Le Dr Coke, l'infatigable pionnier des missions
wesleyennes, ne tarda pas à être
informé de l'ouverture qui venait de se
produire en Normandie. Ce fut lui qui, à la
Conférence de 1791, réunie à
Manchester, le 26 juillet, quelques mois seulement
après la mort de Wesley, fit inscrire sur la
liste des stations missionnaires cette
mention : « France, William
Mahy
(1). »
C'était donner le sceau de l'officiel
à une oeuvre qui commençait à
peine ; et c'était prendre pied
résolument dans un pays où,
après un siècle de cruelles
persécutions, brillait enfin l'aurore de la
liberté religieuse. Il n'est pas probable
que la Conférence, absorbée par la
crise amenée par la mort de Wesley,
eût songé à commencer une
mission en France à ce moment, si elle ne se
fût pas trouvée en face de
l'initiative courageuse des méthodistes des
Îles. Elle n'eut pas à fonder cette
oeuvre ; elle n'eut qu'à enregistrer sa
naissance, et elle le fit probablement sans se
rendre compte de l'importance de ce commencement.
Le devoir d'évangéliser le
peuple français ne s'était pas encore
imposé à la conscience des
chrétiens anglais. Seuls, quelques Quakers
et quelques Moraves avaient visité le Midi
pour se rendre compte de l'état des
protestants. Un quart de siècle de
révolutions et de guerres devait
s'écouler avant que retentît
clairement, dans la conscience des chrétiens
d'outre-Manche, l'appel du Macédonien : Venez nous
secourir !
C'est l'honneur des Méthodistes
d'avoir devancé de vingt-cinq ans les autres
sociétés chrétiennes dans
cette entreprise. Ils furent les précurseurs
et les pionniers du réveil, en Normandie
d'abord, puis au milieu des prisonniers de guerre
sur les pontons britanniques. Le Dr Coke fut
l'âme de cette double entreprise, et son nom
mérite d'occuper une place honorable dans
l'histoire de notre réveil
religieux.
Dès 1791, il crut le moment venu
de tenter un effort sérieux pour
évangéliser la France. Les premiers
actes de la Révolution française
avaient créé un grand enthousiasme
parmi tous les esprits éclairés et
libéraux de l'Europe. La chute de la
Bastille, et, avec elle, la destruction du
despotisme de l'ancien régime et la
proclamation de la liberté civile et
religieuse, semblaient ouvrir une ère de
paix et de liberté. Coke, dont l'âme
était optimiste parce qu'elle était
chrétienne, jugea qu'il convenait de ne pas
se borner à occuper quelques villages de la
côte normande, et il résolut de faire,
à Paris même, une visite
d'observation.
Le 22 septembre 1791, il arrivait
à Jersey, en route pour Paris,
accompagné de l'un de ses amis, M. Gibson.
Il fit part à Jean de Quetteville de son
désir de l'emmener avec lui et de le placer
à Paris, dans le cas où il y aurait
quelques perspectives de réussite dans cette
ville. Le jeune prédicateur insulaire, qui
était alors dans toute la ferveur de son
zèle missionnaire, accepta sans
hésiter les propositions du docteur.
Celui-ci lui conféra, le jour même,
dans la chapelle de Saint-Hélier, la double
ordination de diacre et d'ancien, et le lendemain,
ils s'embarquèrent sur un sloop qui
les transporta à Regnéville, petit
port de pêche sur la côte normande.
Comme il n'y avait pas de voiture à trouver
dans ce village, ils partirent à pied pour
Coutances. Ils reçurent en route
l'hospitalité dans le château d'un
vieux gentilhomme infirme, auquel, en retour de son
aimable accueil, ils annoncèrent
l'Évangile.
Ils arrivèrent le soir à
Coutances, et en repartirent le lendemain pour
Courseulles. Le Dr Coke fur fort
intéressé par l'oeuvre que William
Mahy venait de commencer dans cette région.
Il comprit que ce jeune prédicateur, pour
avoir accès auprès des protestants,
devait pouvoir leur administrer les sacrements et
remplir toutes les fonctions pastorales. Il le
consacra donc par l'imposition des mains, comme il
l'avait
fait
pour de Quetteville
(2).
Puis,
prenant congé de lui, Coke et ses deux
compagnons partirent pour Paris. Ils
espéraient prendre à Caen la voiture
publique ; mais il se trouvait justement que,
la veille, un grand nombre d'émigrés,
en route pour la frontière, avaient fait
main basse sur tous les véhicules
disponibles, et ils durent se contenter d'une
misérable carriole, dont le possesseur
s'engagea à les transporter à Paris
en trois jours. Ils partirent donc, ayant avec eux
un membre de l'Assemblée nationale, qui leur
avait demandé de l'accepter pour compagnon
de route. Dans ses notes de voyage, le Dr Coke
s'extasie sur la beauté du pays qu'il
traverse, mais signale en même temps
plusieurs symptômes affligeants de la
démoralisation du peuple.
