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CHAPITRE PREMIER
LE GENTILHOMME BRETON. L'ÉMIGRÉ.
(1770-1796)
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« Le pays de Fougères en
Bretagne a été appelé la
Suisse de l'Ille-et-Vilaine. Au sortir de
Pontorson, qui est à 9 kilomètres de
la baie du mont Saint-Michel, le chemin de fer se
dirige vers le sud ; les plis du terrain
s'accentuent et forment une succession de
vallées étroites, mais boisées
et parcourues par de frais ruisseaux. Les champs
sont partagés par des talus, plantés
de chênes et tapissés d'ajoncs
épineux ; c'est bocager et charmant. La
ville de Fougères, bâtie
pittoresquement sur une colline, domine un immense
horizon ; débordant l'étroit
plateau de son acropole, où se trouvent
l'église, l'hôtel de ville et quelques
rues aristocratiques, elle égrène ses
habitations sur ses flancs, dans le ravin
semi-circulaire qui l'enveloppe. Des débris
magnifiques d'un château féodal,
bâti au XIIe siècle, attestent la
grandeur passée de cette ville
(1). »
Fougères a, en effet, une
origine toute féodale. Dès le XIe
siècle, c'était une des neuf grandes
baronnies de la Bretagne. Elle fut
assiégée et prise durant la guerre
contre l'Angleterre. À la fin du XVIe
siècle, elle fut deux fois prise par la
Ligue et deux fois reprise par l'armée
royale. À l'époque de la
Révolution, elle vit se dénouer une
conspiration royaliste, en 1792, par
l'exécution de treize conjurés.
Enfin, l'armée vendéenne emporta la
ville le 4 novembre 1793, y resta huit jours, et
provoqua ainsi sa mise en état de
siège pendant cinq ans
(2).
C'est dans cette vieille cité,
toute pleine des souvenirs du passé, que
naquit, le 21 mai 1770, Pierre-Thomas-Eusèbe
du Pontavice, dans une maison de la rue qui porte
aujourd'hui le nom de Chateaubriand. Il appartenait
à une vieille famille noble, et à la
branche aînée de cette famille, les du
Pontavice, seigneurs du Vaugarny. Les
représentants de cette famille portent
aujourd'hui le titre de comtes
(3).
Pierre-Guy du Pontavice, seigneur du
Vaugarny, et sa femme Marie-Marguerite-Thomasse de
Poilley de Beauval, élevèrent leurs
enfants dans un respect égal pour le
trône et pour l'autel. Les renseignements sur
la jeunesse de Pierre du Pontavice font
défaut. Nous savons seulement qu'il fit ses
études à Rennes, à un moment
où la jeunesse scolaire était
fortement imbue de principes libéraux.
L'attachement à la foi romaine qu'il avait
puisé dans ses traditions de famille semble
avoir été battu en brèche par
l'influence des principes sceptiques, qui
étaient fort répandus dans la
société dit XVIIIe siècle et
qui s'infiltraient même dans la catholique
Bretagne. Preuve en soit son compatriote et
contemporain, Chateaubriand, qui traversa, dans sa
jeunesse, une crise prolongée d'incrédulité
(4). Les
allusions que du Pontavice fit plus tard, dans ses
lettres, aux égarements de sa jeunesse
semblent indiquer qu'il eut, lui aussi, sa crise de
scepticisme. L'édifice de ses convictions
religieuses était, en tout cas, trop peu
solide pour pouvoir résister à
l'assaut d'une forme supérieure du
christianisme, lors qu'elle se présenterait
à lui, à la fois comme une doctrine
plus pure et comme une puissance de vie
régénérée. Comme
d'autres jeunes gentilshommes, ses contemporains et
ses amis, il avait l'esprit ouvert aux souffles
nouveaux ; mais il semble avoir eu, de plus
qu'eux, des besoins religieux latents, en
même temps qu'une énergie morale et
une force de caractère qui devaient, le
moment venu, le rendre capable de rompre avec les
traditions du passé et de conformer sa vie
à la vérité enfin
trouvée et conquise.
