Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

David Jourdan


Pasteur vaudois, esclave en Algérie.

La famille Jourdan ou Jordan, après avoir passé du romanisme à la Réforme, laissa, au XVIe siècle, le Sauze d'Oulx, et s'établit à Fénestrelles. Elle a fourni au Val Cluson plusieurs personnages en vue, des pasteurs, des administrateurs, un châtelain. C'est au sein de cette famille influente que naquit David Jourdan.

Au terme de ses études théologiques, faites à l'Académie de Genève, il fut nommé pasteur à Châteaudauphin ; mais il vit son temple interdit en octobre, 1684, et il passa au Roure, comme aide de David Clément, illustre bibliographe. Il n'y était que depuis quelques mois, lorsque survint la Révocation, qui supprima toutes les églises du Val Pragela. Jourdan se rendit en Angleterre, d'où, en juin 1687, il s'embarqua pour la Hollande sur un navire de Rotterdam. Ils étaient déjà à l'embouchure du Rhin, quand ils se virent entourés par trois vaisseaux de corsaires d'Alger, commandés par un renégat hollandais, qui transportèrent sur leurs bâtiments tous les passagers. Parmi ceux-ci étaient, avec Jourdan, deux étudiants en théologie et deux pasteurs, Fournes et Brassard ; ce dernier a laissé un récit de leur captivité. Dépouillés de tout, mal nourris, traités comme des esclaves, ils furent quarante jours sur mer, avant d'être débarqués à Alger. Sans égard à leur condition ni à leur âge (Brassard avait 67 ans), le gouverneur les fit travailler à faire des briques, et le bâton ne leur était pas ménagé, tout comme aux Israélites en Égypte.

Un prêtre lazariste leur offrit de faire cesser ces mauvais traitements et de les recommander au roi de France pour leur rançon, s'ils se faisaient catholiques ; mais il lui fut fait une fière et noble réponse.

La condition des captifs empira encore lorsque, en juin 1688, une flotte française vint bombarder Alger. En réponse, les Turcs attachaient à la bouche de leurs canons des Français, que l'explosion déchirait en morceaux. Le 4 juillet ce fut le tour de Brassard et de quelques autres. Quand on alla les chercher, ils se groupèrent pour faire une dernière prière, et le Lazariste profita du moment poignant pour renouveler sa proposition, qui ne provoqua que des réponses dignes de gens résolus depuis longtemps à renoncer à tout plutôt qu'à leur foi.
Sur ce, arrive le pasteur Jourdan, disant que le pacha ne voulait faire mourir aucun réfugié. Il avait sans doute appris que ceux-ci, loin d'être des partisans du roi qui faisait bombarder Alger, en étaient les victimes.

Le pacha étant venu les visiter, et apprenant qu'il y avait là un catholique, lui dit que le lendemain il le mettrait au canon. Le malheureux offrit alors de se faire juif et il fut épargné. Par contre, un peu plus tard, le Lazariste fut passé au canon, de même que le consul français et plusieurs autres. Ceux-ci avaient offert de se faire Turcs, mais le pacha déclara qu'il n'épargnerait pas ceux qui embrasseraient l'Islam par contrainte.

Vers la fin de 1688, la Hollande et l'Angleterre ayant déclaré la guerre à la France, il leur fut possible de racheter de l'esclavage les réfugiés. Un vaisseau anglais les transporta à Livourne, où les cultes furent célébrés chez le consul de Hollande. Comme cela était interdit en Toscane, le 5 mars 1689 ils durent repartir, à pied, à cheval, en voiture, selon les occasions, par Florence, la Porretta encore couverte de neige, Venise, où un pasteur français prêchait dans une chambre. Ensuite, par le Tyrol, et la Bavière, ils atteignirent Erlangen, où ils trouvèrent une colonie de réfugiés, fondée par les pasteurs Papon, Bonnet, Tholozan et autres, avec 130 familles du Val Cluson et d'autres du Languedoc.

