FRANK
THOMAS
SA VIE - SON
OEUVRE
CHAPITRE IX
LA GUERRE. LA SOCIÉTÉ DES
NATIONS. MORT D'AUGUSTE THOMAS.
Une des questions qui avait dès
longtemps beaucoup préoccupé Frank
Thomas, était celle de la guerre.
Déjà le conflit entre les Anglais et
les Boers l'avait ému et toute sa sympathie
s'était portée vers le petit peuple
opprimé par une grande puissance. Puis, en
novembre 1904, au moment où la guerre
russo-japonaise battait son plein, il poussa au
Victoria Hall un formidable cri d'alarme,
décrivant les horreurs de cette tuerie, les
douleurs sans nom provoquées par cette lutte
atroce. Son coeur blessé bouillonnait
d'indignation. Il signale aussi le danger que court
l'Europe, armée jusqu'aux dents et la
possibilité, hélas... trop certaine
d'un conflit général. Il adresse un
appel solennel à l'Eglise
et aux consciences
individuelles
en faveur du pacifisme, qui seul pourrait sauver la
situation. Jamais peut-être son âme
d'apôtre n'a-t-elle eu des accents aussi
profonds et aussi passionnés.
Ce discours qui n'était pas un
plaidoyer savant et longuement
préparé contre la guerre, mais comme
il l'a dit lui-même, « un cri du
coeur », lui valut de vives critiques en
particulier une lettre de la Société
des officiers, destinée à le mettre
en garde, dans un pays comme la Suisse, contre le
danger des idées antimilitaristes.
Ces critiques le frappèrent droit
au coeur, car ne l'oublions pas, il était
sensible à la critique, et cependant il n'en
continua pas moins, le 8 janvier 1905, au Victoria
Hall, à protester contre la guerre. Sa
protestation ne provenait pas d'une idée
préconçue et formulée en
autant de points ; mais d'une conscience et
d'un coeur révoltés contre le mal et
la souffrance de l'humanité.
Il s'y défend, cependant, contre
l'accusation d'être antimilitariste.
Nous
ne
sommes point contre le service militaire, nous en
reconnaissons la nécessité pour
l'époque actuelle, mais nous reconnaissons,
en même temps que c'est un
mal appelé à disparaître un
jour, quand les hommes auront compris que leur
véritable intérêt, en
même temps que leur plus grand
privilège, n'est pas de
s'entre-dévorer, mais de s'unir dans
l'amour, pour coopérer à une oeuvre
de commune fraternité. Le devoir de tous les
citoyens chrétiens n'est pas de se
résigner à l'état de choses
actuel, mais de tout faire pour le transformer en
cherchant à rapprocher la
réalité de l'idéal. L'erreur
d'une foule de gens bien pensants, même de
disciples du Sauveur, a consisté, jusqu'ici,
à prendre la réalité pour
l'idéal terrestre, en critiquant, en
traitant de fous, et même condamnant comme
mauvais citoyens, ceux qui, altérés
d'idéal, en poursuivaient avec courage la
réalisation (1).
D'autre part peu d'instants auparavant
il avait dit :
Nous
protestons contre cette idée courante encore
aujourd'hui, que ceux qui veulent à tout
prix résoudre les conflits entre peuples par
d'autres moyens que par la guerre, par l'arbitrage
par exemple, accompagné d'un
désarmement général,
même par le refus du service militaire pour
des motifs de conscience, sont de mauvais citoyens,
révoltés contre l'État et sans
amour pour la Patrie. Évidemment il faudra,
tant que le service militaire subsistera, le
remplacer, pour ceux-là, par autre chose,
par un service d'infirmiers ou de travaux manuels
ou de bureau, proportionnés à ce
service, peut-être
même supérieur, c'est une question
d'équité vis-à-vis des autres
citoyens (2).
Évidemment il y a contradiction
entre ces deux points de vue : l'un
étant celui de la raison, et l'autre celui
du coeur. L'orateur en convient lui-même, et
il ajoute :
Nous
reconnaissons sans peine la difficulté, il y
a là des contradictions qu'il est presque
impossible de faire disparaître. Mais
n'oublions jamais qu'ici bas les questions sont
souvent complexes et au premier abord
contradictoires ; l'Évangile ne
supprime jamais l'un des deux termes pour
simplifier le problème, il les maintient
l'un et l'autre, laissant à la conscience de
chacun le soin de les mettre d'accord, sur le
terrain pratique tout au moins... L'idéal
c'est la perfection : « Soyez
parfaits comme votre Père céleste est
parfait » (Matthieu
5 : 48). L'idéal c'est
l'amour, la paix et cet idéal est aussi
élevé, aussi glorieux que
possible.