Du Pontavice avait dix-neuf ans
lorsqu'éclata, en 1789, la
Révolution, qui allait changer la face de la
France et ébranler l'Europe. Comment
l'accueillit-il ? Une, âme comme la
sienne avait assez d'indépendance et
d'élévation pour frémir
d'espérance au souffle de la liberté
naissante. Mais le monde dans lequel il vivait
s'effraya bien vite des excès qui ne
tardèrent pas à se produire ;
les événements qui se
précipitaient à Paris eurent un
retentissement lugubre dans la vieille Armorique.
La panique qui s'était emparée de la
Cour, la fuite du roi, son arrestation à
Varennes, sa captivité dans son palais des
Tuileries d'abord, puis dans la prison du Temple,
son procès et son exécution,
déterminèrent un réveil
intense de l'esprit monarchique dans les provinces
de l'Ouest. Les frères du
roi donnèrent le signal de
l'émigration, bientôt suivis par
presque toute la noblesse du royaume. Les nobles
s'en allaient, afin d'émouvoir l'Europe sur
les malheurs de la France et de revenir
bientôt, avec les armées
étrangères, pour mettre à la
raison les révolutionnaires et relever le
trône des Bourbons.
Pierre du Pontavice et son frère
n'hésitèrent pas à partir,
convaincus que le devoir et l'honneur leur
commandaient cette résolution.
C'était l'une de ces heures troubles
où les meilleurs ne savent pas distinguer
entre l'orgueil de caste et le devoir du citoyen.
Ils laissaient leurs vieux parents derrière
eux, et s'en allaient persuadés qu'ils
reviendraient bientôt, à l'ombre du
drapeau blanc fleurdelysé. Ils ne se
doutaient guère que leur exil allait durer
de longues années.
Pierre du Pontavice rejoignit en
Belgique l'armée des princes, et se trouva
immédiatement jeté au milieu des
horreurs de la guerre. « Bientôt la
victoire se déclare en faveur des
républicains français ;
l'armée royale n'a d'autre ressource qu'une
fuite précipitée ; plusieurs
émigrés, incapables de soutenir des
marches forcées, deviennent la proie d'un
ennemi implacable, qui en fait un cruel massacre.
Du Pontavice échappe à leur
poursuite. Arrivés à Liège,
les débris de l'armée royale sont
licenciés. Toute espérance du
rétablissement des Bourbons sur le
trône de France est anéantie. Les
émigrés s'abandonnent à la
douleur et au désespoir. Plusieurs
s'arrachent, de diverses manières, une vie
qu'ils ne peuvent plus supporter. Les uns se font
sauter la cervelle, d'autres se noient dans la
Meuse. Un bras invisible soutient du
Pontavice ; son courage semble
s'accroître à la vue des
difficultés
(5). »
Son ami, Armand de Kerpezdron, qui donne ces
détails,
ajoute :
« Si la teneur des entretiens que j'eus
avec lui dans ces temps critiques se retrace
fidèlement à ma mémoire, il se
confiait en Dieu, quoique machinalement et sans le
connaître. »
De Liège il se rendit en
Hollande, où la Compagnie des Indes
hollandaises faisait des enrôlements pour
Batavia. Plusieurs émigrés, ne
sachant pas la langue du pays et se trouvant sans
ressources, se laissèrent enrôler,
plus ou moins volontairement, et eurent lieu de
s'en repentir. Du Pontavice réussit à
échapper aux recruteurs.
Il s'embarqua pour l'île de
Jersey, où l'on formait un corps
d'armée composé
d'émigrés bretons et normands. Les
Îles étaient, à cette
époque, un foyer très actif de
menées royalistes, et cela avec
l'approbation du gouvernement anglais. Leur
voisinage de la côte bretonne en faisait la
première étape des
émigrés, qui s'y préparaient
à faire une descente en France. En attendant
que l'occasion se présentât, du
Pontavice voulut employer ses loisirs à
étudier la langue anglaise. Ses ressources
étant limitées, il eut la
pensée de s'offrir à enseigner le
français, en échange de leçons
d'anglais. Il se trouva que le ministre wesleyen,
Richard Reece, était désireux, de son
côté, d'apprendre le français.