Arrivés à Paris, Coke et
ses amis se mirent à la recherche de deux
Anglais, dont ils avaient les noms et qui
s'étaient adressés, quelques
années auparavant, à lady Huntingdon,
pour la presser d'envoyer un ministre à
Paris. Cette demande était restée
sans réponse, et le Dr Coke, en ayant
entendu parler, avait pensé que de ce
côté-là se trouverait
peut-être l'ouverture providentielle qu'il
cherchait. Ces deux Anglais étaient des
professeurs qui, en ces temps troublés,
n'avaient guère ni élèves ni
leçons. Espérant sans doute relever
leurs affaires par ce moyen, ils
encouragèrent Coke à ouvrir un lieu
de culte, lui promettant le plus grand
succès. Celui-ci n'hésita pas, sur la foi de ces
promesses, à
louer une salle dans une rue très
fréquentée près du Pont-Neuf,
et à annoncer, par la voie des journaux,
l'ouverture prochaine de prédications
évangéliques. On lui conseilla, en
même temps, de profiter de la vente qui
allait avoir lieu de biens ecclésiastiques
confisqués, pour se procurer un lieu de
culte permanent. Les conditions qui lui furent
offertes étaient si séduisantes
(3.000 fr. pour une église pouvant contenir
2.000 personnes), qu'il n'hésita pas
à conclure le marché.
Pendant que se poursuivait cette
transaction, la salle de culte provisoire avait
été préparée, et Jean
de Quetteville y donna sa première
prédication à un auditoire qui
comptait en tout trente-six personnes, y compris
les deux professeurs anglais et leurs familles. Un
peu déçu d'un si mince
résultat, le prédicateur l'attribua
modestement à l'obscurité de son nom
et de son talent, et annonça que, le
lendemain, le révérend docteur Coke,
de l'Université d'Oxford, lirait un discours
français de sa composition. Les titres du
prédicateur ne réussirent pas
à éveiller la curiosité du
public, et, à l'heure fixée, six
personnes seulement se présentèrent
pour entendre le sermon, que le docteur avait pris
tant de peine à composer, dans une langue
qui ne lui était pas familière. Coke
fut découragé, - on l'aurait
été à moins, - et il se
décida aussitôt à renoncer
à une entreprise qui n'avait aucune chance
de succès. Il retourna en Angleterre,
« bien convaincu, dit l'un de ses
biographes, que les Français étaient
trop engoués de leur révolution et
trop éblouis par leur nouvelle philosophie
pour accorder la moindre attention aux
vérités du christianisme ou au salut
de leurs âmes »
(3).
Avant de partir pour Londres, le Dr Coke
s'occupa de résilier le marché qu'il
avait fait pour l'achat d'une église.
Grâce à la complaisance des agents du
gouvernement, il put le faire
sans trop de difficulté. De Quetteville
resta quelques jours après lui à
Paris pour achever de régler cette affaire,
puis il quitta la capitale à son tour pour
n'y plus revenir, et en secouant la
poussière de ses pieds contre elle.
« C'est la mère des abominations,
écrivait-il à son ami Abraham Bishop,
peu après son retour ; elle abonde en
toutes sortes d'iniquités. »
« La religion, disait-il encore, leur
était moins que la boue des rues
(4). »
L'honnête insulaire avait
éprouvé une impression de douloureux
effroi en face de cette population à la fois
démoralisée et impie, et il dut, en
la quittant, ressentir quelque chose de ce
qu'éprouva Lot en fuyant les villes
maudites. Il ne se doutait pas que cette
révolution, dont il entendit le grondement
et dont il vit les excès, pendant son
séjour à Paris, allait fonder en
France un régime de liberté que la
royauté avait toujours
refusé.
Coke fit part à un ami de ses
impressions en France dans les termes
suivants : « J'ai passé
environ cinq semaines en France, avec deux de nos
prédicateurs français, l'un de Jersey
et l'autre de Guernesey. En Normandie, nous avons
eu quelques succès. Environ huit cents
protestants des environs de Caen se sont
placés sous nos soins. Trente d'entre eux
qui manifestent de bons désirs se sont unis
en réunions de classes ; six sont
sérieusement réveillés. J'ai
laissé les deux prédicateurs à
l'oeuvre en Normandie. J'ai pris l'un d'eux avec
moi à Paris ; mais notre succès
dans cette ville dissolue n'a pas été
égal à notre attente
(5). »
Le Dr Coke ne cessa pas de tourner ses
regards vers la France, et il attendait avec
impatience le moment où prendraient fin les guerres
et
les, agitations politiques et où le fruit de
la justice pourrait être semé en paix
dans les sillons sanglants creusés par la
Révolution. L'intensité de son
désir de se vouer à
l'évangélisation de notre pays se
montra, en 1796. Il offrit alors de se consacrer
entièrement à l'Eglise
méthodiste des États-Unis, avec cette
seule réserve : « à
moins que la porte s'ouvre en France
(6). »
Et comme la porte ne s'ouvrait pas, il s'occupa des
Français prisonniers ou
réfugiés en Angleterre, et eut une
influence très notable sur Pierre du
Pontavice, comme nous le verrons plus loin.
Il mourut en plein Océan, en
1814, pendant l'un de ses voyages missionnaires,
à la veille du moment où la France,
après vingt ans de guerre, allait ouvrir ses
portes à l'Évangile de paix.
Jean de Quetteville, à son retour de
Paris, passa quelques semaines avec Mahy dans les
villages de la campagne de Caen. « Le
frère Mahy, écrivait-il, a
établi une classe de dix ou onze
membres ; plusieurs sont, je crois,
profondément convaincus, et sept ont
trouvé la paix avec Dieu. Mahy désire
vivement que je lui succède ; mais
l'état de ma santé et le voeu des
amis de Jersey de m'avoir au milieu d'eux me font
hésiter. J'attends de connaître la
volonté de Dieu et je suis tout
disposé à la suivre
(7). »
De retour dans les Îles au
commencement de 1792, de Quetteville ne tarda pas
à se demander si sa place n'était pas après tout en
France.
