En publiant ce petit volume, j'accomplis un
désir qui remonte aux jours de mon enfance.
Les livres d'enfants étaient rares à
cette époque, surtout dans la maison de mon
père. Mais j'avais le goût de la
lecture et je lisais tout ce qui me tombait sous la
main.
Je lus alors une notice sur Pierre du
Pontavice, dans un vieux volume du Magasin
méthodiste des îles de la Manche,
et, quoique cette lecture fût bien
sérieuse pour un jeune garçon, elle
produisit sur moi une profonde impression. J'y
revins plus tard et me demandai pourquoi des
lettres d'une si haute édification ne
seraient pas exhumées des antiques
livraisons où elles étaient
ensevelies et mises à la portée du
public religieux français. Leur
caractère fragmentaire et incomplet m'avait
empêché jusqu'ici de les
rééditer.
La découverte d'une série de
lettres inédites est venue me convaincre que
le moment de réaliser mon dessein
était arrivé.
En 1899, paraissait à Londres une
biographie de Richard Reece, le pasteur
méthodiste qui fut le principal instrument
de la conversion de du Pontavice
(1). L'auteur
est
un homme de loi, M. R. Denny Urlin, petit-fils de
Reece, qui a voulu sauver de l'oubli la mémoire de
son aïeul,
en utilisant ses souvenirs et les documents
parvenus entre ses mains. Parmi ces documents, il
mentionne (page 8) « un paquet de
vieilles lettres adressées à M. Reece
par son intime ami, M. du Pontavice ».
Ces lettres étant écrites en
français, l'auteur se borne à les
mentionner. Ce passage me fut signalé par
mon ami le pasteur Whelpton, qui voulut bien faire
les démarches nécessaires
auprès de M. Urlin, pour obtenir le
prêt de ce précieux
dépôt, qui ne tarda pas à
arriver entre mes mains.
Ces lettres me parurent offrir le plus vif
intérêt et combler les lacunes de la
notice parue en 1917 dans le Magasin des
Îles et republiée, avec quelques
modifications, en 1839, dans le Magasin
wesleyen, que rédigeait à Paris
le Rév., William Toase, lequel était
alors le directeur de la Mission méthodiste
en France. C'est en rapprochant ces documents
inédits de ceux qui avaient
déjà vu le jour que j'ai
préparé ce petit volume, qui fait
connaître un homme qui fut un
précurseur du Réveil.
Mon voeu est que le lecteur de ces pages,
arrachées à l'oubli, y trouve autant
d'édification et d'intérêt
qu'elles m'en ont procuré à
moi-même.
M. L.
Courbevoie (Seine), 25 décembre 1903.
Avant de raconter la vie et l'oeuvre de Pierre
du Pontavice, il convient de rappeler les
commencements de l'oeuvre de réveil dont il
fut l'un des agents en Normandie et de donner
d'abord un aperçu de l'état religieux
de cette région, à la fin du XVIIIe
siècle.
La Révocation de l'Édit de
Nantes eut des suites funestes dans cette province,
comme dans les autres. Les temples furent
démolis, les pasteurs bannis, et les
fidèles, désormais privés du
culte public, furent livrés aux entreprises
des convertisseurs ecclésiastiques et
laïques. Les dragonnades, les emprisonnements,
les enlèvements d'enfants, les vexations de
toutes sortes, semèrent la terreur parmi les
protestants. Un grand nombre se
réfugièrent à
l'étranger, surtout en Angleterre et dans
les îles de la Manche. Ceux qui
restèrent courbèrent la tête
sous l'orage et abjurèrent ; la
plupart, il est vrai, ne le firent que des
lèvres, et les nouveaux-catholiques, comme
on les désigna officiellement, furent
généralement de fort mauvais
catholiques, prêts à faire de nouveau
profession de protestantisme, dès que les
circonstances le leur permettaient.