La
réalité c'est, hélas !
l'imperfection, la lutte, la guerre, le
péché ; la réalité
c'est la parole douloureuse du Maître :
« Ne croyez pas que je sois venu apporter
la paix sur la terre ; je ne suis pas venu
apporter la paix, mais l'épée. Car je
suis venu mettre la division entre les membres
d'une même famille ; l'homme aura pour
ennemis les gens de sa maison (Matthieu
10 : 34) ».
Est-ce la
faute du Christ ? Non certes, car son ardent
désir serait d'apporter la paix, rien que la
paix pour tous. Mais c'est
la
faute des hommes, qui ne veulent pas entrer dans
ses plans d'amour et de pacification (3).
L'accord entre les deux points de vue est au
fond impossible, le service militaire n'est qu'un
palliatif, c'est pourquoi il faut désirer
ardemment que le règne de la paix
définitive s'établisse enfin sur
notre pauvre humanité.
Lorsque sévit la guerre des Balkans,
il prit part comme orateur à une grande
assemblée de protestation
(4) contre
l'injustice et en faveur des nations
opprimées. Puis, le 17 novembre 1912, il
éleva au Victoria Hall une voix
prophétique pour défendre les droits
des peuples balkaniques, pour flageller la Turquie
et, par la même occasion, l'Europe tout
entière et sa diplomatie
mensongère.
Et
remarquez-le
bien, s'écrie-t-il, l'Europe tout
entière est moralement engagée dans
cette terrible lutte : les grandes puissances,
devenues les grandes impuissances grâce
à leur diplomatie, leurs mensonges, leurs
convoitises bestiales, leur hypocrisie impudente,
sont restées paralysées, elles n'ont
rien pu empêcher. Qu'on y prenne bien
garde : après la
banqueroute morale,
l'Europe
pourrait bien connaître la banqueroute
matérielle, si les droits de la conscience
ne sont pas enfin reconnus (5).
N'y a-t-il pas là une prescience des
événements actuels ?
Tout ce qui faisait injustement souffrir
l'humanité blessait Frank Thomas au plus
profond de son coeur, aussi peut-on se
représenter la douleur que fut pour lui la
déclaration de guerre de 1914. En fut-il
étonné ? C'est douteux, car
cette Europe « armée jusqu'aux
dents » ne lui semblait-elle pas
être une perpétuelle menace pour la
civilisation, et n'avait-il pas souvent
annoncé la possibilité et même
la probabilité d'une pareille
catastrophe ?
Ceux qui vivent dans la présence de
Dieu sont parfois divinement avertis des
événements qui se préparent.
Une sorte de pénétration des
mystères du monde spirituel lui faisait dire
en 1914 :
Nous
sommes
persuadés que, derrière la guerre
actuelle, il se livre dans le monde invisible une
bataille bien autrement redoutable entre Dieu et
Satan et leurs armées, entre la
lumière et les
ténèbres ; et ce que nous voyons
sur notre petite planète ensanglantée
n'est probablement que le bord de cette bataille
invisible.
Nous avons besoin de croire cela, autrement la
logique nous oblige à attribuer toutes les
horreurs actuelles à Dieu ou à
l'homme : si c'est à Dieu, il devient
impossible de croire encore en Lui, notre
conscience nous oblige à nier son existence
par respect pour Lui ; car l'inventeur de cet
enfer serait un démon ou un démiurge
bien plus qu'un Dieu. Si c'est à l'homme,
c'est alors l'homme qui est un démon, et
qu'espérer encore d'un être
pareil ? C'est le plus sombre des
désespoirs qui nous étreint et il
faut avoir le courage d'aller jusqu'au bout et d'en
finir au plus vite avec une race pareille. Le
néant que me propose Bouddha, ou même
le farouche pessimisme de Schopenhauer, sont les
points d'aboutissement logique d'une telle
conception de l'homme.
Quand on croit à l'existence de Satan, on
n'a certes pas dissipé le mystère on
y a du moins fait pénétrer une
lumière qui nous permet d'attendre la grande
lumière de l'éternité, car
cette hypothèse décharge suffisamment
l'homme et Dieu pour permettre à celui-ci
d'essayer de sauver celui-là (6).
