FÉLIX NEFF PORTEUR DE
FEU
AVANT-PROPOS
Nul ne sera surpris du fait
que, quelques semaines après la mise en
vente de l'ouvrage Victoire ! Félix Neff vous
parle, dont ceci est
la reproduction textuelle, la première
édition ait été
entièrement
épuisée.
Le nom seul de M.
Benjamin Vallotton assure le succès de tout
ce qui naît de sa plume, parce qu'on sait
indubitablement que jamais son coeur ne cessera de
parler.
Dans le cas
présent, comme l'a remarqué l'un de
ses confrères en bonnes lettres, M. Ed.
Martinet, « les aïeux maternels de
l'auteur ayant bénéficié de la
tonique, influence d'un homme de foi dont la parole
brûlait comme un buisson ardent, on le sent
encore lui-même au bénéfice de
cette influence ».
Remarque infiniment
juste : quand il évoque
l'exceptionnelle personnalité du sergent
d'artillerie devenu l'apôtre d'un peuple
montagnard, c'est non seulement qu'ayant
été, lui aussi, sergent de troupes
alpines, M. B. Vallotton connaît le
métier - le métier des armes - mais
qu'ayant eu pour mère une descendante de ces
« réveillés » des
Hautes-Alpes, il nous transmet dans son
intégrité le courant qui les a
galvanisés.
Et l'on peut redire avec
un autre lecteur de ce livre, M. J. A.
Haldimann : « Ce que fut la vie de
ce feu follet
spirituel, l'auteur
le conte avec passion parce que lui aussi, comme
son modèle, voit les choses avec un regard
d'âme. »
C'est pourquoi
l'éditeur n'éprouve aucune crainte
à lancer d'affilée une seconde
édition dont il se borne a ne modifier que
le titre et cela pour contenter ceux qui trouvent
que, dans cette biographie, Félix Neff ne
prend pas assez la parole.
À notre humble
avis, ce que le monde réclame aujourd'hui ce
sont moins des discours que des actes. Or ici l'on
assiste avant tout à l'ardente, à la
brûlante épopée d'un être
dont ceux qui l'approchèrent disaient qu'ils
les avait
« incendiés ».
En un siècle
où de tant de façons, les jeunes
hésitent, s'affadissent ou se corrompent,
voilà le message qu'ils doivent entendre.
Ils trouveront le secret de la vie dans l'exemple
d'un prophète de ce temps, et ce fulgurant
récit leur apparaîtra comme un
bulletin de victoire.
Rien n'attire davantage
qu'un homme qui a vaincu. C'était donc un
devoir et cela devient un privilège que
d'inclure un Félix Neff dans une collection
qui est celle des Vainqueurs.
G.-DG.
INTRODUCTION
- À LA
MÉMOIRE DE MA MÈRE,
- ÂME VIVANTE
DU VAL DE FREISSINIÈRES.
- DE
SAINT-EXUPÉRY A FÉLIX NEFF
Le Directeur de la
Collection consacrée aux Vainqueurs nous
demande de parler encore de Félix Neff.
Encore, car Ami Bost, Samuel Lortsch l'ont
déjà fait. Dans les mille pages de
l'un, les trois cents pages de l'autre, sur celui
qui écrivit, en le vivant, le plus palpitant
roman d'aventures spirituelles qu'il soit possible
d'imaginer, on trouve une documentation
complète. Rien n'est laissé dans
l'ombre. Mais la génération
élevée a l'école du
cinéma, de la radio, d'une vitesse sans
cesse accélérée, lit-elle
encore ces pages ? Elle aime les raccourcis,
les paysages entrevus plutôt que vus, les
images trépidantes de l'écran, en
attendant le tour du monde en vingt-quatre heures
et les voyages dans la lune.
On commence tout de
même à se douter que les incessants
miracles de la technique ne nourrissent
qu'imparfaitement les hommes. Un malaise grandit,
devient inquiétude, Parfois détresse.
On cherche la bouée à quoi
s'accrocher, le chef capable de mener à bon
port le bateau à la
dérive.