Cette longue privation de pasteurs, qui
dura près d'un siècle, devait
fatalement engendrer une grande tiédeur
religieuse parmi les restes des Églises de
Normandie. Il y eut sans doute çà et
là des prédicants, qui prirent sur
eux de prêcher et d'administrer les
sacrements. « De 1720 à 1740,
divers prédicants, d'origine poitevine ou
cévenole, chassés du Poitou par la
persécution, avaient parcouru en secret la
Normandie, avant de passer aux Îles ou eu
Angleterre. Paysans illettrés pour la
plupart, réduits à réciter des
sermons appris par coeur, quelques-uns rachetaient
l'insuffisance de leur instruction par l'ardeur
d'un zèle défiant le martyre
(3). »
La Haute-Normandie fut parcourue vers 1740 par
André Migault et Viala, qui
reconstituèrent un certain nombre
d'Églises du pays de Caux. En
Basse-Normandie, le prédicant Pierre Morin
prit à tâche de restaurer la
discipline et convoqua, en 1745, un colloque des
quatre églises du Bocage
(4).
Ce ne fut qu'en 1749 qu'Antoine Court
put enfin envoyer en Normandie un pasteur
proprement dit, son élève à
l'École de Lausanne, Pierre Boudet, dit
Gautier. S'il fut bien accueilli dans le Bocage,
où il put continuer l'oeuvre de
réorganisation commencée par Morin,
il trouva, au contraire, l'accueil des protestants
de Caen fort
réservé. « C'est une chose
inconcevable, écrivait-il à Court
(nov. 1750), que les Messieurs de Caen aient un si
grand éloignement pour nos affaires Ils
courent bien les provinces, les royaumes et les
mers, sans que la tourmente et les autres
périls les effrayent ; mais faire un
quart de lieue ou même quatre pas, dès
qu'il s'agit de ne rien gagner que
le ciel, c'est un sujet trop mince pour gagner la
partie » (5). Gautier se
plaignait aussi de
l'avarice des protestants. « L'argent,
écrivait-il, est la religion dominante du
pays ; impossible de déraciner
l'avarice ; il faudrait être un
apôtre pour opérer un tel
miracle »
(6).
Mêmes plaintes, et plus
sévères encore, du pasteur Godefroy,
qui écrivait à Antoine Court, en
1755. « Les huguenots dans les campagnes
sont si dispersés qu'on ne peut les
rassembler. Leur longue privation de la bonne
pâture, bien loin de les avoir rendus
affamés, leur en a entièrement fait
perdre le goût ; ils ont une religion
à leur fantaisie, ou plutôt ils n'en
ont point du tout » (7). En
1763, au moment de quitter
la
Normandie, Godefroy constatait quelques
progrès il écrivait à Paul
Rabaut, le digne pasteur de Nîmes
« Nos sociétés, qui ont
toujours été fort craintives,
semblent s'affermir dans ce temps, et deviennent
plus nombreuses et plus considérables dans
certains endroits » (8).
Avec l'avènement de Louis XVI
(1774), la situation des protestants
s'améliora en Normandie, comme dans les
autres provinces. Les enlèvements d'enfants
cessent. Certains curés, qui retenaient
encore dans leurs presbytères des enfants
protestants, reçoivent l'ordre de les
relâcher. Ils avaient de la peine à
s'y décider. Neuf ans avant la
Révolution, en décembre 1780, Jean La
Fontenelle, pauvre journalier de Fresne,
écrit à l'intendant Esmangart :
« Ma fille, âgée de douze
ans, m'a été prise il y a quelques
semaines, et emmenée au presbytère de
Tinchebray, d'où un vicaire l'a conduite aux
Hospitalières de Vire.
Désespère d'avoir perdu mon enfant,
j'ai été trois fois à
Vire ; on m' a répondu
tantôt que ma fille n'était pas
visible, tantôt qu'on ne la connaissait
pas ». L'intendant répondit :
« Le père la réclame ;
les religieuses Hospitalières et personne
n'est en droit de la garder. On devra la
relâcher sur-le-champ.
(9) »
Les temps étaient décidément
changés.
La liberté des assemblées
religieuses fut plus difficile à obtenir.
