Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE PREMIER

LE GENTILHOMME BRETON. L'ÉMIGRÉ.

(1770-1796)

-------


« Le pays de Fougères en Bretagne a été appelé la Suisse de l'Ille-et-Vilaine. Au sortir de Pontorson, qui est à 9 kilomètres de la baie du mont Saint-Michel, le chemin de fer se dirige vers le sud ; les plis du terrain s'accentuent et forment une succession de vallées étroites, mais boisées et parcourues par de frais ruisseaux. Les champs sont partagés par des talus, plantés de chênes et tapissés d'ajoncs épineux ; c'est bocager et charmant. La ville de Fougères, bâtie pittoresquement sur une colline, domine un immense horizon ; débordant l'étroit plateau de son acropole, où se trouvent l'église, l'hôtel de ville et quelques rues aristocratiques, elle égrène ses habitations sur ses flancs, dans le ravin semi-circulaire qui l'enveloppe. Des débris magnifiques d'un château féodal, bâti au XIIe siècle, attestent la grandeur passée de cette ville (1). » Fougères a, en effet, une origine toute féodale. Dès le XIe siècle, c'était une des neuf grandes baronnies de la Bretagne. Elle fut assiégée et prise durant la guerre contre l'Angleterre. À la fin du XVIe siècle, elle fut deux fois prise par la Ligue et deux fois reprise par l'armée royale. À l'époque de la Révolution, elle vit se dénouer une conspiration royaliste, en 1792, par l'exécution de treize conjurés. Enfin, l'armée vendéenne emporta la ville le 4 novembre 1793, y resta huit jours, et provoqua ainsi sa mise en état de siège pendant cinq ans (2).

C'est dans cette vieille cité, toute pleine des souvenirs du passé, que naquit, le 21 mai 1770, Pierre-Thomas-Eusèbe du Pontavice, dans une maison de la rue qui porte aujourd'hui le nom de Chateaubriand. Il appartenait à une vieille famille noble, et à la branche aînée de cette famille, les du Pontavice, seigneurs du Vaugarny. Les représentants de cette famille portent aujourd'hui le titre de comtes (3).

Pierre-Guy du Pontavice, seigneur du Vaugarny, et sa femme Marie-Marguerite-Thomasse de Poilley de Beauval, élevèrent leurs enfants dans un respect égal pour le trône et pour l'autel. Les renseignements sur la jeunesse de Pierre du Pontavice font défaut. Nous savons seulement qu'il fit ses études à Rennes, à un moment où la jeunesse scolaire était fortement imbue de principes libéraux. L'attachement à la foi romaine qu'il avait puisé dans ses traditions de famille semble avoir été battu en brèche par l'influence des principes sceptiques, qui étaient fort répandus dans la société dit XVIIIe siècle et qui s'infiltraient même dans la catholique Bretagne. Preuve en soit son compatriote et contemporain, Chateaubriand, qui traversa, dans sa jeunesse, une crise prolongée d'incrédulité (4). Les allusions que du Pontavice fit plus tard, dans ses lettres, aux égarements de sa jeunesse semblent indiquer qu'il eut, lui aussi, sa crise de scepticisme. L'édifice de ses convictions religieuses était, en tout cas, trop peu solide pour pouvoir résister à l'assaut d'une forme supérieure du christianisme, lors qu'elle se présenterait à lui, à la fois comme une doctrine plus pure et comme une puissance de vie régénérée. Comme d'autres jeunes gentilshommes, ses contemporains et ses amis, il avait l'esprit ouvert aux souffles nouveaux ; mais il semble avoir eu, de plus qu'eux, des besoins religieux latents, en même temps qu'une énergie morale et une force de caractère qui devaient, le moment venu, le rendre capable de rompre avec les traditions du passé et de conformer sa vie à la vérité enfin trouvée et conquise.