Quoi qu'il en soit la guerre lui permit de
déployer toutes les possibilités de
sympathie, d'indignation, de douleur, qui
étaient en lui, aussi ses
sermons, durant cette lugubre époque,
ont-ils une verve tragique, qui dut beaucoup
impressionner son auditoire, toutefois ils ne sont
jamais dépouillés
d'espérance.
Il s'est appliqué à consoler,
à encourager, à avertir, à
dégager des événements la
leçon qu'il y avait à en tirer. Il a
atteint, par moments, à la grande
éloquence, à celle qui jaillit du
coeur comme un torrent de lave brûlante. Il
était là dans son
élément, aussi dut-il toucher
quantité d'âmes angoissées, de
coeurs meurtris, appartenant même à
des pays en lutte les uns contre les autres, car
bien que ses sympathies fussent tout
entières du côté des
Alliés - il ne s'en cachait pas, loin de
là - il s'efforçait cependant
d'être juste et de ne pas blesser ceux qui ne
pensaient pas comme lui ; il
élève les questions et ramène
constamment ceux qui l'écoutent au pied de
la Croix de Golgotha. Tel cet appel qu'il
lançait dans son auditoire, le 25 avril
1915 :
Ami
inconnu que
je devine et pour qui j'éprouve une
sympathie toute particulière, à cause
des déceptions et de la peine que tu as
à surmonter ton amertume, il est là,
ton Sauveur, penché sur toi et te disant
avec tendresse de lui apporter ta
déception, ta tristesse,
ta plainte amère : « Venez
à moi vous tous qui êtes
travaillés et chargés et je vous
donnerai du repos » (Matthieu
11 : 28). Suis son
conseil
aujourd'hui même... en t'adressant à
Lui dans une prière muette, mais fervente,
silencieuse, mais sincère, et tu verras
qu'il ne trompe jamais ceux qui le prennent au
sérieux.
Il a dû faire beaucoup de bien et
panser de secrètes et profondes blessures
par sa parole vibrante et ses accents pleins de
sympathie.
Sans doute a-t-il dû recevoir,
à cette occasion, beaucoup de visites et de
confidences et s'est-il constamment appliqué
à consoler les âmes broyées.
Nous nous représentons aisément tout
ce qu'il a dû porter de souffrances dans son
coeur et bander de plaies.
Une dame allemande catholique, qui
traversait, à cette époque, des
circonstances particulièrement douloureuses
et qui, tout en suivant fidèlement la messe,
allait entendre Frank Thomas, nous
écrit :
J'avais
et ai
encore une profonde admiration pour le grand
orateur. Sa parole chaude et prenante m'a fait,
pendant la guerre, un bien immense, car elle
était exempte de haine. Frank Thomas n'a
jamais oublié que, dans
son auditoire, se trouvaient des chrétiens
de nationalités différentes, que tous
avaient une âme à consoler et un coeur
qu'il ne fallait pas froisser dans ses
affections.
Si sa parole était si persuasive c'est qu'il
parlait avec son coeur. On sentait que ce qu'il
disait il le pensait et de là venait sa
grande influence sur son auditoire. Lorsqu'il
parlait du foyer familial on sentait qu'il aimait
le sien par-dessus tout. Ses enfants étaient
sa joie, son bonheur et lorsqu'il s'adressait
à la jeunesse, il n'avait qu'à suivre
l'élan de son coeur pour gagner l'affection
et la confiance de ceux qui étaient
suspendus à ses lèvres.
Que dire de Frank Thomas lorsqu'il parlait de la
douleur ? Rien qu'à l'entendre on
sentait qu'il avait monté tous les
échelons de la souffrance, et il fallait
être privé de coeur et de sentiments
pour ne pas vibrer à l'unisson avec
l'orateur.
Je sortais parfois de ses conférences
brisée physiquement, mais l'âme
réconfortée et prête à
la souffrance.
Le sort des Alsaciens exilés
émut tout particulièrement le coeur
de Frank Thomas, il s'intéressa à un
grand nombre d'entre eux durant la guerre, les
invitant chez lui, les entourant d'affection et de
sympathie et réussissant à en amener
plus d'un à la foi.