Les protestants de Caen, toujours très
prudents, commencèrent à s'organiser
et à tenir quelques assemblées de
culte dans des maisons particulières. Voici
l'une des délibérations qu'ils
prirent en 1777: « Dans toutes les
assemblées, on aura la plus grande attention
à ne blesser en aucune façon, la
délicatesse et conscience des
ecclésiastiques catholiques romains, soit en
choisissant des maisons trop a proximité, ou
dans des heures qui pourraient leur
déplaire. Expressément résolu
de leur rendre, non seulement ce qu'ils sont en
droit d'exiger, mais encore de les prévenir
par tout moyen d'honnêteté et de
décence. » On le voit, les
réformés de Caen ne brillaient pas
précisément par la hardiesse. Ils se
réglaient, d'ailleurs, sur le
« Comité protestant » de
Paris, dont Paul Rabaut traitait les membres de
« poules mouillées ».
L'intendant Esmangart disait de son
côté : « Ils sont fort
raisonnables, et les plus accrédités
blâment la publicité des
assemblées qui ont lieu dans le voisinage de
Condé-sur-Noireau
(10). »
Dans le Bocage, en effet, les
assemblées de culte se tenaient
régulièrement tous les dimanches, non
plus de nuit, dans les bois, mais de jour et
à couvert. Comme le fait remarquer M.
Galland, dans cette région de la
Basse-Normandie, de telles assemblées
étaient moins exposées qu'ailleurs
à des surprises. « Les bois
étaient alors plus touffus
qu'aujourd'hui ; les routes rares ou mal entretenues ;
les
chemins
encaissés, croisés en tous sens, et
recouverts comme d'un voile
impénétrable, par les branches des
hêtres, des chênes et des
pommiers » (11). Les curés
se plaignirent
au garde des sceaux, qui écrivit à
l'intendant que les intentions du roi
étaient d'user des voies de douceur,
et il lui demandait d'avertir les protestants de ne
plus s'assembler. Quant au ministre qui les ameutait ainsi, il
convenait de le faire
arrêter. C'est ce qui eut lieu
(12). Le
ministre Lassaigne fut emprisonné pendant
trois mois, puis relâché. La
répression était devenue
hésitante et intermittente. Les agents du
pouvoir n'osaient plus se servir des armes
rouillées et impuissantes de la
persécution.
L'Édit de tolérance de
novembre 1787 donna aux protestants un état
civil et fit cesser l'odieuse alternative où
les plaçait l'Édit de
révocation, en faisant de leurs mariages de
simples concubinages et de leurs enfants des
bâtards, s'ils refusaient de se faire marier
par un prêtre. Quant à la
célébration du culte, l'Édit
n'en parlait pas. Aussi les réformés
de Caen, toujours prudents et timorés, se
bornent à louer, le 12 décembre 1788,
un « lieu d'oraison »
provisoire. En avril 1789, on s'occupa à
chercher un local définitif, mais les chefs
de famille, convoqués le 12 mai par le
Consistoire, estiment qu'il sera « plus
prudent » de ne rien faire avant la
dissolution des Etats-Généraux
(13).
Les
protestants de Caen pensaient sans doute que,
puisqu'ils avaient attendu un siècle la
réouverture de leurs lieux de culte, ils
pouvaient bien attendre encore quelques
mois.
Enfin, le moment vint où la
Constituante proclama la liberté des cultes.
« Le 3 septembre 1789, le consistoire de Caen
décida qu'il y
aurait culte tous les dimanches et jours de
fêtes solennelles. Les réformés
d'Athis avaient déjà leur temple,
inauguré trois mois auparavant, le jour de
Pentecôte
(14) ».
Les Églises de la Basse-Normandie
formaient deux groupes, ayant chacun son
pasteur :
1° Le Bocage (églises de
Condé-sur-Noireau, Athis, Sainte-Honorine et
Fresne) ;
2°, Caen et ses environs
(églises de Caen, Beuville, Périers,
Courseulles, etc.)
Chacun de ces groupes avait son pasteur.