Ils entrèrent en relation, et ainsi
commença une amitié qui eut pour
résultat de donner une direction inattendue
à la vie du jeune gentilhomme breton.
Richard Reece fut l'un des ministres
méthodistes les plus distingués de
son temps, et deux fois il occupa les fonctions de
président de la Conférence. Il
vécut jusqu'en 1850, et mourut dans la
soixante-troisième année de son
ministère, à l'âge de 84 ans
(6). L'intimité des
rapports qui
s'établirent entre du Pontavice et Reece est
attestée par treize lettres, qui vont de
1794 à 1803, et où
le jeune Français ouvre son coeur à
son ami jusque dans ses replis les plus intimes
(7).
Que se passa-t-il entre eux ? Ils
étaient presque du même âge et
se sentirent attirés l'un vers l'autre.
Lejeune prédicateur anglais
s'intéressa à ce Français,
noble de naissance et plus noble encore de
caractère, que la tempête
révolutionnaire avait jeté, comme une
épave, sur les côtes de Jersey. Il fut
touché de la mélancolie qui se lisait
sur ses traits, et, quand il l'eût vu de plus
près, il admira le sérieux de cette
âme mûrie de bonne heure par
l'épreuve. La loyauté du
caractère de Richard Reece, attestée
par sa longue vie sans tache, écarte
absolument l'idée d'un prosélytisme
indiscret exercé sur l'âme de du
Pontavice. Les entretiens des deux jeunes gens
passèrent tout naturellement des
règles de la grammaire aux grands
événements du jour, et de ceux-ci aux
questions religieuses. Le jeune
émigré, qui éprouvait à
l'égard des protestants les
préventions du milieu où il avait
vécu, fut surpris d'en trouver un qui avait
l'esprit ouvert et le coeur chaud, et pour qui la
religion n'était pas une vaine forme. Il en
connut beaucoup d'autres pendant les années
qui suivirent, et le contact de ces
chrétiens qui prenaient le christianisme au
sérieux et faisaient de l'Évangile la
règle de leur vie l'impressionna beaucoup.
La lecture de la Bible fit le reste. Le fruit mit
deux années à mûrir, mais le
germe en fut déposé par Richard
Reece, le jour où, mettant une Bible dans la
main du jeune exilé, il lui dit : Prends et
lis !
Ce fut pendant le courant de
l'année 1794 que Pierre du Pontavice se lia
d'amitié avec Richard Reece, qui
exerçait alors son ministère parmi
les Méthodistes de langue anglaise de
Jersey. Celui-ci ayant été
appelé à se fixer
à Guernesey, le jeune émigré
breton lui écrivit la lettre suivante, qui
est la plus ancienne que nous possédions de
lui :
« Monsieur et cher ami, « Permettez-moi de me servir
de cette expression. Vous avez des droits si forts sur mon
amitié et un si beau titre pour la
mériter, que je ne puis vous donner un autre
nom. En est-il un, en effet, plus beau que celui
que vous avez, celui, dis-je, de
s'intéresser au sort d'un malheureux ?
Pourrais-je vous appeler autrement, alors qu'au
milieu de mes infortunes, pendant que tous les
hommes semblent pour ainsi dire me tourner le dos
et m'abandonner à mon malheureux sort, vous
courez au-devant de moi, vous recherchez mon
amitié, vous tâchez même de
l'acheter par votre sensibilité et votre
compassion pour mes maux. Si avec tous ces titres
vous n'êtes pas mon ami, je puis dire :
Hélas ! je n'ai pas un ami dans le
monde.
« C'est dans
l'adversité qu'il faut éprouver ses
amis ; c'est là que l'on voit s'ils
sont vraiment sincères. Telle est ma
situation aujourd'hui, situation bien dure, mais
qui cesse de l'être autant, et qui devient
même une époque heureuse dans ma vie,
quand je considère qu'elle m'a
procuré l'occasion de faire connaissance
avec vous et qu'elle me prouve aujourd'hui que
votre amitié est sincère.
« Mais que pourrez-vous
retirer de l'amitié et de l'entretien d'un
malheureux exilé, qui n'a plus ni parent ni
patrie, qui est maintenant errant dans le monde.