L'un d'entre eux, peu après la mort
de Frank Thomas, écrivait :
C'est
le coeur
meurtri et désolé que je vous
écris, car au deuil qui vous frappe, et que
partagent tous ceux qui doivent leur
évolution religieuse à Frank Thomas,
s'ajoute pour moi un deuil bien personnel, en
souvenir de tout ce qu'il a été pour
moi, pendant mon exil dans votre cité
où je suis resté cinquante-deux mois
et où j'ai eu le bonheur de vivre dans
l'intimité de cet homme à l'âme
si noble, au coeur si bon, à l'esprit si
large et si subtil à la fois en face des
réalités troublantes de notre vie
terrestre... Le bien qu'il a fait à tous nos
exilés, et spécialement aux
Alsaciens, constitue un lot important de son oeuvre
spirituelle et son nom restera béni dans
bien de nos Églises et de nos
départements redîmes.
Enfin, à la demande instante d'une
dame alsacienne qui avait reçu d'un
« poilu » sur le front, un
appel désespéré en faveur de
quelque secours spirituel dont lui et ses camarades
se trouvaient privés, Frank Thomas
rédigea chaque mois, du début de 1916
jusqu'à l'armistice, une feuille
intitulée « Rayon dans la
Tranchée », distribuée
d'abord à 50 exemplaires et enfin à
2000. Cette feuille finit par devenir un petit
journal où les combattants eux-mêmes
écrivaient de courts articles. Mais la
pièce de résistance était
toujours une lettre de Frank Thomas pleine de
coeur, d'affection, de compréhension et
profondément
encourageante pour les soldats qui la lisaient. Il
y a tant de délicatesse de sentiments dans
ces lignes écrites toujours sous le coup
d'une profonde sympathie. Le Rayon était
attendu avec impatience et lu avec bonheur par ceux
auxquels il était destiné,
catholiques et protestants y puisaient force et
courage. Par son moyen, une petite section
d'abstinence fut même créée sur
le front.
Tout cela prouve à quel point la
guerre préoccupa, affecta Frank Thomas,
aussi peut-on se rendre compte avec quel
enthousiasme il accueillit l'armistice et
l'avènement de la Société des
Nations. En celle-ci, il salua l'aurore de ce
pacifisme qu'il souhaitait si ardemment depuis
longtemps, aussi fut-il profondément heureux
du vote populaire du 16 mai 1920, par lequel la
Suisse entrait dans la Société des
Nations. Le président Wilson lui
apparaît comme un sauveur de
l'humanité, et cependant il tremble pour la
Société des Nations, se rendant
compte des dangers qui la menacent. Le 12 octobre
1920, il prêchait à Victoria Hall sur
Pentecôte et la Société des
Nations (7) et
il
démontrait avec force que la
Société des Nations avait devant elle
cette alternative, ou
travailler
pour la gloire de l'homme et devenir une nouvelle
Babel, ou travailler pour la gloire de Dieu et
amener une nouvelle effusion du Saint-Esprit sur
l'humanité.
Citons quelques fragments de ce
discours
Il
faut
à tout prix que la Société des
Nations ressemble à la grande
réalité de Pentecôte, autrement
s'en est fait d'elle, et une fois de plus nous
aurons la dispersion et la confusion des langues
dans des conditions infiniment pires encore et qui
pourraient bien être le glas funèbre
de l'humanité.
Nous
sommes
persuadés que c'est bien Dieu qui,
après la guerre mondiale, a inspiré
à certains hommes l'idée de la
Société des Nations, nous ne pouvons
pas nous empêcher de croire que l'initiative
première est venue de Dieu, tant elle est
conforme à la pensée divine, telle
que nous la trouvons dans l'Évangile, et
même dans l'Ancien Testament...
Mais il ne suffit pas qu'il en soit ainsi, il faut
que l'initiative continue à venir de Dieu,
autrement on peut être sûr qu'il s'y
mêlera des éléments humains et
charnels qui compromettront l'oeuvre divine. On
connaît ces fleuves dont les eaux sont
boueuses et impures et qui à leur source
étaient merveilleusement pures. Ce qui
m'inquiète pour la Société des
Nations c'est d'y voir entrer toutes espèces
d'éléments qui ne sont rien moins que
chrétiens...
La Société des Nations
échouera sûrement, il n'y a pas
là-dessus l'ombre d'un doute, si c'est leur
gloire que les hommes et les nations y
poursuivent ; elle réussira
certainement, le doute n'est pas possible, si c'est
la gloire de Dieu et de son divin Fils qu'ils
viennent chercher...
Ah ! si nous pouvions être
assurés que ce qui va réunir à
Genève toutes les nations de la terre, c'est
bien l'amour, l'amour fraternel nous serions
très tranquilles ; si difficiles que
soient les débuts de la
Société des Nations, l'avenir serait
à elle et personne ne pourrait l'entraver
dans son développement...