Celui du Bocage, en résidence à
Condé depuis 1787, était
Aimé-Gédéon Gourjon, né
à Genève d'une famille de
réfugiés dauphinois. Le pasteur de
Caen et des églises voisines était,
depuis 1783, Jean-Antoine Fontbonne-Duvernet, du
Vivarais. Tandis que Gourjon visitait
régulièrement les diverses
églises du Bocage, Fontbonne-Duvernet cessa
de visiter, à partir de 1789, les
églises de la campagne de Caen. Le
consistoire de cette ville avait en effet
décidé ce qui suit :
« Le pasteur restera désormais
attaché à l'Eglise de Caen seulement ; les besoins de
cette
Église exigent qu'il y reste singulièrement attaché ;
pour cet effet, la société de la
ville doit seule contribuer à ses honoraires
(15). »
Voilà une délibération qui
fait peu d'honneur aux « Messieurs de
Caen » ! Fort heureusement que,
dès l'année suivante, les
méthodistes des îles de la Manche
vinrent évangéliser ces
Églises des environs de Caen, dont le
consistoire de cette ville se
désintéressait si
singulièrement. Mais on s'explique aussi
l'opposition que rencontrèrent ces fervents
apôtres du réveil de la part de ces
protestants qui eussent volontiers dit :
Surtout pas de zèle !
En choisissant pour pasteur
Fontbonne-Duvernet, le consistoire de Caen avait
décidé qu'il exercerait ses fonctions « pour
aussi
longtemps que la bienveillance du
gouvernement le permettrait ». Cette
restriction indique assez que les chefs du
protestantisme de Caen étaient plus prudents
qu'héroïques. Leur pasteur paraît
avoir eu les qualités qui devaient
réussir auprès d'eux. Voici en quels
termes le consistoire s'exprimait sur son compte le
16 avril 1789: « Il mérite notre
attachement et notre confiance par sa douceur, son
aménité, la connaissance que nous
avons de ses vertus morales, et les preuves qu'il
nous a données de la sagesse de sa
conduite. » L'historien du protestantisme
en Basse-Normandie, qui cite cette attestation,
fait remarquer que « le mot
chrétien n'est même pas
employé » (16). Si la
sagesse dont ses
paroissiens faisaient honneur à ce pasteur,
eût été plus chrétienne,
il eût considéré que la
Providence lui envoyait des auxiliaires
précieux, dans la personne des missionnaires
méthodistes, et il leur eût fait bon
accueil, au lieu de les persécuter
(17).
Gourjon, pasteur à Condé,
« conservait quelque chose, dit M.
Galland, de la forte instruction chrétienne
qu'il avait reçue au séminaire de
Lausanne. Prêchant, le 27 novembre 1790, sur
« l'amour de Dieu et de Jésus pour
le monde », il apostrophe ces
« orgueilleux qui, obligés d'avouer que Jésus a
été supérieur aux plus grands
hommes, ne le regardent cependant que comme un
simple homme. » - Le 10 mars 1791, il
définit ainsi le salut :
« une espèce de
résurrection qui, d'une créature
morte et défigurée, fait une nouvelle
créature. » - « Qui est
venu nous l'annoncer ? dit-il. Ce n'est point
un homme ordinaire, c'est le propre fils de
Dieu »
(18).
Gourjon travailla à relever la
discipline, et il eût voulu que le
Consistoire de Caen s'associât à ses
efforts dans ce sens :
« Environnés comme nous le sommes,
disait-il, d'ennemis puissants, nous ne pouvons
nous défendre qu'à l'aide d'un accord
mutuel, cimenté par les liens d'une
confédération étroite et
resserrée. D'ailleurs, avouons-le : Si
nos Églises se sont trouvées pendant
longtemps dans une anarchie cruelle et
déchirante, si elles se sont vues en proie
à des serviteurs mercenaires, qui ont avili
l'honneur du Saint Ministère et semé
l'ivraie dans le champ du Seigneur, c'est que
l'ordre ne saurait se trouver où la
règle manque »
(19).
Le consistoire de Caen demanda à
réfléchir et finalement se
décida à ne rien faire.
Si attaché qu'il fût
à l'ordre et à la doctrine
d'autrefois, il ne semble pas que Gourjon eût
compris que le réveil, pour être
profond, devait aller du dedans au dehors et
commencer par secouer les consciences endormies.
Les méthodistes, qui prêchaient
à tous la conversion, durent lui être
antipathiques et il leur refusa son
concours.