Du Pontavice avait dix-neuf ans lorsqu'éclata, en 1789, la Révolution, qui allait changer la face de la France et ébranler l'Europe. Comment l'accueillit-il ? Une, âme comme la sienne avait assez d'indépendance et d'élévation pour frémir d'espérance au souffle de la liberté naissante. Mais le monde dans lequel il vivait s'effraya bien vite des excès qui ne tardèrent pas à se produire ; les événements qui se précipitaient à Paris eurent un retentissement lugubre dans la vieille Armorique. La panique qui s'était emparée de la Cour, la fuite du roi, son arrestation à Varennes, sa captivité dans son palais des Tuileries d'abord, puis dans la prison du Temple, son procès et son exécution, déterminèrent un réveil intense de l'esprit monarchique dans les provinces de l'Ouest. Les frères du roi donnèrent le signal de l'émigration, bientôt suivis par presque toute la noblesse du royaume. Les nobles s'en allaient, afin d'émouvoir l'Europe sur les malheurs de la France et de revenir bientôt, avec les armées étrangères, pour mettre à la raison les révolutionnaires et relever le trône des Bourbons.

Pierre du Pontavice et son frère n'hésitèrent pas à partir, convaincus que le devoir et l'honneur leur commandaient cette résolution. C'était l'une de ces heures troubles où les meilleurs ne savent pas distinguer entre l'orgueil de caste et le devoir du citoyen. Ils laissaient leurs vieux parents derrière eux, et s'en allaient persuadés qu'ils reviendraient bientôt, à l'ombre du drapeau blanc fleurdelysé. Ils ne se doutaient guère que leur exil allait durer de longues années.

Pierre du Pontavice rejoignit en Belgique l'armée des princes, et se trouva immédiatement jeté au milieu des horreurs de la guerre. « Bientôt la victoire se déclare en faveur des républicains français ; l'armée royale n'a d'autre ressource qu'une fuite précipitée ; plusieurs émigrés, incapables de soutenir des marches forcées, deviennent la proie d'un ennemi implacable, qui en fait un cruel massacre. Du Pontavice échappe à leur poursuite. Arrivés à Liège, les débris de l'armée royale sont licenciés. Toute espérance du rétablissement des Bourbons sur le trône de France est anéantie. Les émigrés s'abandonnent à la douleur et au désespoir. Plusieurs s'arrachent, de diverses manières, une vie qu'ils ne peuvent plus supporter. Les uns se font sauter la cervelle, d'autres se noient dans la Meuse. Un bras invisible soutient du Pontavice ; son courage semble s'accroître à la vue des difficultés (5). » Son ami, Armand de Kerpezdron, qui donne ces détails, ajoute : « Si la teneur des entretiens que j'eus avec lui dans ces temps critiques se retrace fidèlement à ma mémoire, il se confiait en Dieu, quoique machinalement et sans le connaître. »

De Liège il se rendit en Hollande, où la Compagnie des Indes hollandaises faisait des enrôlements pour Batavia. Plusieurs émigrés, ne sachant pas la langue du pays et se trouvant sans ressources, se laissèrent enrôler, plus ou moins volontairement, et eurent lieu de s'en repentir. Du Pontavice réussit à échapper aux recruteurs.

Il s'embarqua pour l'île de Jersey, où l'on formait un corps d'armée composé d'émigrés bretons et normands. Les Îles étaient, à cette époque, un foyer très actif de menées royalistes, et cela avec l'approbation du gouvernement anglais. Leur voisinage de la côte bretonne en faisait la première étape des émigrés, qui s'y préparaient à faire une descente en France. En attendant que l'occasion se présentât, du Pontavice voulut employer ses loisirs à étudier la langue anglaise. Ses ressources étant limitées, il eut la pensée de s'offrir à enseigner le français, en échange de leçons d'anglais. Il se trouva que le ministre wesleyen, Richard Reece, était désireux, de son côté, d'apprendre le français. Ils entrèrent en relation, et ainsi commença une amitié qui eut pour résultat de donner une direction inattendue à la vie du jeune gentilhomme breton. Richard Reece fut l'un des ministres méthodistes les plus distingués de son temps, et deux fois il occupa les fonctions de président de la Conférence. Il vécut jusqu'en 1850, et mourut dans la soixante-troisième année de son ministère, à l'âge de 84 ans (6). L'intimité des rapports qui s'établirent entre du Pontavice et Reece est attestée par treize lettres, qui vont de 1794 à 1803, et où le jeune Français ouvre son coeur à son ami jusque dans ses replis les plus intimes (7).