Or, Neff fut et reste un
de ces chefs, un entraîneur d'une
énergie contagieuse. Son action dans les
hautesvallées dauphinoises
fut d'une qualité telle que, plus d'un
siècle après sa mort, son influence y
demeure sensible. Au sonneur de la cloche des
Viollins, au val de Freissinières, nous
disions un jour :
-
« Voilà qui s'appelle
sonner ! »
Lâchant la corde,
le vieillard répondit :
-
« Félix Neff a passé par
la ! Aussi n'est-ce pas la cloche, c'est mon
coeur que je balance
là-haut ! »
Toute notre enfance fut
animée par les récits des anciens
hantés par le souvenir du
« Bienheureux ». Et nous
entendons encore un octogénaire, dernier
catéchumène survivant de la grande
époque, proclamer, les yeux levés
« sur ces montagnes d'où nous
vient le secours » :
-
« Félix Neff ? Un homme d'une
douceur terrible ! Qui le voyait, l'entendait,
était aussitôt
pétri... »
Oui, Pétri, c'est
le mot... L'avoir rencontré sur nos sentiers
pierreux, quel privilège, quelle
bénédiction ! Un constructeur
d'âmes, celui-là !
Notre intention n'est pas
d'écrire une biographie complète de
l'homme à la douceur terrible, de le suivre
pas à pas à travers sa courte vie,
mais de nous attacher de notre mieux à son
ardeur, à sa puissance intime, à ce
brasier de vie intérieure qui ralluma les
feux éteints. Constructeur
d'âmes ! Neff doit reprendre sa place de
combattant dans un monde démantelé
par cinq années d'une guerre inexpiable qui
connut la cruauté en série, voua au
mépris la dignité de l'homme, le
précipita dans une
« motorisation » dont les
pétarades assourdissent oreilles du corps et
du Coeur.
On remplirait des
volumes, et pas des minces, du
réquisitoire dressé
par les meilleurs esprits de notre temps contre le
présent état de ce qu'on appelle
encore la civilisation. Citons en
bref :
« On ne
reconnaît plus l'homme. »
« Notre époque est celle de la
peur et du mépris. »
« Le drame de l'Europe : la mort de
l'homme. » « On a peuplé
le monde de robots vivants sur un petit bout
d'âme atrophiée, de robots au coeur
d'insecte plus laborieux et plus féroce que
les fourmis. »
« L'homme
présente tous les symptômes d'une
décomposition
accélérée. »
« Nous n'avons plus le temps d'être
bons. » « Des milliers d'hommes
en tout pays n'ont plus que le désir, le
plaisir et la volonté de
détruire. » « La
vitesse, ce grand vice du vingtième
siècle. » « L'homme tend
de plus en plus à devenir un voyageur hors
et loin de la terre. »
« L'homme ne
retrouvera Dieu, après l'avoir perdu, que
s'il retourne à la vie simple et aux
mystérieuses harmonies qu'elle
enseigne. »
Qui dit cela ?
Aragon, Malraux, Bernanos, Siegfried, Duhamel,
Marcel, Philas Lebègue. Et il serait aise
d'allonger la liste.
Les jeunes sportifs
verront peut-être dans ces textes le fait de
vieux messieurs plus ou moins arthritiques,
maudissant la vitesse parce qu'incapables d'en
connaître la griserie. Mais voici qui pourra
faire réfléchir : la
condamnation sans appel prononcée contre
notre « civilisation
motorisée » par un as de
l'aviation, titulaire de six mille cinq cents
heures de vol sous tous les ciels du monde,
englouti finalement au plus profond d'une mer
lointaine. Avant de disparaître à
quarante-trois ans, Saint-Exupéry,
héros de deux guerres et d'innombrables
randonnées, écrivit
des pages de haute qualité littéraire
et spirituelle. Empruntons-leur quelques
lignes :
« En octobre
1940, de retour d'Afrique du Nord où le
groupe 2-33 avait émigré, ma voiture
- car Saint-Exupéry était aussi un as
du volant automobile - remisée exsangue dans
quelque garage poussiéreux, J'ai
découvert la carriole et le cheval. Par eux
l'herbe des chemins, les moutons et les oliviers.
Ces oliviers avaient un autre rôle que celui
de battre la mesure derrière les vitres, a
cent cinquante kilomètres à l'heure.
Ils se montraient dans leur rythme vrai, qui est de
lentement fabriquer des olives. Les moutons
n'avaient pas pour fin exclusive de faire tomber la
moyenne. Ils redevenaient vivants Ils faisaient de
vraies crottes et fabriquaient de la vraie laine.
Et l'herbe aussi avait un sens puisqu'ils la
broutaient. Et je me suis senti revivre... Et il
m'a semblé que, durant toute ma vie, j'avais
été un
imbécile. »
Attaché peu
après à une base américaine,
doté d'un monoplace de deux mille six cents
chevaux, entre deux vols Saint-Exupéry
s'examine :
« Je suis
profondément triste et en profondeur. Je
suis triste pour ma génération, qui
est vide de substance humaine. Qui, n'ayant connu
que le bar, les mathématiques et les Bugatti
comme forme de vie spirituelle, se trouve
aujourd'hui dans une action strictement
grégaire qui n'a plus aucune couleur... Je
hais mon époque de toutes mes forces.