Quand vinrent les décrets de la
Convention qui supprimaient les cultes, les deux
pasteurs de la Basse-Normandie se soumirent et
déposèrent leurs robes. Voici comment
les choses se passèrent, en ce qui concerne
le pasteur de Condé. « Lorsque,
dit M. Galland, la commune de Condé fut requise, le
22 Brumaire
an 11
(12 novembre 1793), d'ouvrir un registre où
les ministres des cultes reconnaîtraient
« renoncer au charlatanisme »,
qu'ils n'avaient jamais « cessé de
prêcher », ce fut seulement six
mois plus tard que Gourjon se fit inscrire (3
Prairial, an 11, 22 mai 1794) ; et il
déclara simplement « renoncer
à faire aucunes fonctions quelconques de
ministre, désirant en tout se conformer aux
décrets de la Convention
(20). »
Nous avons mentionné ailleurs
(21) le
bruit
recueilli par de Quetteville, d'après lequel
« le ministre de Condé aurait
déclaré à ses paroissiens
qu'il ne croyait pas un mot de ce qu'il leur avait
prêché depuis vingt ans ».
Ce que nous savons aujourd'hui du caractère
de Gourjon rend cet aveu cynique tout à fait
invraisemblable. Le récit de Quetteville,
écrit de longues années après
l'événement, fut sans doute
l'écho de propos tenus par des protestants
du Bocage, qui, peu édifiés de la
démission de leur pasteur, en
exagérèrent certains
incidents.
Quoi qu'il en soit de ce détail
probablement légendaire, le fait
incontestable reste. Les pasteurs de la
Basse-Normandie désertèrent leurs
troupeaux, au moment où ceux-ci avaient le
plus besoin d'eux. Certes, les temps étaient
difficiles, et nous voulons bien admettre qu'il y
ait eu à cette défaillance des
circonstances atténuante. Mais on ne saurait
contester qu'il y ait eu là un
symptôme de plus de l'affaiblissement de la
piété et une preuve de la
nécessité du réveil, que les
méthodistes apportèrent en Normandie.
Il fut heureux que, au moment de la
défection des pasteurs en titre, il se soit
trouvé un humble missionnaire
méthodiste, qui, lui, ne se mit pas en peine
des décrets de la Convention, et continua
à « faire les fonctions de
ministre », désertées par
d'autres.
Ce qui est certain, c'est que le
protestantisme de la Basse-Normandie était
fort déchu à la fin du XVIIIe
siècle. « Ministres et
fidèles, dit M. Galland, s'étaient
laissé d'autant mieux gagner à
l'esprit philosophique, que la campagne en faveur
de la tolérance avait été
menée par les philosophes »
(22). « Au reste,
ajoute-t-il
dans sa conclusion, sauf de rares exceptions, la
foi des uns et des autres s'était comme
flétrie et desséchée au
contact du siècle; lorsque la Constituante
les eut définitivement affranchis, on vit
que leurs croyances, transmises de père en
fils par point d'honneur, n'avaient plus
guère de chrétien que le nom. Triste
résultat de la contrainte exercée sur
les consciences ; une persécution,
entreprise au nom de la religion, aboutissait au
triomphe momentané, mais à peu
près général, de
l'incrédulité ! »
(23)
Cette conclusion, à laquelle
arrive le savant historien du protestantisme en
Basse-Normandie, démontre combien
nécessaire était l'oeuvre que les
wesleyens des Îles de la Manche entreprirent
dans cette région dès 1791.
Les Îles de la Manche furent
évangélisées, au
seizième et au dix-septième
siècle, par des réfugiés
protestants venus, pour la plupart, de Normandie.
Elles furent l'un des lieux d'asile des
persécutés de la
Saint-Barthélemy et de la Révocation.
La proximité géographique et la
communauté de langue et de race
établissaient entre la Normandie insulaire
et la Normandie continentale des relations de bon
voisinage, qui contribuèrent, de part et d'autre, à
la propagation
des doctrines évangéliques. Et quand,
à la suite d'une longue période
d'assoupissement religieux, les protestants des
Îles se réveillèrent à
la voix des ardents disciples de Wesley, ils se
tournèrent tout naturellement vers leurs
frères de France, qui sortaient meurtris et
décimés d'une persécution plus
que séculaire. Un foyer de vie et de
piété avait été
allumé par le Méthodisme dans
l'archipel anglo-normand ; faut-il
s'étonner qu'une étincelle ait
traversé l'étroit bras de mer qui le
sépare de la France et ait allumé un
autre foyer de vie et de piété sur
les côtes de la Normandie ?