Que se passa-t-il entre eux ? Ils étaient presque du même âge et se sentirent attirés l'un vers l'autre. Lejeune prédicateur anglais s'intéressa à ce Français, noble de naissance et plus noble encore de caractère, que la tempête révolutionnaire avait jeté, comme une épave, sur les côtes de Jersey. Il fut touché de la mélancolie qui se lisait sur ses traits, et, quand il l'eût vu de plus près, il admira le sérieux de cette âme mûrie de bonne heure par l'épreuve. La loyauté du caractère de Richard Reece, attestée par sa longue vie sans tache, écarte absolument l'idée d'un prosélytisme indiscret exercé sur l'âme de du Pontavice. Les entretiens des deux jeunes gens passèrent tout naturellement des règles de la grammaire aux grands événements du jour, et de ceux-ci aux questions religieuses. Le jeune émigré, qui éprouvait à l'égard des protestants les préventions du milieu où il avait vécu, fut surpris d'en trouver un qui avait l'esprit ouvert et le coeur chaud, et pour qui la religion n'était pas une vaine forme. Il en connut beaucoup d'autres pendant les années qui suivirent, et le contact de ces chrétiens qui prenaient le christianisme au sérieux et faisaient de l'Évangile la règle de leur vie l'impressionna beaucoup. La lecture de la Bible fit le reste. Le fruit mit deux années à mûrir, mais le germe en fut déposé par Richard Reece, le jour où, mettant une Bible dans la main du jeune exilé, il lui dit : Prends et lis !

Ce fut pendant le courant de l'année 1794 que Pierre du Pontavice se lia d'amitié avec Richard Reece, qui exerçait alors son ministère parmi les Méthodistes de langue anglaise de Jersey. Celui-ci ayant été appelé à se fixer à Guernesey, le jeune émigré breton lui écrivit la lettre suivante, qui est la plus ancienne que nous possédions de lui :

« Le 4 décembre 1794 (8).

« Monsieur et cher ami,
« Permettez-moi de me servir de cette expression.
Vous avez des droits si forts sur mon amitié et un si beau titre pour la mériter, que je ne puis vous donner un autre nom. En est-il un, en effet, plus beau que celui que vous avez, celui, dis-je, de s'intéresser au sort d'un malheureux ? Pourrais-je vous appeler autrement, alors qu'au milieu de mes infortunes, pendant que tous les hommes semblent pour ainsi dire me tourner le dos et m'abandonner à mon malheureux sort, vous courez au-devant de moi, vous recherchez mon amitié, vous tâchez même de l'acheter par votre sensibilité et votre compassion pour mes maux. Si avec tous ces titres vous n'êtes pas mon ami, je puis dire : Hélas ! je n'ai pas un ami dans le monde.

« C'est dans l'adversité qu'il faut éprouver ses amis ; c'est là que l'on voit s'ils sont vraiment sincères. Telle est ma situation aujourd'hui, situation bien dure, mais qui cesse de l'être autant, et qui devient même une époque heureuse dans ma vie, quand je considère qu'elle m'a procuré l'occasion de faire connaissance avec vous et qu'elle me prouve aujourd'hui que votre amitié est sincère.

« Mais que pourrez-vous retirer de l'amitié et de l'entretien d'un malheureux exilé, qui n'a plus ni parent ni patrie, qui est maintenant errant dans le monde. Vous n'en retirerez que des détails ennuyeux de ses infortunes. Et moi au contraire je recevrai de vous une foule de consolations. Tandis que vous étiez ici, vous étiez pour moi une source inépuisable où j'allais tous les jours puiser de nouvelles consolations, de nouvelles richesses, sachant que je devais bientôt vous perdre ; j'en ai amassé le plus qu'il m'a été possible ; je m'en suis fait un trésor, pour en servir au besoin durant votre absence.