Si elle est une ménagerie toute pleine
d'animaux sauvages, elle prépare la
catastrophe de Babel ; si elle est
formée d'hommes semblables au Fils de
l'homme, elle prépare Pentecôte et la
terre nouvelle où la justice habitera
(8).
On voit d'après ces quelques lignes
l'idéal dont était animé Frank
Thomas et le désir ardent qu'il avait de
voir l'humanité atteindre à de hautes
destinées. Aussi souffrit-il beaucoup,
lorsqu'après les grands espoirs nés
de l'Armistice, il comprit que l'humanité
était loin d'avoir retiré de la
guerre la leçon qu'elle lui
réservait, et, en mars 1923, il
prononçait ces paroles
prophétiques :
Notre
époque est particulièrement tragique,
on sent très bien que les deux puissances
mènent, à l'heure actuelle, un combat
décisif pour la possession du monde. Qui des
deux l'emportera ? Ou bien ce sera Dieu
lui-même, et alors il saura transformer notre
terre en paradis... ou bien, au contraire, c'est
Satan qui l'emportera, il fera monter, de
l'abîme, l'enfer lui-même et
l'établira sur la terre et la vie de
sainteté et d'amour, la vie fraternelle, la
vie divine en un mot, devenant impossible,
l'humanité marchera, sur la terre, à
un suicide général par lequel elle se
détruira elle-même avec le
péché dont elle sera devenue comme
l'incarnation.
Il y a, à l'heure actuelle, certains
symptômes qui tendraient à nous faire
croire que c'est à cette dernière
alternative que nous allons aboutir, par exemple
l'impuissance, de plus en plus frappante, où
les hommes se trouvent de relever la race en
sortant de l'impasse où elle s'est
engagée ; d'autre part, la haine
féroce qui va grandissant entre les
différentes nations et qui creuse des
fossés de plus en plus profonds entre des
hommes et des peuples qui seraient si bien faits
pour s'entendre et se compléter. Et
par-dessus tout cela, un matérialisme
jouisseur, une soif de gain plus terrible que
jamais, comme si la possession du monde devait
appartenir aux plus jouisseurs et aux plus
fortunés. Enfin des pièces de
théâtre et une littérature non
pas seulement obscènes mais corrompues,
disons le mot pourries...
Que faire en face d'un tel débordement du
mal et d'une lutte d'où doit sortir la
possession du monde ?
Rester les bras croisés ? Non, mille
fois non ! Se décourager, adopter le
défaitisme ? Pas davantage. Bien
plutôt réagir de toutes nos forces.
Après avoir vu le mal en face, lui
déclarer une guerre impitoyable et
préférer mourir en le combattant que
de prendre son parti d'un tel état de
choses.
On le voit, Frank Thomas avait des moments
de sombre pessimisme quant à l'avenir du
monde, mais il était soutenu par une foi
invincible au triomphe final du bien, aussi
poursuivit-il la lutte jusqu'à son dernier
soupir.
Et pourtant sa foi avait été
mise à rude épreuve, car il fut
frappé en plein coeur dans ce qu'il avait de
plus précieux.
Au mois de juin 1921, il eut l'immense
douleur de perdre son fils aîné,
Auguste, le docteur en médecine, qui mourut
subitement après avoir été
cruellement éprouvé dans ses
affections de famille. Cette mort ainsi que les
circonstances tragiques qui la
précédèrent furent pour Frank
Thomas et pour les siens un chagrin
indicible ; le vaillant lutteur, celui qui
avait consolé tant de coeurs brisés,
dut à son tour parcourir la sombre
vallée. Au premier moment, lorsque ce coup
terrible le frappa, il fut comme
terrassé et il lui sembla qu'il ne pourrait
plus jamais reprendre la parole en public. Son
ministère lui parut être arrivé
à son terme ; mais sa femme le soutint,
releva son courage, ne lui permit pas de
s'ensevelir dans sa douleur. Elle lui fit
comprendre qu'après avoir traversé
une épreuve aussi redoutable, il serait
mieux qualifié encore qu'auparavant pour
parler de la souffrance. C'est ce qui se produisit
en effet ; si le fond de ses discours resta le
même, il y eut dans son accent quelque chose
de changé. Lorsqu'il parlait de la douleur
ce fut avec plus de profondeur. Ce qu'il en disait
c'était en connaissance de cause. Du fond de
l'abîme, je t'invoque, ô
Éternel ! (
Psaume 130: 1) pouvait-il
s'écrier. Ses auditeurs sentirent passer en
lui un courant nouveau.
