En 1906, le Congrès Historique Subalpin, siégeant à Pignerol, avait
visité La Tour, d'où il s'était porté en corps au Chabas, dans le but
d'y visiter le tombeau du baron Leutrum, le courageux défenseur de
Côni. En constatant qu'on ne pouvait voir ni le tombeau, ni aucune
inscription qui rappelât le célèbre général, le Congrès avait émis le
voeu que des recherches fussent faites pour mettre à la lumière le
monument d'un homme auquel le Piémont doit beaucoup.
Dix-neuf ans se sont écoulés ; un nouveau Congrès a
fait une nouvelle descente, en montant au Chabas, et y a
trouvé toutes choses comme ci-devant. Le désir, qui a été à nouveau
exprimé fortement, que les honneurs mérités soient rendus à la mémoire
du baron Leutrum, a eu un meilleur résultat, grâce à l'appui du
Consistoire de Saint-Jean et de la V. Table. L'intérêt, qui s'attache
à ce tombeau, rejaillit sur le vénérable édifice qui a recueilli ses
cendres.
Quand les Églises Vaudoises du Val Luserne bâtirent leurs
premiers temples, en 1555, les habitants de Saint-Jean, bien que
presque tous Vaudois, ne purent faire comme leurs frères, parce que
leur territoire n'était qu'une portion de la commune de Luserne, où
siégeaient le prieur, les moines, les comtes de la vallée, les
autorités civiles et judiciaires, tout un bloc fermement attaché à
l'église romaine.
Aussi les Vaudois de Saint-Jean durent-ils se résoudre à
élever leur temple sur le territoire de la commune voisine, aussi près
que possible de leurs confins. On choisit l'emplacement où se
croisaient le fiaress qui monte du Baussan aux Jourdans et aux
Malans, la nouvelle route de Luserne à Angrogne et le sentier étroit,
mais très fréquenté, qui longe la Bialera Peyrotta. Au delà,
vers Angrogne, le hameau populeux des Bellonats (aujourd'hui les
Jouves) ; en aval, au delà du pont du Gourin, Îles Giusian
(aujourd'hui le Pont), premières maisons de
Saint-Jean. Au-dessus du temple, le groupe d'habitations appelé les
Pont, à cause de la famille Pont ou Pons, et qui a pris plus tard le
nom du temple lui-même, le Chabas.
Quand ce lieu de culte fut construit, la situation
religieuse des Vaudois était des plus précaires. Le Parlement de Turin
se préparait à intervenir énergiquement pour appuyer l'opposition qui
leur était faite dans la vallée même. D'ailleurs nos pères, habitués à
adorer sur les montagnes., sous les châtaigniers ou cachés dans des
grottes, n'attribuaient pas une sainteté spéciale aux lieux du
culte ; tout emplacement pouvait être sanctifié à Dieu par le
culte en esprit et en vérité. Aussi ne bâtirent-ils leurs premiers
temples, à Angrogne, aux Copiers, etc.., que pour pouvoir avoir leurs
assemblées à l'abri des intempéries.
Quatre murs et un toit, une chaire, un lutrin et la table
de la communion, des bancs solides et raides posés sur la terre nue,
aucun moyen de chauffage. Aussi, sont-ce probablement leurs voisins de
l'autre communion qui donnèrent à ces espèces de hangars fermés le nom
méprisant de Chabas, comme qui dirait un grand ciabot. Plus de
cent ans plus tard, des papiers officiels appellent encore de ce nom
le temple de La Tour : il Chabasso di S. Margarita, ossia
Tempio de Coperi. Ce nom est cependant resté spécialement
attaché à celui dont nous parlerons. Ce fut le Chabas par excellence,
et son histoire n'a que trop longtemps justifié le sens primitif de ce
mot.
Malgré son isolement et son aspect misérable, il était
l'unique lieu de culte d'une vaste paroisse, qui s'étendait jusqu'à
Briquéras, Bubiane, Fenil et Campillon. C'est aussi là qu'affluaient
les réformés des autres bourgs de la plaine, et à leur tête les nobles
seigneurs de Moretta, de Cardè, de Carail.
En 1560, peu de temps avant l'arrivée des soudards du
comte de la Trinité, lors de la venue du jésuite Possevino, une grande
assemblée délirante eut lieu ove faceano suoi esercitij ne
limitrofi di Luserna e Angrogna, luogo detto il Chiabazzo. C'est
là que prêchaient un Varaglia, bientôt martyr, un Lentolo, échappé aux
cachots de l'Inquisition. Après avoir entendu la Parole de Dieu
exposée par de tels hommes, les fidèles pouvaient bien braver les
regards du comte Guillaume, de Luserne, qui se
tenait aux aguets sur la route - le romantique Chemin des Rossignols -
prenant note de ceux qui venaient du temple, pour les dénoncer et
avoir la part des confiscations, qui était promise au dénonciateur.