Mais rappelez-vous que prendre toujours au même trésor, quelque considérable qu'il soit, quelque bon ménager qu'on en puisse être, il est bientôt dissipé, si l'on n'y verse de nouvelles richesses. Je vous prie donc de ne pas le laisser épuiser, mais de l'entretenir par des lettres fréquentes, jusqu'à ce que j'aie le plaisir et l'avantage de puiser de nouveau à la source et de m'y enrichir de plus en plus.

« Lucinière (9) va le matin chez M. Barker (10), et moi l'après-midi. Nous n'avons qu'à nous louer de la manière polie et engageante avec laquelle il nous a reçus. Il paraît à tous égards un bien aimable jeune homme. Nous tâchons de remplir chez lui le vide que nous a laissé votre absence. Qu'elle soit courte, c'est ce que désire celui qui veut être votre ami,

« Du PONTAVICE. »

Cette lettre est touchante par le besoin d'affection qu'elle montre chez le jeune émigré et par la reconnaissance qu'il témoigne à l'homme qui lui a tendu une main amie dans l'infortune. Mais l'absence, dans cette lettre, de toute allusion à la religion, confirme ce que nous avons dit de la discrétion de Beece en cette matière.

Six mois plus tard, le 21 juin 1795, du Pontavice faisait part à son ami des modifications que la lecture de la Bible avait apportées dans ses idées religieuses. Mais il lui annonçait en même temps qu'il était sur le point de s'embarquer avec les autres émigrés présents dans les Îles, pour prendre part à l'expédition qui devait finir par le désastre de Quiberon. Nous nous bornerons, dans ce chapitre, à extraire la seconde partie de cette lettre.

On sait l'histoire de cette funeste entreprise, où périt la fleur de la noblesse émigrée, après avoir montré à la fois sa vaillance et ses incurables défauts. On lira avec intérêt les deux lettres suivantes, où du Pontavice raconte de quelle façon providentielle il échappa au désastre :

« Jersey, 21 juin 1795 (11).

« ... Je viens d'être troublé dans mes réflexions par le cri terrible de guerre. L'on vient de nous donner des ordres pour nous tenir prêts à nous embarquer. C'est, dit-on, pour faire une descente sur les côtes de Bretagne. Que j'ai désiré dans ce moment être en Angleterre ! N'attribuez pas ce désir à la peur de la mort. Non, jamais je ne l'ai crainte aussi peu que je le fais aujourd'hui. Je mets ma confiance en Dieu, Lui qui est le Dieu des armées, et je ne me suis jamais senti autant de courage. J'espère qu'il me préservera au milieu des dangers ; ou du moins, si je succombe, je le prie sincèrement qu'il me soit miséricordieux, et qu'il ne permette pas que je paraisse devant lui souillé du sang d'un seul de mes semblables. Plusieurs émigrés arrivant d'Angleterre m'ont assuré que la flotte où sont embarqués tous les régiments français destinés pour cette expédition a mis à la voile. S'ils mettent à terre, il n'y a pas de doute que nous irons les rejoindre. Je suis même surpris qu'ils ne nous aient pas pris en passant, de même que plusieurs officiers qui appartiennent à ces régiments et qui sont restés ici.

« Je n'aurai pas le plaisir d'aller vous voir à Guernesey. Comme c'est peut-être la dernière lettre que vous recevrez de moi, je vous fais mes adieux. Souvenez-vous de votre infortuné ami Pontavice. Mais comme cette expédition pourrait manquer et que nous ne fussions pas envoyés en France, si M. le Dr Coke désirait de continuer d'apprendre le français, je m'estimerais fort heureux de pouvoir lui aider dans cette étude et d'aller avec vous le trouver en Angleterre, comme vous me l'aviez fait espérer ici, Écrivez-moi le plus tôt possible, de peur que votre lettre ne me trouve pas ici.
« Adieu, cher ami, adieu peut-être pour toujours. N'oubliez jamais votre malheureux ami,

« PONTAVlCE ».