On se représente la lutte qui dut
s'engager dans cette âme d'apôtre, les
pourquoi qui s'élevèrent de son coeur
déchiré, peut-être même
les instants de révolte qu'il connut ;
ce fut une véritable tempête, mais il
en triompha et peu à peu le calme reparut
dans son coeur.
Dans les grandes âmes tout est grand,
la joie aussi bien que la douleur.
Il sortit de cette épreuve plus
humble encore qu'auparavant, il comprit mieux les
faiblesses humaines et l'incrédulité
lui parut moins énigmatique qu'auparavant.
Il faut avoir côtoyé les abîmes
pour en mesurer la profondeur. Sans doute,
dès lors, atteignit-il un public qui
était resté jusqu'à ce moment
indifférent à ses appels.
D'ailleurs toute l'évolution qu'il
subit à cette occasion se trouve en
puissance dans la lettre touchante qu'il publia
dans la Feuille Mensuelle de septembre 1921
à l'adresse des membres de l'A. C. E. et
dont nous extrayons quelques fragments :
Le mot qui résume aujourd'hui notre
état d'âme est celui de saint Paul
écrivant en pleine détresse aux
Corinthiens : « Nous ne perdons pas
courage », ( Il
Cor.4:1)
et cela surtout pour trois
raisons.
D'abord
parce
que nous sommes persuadés que ce n'est pas
Dieu qui nous a envoyé ce terrible malheur,
mais l'ennemi. Quand Job se vit
dépouillé de tout par Satan, il est
dit de lui qu'il ne pécha pas en attribuant
à Dieu quelque chose d'injuste.
(Job
1: 22)
Jamais Dieu n'a voulu tourmenter,
disons le mot, torturer ses enfants, il les aime
trop pour cela, il veut leur bonheur, leur parfait
bonheur dans leur véritable bien, jamais
leur malheur et leur détresse.
Dans
tout ce
qui nous est arrivé, non pas seulement au
mois de juin, mais depuis près de deux ans,
nous avons reconnu un plan très bien
ordonné du tentateur, s'efforçant de
nous pousser au désespoir et à la
révolte, en préparant un coup droit
contre ceux qui désirent l'avancement du
règne de Dieu.
Ensuite,
parce
que la fournaise que nous venons de traverser nous
a révélé, comme jamais, les
richesses de la sympathie chrétienne, nous
avons été touchés, plus que
nous ne pouvons le dire, par les marques
innombrables d'affection que nous avons
reçues...
Nous
nous
sommes sentis portés par la prière de
nos amis sur les grandes eaux, et nous avons
expérimenté à quel point
l'amour chrétien est une
réalité, la réalité par
excellence en comparaison de laquelle tout le reste
est plus apparent que réel.
Enfin
et
surtout... Dieu nous a merveilleusement soutenus.
Si ce n'est pas Dieu qui envoie la tentation, Il
est là dans la tentation, près de son
enfant que Satan a demandé à cribler,
si ce n'est pas Lui qui met dans la fournaise, Il
est dans la fournaise avec nous, comme jadis le
mystérieux personnage qui se trouvait dans
le feu à côté des compagnons de
Daniel. Je dirai même qu'Il est d'autant plus
là que l'effort de l'ennemi est plus cruel
et sa présence plus
réelle...
Je
tiens
à le dire à tous ceux des membres de
l'A. C. E. qui passent par le creuset, à
ceux aussi qui redoutent l'épreuve et qui
tremblent à la pensée de tous les
maux qui peuvent les atteindre. Qu'ils se confient
en Dieu qui est fidèle et qui attend
peut-être le jour de leur
détresse pour leur révéler sa
fidélité et son infinie
miséricorde. Comment perdre courage quand on
a cette conviction et que cette conviction est
devenue une réalité.
Et c'est ainsi que Frank Thomas après
les vacances d'été reprit
courageusement son ministère, ce fut un
ministère sous la croix mais combien
fructueux !
Le travail l'aida non pas à oublier
sa douleur, mais à la porter avec courage et
elle fut en bénédiction à
beaucoup d'âmes. Maintenant qu'il est dans la
lumière il comprend le pourquoi des sombres
défilés qu'il a dû traverser.
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