Dans les longs entretiens que du Pontavice eut
avec le Dr Coke sur terre et sur mer, il dut
souvent être question de
l'évangélisation de la France, et
plus d'une fois sans doute le vétéran
posa à son jeune frère la
question : Pourquoi n'iriez-vous pas
vous-même prêcher l'Évangile
à votre peuple ? Cette question le
préoccupa et le troubla longtemps. Pour le
moment, la France lui était fermée,
comme à tous les émigrés. Ceux
qui y pénétraient ne le faisaient
qu'en dissimulant leur identité et qu'en se
cachant. Mais on pouvait prévoir que l'heure
allait sonner où les barrières
s'abaisseraient devant ceux qui accepteraient sans
réserve le nouveau régime issu de la
Révolution. L'expérience du
professorat que du Pontavice fit à Bristol
le convainquit que la carrière de
l'enseignement n'était pas celle où
Dieu l'appelait à le servir. « Il
sentait, dit de Quetteville, depuis quelque temps,
un appel intérieur au
Saint-Ministère. Ayant
expérimenté pour lui-même, que
les richesses de Christ sont incomparablement
supérieures à tout ce qu'on nomme
bonheur et félicité sur la terre, il
désirait ardemment voir tous les hommes
entrer dans cette alliance de grâce où
la paix abonde. Il soupirait surtout pour sa
patrie. Il éprouvait une vive douleur en la
voyant couverte d'épaisses
ténèbres et flottante au milieu d'un
Océan de préjugés. En
attendant que la Providence lui en ouvrît les
portes, il revint à Jersey dans le dessein
d'y commencer son ministère, si le Seigneur
lui en donnait la force (1).
»
Il dut être encouragé dans
cette voie par ses amis anglais, et surtout par le
Dr Coke. Ce fut sans doute à son influence
qu'il dut d'être inscrit par la
Conférence de 1800, réunie à
Londres, parmi les prédicateurs
itinérants « reçus sous
épreuve » (admitted on trial), et qu'il
fuit placé à Guernesey et Aurigny
(2).
Avant d'être admis officiellement
par la Conférence, il avait dû faire
un stage comme prédicateur local,
conformément aux usages du
Méthodisme. « Quelques jours
après son arrivée à Jersey,
dit de Quetteville, il fit son premier essai comme
prédicateur et, par l'assistance divine, il
réussit au gré de ses désirs.
Il fut bien accueilli de toutes nos
assemblées. Il s'acquitta avec zèle
de ses fonctions, se recommandant partout à
la conscience de ses auditeurs
(3).
»
Sur le ministère et les
expériences de du Pontavice, dans les
îles de la Manche, nous n'avons, outre une
lettre qu'on trouvera plus loin, que le
témoignage de son collègue et ami
Jean de Quetteville. Ce sont des notes sommaires,
mais dont nous devons nous contenter.
« Il eut bientôt la
consolation de voir ses travaux couronnés de
succès. Plusieurs furent touchés,
convaincus et convertis sous sa prédication.
De la petite île d'Aurigny, où il se
trouvait alors, il écrivait, en 1800,
à de Quetteville : « Gloire soit
à Dieu de ce qu'il bénit mon
âme et me donne « une grande
liberté pour parler au peuple. La parole est en
bénédiction
à ses enfants, et elle jette
l'épouvante dans l'âme de plusieurs
mondains. Quelques-uns paraissent attendris
jusqu'aux larmes. Oh ! puisse Dieu
répandre son Esprit sur nous comme sur ses
serviteurs d'autrefois, et nous rendre tous ardents
comme des flammes de feu, pour embraser tout ce qui
nous environne ! Mon coeur soupire
après la prospérité de Sion,
mon âme est en travail. » Avec
cette ardeur, il était si petit à ses
propres yeux qu'il s'appelait un serviteur
négligent, paresseux, qui occupait
inutilement la terre, et qui ne méritait pas
qu'on fît mention de son nom.