La lettre qui suit raconte par suite de quelles circonstances du Pontavice et ses compagnons réfugiés à Jersey échappèrent à l'horrible boucherie qui eut lieu dans la baie de Quiberon, le 21 juillet 1795.

« Romsey, le 8 août 1795 » (12).

« Mon cher ami,
« Je suis parti si subitement de Jersey que je n'eus pas le temps de vous écrire avant mon départ. À peine trouvai-je le temps de faire mes adieux à M. Barker. Nous reçûmes l'ordre de partir à 9 heures du soir, et le lendemain nous embarquâmes. Le jour d'après, nous mîmes à la voile. Nous passâmes près de Guernesey. Qu'il me fut douloureux d'être aussi près du lieu de votre demeure, sans pouvoir aller vous voir pour la dernière fois de ma vie, car je comptais bien en ce temps aller au sacrifice ! Mais Dieu qui dirige tous les événements m'a conservé jusqu'ici la vie. Si l'on eût exécuté les ordres, peut-être ne serais-je plus. Nous devions rejoindre en mer les régiments d'émigrés qui venaient d'Allemagne, sous le commandement de M. de Sombreuil ; mais ayant parti sept heures trop tard, nous apprîmes d'une frégate qu'ils étaient passés. Nous fîmes route pour Plymouth, où nous avons appris cette malheureuse défaite, où ont péri la plupart des émigrés bretons. Deux officiers seulement du régiment de du Dresnay se sont sauvés, dit-on. L'on fait monter le nombre des soldats et des officiers qui se sont rembarqués à trois cents seulement.

« Mais quelle bonne nouvelle je viens tout à l'heure de recevoir. Lucinière (13) est du nombre de ceux qui se sont sauvés. Il est maintenant à Southampton, dans la maison d'une famille amie de son père, où il est resté pour rétablir sa santé. Il a été blessé à la cuisse, et de plus sa santé se trouve fort altérée. J'espère le voir peut-être demain.

« Après avoir quitté Plymouth, nous vînmes débarquer à Southampton, ainsi que toutes les troupes anglaises destinées pour cette expédition. Leur nombre n'était pas grand ; il était de 4.000 hommes. Nous avons été embarqués près de quatre semaines, durant lesquelles nous avons beaucoup souffert. Nous étions si pressés que nous pouvions à peine nous remuer, et la nourriture qu'on nous donnait n'était pas mangeable. Enfin, malgré tout cela, ma santé n'a point été altérée. Quand nous avons été mis à terre, nous nous attendions à un meilleur traitement, mais nous avons été trompés. Quant au logement, on nous a logés dans des casernes remplies de vermine. J'ai été obligé de louer un logement dans la ville. L'on croit ici notre expédition absolument manquée, et certainement elle l'est. Cependant l'on embarque tous les jours de la cavalerie à Southampton. L'on dit que c'est pour aller attaquer la Hollande. S'ils y vont, je suis bien décidé à les laisser partir seuls et ne point y aller.

« Quand je suis parti de Jersey, ce n'était pas pour faire le métier de soldat, mais pour aller dans mon pays. D'ailleurs, le métier d'aller tuer d'autres hommes ne me convient nullement. Je ne me sens pas l'âme assez sanguinaire pour le faire. J'aimerais parfois mieux gagner ma vie à quelque travail que ce fût. »

Il terminait en rappelant à son correspondant son offre de le mettre en rapport avec le Dr Coke, qui avait exprimé le désir d'avoir un professeur de français. Puis il lui donnait son adresse : M. du Pontavice, volontaire au corps de M. le Prince de Léon, à Romsey.

Quinze jours plus tard, du Pontavice écrivait de Southampton, à son ami Reece :

« Southampton, ce 25 Août 1795 (14).