Poursuivant leur odyssée, les trois pasteurs arrivèrent à Amsterdam le 4 juin, cinq mois et demi après leur départ d'Alger. « Le 12, David Jourdan, pasteur du Roure, délivré de la captivité d'Alger avec Isaac Brassart, pasteur de Montauban, et Jacques Fournes, qui n'avait pas encore d'église, se présentent tous trois au consistoire pour être recommandés au magistrat pour en obtenir des secours ».

Jourdan ne tarda pas à retourner en Angleterre, où il trouva un groupe, de personnages pieux, tels que l'évêque Lloyd, Faber Boyer et Whiston, que ces temps de violentes persécutions poussaient à s'attacher à l'étude des prophéties. Persuadé que les peuples Vaudois et Huguenots étaient les témoins de l'Apocalypse, qui devaient être égorgés, et revivre après trois jours et demi, l'évêque calcula que l'Eglise Vaudoise renaîtrait en 1690 et pressa Jourdan de retourner en sa patrie. Pendant son voyage de retour, il apprit, en effet, que les Vaudois avaient pu ravoir leur pays.

Le synode vaudois, qui reconstitua les paroisses, assigna à Jourdan celle du Villar, où il demeura jusqu'en 1698. Né sujet français, il fut alors une des nombreuses victimes du deuxième exil. On le voit arriver à Hambourg en 1699 avec sa femme noble Anne Vulson de la Colombière, et sa nièce, Catin Besson, âgée de 13 ans.

Jourdan passa le reste de sa carrière au service des colonies de réfugiés, en Allemagne. Il desservit l'église de Dornholzhausen, de 1699 à 1717, puis celle d'Offenbach, où Dieu l'appela en 1725 à monter plus haut, après un long et fidèle ministère, traversé par bien des épreuves vaillamment supportées.



Les États-Unis et les Vallées Vaudoises.

Les États-Unis d'Amérique ont célébré récemment le troisième centenaire de la fondation de New Amsterdam - devenue plus tard New-York - par un groupe de puritains fuyant l'Europe, où se déchaînait alors la féroce réaction catholique, C'est à ces colons, et à ceux qui les suivirent de près, et qui avaient tout abandonné pour garder leur foi et jouir de la liberté de conscience, que la puissante nation nord-américaine regarde aujourd'hui pour s'inspirer à nouveau aux nobles principes auxquels elle doit sa vraie grandeur.

Après avoir célébré cet événement au-delà de l'Océan, plusieurs Américains, en bonne partie descendante de ces colons, sont partis pour l'Europe en un pieux pèlerinage au pays des Puritains, des Huguenots, des Hussites, des Vaudois. Ils ont fait donc une courte apparition à La Tour.
C'est que, en effet, à ne pas parler des colonies vaudoises des deux Amériques, fondées depuis trois quarts de siècle, ce continent a eu sa part dans la vaste dispersion à laquelle nos pères ont eu recours pour fuir la persécution.

La première colonie vaudoise dans ces régions lointaines remonte au lendemain de l'affreux massacre des Pâques Piémontaises. Au nombre de six cents, chiffre que d'autres croient exagéré, semble-t-il avec raison, des Vaudois, échappés à la boucherie, atteignirent la Hollande, dont les ambassadeurs étaient intervenus, auprès du Duc pour obtenir le traité de Pignerol. La ville d'Amsterdam offrit le passage libre sur ses vaisseaux à ceux qui iraient se joindre à sa colonie de la Nouvelle Amsterdam. Quand les Vaudois y arrivèrent, en 1658, ils apprirent que l'Oude Dorp, ou Ancien Village, avait déjà été détruit trois fois par les Peaux-Rouges. Aussi préférèrent-ils s'établir à Stony Brook, dans l'île de Staten Island, qui fait aujourd'hui partie de l'immense agglomération dé New-York. C'est là qu'ils bâtirent leur premier temple, avec des pierres et poutres équarries. Les Indiens atteignirent plusieurs fois l'île sur leurs légères pirogues, pour incendier cet édifice ; mais les Vaudois le défendirent toujours avec succès. En plus de cent occasions leur colonie servit de refuge aux habitants des villages, dont le territoire est actuellement englobé dans les villes de New-York et Brooklyn. Les Vaudois furent donc les premiers habitants permanents de Staten Island, où un certain nombre de leurs frères les rejoignit en 1661. En revanche, une troisième expédition, qui devait avoir lieu en 1663, à l'époque des actes de violence du comte de Bagnol, n'eut pas de suites.

