnés qu'un cadavre hideux et difforme, objet de haine et de mépris ! Puissent nos yeux se repaître de cette vue et nos langues être employées à chanter avec les anges le triomphe de l'Agneau sur cette hydre infernale !
« Présentez mes respects à Mrs Reece. Vous obligerez celui qui est votre ami et frère dans le Seigneur.

« P. PONTAVICE. »

Cette lettre nous montre Pontavice rentré, pour un peu de temps, dans la société des émigrés de Londres et s'y trouvant profondément dépaysé et malheureux. Ce monde, auquel il appartenait par sa naissance et par son éducation, n'était plus son monde. Les passions politiques qui agitaient ses anciens coreligionnaires lui étaient devenues étrangères, et leur foi religieuse ne correspondait plus aux besoins de son âme. Ceux qui ne le connaissaient pas pouvaient supposer que quelques mois passés dans son ancien milieu le ramèneraient à la foi de son enfance. Il n'en fut rien. La comparaison qu'il avait pu faire, à quelques semaines d'intervalle, entr'elles sociétés méthodistes de la Grande-Bretagne et des États-Unis et la société qui se groupait à Londres autour des prêtres réfractaires, aurait achevé de le persuader, s'il en avait eu besoin, qu'il avait choisi la bonne part. Lui aussi, il pouvait dire : « Notre âme s'est échappée, comme l'oiseau, du filet de l'oiseleur ; le filet s'est rompu, et nous nous sommes échappés. »

La résolution que le Dr Coke avait prise de se fixer définitivement parmi les Méthodistes du Nouveau-Monde avait causé un grand émoi en Angleterre, et de vives instances furent faites auprès de lui pour l'engager à modifier ses plans. La Conférence de 1797, pour lui montrer à quel point elle appréciait ses services, le choisit pour son président. Très touché par ces témoignages de confiance et d'affection, il promit de demander à ses frères des États-Unis de lui rendre sa liberté. Ils y consentirent, non sans regrets, lors de la visite qu'il leur fit en 1797.

Lorsqu'il revint en Angleterre, dans l'été de 1798, il demanda à du Pontavice de reprendre auprès de lui les fonctions qu'il avait précédemment occupées. Ses propositions furent accueillies avec joie par le jeune Français, qui paraît avoir passé un assez triste hiver à Londres, dans la société turbulente des émigrés. Il rejoignit son protecteur à Birmingham, d'où il écrivait ce qui suit à son ami Richard Reece, le 4 juin 1795 (7) :

« Mon cher ami, me voilà donc, grâce à Dieu, encore une fois avec le Docteur. Puisse ce second voyage m'être encore plus utile que le premier, s'il est possible !... J'espérais partir de Londres beaucoup plus tôt que je ne l'ai fait. Je comptais avoir le plaisir de vous voir ; mais le Docteur ayant reçu des lettres d'Irlande, au lieu de partir pour Sheffield, comme c'était son plan, nous allons partir aujourd'hui pour Dublin. Je n'ai pas le temps de vous en écrire bien long. Ainsi je finis en vous remerciant des peines que vous avez bien voulu vous donner pour m'obliger. »

L'Irlande était en pleine insurrection, au moment où y débarquèrent le Dr Coke et son compagnon. On aimerait à connaître quelles furent les impressions du jeune Français au milieu des scènes tragiques dont ce malheureux pays fut le théâtre. Il est à regretter que nous n'ayons aucune lettre de lui de cette époque. La Conférence irlandaise eut lieu, sous la présidence du Dr Coke, malgré la loi martiale qui pesait sur l'Irlande. Les deux voyageurs se rendirent ensuite, par la voie de Liverpool et du pays de Galles, à Bristol, pour la Conférence anglaise. Cette assemblée eut la joie de constater, pour la première fois, que le nombre des membres des sociétés méthodistes en Angleterre dépassait cent mille. Et Coke put annoncer que les missions méthodistes, encore dans leur enfance, apportaient un contingent de 12.000 membres, dont plus de 3.000 étaient le fruit des travaux de la dernière année.

Après quelques mois employés à voyager en Angleterre avec le Docteur, le moment de la séparation définitive arriva pour du Pontavice. Ce fut vers la fin de 1798. N'ayant plus besoin de ses services, Coke lui trouva une place de professeur dans une école de Bristol, dirigée par un M. Johnson, beau-frère d'Adam Clarke. Il se dévoua avec zèle à ses nouvelles fonctions, quoiqu'il ne se sentit pas la vocation de l'enseignement. « Reclus dans une école, écrivait-il à son ami Reece (8), et mes occupations ne me permettant presque jamais de sortir, je vis bientôt comme un étranger dans le monde, et je ne sais bientôt plus ce qui s'y passe que par ouï-dire. Quel changement de vie ! Enfin Dieu soit loué, qui me trouve toujours un lieu où aller, et qui m'accorde tout ce dont j'ai besoin ! »

On peut affirmer que les deux années que Pierre du Pontavice avait passées auprès du Dr Coke et les visites qu'il fit avec lui aux sociétés méthodistes d'Angleterre, d'Irlande et des États-Unis furent décisives dans sa vie et marquèrent son caractère d'une empreinte ineffaçable. Ses entretiens avec l'homme qu'il considérait comme son père et ses rapports avec les chrétiens éminents qu'il rencontra sur son chemin achevèrent de l'initier à ce christianisme intérieur et agissant dont Wesley avait été l'apôtre.


(1) Richard Reece continua, pendant toute sa longue carrière, à lire les auteurs français, dont les leçons de du Pontavice lui avaient ouvert l'intelligence. Son biographe, M. Denny Urlin, raconte qu'il l'a souvent trouvé, dans son cabinet d'étude, lisant à haute voix en français les sermons de Bossuet, de Massillon ou de Bourdaloue.

(2) Etheridge, Life of Coke, page 265 et suivantes. 

(3) Lettre inédite à Richard Beece, du 5 juillet 1797.

(4) Lettre inédite à Richard Reece, à Manchester.

(5) L'Irlande était alors au commencement d'une période d'agitation. L'année suivante, éclata une insurrection qui attira une terrible répression et qui provoqua, en 1800, l'Acte d'Union et l'abolition du parlement irlandais.

(6) Lettre inédite à Richard Reece, à Macclesfield.

(7) Lettre inédite.

(8) Lettre inédite du 8 mars 1799.
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