Vous n'en retirerez que des détails ennuyeux
de ses infortunes. Et moi au contraire je recevrai
de vous une foule de consolations. Tandis que vous
étiez ici, vous étiez pour moi une
source inépuisable où j'allais tous
les jours puiser de nouvelles
consolations, de nouvelles richesses, sachant que
je devais bientôt vous perdre ; j'en ai
amassé le plus qu'il m'a été
possible ; je m'en suis fait un trésor,
pour en servir au besoin durant votre absence.
Mais rappelez-vous que prendre toujours
au même trésor, quelque
considérable qu'il soit, quelque bon
ménager qu'on en puisse être, il est
bientôt dissipé, si l'on n'y verse de
nouvelles richesses. Je vous prie donc de ne pas le
laisser épuiser, mais de l'entretenir par
des lettres fréquentes, jusqu'à ce
que j'aie le plaisir et l'avantage de puiser de
nouveau à la source et de m'y enrichir de
plus en plus.
« Lucinière
(9) va
le matin
chez M. Barker (10), et
moi l'après-midi. Nous
n'avons qu'à nous louer de la manière
polie et engageante avec laquelle il nous a
reçus. Il paraît à tous
égards un bien aimable jeune homme. Nous
tâchons de remplir chez lui le vide que nous
a laissé votre absence. Qu'elle soit courte,
c'est ce que désire celui qui veut
être votre ami,
« Du
PONTAVICE. »
Cette lettre est touchante par le besoin
d'affection qu'elle montre chez le jeune
émigré et par la reconnaissance qu'il
témoigne à l'homme qui lui a tendu
une main amie dans l'infortune. Mais l'absence,
dans cette lettre, de toute allusion à la
religion, confirme ce que nous avons dit de la
discrétion de Beece en cette
matière.
Six mois plus tard, le 21 juin 1795, du
Pontavice faisait part à son ami des
modifications que la lecture de la Bible avait
apportées dans ses idées religieuses.
Mais il lui annonçait en même temps
qu'il était sur le point de s'embarquer avec
les autres émigrés présents
dans les Îles, pour prendre
part à l'expédition qui devait finir
par le désastre de Quiberon. Nous nous
bornerons, dans ce chapitre, à extraire la
seconde partie de cette lettre.
On sait l'histoire de cette funeste
entreprise, où périt la fleur de la
noblesse émigrée, après avoir
montré à la fois sa vaillance et ses
incurables défauts. On lira avec
intérêt les deux lettres suivantes,
où du Pontavice raconte de quelle
façon providentielle il échappa au
désastre :
« ... Je viens d'être
troublé dans mes réflexions par le
cri terrible de guerre. L'on vient de nous donner
des ordres pour nous tenir prêts à
nous embarquer. C'est, dit-on, pour faire une
descente sur les côtes de Bretagne. Que j'ai
désiré dans ce moment être en
Angleterre ! N'attribuez pas ce désir
à la peur de la mort. Non, jamais je ne l'ai
crainte aussi peu que je le fais aujourd'hui. Je
mets ma confiance en Dieu, Lui qui est le Dieu des
armées, et je ne me suis jamais senti autant
de courage. J'espère qu'il me
préservera au milieu des dangers ; ou
du moins, si je succombe, je le prie
sincèrement qu'il me soit
miséricordieux, et qu'il ne permette pas que
je paraisse devant lui souillé du sang d'un
seul de mes semblables. Plusieurs
émigrés arrivant d'Angleterre m'ont
assuré que la flotte où sont
embarqués tous les régiments
français destinés pour cette
expédition a mis à la voile. S'ils
mettent à terre, il n'y a pas de doute que
nous irons les rejoindre. Je suis même
surpris qu'ils ne nous aient pas pris en passant,
de même que plusieurs officiers qui
appartiennent à ces régiments et qui
sont restés ici.
« Je n'aurai pas le plaisir
d'aller vous voir à Guernesey. Comme c'est
peut-être la dernière lettre que vous
recevrez de moi, je vous fais mes adieux.