L'église de Staten Island fut d'abord desservie par le pasteur réfugié de New Amsterdam, dont elle ne se sépara qu'après 1685. Dix ans plus tard, on y trouve le pasteur David Jourdan de Bonrepos, qui, au moment de la Révocation, desservait l'église vaudoise de Châteaudauphin, au pied du Viso, dans la vallée de la Varaita.
Les registres de la paroisse de Staten Island ont été conservés à partir de 1696.

La Révocation de l'Édit de Nantes (1685) avait provoqué une nouvelle et plus grande dispersion du noyau vaudois des Alpes. Un certain nombre de familles se réfugièrent en Angleterre, surtout après le deuxième exil (1698). On fit une collecte pour l'envoi en Amérique de 200 personnes, avec le pasteur Benjamin de Joux. Le départ ayant été retardé jusqu'en 1700, l'expédition compta alors 700 âmes, qui partirent pour la Virginie en 4 détachements, avec trois pasteurs et deux médecins. Parmi les 106 qui débarquèrent, le 20 septembre, d'un même navire, à James River, on retrouve, après le ministre de Joux, Salomon Jourdan, Étienne Chabran et sa femme, Jean Hugon, Jean Martin, Timothée Roux, Jean Perrachon, tous Vaudois des Vallées.

Ces sept cents colons formèrent la plus considérable émigration du Refuge en Amérique. Benjamin de Joux était pasteur à Lyon au moment de la Révocation ; mais précédemment il avait desservi la paroisse de Fénestrelles. Quoique avancé en âge, il n'hésita pas à accompagner, dans ce voyage long et périlleux, les 700 victimes du fanatisme romain et de la politique cruelle et égoïste de Louis XIV et de Victor Amédée II. Il mourut à la tête de la colonie, dont il était le patriarche, en 1703. Il avait épousé Madeleine Cherler, fille d'un pasteur français distingué.

Un autre Vaudois se rendit dans la lointaine Amérique au XVIIIe siècle. Il s'agit de Jean Pierre Brez, né au Villar en 1705, où il eut pour parrain le fameux Camisard Jean Cavalier, alors au service de Victor Amédée. En 1741 il est naturalisé citoyen, de la Caroline du Sud, avec cinq réfugiés français. Mais, en 1743, il se trouvait à Frédérica, en Georgie, au service d'un prince wurtembergeois. Délégué par celui-ci auprès du roi d'Angleterre, il ne retourna pas en Amérique, mais il vint terminer ses jours au Villar, où on l'appela l'Américain. Son fils unique fonda à Turin une maison de commerce avec un autre Villarenc, du nom de Maghit. Mort jeune, il laissa deux filles, qui épousèrent deux pasteurs vaudois, et furent à leur tour les mères d'autres pasteurs.
Mais ceci ne regarde plus l'Amérique.

Ces faits suffisent d'ailleurs à montrer que notre Église et notre peuple ont contribué à la fondation de quatre des colonies qui sont devenues les États-Unis, et qu'ils sont donc particulièrement intéressés aux événements que l'Amérique protestante et civile rappelle solennellement.



Les Pians de Prarustin.

Le riant plateau où la Colonia Pinerolese de Turin a convoqué, pour le 13 mai 1923, tout l'arrondissement et ultra, a déjà été le théâtre de plusieurs réunions très nombreuses : fêtes du 15 août, promenades des Instituts d'instruction secondaires, etc. C'est qu'il représente l'avantage d'être facilement accessible, soit de la vallée du Pélis, soit de la plaine, soit du bassin du Cluson, Une fois la localité atteinte, on jouit de l'ombre, de l'air et d'une vue qui s'étend jusqu'à la frontière française et à l'extrémité méridionale du Piémont.