Inutile de dire que le Chabas fut ruiné de fond en comble
par les soldats, cette même année. Rebâti, il dura près d'un siècle.
Mais le 20 avril 1655, à la veille des massacres, les soldats de
Pianesse surprirent le Chabas et y pénétrèrent. Ils allaient commencer
leur oeuvre de vandales quand survint une poignée d'habitants des
environs, criant : « Avance, Jahier » ; les
pillards s'enfuirent, non sans pertes. Mais, le surlendemain, quand
les troupes eurent été introduites traîtreusement à Angrogne, et que
le signal eut été donné, un moine et un prêtre, nous dit une relation
du temps, firent brûler le temple de Saint-Jean.
Relevé une autre fois, le Chabas, trente ans plus tard,
abrita l'assemblée solennelle de toutes les Vallées, qui était appelée
à choisir entre deux partis, également amers et tragiques :
l'exil ou la résistance armée. Il y en avait un troisième :
l'abjuration ; mais il ne fut pas même mentionné. Celui de la
résistance ayant prévalu, survint la répression impitoyable, et la
destruction de tout le pays.
Après l'exil et la Rentrée, la misère était si grande
qu'on ne pût rebâtir le Chabas, et les cultes eurent lieu dans la cour
de la cure des Staliats jusqu'à ce que, en 1701, le pasteur Decoppet,
qui était suisse, obtint de ses compatriotes les moyens de relever ce
vénérable monument de la piété de nos pères. On y recommença le culte
à Noël de la même année.
Quand on put enfin ériger le Temple des Bellonats, en
1806, le Chabas fut abandonné à tel point que, en 1831, on ne savait
plus où en était la clef. Toujours plus délabré, il tombait en
ruines ; aussi, en 1842, la famille Schulemburg fit transporter
aux Bellonats la tombe de leur illustre ancêtre. Les choses allèrent
en empirant, si bien que les lettres en cuivre de deux inscriptions
funèbres furent enlevées.
Restauré en 1868, il vit quelques fois des assemblées
spéciales s'assembler dans ses murs. Cependant, un nouvel abandon
rendit nécessaire de nouveaux travaux en 1894.
Depuis lors, on y a très souvent tenu le culte, surtout
en été, l'après-midi du dimanche.
Parmi les tombeaux qu'il conserve le plus important est
sans doute celui du baron Leutrum.
Frédéric Leutrum appartenait à une noble famille de la Souabe. Il
naquit dans le château de Karlshausen, près de Pforzheim (Baden), en
1692. Son frère aîné, Charles Magne, s'étant distingué, sous Eugène de
Savoie, à la bataille de Turin, en 1706, dans laquelle il perdit un
oeil, Victor Amédée II le retint à son service comme colonel d'un
régiment étranger. Leutrum réserva le commandement d'une compagnie à
son frère Frédéric, qui occupa ce poste en 1707, à l'âge de 15 ans,
capitaine de nom sous un capitaine de fait, qui lui servait de maître.
Il acquit rapidement les grades supérieurs, si bien que, au sortir de
la guerre de succession de Pologne, il fut nommé général de brigade à
cause de la valeur et des capacités dont il avait fait preuve. Mais ce
fut la guerre de succession d'Autriche qui. consacra sa gloire.
En 1743, à Camposanto sul Panaro, s'avançant en pleine
mêlée à la tête d'un corps piémontais, il rétablit la bataille, qui
semblait perdue, et décida de la victoire. Il y reçut une blessure,
mais aussi le grade de major-général. L'année suivante, il combattit à
Montalban contre les Français qui envahissaient le comté de Nice.
Quelques mois plus tard, Charles Emmanuel III le nommait gouverneur de
Coni, qu'il dut tout de suite mettre en état de défense, les Français
descendant en nombre la vallée de la Stura pour l'assiéger. On raconte
à son sujet des épisodes, qui font connaître à la fois l'énergie et la
jovialité que révèlent le beau portrait que l'on conserve de lui.
Il décida d'abattre les maisons qui avaient été bâties
depuis le dernier siège et qui gênaient les opérations. Apprenant que
les propriétaires s'y opposaient, il se rendit sur les lieux, fit
pendre, séance tenante, celui qui parlait le plus haut, et toute
opposition cessa.
Les vivres commençaient à manquer dans la ville. Pour
ôter aux Français tout espoir de la prendre par la faim, Leutrum fit
monter sur les murs les femmes les plus grasses, afin que les
assiégeants se persuadassent qu'à Coni on mangeait bien.