« Le 26 mars 1801, il
écrivait de Jersey, où il
était alors, que Dieu le bénissait
dans toutes ses fonctions publiques, et dans
toutes, les classes qu'il avait l'occasion de
conduire, et qu'il désirait ardemment les
dons spirituels et aspirait après la vertu
d'En-Haut. « Hélas !
disait-il, je suis plus semblable à un bois
sec, à un arbre sans fruit et sans feuilles,
qu'à ces arbres plantés près
des eaux courantes, qui rendent leur fruit dans
leur saison, et dont le feuillage ne se
flétrit point. Priez Dieu qu'il me tire de
ma sécheresse et de mon aridité, afin
que je puisse porter une abondance de fruit
à sa gloire. »
« M. du Pontavice ne
reçut point en vain les grâces que le
Seigneur répandait avec profusion dans son
âme. Convaincu que le ministère est
pour celui que le Ciel y appelle, une suite de
fonctions pastorales, dont la négligence
l'exposerait aux châtiments de Dieu, il
employait tous les moyens et saisissait toutes les
occasions de rallumer le don qu'il avait
reçu. Continuellement dévoré
du zèle de la maison de Dieu, et rempli
d'une tendre sollicitude pour les troupeaux qui lui
étaient confiés, il veillait sur eux
assidûment avec un grand amour. Il allait de
maison en maison, non pour la forme, et pour se
décharger de son devoir, mais par un vif
sentiment, rompant le pain spirituel avec ses
frères et les excitant à la
persévérance. Il ne cessait de
manifester aux disciples du
Seigneur Jésus une affection pure,
ingénue et très vive. Présent
ou absent, il s'intéressait au salut des
jeunes et des vieux, des riches et des pauvres.
Dans ses visites, qui étaient
généralement courtes, il parlait peu,
mais ses paroles étaient assaisonnées
du sel de la grâce. Quand il parlait de son
état spirituel, on sentait, comme le
montrait aussi sa conduite, que son esprit se
plaisait dans cette espèce de solitude
intérieure que rien ne peut troubler, et
où l'homme apprend la plus utile des
connaissances, celle de son propre coeur. Les
entretiens pieux, le chant des cantiques de Sion et
les prières en commun faisaient ses plus
chères délices. Avec quelle ardeur il
poursuivait la course qui lui était
proposée ! Rien ne rebutait son
courage. Il avait vaincu sa timidité
naturelle. Toujours veillant, toujours luttant, il
remportait la bénédiction. Il avait
une grande défiance de lui-même, et
une grande confiance en Celui qui dit à
l'âme fidèle : « Ne
crains point, car je suis ton Dieu, le même
hier, aujourd'hui, éternellement, le
Tout-Puissant
(4). »
Le fragment qui suit est incomplet et
sans date. Il nous semble être des
commencements du ministère de du Pontavice
dans les Îles :
« J'ai une croyance au dedans
de moi, que c'est la volonté du Seigneur que
je reste ici. Mais je ne veux pas me laisser
conduire par des impulsions et des impressions,
mais par une sagesse qui vienne d'en haut. Si je
parle ainsi, ce n'est pas que je trouve de la
répugnance à retourner en Angleterre.
Oh ! que j'aurais de plaisir à voyager
encore avec le Docteur ! Mais je ne veux pas
suivre les inclinations de mon coeur, mais faire la
volonté de Dieu
(5). »
La lettre suivante nous fait part des
luttes intérieures du
ministre de Jésus-Christ,
préoccupé de son insuffisance, et
aspirant à porter l'Évangile dans son
pays :
« Guernesey, 13 Novembre 1801 (6).
« Très cher
frère,
« Sans chercher une multitude
de raisons pour me justifier de mon long silence,
je vais vous dire en peu de mots. quelle en a
été la cause. Vous ne devez nullement
l'attribuer à aucun changement dans les
dispositions de mon coeur ; non, mais
plutôt à votre silence. Les
dernières fois que je vous écrivis,
vous ne me fîtes pas le plaisir de me
répondre ; et comme je suis très
paresseux pour écrire, quand j'ai
écrit une ou deux fois sans recevoir de
réponses, je mets bientôt la plume de
côté, mais non pas mon affection et
mon amitié. Étant très
paresseux moi-même, je pardonne
aisément la paresse dans les autres. En
voilà assez de dit sur ce sujet, puisque
nous pouvons être sûrs que nos
dispositions réciproques sont les
mêmes.