Cette position a aussi eu une part importante dans l'histoire. C'est par là que, pendant le Synode de Chanforan de 1535, Bersour gravit la Sea d'Angrogne pour y capturer des Vaudois, que les habitants de Rocheplate lui arrachèrent cependant en partie.

En 1655 et 1663, les troupes amassées contre les Vallées s'y organisèrent pour monter à l'assaut de la Porte d"Angrogne, où Janavel les repoussa. En 1663, les Vaudois vinrent même les forcer dans les retranchements de gazon qu'ils y avaient élevés, et répandirent parmi eux une terreur panique. Le héros du jour fut le sergent Bouveirat, de Pramol. Pendant les fêtes de Noël de cette année, la Cour de Turin, profitant déloyalement d'une trêve signée pendant qu'on traitait de la paix, fit assaillir les Pians de différents. côtés. Les troupes les occupèrent sans peine, d'autant plus que, comptant sur l'accord et sur une abondante chute de neige, les habitants de Rocheplate s'étaient retirés des postes dont ils avaient la garde.

Les héros de la foi romaine purent donc se ruer impunément sur les hameaux de cette Commune, de l'Envers-Porte et de Saint-Germain, massacrant et commettant toute sorte d'excès.

Lors de la débâcle de 1686, les Pians n'étaient défendus que par un petit nombre de Vaudois, dont le notaire Daniel Forneron, des Cardonats, s'était improvisé le chef. Voyant monter de fortes colonnes de Saint-Second, de Briqueras et de Saint-Jean, ils se retirèrent, tout en combattant, le long de la crête du bassin, par le Bric des Boules et les Barioles, causant de graves pertes à l'ennemi. Mais la reddition de la Vachère, stipulée le lendemain, rendit inutiles leurs actes de bravoure.

Après avoir maintes fois défendu ces lieux contre leur Souverain, qui voulait leur imposer de servir Dieu à sa manière, les Vaudois les défendirent pour ce même Prince, quand les hasards de la guerre le contraignirent à chercher un refuge parmi eux. En 1706, pendant le siège de Turin, Victor Amédée II se retira à Luserne et à Rora, et le duc de La Feuillade écrivit à Paris que S. A. s'était enfermée dans une région où il était sûr de le prendre. Mais le bouillant général français avait fait les comptes sans la vaillance et la fidélité des Vaudois. Il essaya de pénétrer en tapinois par le vallon de la Turinella, où tourne, de temps en temps, la meule du fameux moulin de Ciantarana.

Victor Amédée, guidé par le capitaine Bonnet, se rendit sur les Barioles pour surveiller le combat. La lutte fut très chaude tout le jour, mais les Français furent enfin repoussés sur toute la ligne. Peu de jours plus tard, le Duc et les Vaudois allaient prendre part à la bataille de Turin, qui libéra tout le Piémont de l'occupation française.

Depuis lors, ces lieux pittoresques n'ont plus entendu que de loin le cliquetis des armes et le bruit des canons, et les habitants cultivent paisiblement le sol que leurs ancêtres ont arrosé de leur sang pour le maintien de leur foi.




Antoine Durand Canton.

La représentation, donnée récemment en public, du drame Sangue Valdese, a attiré l'attention sur la famille Canton, qui a eu l'honneur de loger sous son toit le duc Victor Amédée II, que l'armée française essayait de capturer après qu'il fut sorti de Turin assiégée.
Nos lecteurs sont peut-être curieux de savoir quelque chose de précis à leur sujet.

La famille Durand est une des plus anciennes de Rora, avec les Mourglia, les Salvageot et les Tourn. Formant plus d'un cinquième de la population de la commune, répandue dans tout le territoire, elle était aussi fortement représentée au chef-lieu. On appelait Ruà des Durands le quartier occidental de la ville.

Les familles établies sur les deux bords du torrent dont le mince filet d'eau traverse la Ville, furent surnommées Durand Rivet, ou Ruet, à cause de ce même ruisseau. C'est dans leur sein que Josué Janavel trouva sa vaillante épouse. Les autres reçurent le surnom de Canton parce qu'elles occupaient le coin occidental du bourg.
Si la population de Rora fut relativement épargnée par la peste, elle fut par contre décimée en 1655, lors du massacre de Rumer, dans lequel on compta quatre Durand. Cependant, le chef de famille, qui nous intéresse, survécut à ces deux hécatombes.