La tentative de secours, préparée par le Roi, donna lieu
à la bataille de la Madonna dell'Olmo. Le régiment de la Reine, créé
par le comte de Briquéras avec des Vaudois du Val Luserne, y eut le
baptême du sang. Le neveu du baron, l'enseigne Charles Alexandre
Leutrum, y perdit la vie pendant qu'il agitait hardiment son drapeau.
Il n'avait que 16 ans. Malgré l'avantage du nombre, les Français,
désespérant de prendre Coni, levèrent le siège et repassèrent les
Alpes. Le roi nomma Leutrum gouverneur à vie de la ville et de toute
sa province et le fit lieutenant-général d'infanterie. Dans cette
qualité, en 1745, il battit les Français à Millesimo, chassa Lautrec
de S. Colomban, d'où il tenait en échec le fort d'Exilles, et vainquit
Mirepoix à Ceva.
En 1746, il délivra Asti dont il fit prisonniers le
commandant et la garnison, grâce à un habile stratagème. Puis,
accourant à marches forcées à Alexandrie, il en dégagea la citadelle,
dont les défenseurs, qui tenaient depuis un an, après la prise de la
ville, étaient déjà réduits à manger la chair des cadavres. Nommé
général en chef, il enleva aux Espagnols Valence et Acqui, En 1774, il
repoussa sur la Rivière le maréchal Bellisle, qui voulait secourir
Gênes, pendant que son frère allait mourir glorieusement à l'Assiette.
Ces faits hâtèrent la paix d'Aix-la-Chapelle, après
laquelle Leutrum goûta quelques années de repos, honoré du roi, aimé
des sujets qu'il gouvernait sagement.
Charles Emmanuel lui offrit le collier de l'Annonciade,
si seulement il abjurait le protestantisme. Il déclina l'offre faite à
cette condition, disant : « Celui qui ne persévère pas
dans l'exercice de sa religion ne mérite aucune estime ».
Il résista de même avec fermeté aux essais de conversion tentés par
l'évêque de Mondovi.
Le Roi alors donna son nom à un régiment par un billet
qui fut lu au son du tambour à toutes les troupes, il lui fit cadeau
de deux canons que le baron avait conquis à la prise de
deux châteaux des Langhe et qui furent placés à l'entrée du palais du
gouverneur, dont S. M. fit orner la façade des armoiries de Leutrum,
gravées sur la pierre. À son tour, le Conseil de la ville les fit
peindre dans le salon de l'Hôtel de Ville, remplacé aujourd'hui par la
Préfecture, On y ajouta une inscription, qui a disparu depuis lors.
Comme administrateur, on lui doit maints travaux publics,
entre autres les belles allées qui sont encore la promenade favorite
des habitants de Coni.
Enfin en 1755, l'hydropisie attaqua ce corps naguère si
robuste. Apprenant son état, le Roi vint lui rendre visite et lui
offrir l'aide de ses médecins. Leutrum ayant répondu qu'il n'y avait
plus rien à tenter, Charles Emmanuel lui offrit une sépulture
honorable, avec les grands du royaume, s'il embrassait lé
catholicisme. - « Il faut être ou bon Barbet ou bon catholique
« - lui répondit le mourant, tout en le remerciant de ses
attentions, et les deux guerriers se dirent le dernier adieu.
Le 7 mai, le baron dicta son testament, dans lequel il
dit que « si debba dare sepoltura al di lui corpo colla
traduzione nella valle di Luserna e nel sito contiguo a quello in
cui si trovano sepolte le Eccellenze signori generali di
Schulembourg ».
« Dedans le temple de Saint-Jean
Que l'on m'enterre là dedans »,
lui fait dire la chanson.
Neuf jours plus tard, Leutrum mourait et les soldats,
qu'il avait tant de fois guidés à la victoire, rendirent à ses restes
les derniers honneurs en les accompagnant jusqu'à ce temple du Chabas,
où le général fréquentait le culte vaudois, chaque fois que ses hautes
fonctions le lui permettaient.
La tombe fut creusée au pied de la chaire et couverte
d'une énorme pierre sur laquelle devait être fixée, à l'aide de quatre
rosettes, l'inscription funéraire que Coni lui destinait. Mais, selon
la tradition, les charretiers qui la conduisaient la brisèrent, en
haine de la religion, et elle ne fut pas remplacée.
Des fouilles qui ont été faites sur le désir du Congrès
historique piémontais, donneraient raison, à cette tradition.
Le corps était conservé dans une bière en zinc, entourée d'un mur de
briques et recouverte de la grande pierre, sans rien qui rappelât le
défunt, On y a suppléé en murant à un pilier du temple l'inscription
qui lui était destinée.
Leutrum est très populaire en Piémont. Deux chansons bien
connues, l'une en français, l'autre en piémontais, le célèbrent sous
le nom estropié de Lutron, Lutroun, voire Du Tron.