« L'insuccès de ma
précédente visite, écrivait-il
à un ami, me faisait craindre d'en
entreprendre une autre. J'étais
extrêmement agité dans mon esprit, ne
voulant aller que si j'avais l'assurance que le
Seigneur y irait avec moi. Pendant l'hiver, un
appel nous vint de Roscoff, et je demandai
instamment au Seigneur de ne pas permettre que j'y
allasse, à moins que ce ne fût pour sa
gloire et pour le salut des âmes, et, dans
son infinie miséricorde, il y mit
empêchement
(8).
Pour ce qui
est de mon retour en Normandie, je fus quelque
temps sans discerner la volonté de Dieu. Un
matin, dans un songe, je fus convaincu que je
devais aller, et, après avoir encore
prié à ce sujet pendant un jour ou
deux, je vis, comme par un rayon soudain de
lumière, que je devais faire ce voyage et
partir après Pâques.
« En arrivant à
Cherbourg, je trouvai qu'il n'y avait pas de place
dans la diligence, et je partis à pied avec
un Guernesiais qui était un homme
sérieux. Nous ne fîmes que cinq lieues
le premier jour, à cause de la pluie ;
le lendemain, après avoir marché sept
lieues, ma jambe droite s'enfla, et je sentis une
douleur si vive au pied gauche qu'il me fut
impossible de continuer mon voyage à
pied.
« Lorsque j'arrivai chez le
frère Mahy, je vis qu'il y avait si peu
d'apparence de faire du bien que j'en fus
affligé et je priai à ce sujet
pendant un jour entier. Mon esprit était
préoccupé de trois choses :
1° Devions-nous louer un local
à Caen et essayer d'y prêcher ?
2° Quelle marche il convenait de
suivre par rapport à l'administration de la
Sainte
Cène, que les protestants réclamaient
avec insistance, quoique, à quelques
exceptions près, ils n'eussent pas les
dispositions requises ;
3° Comme il n'y avait pas assez
d'ouvrage pour deux prédicateurs, que le
frère Mahy avait été là
déjà longtemps, et que, d'autre part,
j'étais hors d'état de parcourir les
campagnes à cause de mes douleurs aux
jambes, lequel de nous deux devait rester ? Je
demandai avec larmes au Seigneur de me diriger, et
je fus convaincu qu'aucune porte ne nous
était ouverte à Caen, que le
frère Mahy devait rester et que nous devions
soumettre à un examen ceux qui voudraient
recevoir la Cène de nos mains
(9). »
La question de l'admission à la
Sainte-Cène devait être en effet fort
embarrassante pour les deux missionnaires, qui,
jeunes et sans expérience (ils n'avaient
guère qu'une trentaine d'années), se
trouvaient jetés dans un milieu fort
différent de celui auquel ils étaient
habitués. Dans les sociétés
des îles de la Manche, cette question ne se
posait pas
(10),
et si
elle se fût posée, on l'aurait
tranchée certainement dans le sens du
rigorisme disciplinaire. Mahy et de Quetteville
devaient donc éprouver une vive
répugnance à admettre à la
table de communion tous ceux qui s'y
présenteraient. Voici, d'après la
lettre déjà citée, comment ils
résolurent ce difficile
problème :
« Après avoir
prêché plusieurs fois sur ce sujet, je
leur dis que je ne pouvais pas donner la
Cène à ceux qui ne voulaient pas
abandonner le péché et chercher le
Seigneur Jésus-Christ, et
que je ne pouvais savoir où ils en
étaient à cet égard qu'en
m'entretenant avec eux un par un. Je fixai un soir
dans ce but. La plupart ne voulurent pas être
interrogés et nous ont quittés. Une
cinquantaine se sont soumis et ont promis
d'abandonner le péché et de chercher
la grâce de notre Seigneur
Jésus-Christ. Le frère Mahy ne
voulant pas leur donner la Cène, je la leur
ai administrée moi-même, après
beaucoup de combats intérieurs à ce
sujet.
« Le Seigneur a condescendu
à visiter et à bénir mon
âme d'une manière extraordinaire,
pendant que je leur distribuais la Cène et
que je les exhortais ensuite solennellement
à s'attacher au Seigneur. Je ne crois pas
que j'aie jamais trouvé une plus grande
bénédiction dans aucun service de ce
genre. Que Dieu en soit béni à
jamais ! S'il en avait été
autrement, j'en aurais tant souffert ensuite. Le
Seigneur m'a rendu capable de prêcher avec
une mesure de puissance, et les auditeurs ont paru
un peu touchés. J'ai vu des larmes couler
des yeux de plusieurs. L'un des derniers soirs que
j'y prêchai, une jeune femme pleura pendant
une partie du service, et d'autres s'en
retournèrent chez eux en larmes.
« Il y avait seulement neuf
personnes en classe lorsque j'arrivai, deux ayant
quitté. Deux femmes se sont
rattachées depuis lors à la classe.
C'est à Périers qu'elle se
tient ; j'espère qu'il y en aura
bientôt une à Beuville, car plusieurs
personnes, dans cet endroit, paraissent
convaincues. Je ne pense pas que plus d'une
centaine de personnes continueront à se
placer sous notre ministère. Les autres sont
trop orgueilleuses et trop endurcies. Ce sont les
plus pauvres qui nous demeurent attachés.