Appelé, en 1618, Jean (feu Jacques) de la Ca Neuva, il porte, à partir de 1632, l'appellatif de Giovanni, del Cantone. En 1630, l'année de la peste, il était conseiller ; tôt après il fut nommé syndic et dut pourvoir aux services publics, désorganisés par l'épidémie. Il était de nouveau syndic dans les tragiques années 1654-55.
En 1654, il fit son testament, de même que sa deuxième femme, Louise Mirot. Il avait un unique enfant, Barthélemy, né de Jeanne, sa première femme. Ils survécurent cependant encore à la guerre des bannis, et virent, en 1663, Rora envahie et incendiée, avec perte de plusieurs vies, pendant que l'ennemi avait réussi à attirer Janavel et sa bande à Bubiane.

Jean Durand Canton mourut en 1670, laissant ses biens à son fils Barthélemy, déjà marié depuis plusieurs années à Catherine, fille d'Antoine Tourn, dont le père, Louis, avait péri à Rumer avec sa vieille mère.
En 1672, on commença à ériger, en face de sa demeure, la chapelle catholique, quoique la population fût entièrement vaudoise.
Puis vint la débâcle de 1686-87, au cours de laquelle Barthélemy Canton (et peut-être aussi sa femme) perdit la vie, laissant six enfants : Antoine, Daniel, Marguerite, Jeanne, Marie et Catherine. Nous ignorons ce que devint Marguerite. Marie, enlevée par les ravisseurs, fut ensuite mariée à Michel Giraudo, de Famolasc, qui ne donna signe de vie qu'en 1701 pour réclamer sa part de l'héritage paternel, qu'Antoine liquida avec deux cents livres. Catherine avait épousé, en 1695, Daniel Janavel, du Charmis, neveu du capitaine ; c'est aussi un Villarenc, Pierre Bertin Angrognin, des Garins, qui épousa l'autre fille Jeanne, en 1700.

C'est encore au Villar que, à son tour, Antoine chercha la compagne de sa vie. Étienne Bonnet, des Chambons de Mentoulles ; retiré dans cette commune dès avant l'exil, avait épousé Marie, fille du capitaine Josué Janavel, dont il eut un fils, Jean, et une fille, Jeanne. Celle-ci devint l'épouse de Canton. Sa mère, veuve, lui assigna mille livres de dot - forte somme pour l'époque - 800 desquelles en un crédit sur la ville de Genève. Les Vallées lui devaient les sommes que Janavel avait prêtées pour l'organisation de la Rentrée ; la veuve Bonnet partagea entre son fils et sa fille les droits qu'elle avait de ce chef, sur les Églises des Vallées. La misère de celles-ci était telle que ce legs ne dut pas rendre gros à la jeune épouse. Elle reçut en plus il cucchiaro d'argento che è scritto, sans doute une cuiller aux initiales de Josué Janavel.
D'ailleurs, la nouvelle mariée entrait dans la meilleure maison de Rora. Même après avoir payé les dots de leurs soeurs, les deux frères Canton possédaient encore de nombreuses propriétés éparses dans tout le vallon, et même au Villar.

Leur écurie abritait six vaches et quatre mules. Lorsque, dans l'été de 1706, Victor Amédée Il, serré de près par La Feuillade, qui avait promis à Louis XIV de le capturer, se réfugia de Luserne à Rora, leur maison était la plus indiquée pour lui offrir un asile ; d'ailleurs Antoine était alors membre du Conseil communal, en même temps qu'ancien.
Son toit abritait alors les deux frères Canton : Antoine et Daniel, Jeanne Janavel femme du premier, et leurs premiers enfants, jeunes encore.

Bien qu'ils eussent fait verbalement leur partage en 1704, les deux frères vivaient en commun, et ce ne fut qu'en 1709 qu'ils partagèrent légalement, en parties égales, les biens paternels, sans compter les nombreuses terres qu'Antoine avait acquises de son argent.