Les premiers prédicateurs
méthodistes envoyés par Wesley dans
les îles (1781, 1788) furent deux hommes de
haute culture, Robert-C. Brackenbury et Adam
Clarke ; ils devaient compléter au plus
tôt leur connaissance du français,
afin de pouvoir prêcher dans cette langue.
Tout porte à croire que, dans la
pensée de Wesley,
l'évangélisation des populations de
langue française des Îles était
une étape vers
l'évangélisation de la France. Trop
âgé pour entreprendre lui-même
cette oeuvre, il en légua la pensée
au Dr Coke, qu'il avait chargé de
l'expansion missionnaire du méthodisme et
qui fut l'organisateur du méthodisme
américain et son premier
évêque. Coke visita les Îles en
1786 et adressa vocation à un jeune homme
pieux et intelligent de Jersey, Jean de
Quetteville, qu'il envoya évangéliser
Guernesey. « Pourquoi, demande son
biographe, fit-il cette visite aux Îles
normandes ? Parce qu'il comprit que là
se trouvait la clef essentielle d'une oeuvre
missionnaire en France. Il comprit que les
mouvements politiques qui commençaient
à ébranler les fondements de la
société française
annonçaient un bouleversement qui ferait
disparaître les obstacles à
l'introduction du pur Évangile dans ce pays,
et il voulut créer des moyens d'action qui
fussent prêts à agir, le moment venu.
La suite des événements montra la
sagesse et la justesse de ses
prévisions ; ces îles ont
été en effet la
pépinière qui a préparé
une succession d'hommes pour l'oeuvre missionnaire
en France
(24) ».
Ce ne fut pourtant ni Wesley ni le Dr
Coke qui commencèrent cette oeuvre. Elle
naquit de l'un de ces concours de circonstances,
que les hommes ordinaires appellent le hasard et
où les croyants reconnaissent l'action de la
Providence, et elle eut pour premiers agents des
hommes obscurs, qui agissaient sans autre mandat
que celui qu'ils tenaient de leur coeur
réchauffé par l'amour de Dieu et des
hommes.
En l'année 1791
(25), un
pieux
méthodiste de Guernesey, Jean Angel, fut amené,
pour
ses affaires, à Courseulles, petit port de
pêche à quelques lieues de Caen. S'y
trouvant un dimanche, il se rendit à la
maison où se réunissaient les
protestants pour la célébration de
leur culte. Nous avons vu que, par décision
du Consistoire de Caen, le pasteur de cette
Église ne visitait plus guère les
paroisses rurales. L'un des anciens présida
le culte et lut un sermon, comme cela se pratiquait
habituellement. L'après-midi, le visiteur
guernesiais retourna au culte ; cette fois, il
était le seul homme présent, et les
quelques femmes qui étaient réunies
le prièrent de présider. Il leur lut
l'histoire de la Samaritaine et leur raconta sa
conversion et son expérience religieuse.
Quand il eut fini, une femme dit :
« Pendant quarante ans j'ai
été persécutée pour ma
religion, mais ce n'est qu'aujourd'hui que j'ai
appris ce qu'est la vraie religion
(26) ».
Angel, ayant demandé aux protestants de Courseulles
s'ils n'avaient
pas
de ministre : « Non, lui
répondirent-ils, et c'est très
incommode pour nous. Le ministre de Caen vient bien
deux fois par an nous faire un sermon, nous donner
la cène, faire les mariages et baptiser les
enfants. Mais quand il nous fait ses visites, il
faut lui fournir une monture, puis le ramener chez
lui, sans compter qu'il nous faut encore lui payer
sa visite » (27). Ces
plaintes montraient
assez que
ces réchappés de la
persécution avaient un grand besoin de
secours spirituels. Angel leur demanda s'ils
recevraient volontiers un prédicateur qui
viendrait résider parmi eux. Ils
accueillirent avec empressement son offre, et il
leur promit de s'en occuper.