« ... J'attendrai votre lettre à Southampton jusqu'à ce que je prenne un parti. Les corps d'émigrés dont je faisais partie sont embarqués et prêts à mettre à la voile pour les côtes de France. Le comte d'Artois (15) est à leur tête. On dit que c'est lui qui a conjuré le gouvernement de tenter cette autre expédition. Elle est bien hasardée ; il n'y a pas de probabilité de succès (16). C'est ce qui m'a engagé à quitter mes camarades, à qui j'ai fait mes éternels adieux. Quand je les ai vu passer, il me semblait voir autant de victimes aller au sacrifice. Qu'il en a coûté à mon coeur de les laisser aller sans les accompagner ! Que de combats j'ai eu à soutenir ! Mille fois j'ai été tenté d'aller les rejoindre, mais quand je réfléchissais que ce serait exposer ma vie en pure perte, et que Dieu peut-être me destinait à être, utile à la société, mon ardeur se ralentissait beaucoup. Quelquefois aussi je me faisais scrupule d'y aller. Quoi ! disais-je, j'irais dans mon ancienne patrie, pour y porter le fer et le feu et y ranimer le brasier de la guerre civile ! Non, j'aime mieux ne jamais y rentrer que de m'y frayer une route à tel prix. D'un autre côté, l'honneur, ce préjugé souvent si mal entendu, me tourmentait sans me donner de relâche. Enfin, après avoir été ballotté par mille passions différentes, je pris le parti de les laisser aller sans moi, et j'y suis resté ferme, quoique cela me prive de tous les secours pécuniaires que le gouvernement a eu la bonté de nous accorder. Car tous ceux qui ne veulent pas à présent porter les armes ne recevront plus rien. Je suis donc maintenant abandonné à moi-même ; mais je me repose sur la Providence divine et je n'ai nulle inquiétude.

« Je n'ai pas encore pu voir Lucinière ; il a été si malade de ses blessures et d'une fièvre maligne que son médecin ne veut pas le laisser voir qui que ce soit ; il est cependant un peu mieux. Le reste de son régiment s'est rembarqué pour la nouvelle expédition. Il est peut-être fort heureux pour lui d'avoir été blessé à la première. Quand il sera rétabli, il doit bien remercier Dieu d'avoir été du petit nombre de ceux qu'il a préservés. »

Du Pontavice passa quelque temps à Londres vers la fin de 1795, et il eut la joie d'y revoir son ami Reece, qui y fut placé, par la Conférence de cette année-là, comme second prédicateur de la chapelle de City Road, où il fut le jeune collègue de John Pawson, l'un des plus considérés parmi les successeurs de Wesley et le troisième des présidents de la Conférence après sa mort. Le jeune émigré fut bien reçu dans la maison de Wesley, et son amitié pour Reece s'accrut encore au cours des rapports qu'ils eurent ensemble. Quelques mois plus tard, en juin 1796, Richard Reece amenait, dans ce presbytère, où John Wesley était mort cinq ans auparavant, une aimable jeune femme, Hannah Marsden, qui fut, pendant près d'un demi-siècle, sa fidèle compagne. Mais du Pontavice avait dû quitter Londres précipitamment au commencement de cette même année, dans les circonstances qu'il raconte dans la lettre qui suit :

« Jersey, 11 février 1796 (17).

« Mon cher ami,
« Mon départ si subit de Londres vous aura peut-être surpris. Je fus bien fâché de ne vous avoir pas vu la veille pour vous faire mes adieux. J'aurais pu retarder mon voyage de quelques jours, si je n'avais pas craint de ne plus retrouver mes camarades que j'allais rejoindre à Portsmouth. D'ailleurs, je n'étais pas très bien portant. Et sentant ma santé s'affaiblir de jour en jour, j'appréhendais de ne plus me trouver en état d'entreprendre le voyage, ce qui serait infailliblement arrivé ; car je tombai malade dès le lendemain de mon arrivée à Southampton. Après y avoir passé cinq semaines, ma santé commençant alors à se rétablir, je m'embarquai pour Jersey, où je suis arrivé quinze jours après, grâce à Dieu, beaucoup mieux portant.