Cet acte décrit minutieusement les maisons à la ruata de Durandi, et, dans la part d'Antoine, un piccolo camerino, vers le nord, qui répond à celui que l'on montre encore aujourd'hui comme ayant servi de logement au duc. Suivent un fourest aux Uverts, un pâturage à Rufin (connu maintenant sous la forme estropiée de Fin), des prés, des champs, des bois un peu partout, spécialement les habitants de Rora.

Antoine, que l'hospitalité offerte à son souverain avait rehaussé aux yeux des Rorencs, resta à la tête de la commune, comme conseiller ou comme syndic, jusqu'en 1722, et s'éteignit quelques années plus tard, nous ignorons à quel âge. Voici son acte de décès : « Antoine Durand, dit Canton, ancien et diacre et syndic, est mort le 3 octobre 1731 et a été enterré dans son jardin ».

Sa descendance se divisa en deux branches au commencement du siècle suivant ; deux frères se partagèrent alors les objets les plus précieux de la famille. Philippe eut la coupe aux armes de Savoie, que Victor Amédée avait laissée en souvenir de son passage, Jean Pierre eut la grosse Bible. La cuiller ducale, qui fut plus tard léguée au collège, d'où elle est passée au Musée, n'est pas mentionnée.
Les Canton, un temps très riches selon la tradition (1), ayant traversé une époque critique et connu la gêne, Philippe vendit la coupe à un juif de Pignerol, pour 36 francs.
La grosse Bible vient d'être donnée à la Société d'Histoire Vaudoise, par les hoirs de la nonagénaire M.me Gay-Canton ; mais elle ne remonte pas à l'époque du séjour de Victor Amédée.

Aujourd'hui aucun Canton n'habite plus l'antique demeure, qui a passé à une fille portant désormais un autre nom.
Sic transit gloria mundi !



Victor Amédée II à Bora

C'est à cette époque de l'année, en juillet 1706, que Victor Amédée Il se retira dans la vallée de Luserne. C'était au plus fort du siège de Turin. Sa capitale était bloquée par une forte armée française, le secours promis par l'Autriche rencontrait à chaque pas des obstacles formidables, la plaine du Piémont était parcourue par la cavalerie ennemie, qui avait risqué de faire le duc lui-même prisonnier.
Du côté des Alpes, les troupes françaises s'étaient déversées de la vallée de Pragela dans celle de Saint-Martin, qui avait été organisée en une république, sous la protection du plus autocrate des souverains, Louis XIV.

Dans un moment aussi critique, où tous ses appuis semblaient lui manquer à la fois, Victor Amédée II chercha, un refuge dans cette même vallée où, vingt ans plus tôt, il avait déchaîné une terrible campagne de massacres. Telle était, chez Victor Amédée, la confiance dans la loyauté des Vaudois, bien qu'ils eussent eu tant à souffrir de sa part !
Évitant la plaine, battue par les cavaliers de la Feuillade, le Duc fit le tour du Piémont méridional, de colline en colline, jusqu'à ce qu'il arriva à Bubiane. Il gravit alors le coteau de S. Bernard, d'où il descendit à Luserne et y logea au château du marquis d'Angrogne. Les autorités civiles et militaires de la vallée vinrent aussitôt se mettre à ses ordres, et se préparer à verser leur sang pour la défense de sa personne.

Le danger était réel et pressant. La Feuillade, arrivé à Bubiane aussitôt après Victor Amédée, avait écrit à son roi qu'il avait si bien renfermé le duc de Savoie dans la vallée de Luserne qu'il ne pourrait pas lui échapper.
Il fit en effet plus d'une tentative pour se saisir de lui, et ses soldats poussèrent des pointes hardies dans la vallée, toujours repoussées par les milices vaudoises et cévenoles, commandées par le major Malanot et par Jean Cavalier, le héros des Cévennes. Mais un coup de main était toujours à craindre, une surprise toujours possible. Pour plus de sûreté, Victor Amédée décida de se retirer dans un endroit plus reculé, dans ce vallon de Rora que Janavel avait su défendre avec une poignée d'hommes. La tradition, exagérant sans doute la grandeur du péril, raconte, que le duc fut porté à Rora dans une hotte, caché sous des hérissons de châtaignes.