« Je pense aussi que mes
dispositions à l'égard de mon Dieu
sont encore les mêmes ;
c'est-à-dire que mon désir et ma
ferme résolution sont de sacrifier tout ce
qui peut être le plus cher à mon
coeur, pour me consacrer sans réserve
à son service. Rien ne me paraît digne
de mon attention ici-bas. Richesses, honneurs,
plaisirs, tout cela ne m'est plus rien ; pour
peu que je gagne Christ et que je gagne des
âmes à Christ, je serai heureux et
content.
« Mais que j'ai
été agité d'inquiétude
et de crainte à ce sujet ! Oh !
que Satan a cherché à ébranler
ma foi, et à me faire croire que j'ai
été un si grand pécheur que
jamais Dieu ne m'avait pardonné et qu'il n'y
avait pas de pardon pour moi ! J'ai eu beau
lui dire qu'il était un menteur ; que
j'avais senti la paix de Dieu qui passe tout
entendement humain,
goûté l'amour de Dieu, eu le
témoignage de son Esprit ; j'ai eu
aussi beau repasser en mon esprit les
bénédictions multipliées que
j'ai reçues, toutes les marques indubitables
de son tendre amour à mon égard, le
tendre soin qu'il a pris de ma personne, comment il
m'a délivré de plusieurs dangers,
même de la mort, comment il m'a introduit
parmi son peuple, l'avantage inappréciable
de voyager et de visiter les Églises
répandues sur la surface de la terre, les
grands désirs qu'il m'a donnés
d'aller prêcher son Évangile ;
comment il m'a ouvert le chemin dans les Iles, a
aplani tous les obstacles et m'a envoyé ici
juste dans le temps où l'on avait besoin
d'un prédicateur ; comment il a
daigné m'accorder le don de prière et
de prophétie, que je sais fort bien que je
n'avais pas, il y a quelques années ;
et comment il a tourné dans ces îles
tous les coeurs en ma faveur, de sorte que j'ai
été reçu à bras ouverts
de nos amis, et même approuvé de ceux
du dehors ; et que la parole que je leur ai
annoncée tant aux uns qu'aux autres leur a
été en bénédiction,
(car, gloire soit à Dieu, qui a bien voulu
se servir de moi pour en amener des
ténèbres à sa merveilleuse
lumière ; même, au premier sermon
que je prêchai ici, il y en eut de
réveillés, et, dans les trois
îles, Dieu m'a donné des sceaux
à mon ministère) ; je ne raconte
pas toutes ces choses-ci pour m'en glorifier, Dieu
m'en garde ! mais pour repasser les
témoignages que j'ai de l'approbation de mon
Dieu.
Quand je considère donc toutes
ces choses, et que Dieu, par-dessus tout, m'a
donné de l'amour pour lui et pour ses voies,
qu'il a ainsi changé les dispositions de mon
coeur, et que les choses que j'aimais je les
abhorre, et que les choses que je désirais
pour me rendre heureux sur la terre, j'y renonce
pour me donner entièrement à mon
Dieu, qu'enfin je sens le désir de renoncer
à toutes choses et à toute
créature pour me donner tout à mon
Créateur ; est-ce que je puis, me
dis-je à moi-même, avoir ressenti et ressentir ces
choses,
et ne pas avoir fait la paix avec mon Dieu ?
Mais, ô prodige
d'incrédulité ! je ressens
encore des doutes et des craintes, et, au milieu de
mes doutes et de mes craintes, je
m'écrie : Eh bien ! s'il faut
périr, je périrai en servant
Jésus ! Mais, malgré mes
résolutions, je n'ai pas encore obtenu une
entière délivrance ; le fond de
l'incrédulité est encore dans mon
coeur, et ceci met des obstacles à
l'accomplissement de cette glorieuse promesse
d'être rempli de la plénitude de mon
Dieu.
« Écrivez-moi deux ou
trois mots pour ma consolation, j'en ai grand
besoin. Je me recommande à vos ferventes
prières et à celles de M. Bramwell.