« Ce qui m'engage encore à quitter Londres, c'est que j'espérais que le Gouvernement nous aurait laissé vivre paisiblement à Jersey, sans nous obliger à reprendre encore une fois les armes. Mais j'ai été trompé dans mes espérances. Le Gouvernement vient de nous faire savoir qu'il voulait former un régiment anglais des émigrés qui sont à Jersey et à Guernesey. Et quiconque ne voudrait pas s'y engager serait privé du secours accordé (18). Ainsi, nous voilà réduits à nous faire soldats ou à passer en France pour rejoindre ceux qu'on appelle Chouans, partis qui me répugnent infiniment. Je commence à regretter d'avoir quitté Londres, et si je savais pouvoir y gagner ma vie d'une manière quelconque, serait-ce même à la force de mes deux bras, je ne balancerais pas à y retourner.

« Je viens de recevoir des nouvelles de ma famille. J'ai appris que mes parents étaient en très bonne santé. Un monsieur de ma ville venant de France me l'a assuré. Et ce qui a encore contribué à augmenter ma joie, c'est qu'il dit que ma soeur avait rendu de grands services, avait montré une énergie peu commune à une femme et s'était par sa conduite attiré le respect et la vénération de tout le monde. Il est venu aussi d'autres Français pour solliciter les émigrés à passer en France pour rejoindre les royalistes, parti qu'un grand nombre aime mieux prendre que de se faire soldat.

« J'ai vu Mme et M. Legros, M. Bishop et Miss Parker, qui m'ont tous demandé de vos nouvelles ; de même que M. Simmonite, qui est ici dans votre place (19). Je vais chez lui tous les matins comme j'allais chez vous. Si j'ai tant tardé à vous écrire, ce sont les vents contraires qui en sont la cause. J'ai trouvé ici Lucinière. Il m'a chargé de vous dire bien des choses de sa part. Voulez-vous bien aussi vous charger d'assurer de mes respects Mme et M. Pawson, de même que Mme et M. Clarke (20? Et vous obligerez celui qui est votre ami,

« DE PONTAVICE (21). »

Comme ses lettres en font foi, du Pontavice n'avait aucun goût pour l'état militaire, et il éprouvait surtout une vive répugnance à devenir un soldat de guerre civile et à porter les armes contre le gouvernement de son pays, bien que ce gouvernement, au lendemain du règne de la Terreur, dût lui être antipathique. Comme beaucoup d'autres émigrés, il avait quitté la France en obéissant à un mot d'ordre venu de haut, et avec la persuasion que la tempête ne durerait pas. Et la tempête durait toujours. Le nouveau régime issu de la Révolution ne se bornait pas à durer ; il tenait tête à l'Europe monarchique et repoussait les armées de la coalition. Beaucoup d'émigrés se faisaient de grandes illusions et attendaient un revirement qui ne venait pas. Mais d'autres, comme du Pontavice, jugeaient la situation avec sang-froid et hésitaient à se faire les soldats d'une cause perdue.

Mais que faire et que devenir dans cet exil qui se prolongeait ? La question du pain quotidien se posait durement devant ces hommes, dont les biens avaient été confisqués ou mis sous séquestre, et un grand nombre en étaient réduits à la misère noire. Le shilling, que le gouvernement anglais accordait aux émigrés nécessiteux, était une aumône dure à accepter et qui ne leur donnait que tout juste le moyen de ne pas mourir de faim. Encore fallait-il, comme on vient de le voir, pour mériter cette maigre pitance, se décider à porter les armes contre la France, quelque répugnance qu'on y eût.

La lettre qu'on vient de lire nous a montré du Pontavice placé en face de ce dilemme : être soldat ou mourir de faim. Pour y échapper, il n'y avait qu'une issue : trouver un travail quelconque, intellectuel ou même manuel, qui lui permît de gagner honorablement sa vie. Ce travail, il demandait à son ami Richard Reece de l'aider à se le procurer ; mais il le demandait aussi à Dieu, qu'il avait appris à prier, non plus en répétant les oraisons de son enfance adressées à la Vierge et aux saints, mais en s'adressant librement au Père céleste. au nom de Celui, qui a dit : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par-dessus. »



Extrait de l'Acte de baptême de Pierre du Pontavice.
Paroisse de Saint-Sulpice (Fougères).