Souvenez-vous de votre
infortuné ami Pontavice. Mais comme cette
expédition pourrait manquer et que nous ne
fussions pas envoyés en France, si M. le Dr
Coke désirait de continuer d'apprendre le
français, je m'estimerais fort heureux de
pouvoir lui aider dans cette étude et
d'aller avec vous le trouver en Angleterre, comme
vous me l'aviez fait espérer ici,
Écrivez-moi le plus tôt possible, de
peur que votre lettre ne me trouve pas ici. « Adieu, cher ami, adieu
peut-être pour toujours. N'oubliez jamais
votre malheureux ami,
« PONTAVlCE ».
La lettre qui suit raconte par suite de quelles
circonstances du Pontavice et ses compagnons
réfugiés à Jersey
échappèrent à l'horrible
boucherie qui eut lieu dans la baie de Quiberon, le
21 juillet 1795.
« Mon cher ami, « Je suis parti si subitement
de Jersey que je n'eus pas le temps de vous
écrire avant mon départ. À
peine trouvai-je le temps de faire mes adieux
à M. Barker. Nous reçûmes
l'ordre de partir à 9 heures du soir, et le
lendemain nous embarquâmes. Le jour
d'après, nous mîmes à la voile.
Nous passâmes près de Guernesey. Qu'il
me fut douloureux d'être aussi près du
lieu de votre demeure, sans pouvoir aller vous voir
pour la dernière fois de ma vie, car je
comptais bien en ce temps aller au sacrifice !
Mais Dieu qui dirige tous les
événements m'a conservé
jusqu'ici la vie. Si l'on eût
exécuté les ordres, peut-être
ne serais-je plus. Nous devions rejoindre en mer
les régiments d'émigrés qui
venaient d'Allemagne, sous le commandement de M. de
Sombreuil ; mais ayant parti sept
heures trop tard, nous
apprîmes d'une frégate qu'ils
étaient passés. Nous fîmes
route pour Plymouth, où nous avons appris
cette malheureuse défaite, où ont
péri la plupart des émigrés
bretons. Deux officiers seulement du
régiment de du Dresnay se sont
sauvés, dit-on. L'on fait monter le nombre
des soldats et des officiers qui se sont
rembarqués à trois cents
seulement.
« Mais quelle bonne nouvelle
je viens tout à l'heure de recevoir.
Lucinière
(13)
est du
nombre de ceux qui se sont sauvés. Il est
maintenant à Southampton, dans la maison
d'une famille amie de son père, où il
est resté pour rétablir sa
santé. Il a été blessé
à la cuisse, et de plus sa santé se
trouve fort altérée. J'espère
le voir peut-être demain.
« Après avoir
quitté Plymouth, nous vînmes
débarquer à Southampton, ainsi que
toutes les troupes anglaises destinées pour
cette expédition. Leur nombre n'était
pas grand ; il était de 4.000 hommes.
Nous avons été embarqués
près de quatre semaines, durant lesquelles
nous avons beaucoup souffert. Nous étions si
pressés que nous pouvions à peine
nous remuer, et la nourriture qu'on nous donnait
n'était pas mangeable. Enfin, malgré
tout cela, ma santé n'a point
été altérée. Quand nous
avons été mis à terre, nous
nous attendions à un meilleur traitement,
mais nous avons été trompés.
Quant au logement, on nous a logés dans des
casernes remplies de vermine. J'ai
été obligé de louer un
logement dans la ville. L'on croit ici notre
expédition absolument manquée, et
certainement elle l'est. Cependant l'on embarque
tous les jours de la cavalerie à
Southampton. L'on dit que c'est pour aller attaquer
la Hollande. S'ils y vont, je suis bien
décidé à les laisser partir
seuls et ne point y aller.
« Quand je suis parti de
Jersey, ce n'était pas pour faire le métier
de soldat, mais
pour aller dans mon pays. D'ailleurs, le
métier d'aller tuer d'autres hommes ne me
convient nullement. Je ne me sens pas l'âme
assez sanguinaire pour le faire. J'aimerais parfois
mieux gagner ma vie à quelque travail que ce
fût. »
Il terminait en rappelant à son
correspondant son offre de le mettre en rapport
avec le Dr Coke, qui avait exprimé le
désir d'avoir un professeur de
français. Puis il lui donnait son
adresse : M. du Pontavice, volontaire au
corps de M. le Prince de Léon, à
Romsey.
Quinze jours plus tard, du Pontavice
écrivait de Southampton, à son ami
Reece :
« ... J'attendrai votre lettre
à Southampton jusqu'à ce que je
prenne un parti. Les corps d'émigrés
dont je faisais partie sont embarqués et
prêts à mettre à la voile pour
les côtes de France. Le comte d'Artois
(15) est
à leur tête. On dit que c'est lui qui
a conjuré le gouvernement de tenter cette
autre expédition. Elle est bien
hasardée ; il n'y a pas de
probabilité de succès
(16). C'est
ce
qui m'a engagé à quitter mes
camarades, à qui j'ai fait mes
éternels adieux. Quand je les ai vu passer,
il me semblait voir autant de victimes aller au
sacrifice. Qu'il en a coûté à
mon coeur de les laisser aller sans les
accompagner ! Que de combats j'ai eu à
soutenir ! Mille fois j'ai été
tenté d'aller les rejoindre, mais quand je
réfléchissais que ce serait exposer
ma vie en pure perte, et que Dieu peut-être
me destinait à être, utile à la
société, mon ardeur se ralentissait
beaucoup.
Quelquefois aussi je me faisais scrupule d'y aller.
Quoi ! disais-je, j'irais dans mon ancienne
patrie, pour y porter le fer et le feu et y ranimer
le brasier de la guerre civile ! Non, j'aime
mieux ne jamais y rentrer que de m'y frayer une
route à tel prix. D'un autre
côté, l'honneur, ce
préjugé souvent si mal entendu, me
tourmentait sans me donner de relâche. Enfin,
après avoir été
ballotté par mille passions
différentes, je pris le parti de les laisser
aller sans moi, et j'y suis resté ferme,
quoique cela me prive de tous les secours
pécuniaires que le gouvernement a eu la
bonté de nous accorder. Car tous ceux qui ne
veulent pas à présent porter les
armes ne recevront plus rien. Je suis donc
maintenant abandonné à
moi-même ; mais je me repose sur la
Providence divine et je n'ai nulle
inquiétude.
« Je n'ai pas encore pu voir
Lucinière ; il a été si
malade de ses blessures et d'une fièvre
maligne que son médecin ne veut pas le
laisser voir qui que ce soit ; il est
cependant un peu mieux. Le reste de son
régiment s'est rembarqué pour la
nouvelle expédition. Il est peut-être
fort heureux pour lui d'avoir été
blessé à la première. Quand il
sera rétabli, il doit bien remercier Dieu
d'avoir été du petit nombre de ceux
qu'il a
préservés. »
Du Pontavice passa quelque temps
à Londres vers la fin de 1795, et il eut la
joie d'y revoir son ami Reece, qui y fut
placé, par la Conférence de cette
année-là, comme second
prédicateur de la chapelle de City Road,
où il fut le jeune collègue de John
Pawson, l'un des plus considérés
parmi les successeurs de Wesley et le
troisième des présidents de la
Conférence après sa mort. Le jeune
émigré fut bien reçu dans la
maison de Wesley, et son amitié pour Reece
s'accrut encore au cours des rapports qu'ils eurent
ensemble. Quelques mois plus tard, en juin 1796,
Richard Reece amenait, dans ce presbytère,
où John Wesley était mort cinq ans
auparavant, une aimable jeune
femme, Hannah Marsden, qui fut, pendant près
d'un demi-siècle, sa fidèle compagne.
Mais du Pontavice avait dû quitter Londres
précipitamment au commencement de cette
même année, dans les circonstances
qu'il raconte dans la lettre qui suit :
« Mon cher ami, « Mon départ si subit
de Londres vous aura peut-être surpris. Je
fus bien fâché de ne vous avoir pas vu
la veille pour vous faire mes adieux. J'aurais pu
retarder mon voyage de quelques jours, si je
n'avais pas craint de ne plus retrouver mes
camarades que j'allais rejoindre à
Portsmouth. D'ailleurs, je n'étais pas
très bien portant. Et sentant ma
santé s'affaiblir de jour en jour,
j'appréhendais de ne plus me trouver en
état d'entreprendre le voyage, ce qui serait
infailliblement arrivé ; car je tombai
malade dès le lendemain de mon
arrivée à Southampton. Après y
avoir passé cinq semaines, ma santé
commençant alors à se
rétablir, je m'embarquai pour Jersey,
où je suis arrivé quinze jours
après, grâce à Dieu, beaucoup
mieux portant.
« Ce qui m'engage encore
à quitter Londres, c'est que
j'espérais que le Gouvernement nous aurait
laissé vivre paisiblement à Jersey,
sans nous obliger à reprendre encore une
fois les armes. Mais j'ai été
trompé dans mes espérances. Le
Gouvernement vient de nous faire savoir qu'il
voulait former un régiment anglais des
émigrés qui sont à Jersey et
à Guernesey. Et quiconque ne voudrait pas
s'y engager serait privé du secours
accordé (18). Ainsi, nous
voilà
réduits à nous faire soldats ou
à passer en France pour rejoindre ceux qu'on
appelle Chouans, partis qui me
répugnent infiniment. Je commence à
regretter d'avoir quitté Londres, et si je
savais pouvoir y gagner ma vie d'une manière
quelconque, serait-ce même à la force
de mes deux bras, je ne balancerais pas à y
retourner.
« Je viens de recevoir des
nouvelles de ma famille. J'ai appris que mes
parents étaient en très bonne
santé. Un monsieur de ma ville venant de
France me l'a assuré. Et ce qui a encore
contribué à augmenter ma joie, c'est
qu'il dit que ma soeur avait rendu de grands
services, avait montré une énergie
peu commune à une femme et s'était
par sa conduite attiré le respect et la
vénération de tout le monde. Il est
venu aussi d'autres Français pour solliciter
les émigrés à passer en France
pour rejoindre les royalistes, parti qu'un grand
nombre aime mieux prendre que de se faire
soldat.
« J'ai vu Mme et M. Legros, M.
Bishop et Miss Parker, qui m'ont tous
demandé de vos nouvelles ; de
même que M. Simmonite, qui est ici dans votre
place (19).
Je
vais chez lui tous les matins comme j'allais chez
vous. Si j'ai tant tardé à vous
écrire, ce sont les vents contraires qui en
sont la cause. J'ai trouvé ici
Lucinière. Il m'a chargé de vous dire
bien des choses de sa part. Voulez-vous bien aussi
vous charger d'assurer de mes respects Mme et M.
Pawson, de même que Mme et M. Clarke
(20) ?
Et
vous obligerez celui qui est votre ami,
Comme ses lettres en font foi, du Pontavice
n'avait aucun goût pour l'état
militaire, et il éprouvait surtout une vive
répugnance à devenir un soldat de
guerre civile et à porter les armes contre
le gouvernement de son pays, bien que ce
gouvernement, au lendemain du règne de la
Terreur, dût lui être antipathique.
Comme beaucoup d'autres émigrés, il
avait quitté la France en obéissant
à un mot d'ordre venu de haut, et avec la
persuasion que la tempête ne durerait pas. Et
la tempête durait toujours. Le nouveau
régime issu de la Révolution ne se
bornait pas à durer ; il tenait
tête à l'Europe monarchique et
repoussait les armées de la coalition.
Beaucoup d'émigrés se faisaient de
grandes illusions et attendaient un revirement qui
ne venait pas. Mais d'autres, comme du Pontavice,
jugeaient la situation avec sang-froid et
hésitaient à se faire les soldats
d'une cause perdue.
Mais que faire et que devenir dans cet
exil qui se prolongeait ? La question du pain
quotidien se posait durement devant ces hommes,
dont les biens avaient été
confisqués ou mis sous séquestre, et
un grand nombre en étaient réduits
à la misère noire. Le shilling, que
le gouvernement anglais accordait aux
émigrés nécessiteux,
était une aumône dure à
accepter et qui ne leur donnait que tout juste le
moyen de ne pas mourir de faim. Encore fallait-il,
comme on vient de le voir, pour mériter
cette maigre pitance, se décider à
porter les armes contre la France, quelque
répugnance qu'on y eût.
La lettre qu'on vient de lire nous a
montré du Pontavice placé en face de
ce dilemme : être soldat ou mourir de
faim. Pour y échapper, il n'y avait qu'une
issue : trouver un travail quelconque,
intellectuel ou même manuel, qui lui
permît de gagner honorablement sa vie. Ce
travail, il demandait à son ami Richard
Reece de l'aider à se le procurer ;
mais il le demandait aussi à Dieu, qu'il
avait appris à prier, non plus en
répétant les oraisons de son enfance
adressées à
la Vierge et aux saints, mais en s'adressant
librement au Père céleste. au nom de
Celui, qui a dit : « Cherchez
premièrement le royaume de Dieu et sa
justice, et le reste vous sera donné
par-dessus. »
Extrait de l'Acte de baptême de Pierre
du Pontavice.
Paroisse de Saint-Sulpice
(Fougères).
PIERRE-THOMAS-EUSEBE, fils de
Messire Pierre-Guy Du PONTAVICE, seigneur du
Vaugarny et de dame Marie-Marguerite-Thomasse de
Poilley de Beauval, son épouse, né le
vingt-unième jour du mois de mai mil sept
cent soixante-dix, a été
baptisé par nous, le même jour dans
notre église, par nous Recteur
soussigné. Parrain Messire
Eusèbe-François-Pierre du Pontavice,
seigneur du Boishenry, oncle paternel dudit
enfant ; marraine demoiselle Thomasse
Magdeleine de Poilley, demoiselle, sa tante
maternelle.
Signé : Thomasse de
Poilley, E. Dupontavice, Boishenry, de
Brégel, Dupontavice, Chobé de
Québriac, Le Pays, Dupontavice, Anne du
Pontavice, François Agnès du
Pontavice, de Québriac, de Québriac,
du Pontavice du Vaugarny, et Vallée,
recteur.
(4)
Chateaubriand naquit à
Saint-Malo en 1763. Après la mort de son
père, en 1786, « il passa
quelques mois à Fougères, chez sa
soeur, Mme de Farcy ». Pierre du
Pontavice avait alors seize ans, et
Chateaubriand en avait dix-huit. Ils durent se
rencontrer dans la société
aristocratique de cette ville. Peut-être
se retrouvèrent-ils plus tard, dans
l'émigration, à Jersey et à
Londres. (Voy. Villemain, M. de Chateaubriand,
page 26.)
(5)
Cette citation de Kerpezdron est
empruntée à la Notice sur du
Pontavice, parue en 1817, dans le Magasin
méthodiste des îles de la
Manche.
(6)
Voy. la biographie publiée
en 1899, par B. Denny Urlin, sous ce
titre : Father Reece, the Old Methodist
Minister (avec trois portraits.)
(7)
Ces lettres inédites nous
ont été communiquées
obligeamment et sont l'une des sources les plus
précieuses de notre
étude.
(9)
Cet ami de du Pontavice,
émigré comme lui, appartenait
à une famille noble de Bretagne, dont un
membre a joué un certain rôle de
nos jours dans la politique.
(10)
Jonathan Barker avait
succédé à Richard Reece,
à Jersey.
(14)
Lettre inédite à
Richard Reece, à
Manchester.
(15)
Frère de Louis XVI et
futur roi de France sous le nom de Charles
X.
(16)
Cette expédition de 1795
finit en effet misérablement. Le comte
d'Artois, après avoir fait une
démonstration inutile sur les côtes
de Bretagne, n'osa pas faire une descente et
ramena en Angleterre ses partisans
désappointés.
(18)
Le gouvernement anglais allouait
1 shilling (1 fr. 25) par jour aux
émigrés.
(19) - Thomas Simmonite fut
ministre
méthodiste à Jersey et à
Guernesey, en 1795 et 1796.
(20)
Sur John Pawson, voy. plus haut,
p. 51. Clarke n'est autre que le
célèbre Dr Adam Clarke, savant
orientaliste et commentateur de la Bible. Il
avait été pasteur
méthodiste dans les îles de la
Manche de 1786 à 1788.
(21)
C'est la seule fois que nous
trouvons de au lieu de du dans la signature de
Pierre du Pontavice.