À son retour chez lui, Angel fit
part à ses amis de ce qu'il avait vu et des
facilités qui paraissaient se
présenter pour
l'évangélisation de la France. De
Quetteville était en ce moment en
Angleterre, dans le but de se faire envoyer comme
missionnaire en Amérique. Sans attendre son
retour, les méthodistes de Guernesey
jugèrent qu'il y avait lieu d'envoyer au
plus tôt du secours à ces protestants
qui en demandaient. Le jeune William Mahy,
prédicateur local,
fut vivement pressé par Angel de se
consacrer à cette oeuvre, et il
n'hésita pas à accepter l'invitation
et à partir sur-le-champ. C'était un
homme simple et pieux, ayant peu de culture et peu
de talent pour la prédication, mais
connaissant sa Bible à fond et animé
d'un zèle ardent pour le salut des
âmes. « Le Seigneur l'avait
qualifié, disait sa femme, d'un don plus
qu'ordinaire pour avoir les
Saintes-Écritures présentes à
son esprit et à sa mémoire, pour s'en
servir à l'appui des sujets sur lesquels il
prêchait
(28). »
Mahy, avec sa ferveur apostolique, était un bon
spécimen de ces évangélistes
sortis des entrailles du peuple, qui, sous la
conduite de Wesley, révolutionnèrent
l'Angleterre au point de vue religieux. Mais ses
qualités plus encore que ses lacunes
expliquent l'antipathie qu'il rencontra de la part
de beaucoup de protestants normands, qui
n'entendaient pas qu'on troublât leur
sommeil.
À son arrivée à
Courseulles, Mahy « fut reçu chez
un protestant de cette paroisse, où il
séjourna quelques jours ; ses
prédications furent bien
accueillies. » Le bruit s'étant
répandu dans les paroisses voisines qu'un
prédicateur étranger était
arrivé, les anciens vinrent l'inviter
à prêcher dans leurs lieux de culte,
à Cresserons, à Périers,
à Beuville, à Fresne-Camilly et
à Saint-Martin, villages situés dans
ce qu'on appelle la campagne de Caen.
« Partout il annonça la Parole
avec la vertu et le pouvoir de la grâce du
Seigneur, de sorte que plusieurs disaient :
« On n'a rien vu de semblable ; cet
homme parle comme s'il connaissait les secrets des
coeurs et les pensées les plus
cachées. » Pendant quelques
semaines, le nombre des auditeurs alla toujours en
croissant, car il en venait de différents
lieux pour entendre la Parole du
Seigneur »
(29).
Quelques semaines après
l'arrivée de Mahy en Basse-Normandie, Jean
de Quetteville vint le rejoindre et passa quinze
jours avec lui, à visiter et à
prêcher de village en village. Il avait eu la
pensée de se fixer en France, et de vouer sa
vie à l'évangélisation de ce
grand pays, en laissant Mahy libre de retourner
dans son île natale. Mais la fatigue des
longues marches le découragea. Cette
première rencontre avec les protestants
normands fut loin de l'enthousiasmer : il les
appelle, dans une lettre à un ami, « un peuple
stupide et insensible »
(30),
et il dit
ailleurs : « Les protestants
partirent d'abord contents du secours qu'on leur
apportait, mais sans autre réforme apparente
que de fréquenter le culte le dimanche,
l'après-midi comme le matin ; car avant
nos remontrances à ce sujet, les protestants
allaient le matin à leur assemblée et
les papistes à leur messe, et
l'après-midi les jeunes gens des deux cultes
se réunissaient pour danser »
(31).
De Quetteville retourna dans les
Îles, en laissant Mahy poursuivre seul son
travail. Il semble bien que celui-ci, quoique moins
bien doué que son ami, avait plus que lui
les qualités d'endurance et de
ténacité qui convenaient à une
oeuvre aussi difficile et aussi ingrate.
Les protestants les plus sérieux
appréciaient le zèle
désintéressé avec lequel cet
étranger s'efforçait de les servir et
de leur faire du bien. Les anciens des
églises et les notables se réunirent
en conseil à Cresserons et
décidèrent de lui fournir un cheval
et d'établir un dépôt de
fourrage dans chaque paroisse où il avait
à prêcher, afin de faciliter ses
voyages. De plus, ils s'engagèrent à
lui donner 400 francs par an pour aider à
son entretien.
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