Oh ! que je désirerais que celles que
vous avez déjà offertes pour moi
fassent agréablement reçues de
Dieu ! Car le désir de mon coeur est
d'aller en France prêcher
l'Évangile ; je n'ai pas d'autres
désirs et j'étudie les
Écritures afin de m'y préparer, en
priant surtout Dieu de me remplir de son
Esprit ; car je sais que, quand je saurais
là Bible par coeur, et que je serais capable
de prouver par les Écritures tout ce que
j'avancerais, cela ne pourrait pas encore convertir
une seule âme, et qu'il faut que je sois
plein de l'Esprit de Dieu, puisque le
ministère de la lettre tue et que l'Esprit
seul vivifie.
« Nous n'avons pas reçu
ces derniers temps de nouvelles de William Mahy
(7).
Il y a
plusieurs mois que M. de Quetteville n'en a
reçu ; mais je ne pense pas qu'on soit
longtemps sans en recevoir. Par ses
dernières lettres, il ne paraît pas
qu'il ait fait grand'chose. S'il a une
société, elle est bien
petite.
« Je n'ai pas encore
écrit à ma famille, et par
conséquent n'ai pas encore eu de leurs
nouvelles. Il y a environ six mois, je reçus
une lettre de mon frère qui était
pour lors à Paris (il y a
plus d'un an qu'il est retourné en France),
mais il me marquait qu'il n'avait pas encore pu
retourner chez lui. Il était venu bien
près de sa ville et avait passé
quinze jours avec ma soeur ; mais il avait
été obligé de repartir pour
une autre ville, de crainte d'être
arrêté. Il me disait que quelques-uns
avaient été arrêtés,
mais qu'on ne leur faisait rien, qu'ils
n'étaient même pas chassés hors
de la République, et qu'il espérait
que le gouvernement avait de bonnes intentions
à l'égard des émigrés.
J'espère que, quand la paix sera
ratifiée, on pourra leur permettre de
rentrer. C'est l'opinion des Français qui
sont venus depuis peu de France dans ces
pays-ci.
« Quoi qu'il en soit, je sais
que, si c'est la volonté de Dieu que j'aille
dans ma patrie y prêcher l'Évangile,
il m'ouvrira le chemin, et j'attends avec patience
ce moment désiré. Et quand je
considère que je ne suis pas en
l'état où il faudrait être pour
y aller, je suis en quelque sorte bien aise que le
moment ne me paraisse pas encore venu pour moi. Je
sais que Dieu peut me préparer dans un
moment. Son bras n'est pas raccourci qu'il ne
puisse me relever de la grande profondeur de ma
misère.
« Quant à ma famille,
je ne sais si je pourrai jamais aller la voir. Si
je me vois en liberté de retourner en
France, je ne voudrais pas aller voir mes parents
sans prêcher l'Évangile dans la ville
où je suis né, et je ne voudrais pas
non plus y aller seul ; je voudrais avoir avec
moi quelqu'un pour me soutenir contre les
différentes attaques que j'aurais à
essuyer de ma famille, qui sans doute voudrait
m'empêcher d'aller prêcher, et je doute
qu'ils voulussent me revoir à ces
conditions. Prions Dieu qu'il dirige toutes choses
afin que je puisse le glorifier.
« Le frère Angel
(9) a
un bateau,
mais il est trop petit pour aller
en France. Mais il y a ici plusieurs bateaux qui
pourraient vous y conduire
(10).
« Mes amitiés à
M. Bramwell. Je me recommande à ses
prières.
« Votre frère dans le
Seigneur,
« P. PONTAVICE. »
Nous avons reproduit intégralement cette lettre, malgré sa longueur et malgré ses négligences de style, parce qu'elle nous paraît offrir un grand intérêt. Elle donne une haute idée du sérieux chrétien de Pierre du Pontavice, et elle le montre se préparant par l'étude et par la prière à évangéliser la France. Son ministère dans les îles de la Manche fut pour lui la veillée des armes, où il prépara son âme pour la tâche qui lui apparaissait toujours plus comme l'oeuvre de sa vie.
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