À Courseulles, à l'exception de huit
ou dix (parmi lesquels une femme
sérieusement convertie), tous ont
abandonné le frère Mahy en mars
dernier, parce qu'il n'a pas voulu leur donner la
Cène, les voyant endurcis dans le
péché et négligeant les moyens de
grâce. À Cresserons, ils ont fait la
même chose, pendant que j'étais
là. À Fresne, ils le feront aussi,
s'ils ne l'ont pas déjà fait. Si nous
voulions leur donner la Cène, ils
continueraient à venir nous entendre ;
mais il n'y a vraiment pas à espérer
que nous leur fassions du bien. Après une
année de travail parmi eux, ils sont les
mêmes. Ils disent que nous sommes trop
dévots, etc. Je ne sais pas si j'ai bien
fait en voulant les examiner, mais j'ai
cherché le Seigneur et agi selon la
lumière que j'ai reçue. Je me sentais
insuffisant pour la tâche qui m'était
échue, et c'est là ce qui me
troublait.
« Quant à Caen, il n'y
a pas, dans cette ville, la moindre
préparation ou disposition à recevoir
l'Évangile, et je ne me suis pas senti la
force d'y entreprendre quoi que ce soit. Mon esprit
était lié à un point que je ne
puis exprimer. J'éprouvais la même
impression que pendant mon séjour à
Paris et pendant le temps que j'ai passé
à Cherbourg
(11). »
Après les deux visites en France
dont nous venons de parler, Jean de Quetteville
resta dix ans sans y revenir. L'état de
guerre entre la France et l'Angleterre interrompit
toute communication, même par correspondance,
entre les méthodistes des îles de la
Manche et la petite mission fondée par eux
en Basse-Normandie. De Quetteville profita de la
courte paix de 1802, pour visiter cette oeuvre,
toujours dirigée par William Mahy. Avant de
revenir aux travaux de celui-ci, il sera
intéressant de donner quelques
détails sur cette visite
(12).
Il débarqua à
Diélette vers la fin de mars 1802, et se mit
immédiatement à
évangéliser ceux qu'il rencontra sur
son chemin. « Je prêchai hier au
soir, écrivait-il à sa femme, au petit village de
Diélette, dans la maison d'un aristocrate, qui souffrit deux
mois de
prison pour ses opinions. Aristocrates et
démocrates étaient à genoux
à la prière et je trouvai une onction
divine en leur parlant ; mais je crains que
leurs coeurs n'aient pas été
atteints. Ils ont admiré la
prédication et en ont rendu un bon
témoignage ; mais je voudrais quelque
chose de plus. Je vais ce soir prêcher dans
un plus grand village situé à trois
quarts de lieue d'ici. Oh ! que j'ai besoin
des prières des âmes fidèles et
du puissant secours de Dieu ! Sans lui, je ne
puis rien faire. Que ces pauvres gens sont à
plaindre de n'avoir pas la Parole divine pour
connaître la vérité !
Certainement nos méthodistes devraient se
réunir pour faire imprimer deux ou trois
mille exemplaires du Nouveau-Testament pour les
répandre parmi ces pauvres catholiques. En
les visitant à domicile, on pourrait en
laisser dans chaque famille un exemplaire, qui
ferait un bien considérable, ne fût-ce
qu'en dissipant les ténèbres de la
superstition, en détruisant plusieurs
préjugés et en convainquant le peuple
que les vrais pasteurs ont plus à coeur leur
salut que leurs propres prêtres, et que les
vrais protestants sont plus généreux
et plus zélés pour leur bien que les
catholiques. »
Le 1er avril, il écrit de
Cherbourg : « J'ai
prêché mardi soir, comme je vous
l'avais annoncé, dans un hameau voisin de
Diélette. Le peuple écoute la parole
et se prosterne à la prière. Les
prêtres sont aristocrates et du grand nombre
de ceux qui se sont réfugiés dans les
Îles. J'arrivai hier à Cherbourg. Je
prêchai dans la petite chambre où loge
le frère Thomas Sarchet. On m'a dit que le
peuple était très satisfait de ma
prédication, mais que, pour faire un bon
essai, il faudrait rester quinze jours. On a bien
dit à la femme de la maison qu'on lui fera
des affaires ; mais tout culte est libre en
France... J'espère qu'on pourrait faire
quelque chose à Cherbourg, en y faisant un plus
long
séjour. Mais quelle ignorance y
règne ! quelle
corruption !
« Je suis entré dans
une maison entre Diélette et Cherbourg. Les
gens m'ont dit que, s'ils m'eussent attendu, ils
auraient réuni leurs voisins pour
m'entendre, quoiqu'il fût onze heures du
matin. Un vieillard jurait contre les
prêtres ; je lui ai dit qu'il ne fallait
pas jurer et que j'avais pitié d'eux.