Cuneo a, depuis quelques années, donné son nom à une
caserne et à une rue de la ville.
Ce que nous avons dit de lui suffit pour faire connaître
ce noble caractère et pour montrer que ce personnage méritait d'être
rappelé de l'oubli, et que les Vaudois et le Piémont tout entier
doivent à sa mémoire les égards et les honneurs qui lui ont manqué
jusqu'ici.
Le mois de mai, avec les pluies printanières et la fonte des neiges,
a souvent apporté de sérieux dommages dans nos Vallées.
Une des plus terribles inondations a été causée, les 20
et 21 mai 1728, par l'ouragan, accompagné de grêle et de pluie
violente, qui a désolé la vallée de Saint-Martin et celle de Luserne.
Le pasteur de Bobi, Paul Reynaudin, en écrivant, neuf
jours plus tard, à ses amis de Genève, donne les détails
suivants : « La grêle fut si terrible dans les Vallées de
Saint, Martin et de Pérouse, qu'elle emporta toutes les récoltes de
l'année. La moitié du plus considérable hameau des Prals [sans doute
la Ville] fut emportée par l'Aïgo Grosso ».
Prarustin demeura indemne, ainsi que presque tout
Saint-Jean et la plus grande partie d'Angrogne. Mais La Tour, le
Villar et Bobi furent ravagés tant par la grêle que par les
éboulements et par le débordement des torrents.
La Ville de Bobi, en particulier, bâtie presque au niveau
du Pélis et non loin du confluent du Cruel et du
Coumbal de Guerra - dont les noms sont significatifs - courut de réels
dangers.
Reynaudin écrit : « Cette communauté où je suis
a fait des pertes inconcevables par les ravines qui ont couvert de
sable et de cailloux des champs et des prés et en ont emporté une
grande partie. La moitié du village a été emportée en peu d'heures, et
diverses familles n'ont absolument pas où se mettre à couvert. Il a
fallu se retirer dans le temple, qui a failli être emporté de même que
la cure, que j'ai dû quitter. On ne peut dire combien la misère est et
sera grande. Toutes les récoltes sont détruites ou fort endommagées
par les ravines qui se sont faites partout. Il s'est même formé un lac
au-dessous de Mirebouc [probablement dans le plateau au pied de la
Rua]. Des maisons, granges, possessions, prés, champs, tout est tombé
presque entier au fond de la vallée ; ce ne sont que roches et
précipices, et jamais plus il ne se cultivera. Nous avons pensé
d'écrire en Suisse, en Hollande et en Angleterre ». Cette lettre
est, en effet, officielle et munie du sceau de la Table, avec le
chandelier et le motto bien connu.
L'appel lancé aux pays protestants fut accueilli
charitablement. De grandes collectes furent faites en Angleterre et en
Hollande ; cette dernière est rappelée par une gravure rare, que
l'on peut voir dans notre Musée.
Ces charités permirent d'indemniser 372 familles de Bobi
et du Villar. On s'occupa aussi de prémunir la Ville de Bobi contre de
pareilles catastrophes.
Un siècle plus tôt, l'historien Gilles parlait des hauts
et forts remparts, qui n'avaient pas suffi à protéger ce village,
contre l'inondation de 1629, puisque, le Pélis et le Cruel réunis
avaient passé par dessus.
L'argent de Hollande et d'Angleterre permit de surélever
et de prolonger le rempart, appelé inexactement de Cromwell.
Lors de la trombe d'eau du 24 septembre 1920, le courant
surmonta le rempart, qui en avait cependant brisé la violence. Comme
l'eau, en le contournant, avait quand même envahi la place, cette
muraille protectrice fut encore allongée de plusieurs mètres.
Mais le remède principal à de si grands maux c'est le
reboisement de nos montagnes.
Soixante ans auparavant, l'historien Léger déplorait déjà
la dévastation des forêts. Il raconte, en effet, que la misère
poussait les montagnards à couper les arbres et à les porter jusqu'à
Pignerol, pour un prix modique. Des coupes excessives furent encore
faites dans nos bois de conifères pour fournir les traversins de la
voie ferrée, lors de la construction du chemin de fer de Turin à
Pignerol.
Le gouvernement actuel a entrepris sérieusement le
reboisement des pentes dénudées, en commençant par la Combe de
Giaussarand, d'où le Cruel a bondi tant de fois sur Bobi, entraînant
des masses incroyables de gravier, de rochers, d'arbres, et coûtant
parfois plus d'une vie humaine.
Si même ces travaux devaient entraver pour quelques
années la liberté des pâturages, il est bon que les habitants de nos
vallons encouragent cette initiative, destinée à garantir contre de
terribles catastrophes leurs propriétés et celles de leurs
descendants.
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