PIERRE-THOMAS-EUSEBE, fils de Messire Pierre-Guy Du PONTAVICE, seigneur du Vaugarny et de dame Marie-Marguerite-Thomasse de Poilley de Beauval, son épouse, né le vingt-unième jour du mois de mai mil sept cent soixante-dix, a été baptisé par nous, le même jour dans notre église, par nous Recteur soussigné. Parrain Messire Eusèbe-François-Pierre du Pontavice, seigneur du Boishenry, oncle paternel dudit enfant ; marraine demoiselle Thomasse Magdeleine de Poilley, demoiselle, sa tante maternelle.

Signé : Thomasse de Poilley, E. Dupontavice, Boishenry, de Brégel, Dupontavice, Chobé de Québriac, Le Pays, Dupontavice, Anne du Pontavice, François Agnès du Pontavice, de Québriac, de Québriac, du Pontavice du Vaugarny, et Vallée, recteur.


(1) Notes de M. Édouard Gallienne. 

(2) Nouveau Dictionnaire de géographie, de Vivien de Saint-Martin, article Fougères.

(3) Voy. l'acte de baptême, à la fin du chapitre.

(4) Chateaubriand naquit à Saint-Malo en 1763. Après la mort de son père, en 1786, « il passa quelques mois à Fougères, chez sa soeur, Mme de Farcy ». Pierre du Pontavice avait alors seize ans, et Chateaubriand en avait dix-huit. Ils durent se rencontrer dans la société aristocratique de cette ville. Peut-être se retrouvèrent-ils plus tard, dans l'émigration, à Jersey et à Londres. (Voy. Villemain, M. de Chateaubriand, page 26.)

(5) Cette citation de Kerpezdron est empruntée à la Notice sur du Pontavice, parue en 1817, dans le Magasin méthodiste des îles de la Manche.

(6) Voy. la biographie publiée en 1899, par B. Denny Urlin, sous ce titre : Father Reece, the Old Methodist Minister (avec trois portraits.)

(7) Ces lettres inédites nous ont été communiquées obligeamment et sont l'une des sources les plus précieuses de notre étude.

(8) Lettre inédite à Richard Reece, à Guernesey.

(9) Cet ami de du Pontavice, émigré comme lui, appartenait à une famille noble de Bretagne, dont un membre a joué un certain rôle de nos jours dans la politique.

(10) Jonathan Barker avait succédé à Richard Reece, à Jersey.

(11) Lettre inédite à Richard Reece, à Guernesey.

(12) Lettre inédite à Richard Reece, à Manchester. Romsey est un bourg voisin de Southampton.

(13) Déjà mentionné plus haut, page 46.

(14) Lettre inédite à Richard Reece, à Manchester.

(15) Frère de Louis XVI et futur roi de France sous le nom de Charles X.

(16) Cette expédition de 1795 finit en effet misérablement. Le comte d'Artois, après avoir fait une démonstration inutile sur les côtes de Bretagne, n'osa pas faire une descente et ramena en Angleterre ses partisans désappointés.

(17) Lettre inédite à Richard Reece, à Londres.

(18) Le gouvernement anglais allouait 1 shilling (1 fr. 25) par jour aux émigrés.

(19) - Thomas Simmonite fut ministre méthodiste à Jersey et à Guernesey, en 1795 et 1796.

(20) Sur John Pawson, voy. plus haut, p. 51. Clarke n'est autre que le célèbre Dr Adam Clarke, savant orientaliste et commentateur de la Bible. Il avait été pasteur méthodiste dans les îles de la Manche de 1786 à 1788.

(21) C'est la seule fois que nous trouvons de au lieu de du dans la signature de Pierre du Pontavice.
Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant