FÉLIX NEFF PORTEUR DE
FEU
CHAPITRE
VIII
CHEZ LES VAUDOIS DU
PIÉMONT
Neff se devait à
lui-même de franchir un jour le col de la
Croix, au fond du Queyras, pour visiter les Vaudois
du Piémont. Parvenu sur son sommet, il
s'écrie : « Humble
vallée arrosée du sang de tant de
martyrs, es-tu aussi devenue aride ? Lampe
ardente qui a si longtemps brillé dans les
ténèbres, es-tu éteinte pour
toujours ? »
Nous ne pouvons que
rappeler à grands traits la magnifique
histoire de ce coin de terre. Dans les temps
anciens, ses pasteurs, appelés barbes,
parcouraient le pays deux à deux, en
missionnaires. Les chroniques signalent leurs
fréquents voyages au Queyras, à la
Vallouise et à Freissinières,
auprès de leurs frères en la foi. En
marge de leur sacerdoce, ces barbes
exerçaient une profession profane :
colporteurs, artisans, médecins. Ils
s'occupaient des malades, des
indigents, servaient d'arbitres dans les conflits
locaux et admonestaient tièdes et fautifs.
Leur doctrine ? Autorité de la Bible,
Trinité en Dieu, état de
péché des hommes.
« Lo premier
article de la nostra le es que nos croyons en un
Dio payre, tot puissant... Local Dio es un en
Trenita.... Nous
sommes conçus en péché et
misère. L'âme traîne
après elle une souillure.
Péché, souillure et iniquité,
nous suivons ; pensons, parlons et agissons
déloyalement. » Il n'y a de salut,
gratuit, que par le Christ et la foi agissante en
charité.
Ces Vaudois du Piémont
admettaient la confession, mais elle doit, d'abord,
s'adresser à Dieu et du fond du coeur,
ensuite, seulement, au barbe, pour prendre conseil.
Nul ne doit se reposer sur quiconque pour son
salut. Entre Dieu et les hommes, aucun
intermédiaire. « Appelle à
ton secours le Seigneur et il
t'exaucera. »
Les barbes furent les
premiers à écrire en langue romane.
Leurs poèmes religieux ont une beauté
simple, dépouillée.
«JE SUIS ALLÉ PORTER LE
FEU AU PIÉMONT»
Ces vallées,
aujourd'hui italiennes, furent une terre de refuge
où l'on vit, comme à
Freissinières, monter les survivants des
massacres de Mérindol, de Cabrières,
de Lourmarin, rejoints par de nouvelles
persécutions. De siècle en
siècle, les Vaudois se défendirent
comme des lions. On connaît leur retraite en
Suisse, leur retour au pays natal ou les
attendaient de dures
tribulations. Après quoi, toujours comme
à Freissinières, se leva l'aube de
temps plus tranquilles ; avec la paix, la
tiédeur, presque l'indifférence,
à quoi Neff allait se
heurter.
C'est Antoine Blanc,
frère du pasteur de Mens, qui accueille le
voyageur à la Tour. « Vous
êtes attendu ici comme le Messie. On languit
de vous voir et de vous
entendre. »
Jusqu'à un
certain point, car on dort sur ce versant des
Alpes. Le vieux pasteur qui fut à
l'inauguration du temple des Viollins et en tenait
si fort pour M. Vincent, de Nîmes, ne cache
pas qu'il est difficile de célébrer
deux cultes le même dimanche.
- C'est qu'il y a
taulas, tir à la cible, et bal devant
le temple, Alors, le service du matin, le plus
tôt possible. Un second,
d'après-midi ?... Très
court !
« Je
contins mon indignation, confie Neff au papier, me
promettant bien cependant de ne pas asservir le
service de Dieu à celui de la
vanité : car il n'est que trop vrai que
dans plusieurs églises vaudoises on
hâte le service divin pour laisser plus de
place aux plaisirs. »
En l'honneur de
l'hôte étranger, on renonce pourtant
au bal et le crépitement du tir cesse en
temps opportun. Véhément, Neff
prêche sur ce texte : Qui n'a pas
l'Esprit, n'a pas le Fils. Tièdes et
indifférents sont sérieusement
secoués. Depuis longtemps. ils n'avaient
entendu pareil langage.
Battant le fer,
même s'il n'est pas chaud, pendant quinze
jours le fougueux évangéliste
organise des réunions du soir. Seul, le
pasteur Meille, respectable vieillard, montre
quelque compréhension.
Un dimanche est
consacré à l'Eglise de
Saint-Germain :
« je fis ouvrir de grands yeux à
mes auditeurs quand je leur déclarai que non
seulement ils n'étaient pas
régénérés mais qu'ils
n'avaient peut-être jamais vu qui le
fût ! »
Au cours de
nombreuses visites, Neff constate « que
les pasteurs sont la tiédeur même pour
ne rien dire de plus ». Il prêche
à la Tour sur la vision des ossements secs.
On imagine aisément le parti qu'il en tira.
Jugement sévère :
« Les Vaudois foulent indignement dans
leurs jeux profanes le sang et la cendre de leurs
bienheureux aïeux tandis que leur nom, comme
un vrai fantôme et comme l'ombre sainte d'un
corps qui n'est plus, émeut encore en leur
faveur les Églises les plus
éloignées. »
Il était temps que
Neff repassât le col de la Croix ! Un
homme de Saint-Jean lui dira, peu
après :
- « Vous
avez eu bon nez, M. Blanc et vous, de partir,
l'autre jour, autrement vous étiez
coffré. Sa Majesté Sarde,
informée que des Ministres étrangers
avaient prêché dans ses États,
a écrit aux Vaudois une lettre fulminante
que les pasteurs ont été
obligés de lire en chaire dans toutes les
églises. Vous encore là, on ne sait
pas ce qui serait
arrivé. »
Par les soins de
l'Intendant de Pignerol, le gouvernement avait en
effet réprimandé les
« coupables ».
Ne pouvant plus,
désormais, pour les secouer, Neff
écrivit lettre sur lettre aux dormeurs d'au
delà des monts, les
harcelant jusqu'à ce qu'une flamme
couronnât ce brasier
éteint.
« Ah !
je puis maintenant dire comme le Seigneur : je
suis allé porter le feu au Piémont.
Que puis-je ajouter, s'il est
allumé ? »
Et il est
resté allumé !
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