Certainement les méthodistes devraient faire
tous leurs efforts pour procurer la connaissance de
l'Évangile à ce grand peuple, qui a
été si longtemps dupe de leurs
erreurs. J'ai d'ailleurs trouvé autant de
liberté à prêcher ici que dans
nos îles, bien que fatigué,
enrhumé et privé de toute
possibilité de
recueillement. »
Pendant cette dernière
tournée en Normandie, qui dura trois ou
quatre mois, de Quetteville ne se borna pas
à visiter le champ de travail de Mahy ;
il fit quelques tournées missionnaires dans
la région. Il consacra une semaine à Crocy, près
Falaise,
où il prêcha quatre fois le dimanche
et tous les soirs pendant les autres jours. Ses
auditeurs, presque tous catholiques, se
montrèrent respectueux et attentifs, et
quelques-uns parurent touchés. Plusieurs
demandèrent au missionnaire de devenir leur
pasteur et se déclarèrent prêts
à se constituer en Église
protestante. Mais ses devoirs le rappelaient dans
les Îles. Il ne devait plus revenir en
Normandie, où William Mahy demeura seul.
Quoique Mahy ait consacré près de
dix-neuf ans de sa vie à
l'évangélisation de la
Basse-Normandie (1791-1809), nous serons
forcément très bref sur cette mission
prolongée. Les documents font presque
complètement défaut, et lui-même n'a
laissé aucun écrit. Nous n'avons pas
eu entre les mains une seule lettre de lui, soit
qu'elles n'aient pas été
conservées, soit surtout parce que les
communications postales régulières
entre la France et les îles normandes durent
cesser pendant les longues guerres de la
République et de l'Empire. Nous en sommes
donc réduit aux quelques détails
recueillis par ses successeurs, ou notés par
sa femme, dans une courte relation écrite
plusieurs années après sa
mort.
Mentionnons d'abord la tentative que fit
Mahy pour fonder un culte à Caen.
C'était le désir du Dr Coke qu'il ne
s'enfermât pas dans les villages où
l'oeuvre avait commencé, et qu'il
louât un local dans la ville de Caen,
où les protestants avaient un grand besoin
d'être réveillés. Il n'y avait
pas d'action commune possible avec le pasteur ou
avec ses riches paroissiens, qui tenaient en
profond mépris l'évangéliste
méthodiste qui prenait soin
bénévolement des protestants de la
campagne, abandonnés à
eux-mêmes par décision consistoriale.
Mais il était permis d'espérer qu'une
oeuvre fidèle d'évangélisation
pourrait avoir quelque accès auprès
du peuple. Mahy voulut au moins en avoir le coeur
net, et, dans les derniers jours de 1792, il loua
une salle de réunion dans la rue
Notre-Dame.
Nous avons sous les yeux la minute de
l'accord intervenu entre le prédicateur et
le propriétaire. Le lecteur sera
peut-être curieux de lire cette pièce,
rédigée dans le style que la
Révolution avait mis à la mode.
« Terme et conditions du louage convenu et arrêté entre le citoyen Caugy, propriétaire d'une certaine maison située dans la rue appelée la rue Notre-Dame, donnant sur la rue de l'Odon à Caen, d'une part ; le citoyen Mahy, prédicateur du Saint Évangile, établi par la Conférence des Sociétés unies des Méthodistes en Angleterre et ailleurs, selon l'ordre et les Règles de feu le Révérend Monsieur Jean Wesley, A. M., Compagnon (13) de l'Université d'Oxford, d'autre part.
« Par les présentes est convenu et accordé entre lesdites parties que le dit citoyen Caugy loue au dit citoyen Mahy la grande chambre du premier étage de la susdite maison sans cheminée, et une autre petite à gauche en entrant à cheminée ; de plus, un cabinet, le tout de plain pied, tout bien conditionné, pour le terme et espace de trois mois, à commencer à compter de ce jour et date ; par le prix et somme de trente livres, argent de France, payable au commencement de la jouissance du dit terme en assignats. Et ce pour que le dit citoyen Mahy, ou tout autre prédicateur qu'il jugera à propos d'y introduire, puisse y former telles congrégations qu'il trouvera propre et convenable, pour leur prêcher et annoncer l'Évangile dans les principes protestants. Et ne sera loisible à l'une ou l'autre des parties de casser ou annuler le dit louage, si ce n'est à la fin des trois mois. Et le dit Caugy promet et s'oblige de fournir et garantir le dit louage au commencement de la jouissance, le tout sur l'obligation de tous et chacune des dites parties, leurs biens meubles et héritages présents et futurs et de leurs hoirs.
« En foi de quoi les dites parties ont signé double, à Caen, le vingt-quatrième décembre mille sept cent quatre-vingt-douze, quatrième de la Liberté et premier de l'Égalité Française.
« CAUGY. »
« MAHY, Prédicateur. »
Mahy prêcha, « pendant quelque
temps » dans ce local,
« à une assemblée
passablement nombreuse, composée presque
uniquement de catholiques romains, dont un certain
nombre paraissaient très attentifs et
pénétrés et auront, je pense,
dit la veuve Mahy, sujet d'en bénir le
Seigneur éternellement »
(14). Les
réunions durent être
discontinuées, quelques mois après
avoir commencé. On était en 1793,
l'année de la Terreur et du culte de la
Raison, et il ne pouvait pas
être question de poursuivre cet essai d'un
culte libre, au moment où la tempête
révolutionnaire se déchaînait
sur les cultes reconnus.
Avant ce moment, Mahy eut à
souffrir du mauvais vouloir du pasteur de Caen.
Voici comment sa veuve raconte cet incident :
nous laissons à son récit sa forme
naïve.
« Tout paraissait en
bonne
harmonie ; mais Satan qui rode sans cesse,
cherchant qui il pourra dévorer, s'opposa
bientôt à l'oeuvre du Seigneur et se
servit à cet effet du ministre de la ville
de Caen, lequel officiait dans ces églises.