L'homme y meurt de soif. Il n'y a qu'un
problème, un seul de par le monde :
rendre aux hommes une signification spirituelle,
des inquiétudes spirituelles.. On ne peut
plus vivre de frigidaires, de politique, de bilans
et de mots croisés, voyez-vous ! On ne
peut plus. On ne peut plus vivre
sans poésie, couleur ni amour. Rien qu'a
entendre un chant villageois du quinzième
siècle, on mesure la pente descendue. Deux
milliards d'hommes n'entendent plus que le robot,
ne comprennent plus que le robot, se font robots...
Ils ont fait l'essai des valeurs
cartésiennes : hors les sciences de la
nature, ça ne leur a guère
réussi. Il n'y a qu'un problème, un
seul : redécouvrir qu'il est une vie de
l'esprit plus haute que la vie de
l'intelligence. »
« À quoi
servira-t-il, se demande encore
Saint-Exupéry, de gagner une guerre si
l'homme reste l'esclave de la machine, simple
numéro du troupeau de la
machine ?
« ... On nous a
coupé bras et jambes, puis on nous a laisses
libres de marcher, livrés au totalitarisme
universel, robots, termites, oscillant du travail a
la chaîne à la belote, homme
châtré de tout son pouvoir
créateur et qui ne sait même plus, du
fond de son village, créer une danse ni une
chanson. Homme que l'on alimente en culture de
confection, en culture standard, comme on alimente
les boeufs en foin. C'est cela, l'homme
d'aujourd'hui... Il aurait tant besoin d'un
Dieu ! »
Nous rejoignons ici
l'âme ardente de Neff. Pour apporter aux
bergers des Hautes-Alpes non pas un Dieu, mais le
Dieu dispensateur d'amour et de justice, il use sa
vie jusqu'à la trame, il se donne tout
entier, il brûle tout entier. Et quand la
mort s'abat sur lui, il lui crie :
-
Victoire !
Que les affamés de
records apprennent à connaître
Félix Neff inscrit au palmarès des
triomphateurs spirituels. Sur le
stade, déserté par la foule, ou
s'exercent les champions de la foi, Neff a battu
tous les records de l'endurance, de la patience, de
la pitié pour les troupeaux
abandonnés. Soldat et témoin de Dieu,
explosif d'espérance, son message est de
toujours, pour toujours. À tous il offre
poésie, couleur, amour. Aux infirmes de
l'âme, il apprend à marcher, à
courir, fort de cette liberté qui n'est
qu'un mot tant qu'elle ne plonge pas ses racines au
coeur de l'éternel. Un grand maître,
parce qu'il se voulut serviteur !
On se plaint un peu
partout, dans le monde, du peu de rayonnement des
Églises tenues en vases clos ; on les
dit trop étrangères aux questions
sociales, trop timorées devant les
maîtres de l'heure, devant l'exploitation de
l'homme par l'homme, trop conservatrices des formes
et des idées du passé,
« désarmées devant les
brutalités de la guerre autant que devant la
difficile construction de la paix. C'est moins la
faute des Églises qui continuent à
proposer les seuls remèdes capables de
guérir l'homme de ses maladies, que de la
plupart de ses membres, braves gens, certes, mais
trop souvent tièdes, indécis,
sentimentaux du dimanche matin, en quête d'un
rempart contre les partis dont ils ont
peur.
Or, on n'a jamais rien
fait de bon avec les tièdes. À la
première alerte sérieuse, ils se
défilent. C'est parce qu'il n'est pas
tiède, lui, bouillant au contraire, que le
communisme a conquis une partie du monde. Devant
son dynamisme athée les bonnes intentions
sont inefficaces. Pour vaincre, il faut se donner,
se compromettre, vivre pour la cause qu'on
défend, s'il le faut, mourir pour
elle !
Là encore
Félix Neff intervient avec une
singulière
autorité. Certes, on peut discuter,
même combattre telle ou telle de ses
idées. Mais quel enthousiasme ! Il
brûle, lui ! À tel point que
soixante-quinze ans après sa mort l'ancien
catéchumène pouvait
dire :
- Neff ? Il n'a pas
seulement éclairé nos vallons, il les
a incendiés !
Ce que fut cet
« incendie », on va le
voir.
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