Plus encore qu'aujourd'hui, la Ville de Rora n'était qu'un petit village, mal relevé des ruines accumulées en 1655, en 1663, et de 1686 à 1690. Le gros bonnet de l'endroit et dont la maison était la moins indigne de loger un duc de Savoie, était Antoine Durand, surnommé Canton parce qu'il occupait, tout comme ses descendants de nos jours, le canton ou coin occidental du chef-lieu.

Au reste, la tradition ne tarit pas sur la richesse de cette famille. Elle connaissait dans la montagne une source secrète qui roulait de l'or et l'écuelle qu'on y laissait d'une visite à l'autre n'était jamais sans quelque pépite. Les boutons de leurs vêtements, qui semblaient de simple étoffe, renfermaient chacun quelque pièce en or. Plus tard, un éboulement aurait détourné le filet de la source dorée et l'aisance de la famille n'aurait pas tardé à décliner.

Antoine Canton revêtit les plus hautes charges tant dans la paroisse que dans la commune ; il était donc tout indiqué pour être l'hôte du Duc. On montre encore la chambre, à droite du porche au coin nord-est de la maison, où Victor Amédée se livra au repos, en toute sécurité, parmi ceux dont il avait égorgé les parents et enlevé les enfants. Il paraît, d'ailleurs, n'y avoir passé qu'une seule nuit entre le 16 et le 28 juillet.

En prenant congé de ses hôtes, il leur laissa, comme souvenir de son passage, sa cuiller et son gobelet en argent. La cuiller, tout autre qu'élégante, a été cédée par la famille, un siècle et demi plus tard, au Musée du Collège. Le gobelet, qui était marqué aux armes de Savoie, fut longtemps laissé par les Canton près de la fontaine, où il servait à tout venant. Enfin, vers 1815, la misère les contraignit à le vendre pour 36 francs à un juif de Pignerol.

Son Altesse poussa la générosité jusqu'à demander à son hôte quel désir particulier il pourrait satisfaire. Canton était précisément en conflit avec les autres Rorencs au sujet de l'emplacement du cimetière qu'il s'agissait de substituer à celui que l'on désigne encore, au pied du temple actuel. Voyant qu'il n'aurait pas gain de cause, il demanda, et obtint sans peine, l'étrange privilège perpétuel pour sa famille de pouvoir enterrer ses morts dans son propre jardin. Malgré sa perpétuité, ce privilège, d'ailleurs purement verbal, dut disparaître devant la loi de l'hygiène des habitations. La dernière inhumation, dans le jardin Canton fut celle d'un vieillard de 92 ans ; elle eut lieu en 1882.

Victor Amédée quitta Rora pour gravir le superbe belvédère de Rocca Berra, afin de surveiller les efforts que faisaient les Français pour pénétrer dans la vallée. Il se porta dans le même but sur les Barioles d'Angrogne et, quand il apprit qu'Eugène de Savoie s'approchait pour venir au secours de Turin, il partit à sa rencontre, avec les compagnies vaudoises et camisardes. Le 31 juillet, depuis Bubiane, il remerciait par écrit le corps des Vallées et leurs officiers des bons services qu'ils lui avaient rendus.

Pendant que le comte Daun, Pietro Micca et maint autre héros sauvaient sa capitale, ce furent les milices vaudoises qui défendirent le prince contre les attaques furieuses de ses ennemis et qui empêchèrent qu'il ne tombât entre leurs mains.



La République de Saint-Martin.

L'année 1704 fut désastreuse pour le Piémont. Pendant que les places fortes tombaient, l'une après l'autre, sur le passage du duc de Vendôme, d'autres troupes françaises occupaient les vallées des Alpes Cottiennes.

Connaissant la valeur des soldats vaudois, le duc de La Feuillade leur offrit de leur épargner les horreurs de la guerre s'ils demeuraient neutres entre la France et la Savoie. Le val Luserne n'en voulut rien savoir ; mais les vallées de Pérouse et Saint-Martin, plus exposées à l'invasion, y montraient quelque penchant. Henri Arnaud, revenu de son exil pour servir le prince qui l'avait expulsé deux fois, s'y rendit avec l'ambassadeur hollandais et persuada ces vallées à demeurer fidèles au Duc.