Il eut quelques conversations avec un homme de
l'île d'Aurigny qui vint à cette
époque en France. Cet homme lui dit, en
mentant, toute sorte de mal des
Méthodistes ; de sorte que ce ministre
écrivit immédiatement des lettres
à tous les anciens des églises pour
les avertir de se défier de ce soi-disant
pasteur, qui s'était introduit adroitement
parmi eux, et de ne pas le recevoir.
« Vous devez, leur dit-il, lui demander
s'il est admis à la charge du
ministère, où sont ses ordres, etc.
Refusez de l'entendre jusqu'à ce qu'il soit
venu vers moi, et, s'il vient, laissez-moi faire.
Ces gens-là sont comme autrefois chez nous
les moines fanatiques, bigots et fripons. Il y en a
un qui a eu l'adresse de prendre à une dame
une montre à répétition
qu'elle avait
(15).
De sorte
que vous ne pouvez trop vous défier de ces
gens-là. »
« Il ajouta plusieurs
propos semblables. Il en résulta que
plusieurs de ceux qui avaient mis de l'empressement
à se rendre aux assemblées se
retirèrent et se déclarèrent
les ennemis de la bonne cause. Cela amena une
grande division entre les protestants. À
Cresserons, presque tous se retirèrent
aussitôt. À Périers, le
troupeau ne fut pas séparé ;
quelques-uns des anciens cessèrent
d'assister à la prédication, mais
cela ne dura pas longtemps ; car, voyant que
la doctrine était conforme à la
parole de Dieu et que celui qui l'annonçait
la pratiquait lui-même, cela attira la
confiance générale des protestants de
Périers. Beuville éprouva une forte
secousse de la part du ministre et des anciens. Il
y avait dans cette église un grand ordre
dans le culte et l'on y gardait la discipline dans
toutes les formes. Les anciens qui faisaient le
service étaient des pharisiens orthodoxes.
On se réunit dans le lieu de culte et chacun
déclara son sentiment. Un ancien sur quatre
resta avec nous. Notre nombre était de
beaucoup plus grand, et nous eûmes l'usage du
lieu de culte, d'autant que le maître de la
maison était de notre sentiment »
(16).
Voici comment les choses se
passèrent d'après le récit de
Toase :
L'un des anciens de Beuville
vint
essayer d'expulser Mahy de la salle où il
tenait le culte dans cette localité ;
mais le propriétaire de la maison, Jacques
Martin, qui, avec ses quatre enfants,
s'était joint à la
Société, se leva et dit :
« La maison est à moi ; je
n'ai rien vu ni entendu en M. Mahy que de bonnes
choses, et je suis décidé à
rester auprès de lui, et ceux qui voudront
faire comme moi seront les bienvenus. »
La fermeté de ce brave homme n'empêcha
pas de se retirer ceux qui ne cherchaient qu'un
prétexte pour le faire, mais elle conserva
à l'oeuvre de Beuville son lieu de culte
(17).
« Après cette
séparation, continue Mme Mahy, bientôt
leurs assemblées, pasteur et troupeau,
furent en confusion, de sorte que plusieurs
années s'écoulèrent ainsi.
Mais la parole du Seigneur était efficace
dans nos assemblées et ceux qui avaient
choisi le bon parti s'affermissaient de plus en
plus. Il y eut des
classes formées à Périers et
à Beuville, et environ une vingtaine de
personnes y assistaient, plusieurs desquelles
paraissaient pénétrées de
l'importance du salut. L'empressement était
tel que le matin à quatre heures, pendant
les beaux jours d'été, les hommes de
travail venaient à la prédication,
avant d'aller à leur journée.
Plusieurs de ceux qui allaient en classe
reçurent le pardon de leurs
péchés et le don de la prière,
et la parole du Seigneur agissait avec onction et
puissance »
(18).
La situation générale
de la France devenait de plus en plus grave.
À l'intérieur, le régime
terroriste frappait des milliers de victimes.
À l'extérieur, une coalition
formidable menaçait la France sur toutes ses
frontières, et le gouvernement anglais, sous
l'habile direction de Pitt, était à
la fois l'instigateur et le banquier de cette
coalition. On disait que ses agents secrets,
répandus surtout dans les provinces de
l'ouest, y prenaient des renseignements sur
l'état de nos forces, de nos places et de
nos approvisionnements et répandaient l'or
à pleines mains pour provoquer la trahison.
Tout étranger devint un suspect, il
l'était doublement s'il était sujet
britannique. Les étrangers furent d'abord
mis sous la surveillance des comités
révolutionnaires. Puis un décret de
la Convention, en date du 1er août 1793,
dénonça Pitt comme l'ennemi du genre
humain et ordonna que tous les étrangers
domiciliés en France depuis le 14 juillet
1789 seraient mis en état d'arrestation
(19).
La situation de Mahy en
Normandie
était, à ce moment, des plus
difficiles. Regardé comme un intrus par le
pasteur et le consistoire de Caen, il devait
être fortement soupçonné
d'espionnage par les autorités politiques, d'abord
parce qu'il était
originaire des îles de la Manche, l'un des
quartiers généraux des
émigrés, et ensuite parce que la
présence de cet étranger dans les
villages de la côte normande semblait
inexplicable, à des hommes qui ne
comprenaient pas qu'on s'expatriât pour le
seul plaisir de prêcher l'Évangile aux
Français de la Révolution. Il ne
fût pourtant ni arrêté ni
sérieusement inquiété, tant
à cause de son caractère
irréprochable que de la sagesse qu'il montra
en se tenant à l'écart des partis
politiques. S'étant marié avec une
Française de Beuville, la demoiselle Houel,
il se fit naturaliser et se fixa
définitivement en France
(20).
La marche des
événements fit de lui, pendant
quelques années, l'unique pasteur de la
Basse-Normandie. Le signal des défections
ecclésiastiques vint de Paris. Le 7 novembre
1793, Gobel, évêque constitutionnel de
Paris, déposa son caractère
ecclésiastique à la tribune de la
Convention. D'autres suivirent son exemple, entre
autres Julien, pasteur de Toulouse, qui
déclara qu'il n'aurait désormais
« d'autre Divinité que la
liberté, d'autre Évangile que la
Constitution républicaine ». Les
protestants de Paris suivirent le mouvement et le
pasteur Marron apporta à la Commune de Paris
les coupes de la Sainte-Cène, et
prononça ces paroles
équivoques : « Recevez,
citoyens, mon serment inviolable de ne pas rester
au-dessous de votre zèle pour étendre
le règne de la Raison. Honte à tous
ces échafaudages de mensonges et de
puérilités que l'ignorance et la
mauvaise foi ont décorés du nom de
théologie. » Il y eut des
résistances honorables de la part de
plusieurs pasteurs, mais la plupart se soumirent et
cessèrent toute activité pastorale
(21). Ce
fut le cas pour les deux pasteurs
de la
Basse-Normandie, Duvernet et Gourjon. Ils
n'apostasièrent pas, mais ils se soumirent
et déclarèrent « renoncer
à faire aucune fonctions quelconques de
ministres, désirant en tout se conformer aux
décrets de la Convention »
(22). Cette
attitude montrait assez que l'on était loin
des temps héroïques et que l'Eglise
réformée avait grand besoin d'un
réveil.
Resté seul à prendre
soin des troupeaux protestants abandonnés,
Mahy se dévoua sans bruit et avec
fidélité à cette tâche.
Si le culte public dut être suspendu pendant
quelque temps, rien ne l'empêchait de porter
de maison en maison les consolations et les
exhortations d'un ministre chrétien.
Beaucoup de protestants sans doute se
laissèrent entraîner par le courant
d'incrédulité qui passait ;
mais, chez d'autres, les besoins religieux
persistaient. On ne saurait trop admirer l'oeuvre
de conservation protestante et de conquêtes
spirituelles que poursuivit Mahy pendant ces
années difficiles.
Outre les Églises des
environs de Caen, il visita
régulièrement le groupe
d'Églises protestantes qui se trouvent dans
la région connue sous le nom de
Bocage : Condé-sur-Noireau, Athis,
Sainte-Honorine et Fresne (23). « Notre
cher
pasteur,
dit Mme Mahy, fut appelé à aller
exercer dans ces églises toutes les
fonctions du ministère. Il y eut beaucoup
d'âmes réveillées par son
moyen, dont plusieurs témoignent encore
aujourd'hui qu'elles lui doivent d'avoir
été amenées à la
connaissance du Seigneur. Il prêcha aussi
à douze lieues plus loin, dans une paroisse où il y
avait
autrefois beaucoup de protestants
(24), et
même un temple qui fut démoli au temps
de la persécution. Un grand nombre de
personnes, quoique papistes, lui firent un bon
accueil et vinrent écouter la parole de
Dieu, qui ne leur avait jamais été
annoncée dans sa pureté.
« Oh ! disaient-ils, si vous pouviez
toujours demeurer avec nous pour être notre
pasteur, nous laisserions les
prêtres. » Cela dura quelque
temps ; mais il ne put pas y aller assez
souvent à cause de l'éloignement, et
aussi parce qu'il était nécessaire de
cultiver l'oeuvre commencée dans les
églises protestantes. Il en résulta
que les assemblées diminuèrent et que
Satan en détourna plusieurs. Il y eut
toutefois des personnes converties, qui ont depuis
lors terminé leur carrière dans le
triomphe de la foi. J'espère aussi que les
quelques vieillards protestants qui se trouvaient
dans cette localité ont été
aidés à achever leur course dans la
crainte du Seigneur. Au reste, Dieu seul
connaît combien les visites de ses chers
serviteurs ont été en
bénédiction à ces pauvres
âmes égarées loin des chemins
de la vie. J'aime à croire que plusieurs en
béniront le Seigneur à
jamais.
« En
général, partout où mon mari a
prêché, il a réveillé
des âmes et en a amené plusieurs
à la connaissance des voies du Seigneur. Il
allait de lieu en lieu inviter les âmes
à recevoir le salut de Dieu par Christ.
C'est ainsi qu'il a parcouru sa course
pénible avec une patience admirable et un
zèle infatigable. Son don pour la
prédication était convainquant et
persuasif, et ses textes admirablement choisis pour
s'adapter à l'état de son
auditoire ; il les traitait avec l'assistance
de la grâce et les lumières du
Saint-Esprit. Comme on se servait des psaumes pour
le chant au culte public du dimanche, il avait
l'habitude de faire
une
explication sur les versets qu'on chantait, et il
le faisait avec une clarté et une onction
touchantes. J'ai vu quelquefois la plus grande
partie de l'assemblée répandre des
larmes abondantes, tant la parole était
puissante de par le Seigneur.