Alors La Feuillade recourut aux armes. Pendant qu'un corps de troupes franchissait le col de la Croix avec du canon et assiégeait Mirabouc, ce général pénétrait, le 26 juin, par le col du Pis dans la vallée de St-Martin, dévastait Pramol et fondait, d'un côté sur St-Germain, de l'autre sur Angrogne. Victor Amédée II avait dégarni les Vallées de ses défenseurs, qui combattaient dans la pleine ; il s'empressa de les y renvoyer avec du renfort. Angrogne fut reconquise, Pramol demeura inhabité, sauf qu'un corps de garde vaudois occupa la plupart du temps le coteau de Peumian. Le 14 juillet, les Vaudois réussirent à dégager Mirabouc, et les Français repassèrent la frontière. Mais ils tenaient fortement la vallée de St-Martin, appuyée au val Cluson, qui était français depuis des siècles.

C'est alors que La Feuillade dicta à ces populations le traité du 15 juillet, par lequel « les chefs, anciens, syndics, conseillers, capitaines et autres officiers de la vallée de Saint-Martin, Pomaret, Envers-Pinache et Chenevières, tant catholiques que de la religion prétendue réformée acceptent les articles suivants ».

« I) qu'il plaira au Roy de faire de leur pays une république sous sa puissante protection et des rois de France ses successeurs, et la leur accorder de manière que l'État de ladite République une fois formé, ne puisse être changé, en sorte qu'eux et les leurs ne retombent sous aucune puissance, et singulièrement sous celle des Ducs de Savoie ».

Inutile de transcrire mot à mot les six autres articles. Le 3e accordait la liberté de conscience, sauf pour les réfugiés français : le 4e établissait « que pour l'affermissement et la défense de ladite république, S. M. y entretiendra à ses frais les troupes nécessaires » ; le 5e « que S. M. et ses successeurs leur fournira toujours du sel au Perrier, à deux sols la livre ».
Signé au Perrier le 15, le traité fut approuvé comme suit par le roi :
« Nous, ayant pour agréable le susdit traité, acceptons et promettons d'observer invariablement tous les points ; en témoin de quoi nous avons signé ces présentes de notre main, et à icelles fait apposer notre scel secret.
À Versailles, le 25 juillet 1704 « Louis Colbert ».

Malgré ces belles promesses, les quatre années d'existence de cette république protégée par le plus autocrate des monarques, furent un temps de vraie anarchie.
La vallée servit de refuge à toute espèce de bandits ; un grand nombre des habitants se retirèrent au val Luserne. Les pasteurs et les maîtres d'école durent s'enfuir et les candidats Leydet et Malanot ne les remplacèrent que pour les actes liturgiques.
Le seul article, qui fut scrupuleusement observé, fut le 5e concernant le prix du sel. Aussi cet État grotesque s'est-il perpétué dans la mémoire des habitants sous la nom de République du sel.

Quand Victor Amédée eut occupé la Pérouse et Fénestrelles, les Français durent évacuer le val St-Martin, et les notables de la République se présentèrent au camp de Balbouté. Je n'ai pas trouvé le nom de l'illustre président ; il était assisté par « il Sig. Chiabrando Gaspare, secretaiio publico della serenissima Republica della valle di S. Martino, Pomaretto, Inverso di Pinasca e delle Cienaviere ». Par ses patentes de grâces, du 17 août 1708, le Duc accorda une amnistie, qui ne fut pas non plus maintenue rigoureusement En effet, au mois d'octobre, le capitaine Matthieu Bernard, de Rodoret, fut exécuté à St-Second et l'on empêcha les pasteurs de l'assister, sous le prétexte qu'il avait abjuré la veille. Il ne fut pas le seul bouc émissaire.


(1) Voir le volume : JEAN JALLA : Légendes et traditions des Vallées Vaudoises. 
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