« Il y aurait encore
beaucoup de choses à dire dont je ne me
souviens pas, conclut Mme Mahy, qui serviraient
à montrer combien son ministère fut
laborieux et utile dans cette grande nation,
où il a défriché une terre
aride et privée de la vraie connaissance de
Dieu
(25). »
Pendant douze ans, Mahy fut seul
à défricher le champ où Dieu
l'avait placé. Mais en 1802, lors de la paix
d'Amiens, il put enfin recevoir la visite d'abord
de Jean de Quetteville, dont nous avons
parlé dans notre précédent
chapitre, puis de Pierre du Pontavice, qui lui fut
associé pendant quelque temps. Ses
conversations pieuses, pendant le temps qu'ils
furent ensemble et ses lettres affectueuses
lorsqu'ils furent séparés, furent
pour l'âme de Mahy comme une rosée
bienfaisante sur une terre altérée.
Mais la longue solitude dans laquelle il avait
vécu tant d'années, l'opposition qui
lui avait été faite et les commotions
politiques de l'époque avaient eu un
retentissement douloureux dans son âme
délicate ; il tomba dans un état
de profonde mélancolie qui affecta sa
raison. Il eut ce qu'on appelle la manie de la
persécution et imagina que ses ennemis
l'avaient empoisonné (26). Ses
amis pensèrent que, s'il était possible
de le transporter à Guernesey, son île
natale, il pourrait recouvrer la raison au milieu
de sa famille et de ses amis et entouré de
scènes paisibles qui lui rappelleraient les
années de sa jeunesse. Mais la guerre
sévissait alors dans toute sa furie et
semblait rendre ce transfert impossible.
« Son aimable et pieuse campagne, dit
Toase, et ses amis firent, pendant longtemps, des
démarches répétées et
inutiles auprès du gouvernement de
Napoléon. À la fin, grâce
surtout à l'influence de M. S.
(27),
on lui
accorda l'autorisation d'être
transféré à Guernesey,
à bord d'un vaisseau muni d'une
licence. »
(28)
L'air
natal parut d'abord lui être propice, et une
amélioration sensible se fit dans son
état. Le 4 juillet 1810, de Quetteville
écrivait à du Pontavice, qui lui
avait demandé de ses nouvelles :
« Notre frère William Mahy ne se
rétablit pas, comme nous l'avions d'abord
espéré ; toutefois il continue
à prêcher, et nous devons tous prier
pour lui. Sa femme nous a dit bien des choses de
vous et du bon effet de votre
ministère ; ce qui répond aux
sentiments que j'en ai toujours eus et au
témoignage que j'en ai rendu à ceux
qui s'en informaient... Puisque vous n'êtes
qu'à sept lieues du Havre, j'espère
que vous aurez la bonté de visiter le petit
troupeau de Beuville aussi souvent qu'il vous sera
possible. » (29)
Quand du Pontavice reçut
cette lettre à Bolbec, où il
était alors pasteur réformé,
il se préparait à se rendre à
Beuville, pour y mourir auprès de ses amis
méthodistes. William Mahy lui
survécut trois ans. Transporté dans
une maison de santé près de
Manchester, pour y recevoir les soins que
nécessitait son
état, il y mourut le 1er décembre
1813, trois ans, jour pour jour, après la
mort de du Pontavice. Ses dernières paroles
furent : « Ma seule espérance
est dans la miséricorde de Dieu ».
Sa femme conclut ainsi sa relation :
« Sa sépulture a été
honorable, parmi les frères à
Manchester. Il a été inhumé le
4 décembre 1813, âgé de 46 ans.
Le ministre qui a lu le service funèbre se
nomme John Kershaw. »
La Conférence wesleyenne de
1814 enregistra dans ses Minutes la mort du
pionnier du méthodisme en France, dans les
termes suivants :
« William Mahy, né
à Guernesey, fut réveillé du
sommeil du péché par le
ministère de M. Jean de Quetteville.
Quelques semaines plus tard, il trouva la paix avec
Dieu par notre Seigneur Jésus-Christ. En
1790, il fut employé pour deux ou trois mois
comme prédicateur itinérant à
Jersey et Aurigny ; dans cette dernière
île, sa fidélité l'exposa au
danger de perdre la vie. Peu de temps après,
il fut envoyé en France, et, pendant
dix-huit ans et demi, il y endura beaucoup
d'épreuves et d'afflictions. Il prêcha
dans un grand nombre de localités et
organisa plusieurs petites
sociétés ; mais, par suite des
préjugés du peuple, de la
méchanceté des prêtres, des
circonstances de l'époque et de son
épreuve personnelle, il n'eut pas tout le
succès qu'il désirait. Il plut
à Dieu, dont les voies sont
mystérieuses, de le priver de sa
raison ; il dut être ramené
à Guernesey, et, peu de temps après,
être envoyé en Angleterre, pour y
recevoir les soins médicaux que
réclamait son état. Il termina sa vie
de souffrance le 1er décembre 1813, dans la
cinquantième année de son âge,
et avec une joyeuse espérance de
l'immortalité. Il dit, peu avant de
mourir : « Ma confiance est dans les
mérites de mon Sauveur, et la
miséricorde de mon Dieu ne m'abandonne
pas. »
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |