Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

AU XVIII SIÈCLE


Le Chabas et le baron Leutrum.

En 1906, le Congrès Historique Subalpin, siégeant à Pignerol, avait visité La Tour, d'où il s'était porté en corps au Chabas, dans le but d'y visiter le tombeau du baron Leutrum, le courageux défenseur de Côni. En constatant qu'on ne pouvait voir ni le tombeau, ni aucune inscription qui rappelât le célèbre général, le Congrès avait émis le voeu que des recherches fussent faites pour mettre à la lumière le monument d'un homme auquel le Piémont doit beaucoup.

Dix-neuf ans se sont écoulés ; un nouveau Congrès a fait une nouvelle descente, en montant au Chabas, et y a trouvé toutes choses comme ci-devant. Le désir, qui a été à nouveau exprimé fortement, que les honneurs mérités soient rendus à la mémoire du baron Leutrum, a eu un meilleur résultat, grâce à l'appui du Consistoire de Saint-Jean et de la V. Table. L'intérêt, qui s'attache à ce tombeau, rejaillit sur le vénérable édifice qui a recueilli ses cendres.

Quand les Églises Vaudoises du Val Luserne bâtirent leurs premiers temples, en 1555, les habitants de Saint-Jean, bien que presque tous Vaudois, ne purent faire comme leurs frères, parce que leur territoire n'était qu'une portion de la commune de Luserne, où siégeaient le prieur, les moines, les comtes de la vallée, les autorités civiles et judiciaires, tout un bloc fermement attaché à l'église romaine.

Aussi les Vaudois de Saint-Jean durent-ils se résoudre à élever leur temple sur le territoire de la commune voisine, aussi près que possible de leurs confins. On choisit l'emplacement où se croisaient le fiaress qui monte du Baussan aux Jourdans et aux Malans, la nouvelle route de Luserne à Angrogne et le sentier étroit, mais très fréquenté, qui longe la Bialera Peyrotta. Au delà, vers Angrogne, le hameau populeux des Bellonats (aujourd'hui les Jouves) ; en aval, au delà du pont du Gourin, Îles Giusian (aujourd'hui le Pont), premières maisons de Saint-Jean. Au-dessus du temple, le groupe d'habitations appelé les Pont, à cause de la famille Pont ou Pons, et qui a pris plus tard le nom du temple lui-même, le Chabas.

Quand ce lieu de culte fut construit, la situation religieuse des Vaudois était des plus précaires. Le Parlement de Turin se préparait à intervenir énergiquement pour appuyer l'opposition qui leur était faite dans la vallée même. D'ailleurs nos pères, habitués à adorer sur les montagnes., sous les châtaigniers ou cachés dans des grottes, n'attribuaient pas une sainteté spéciale aux lieux du culte ; tout emplacement pouvait être sanctifié à Dieu par le culte en esprit et en vérité. Aussi ne bâtirent-ils leurs premiers temples, à Angrogne, aux Copiers, etc.., que pour pouvoir avoir leurs assemblées à l'abri des intempéries.

Quatre murs et un toit, une chaire, un lutrin et la table de la communion, des bancs solides et raides posés sur la terre nue, aucun moyen de chauffage. Aussi, sont-ce probablement leurs voisins de l'autre communion qui donnèrent à ces espèces de hangars fermés le nom méprisant de Chabas, comme qui dirait un grand ciabot. Plus de cent ans plus tard, des papiers officiels appellent encore de ce nom le temple de La Tour : il Chabasso di S. Margarita, ossia Tempio de Coperi. Ce nom est cependant resté spécialement attaché à celui dont nous parlerons. Ce fut le Chabas par excellence, et son histoire n'a que trop longtemps justifié le sens primitif de ce mot.

Malgré son isolement et son aspect misérable, il était l'unique lieu de culte d'une vaste paroisse, qui s'étendait jusqu'à Briquéras, Bubiane, Fenil et Campillon. C'est aussi là qu'affluaient les réformés des autres bourgs de la plaine, et à leur tête les nobles seigneurs de Moretta, de Cardè, de Carail.

En 1560, peu de temps avant l'arrivée des soudards du comte de la Trinité, lors de la venue du jésuite Possevino, une grande assemblée délirante eut lieu ove faceano suoi esercitij ne limitrofi di Luserna e Angrogna, luogo detto il Chiabazzo. C'est là que prêchaient un Varaglia, bientôt martyr, un Lentolo, échappé aux cachots de l'Inquisition. Après avoir entendu la Parole de Dieu exposée par de tels hommes, les fidèles pouvaient bien braver les regards du comte Guillaume, de Luserne, qui se tenait aux aguets sur la route - le romantique Chemin des Rossignols - prenant note de ceux qui venaient du temple, pour les dénoncer et avoir la part des confiscations, qui était promise au dénonciateur.

Inutile de dire que le Chabas fut ruiné de fond en comble par les soldats, cette même année. Rebâti, il dura près d'un siècle. Mais le 20 avril 1655, à la veille des massacres, les soldats de Pianesse surprirent le Chabas et y pénétrèrent. Ils allaient commencer leur oeuvre de vandales quand survint une poignée d'habitants des environs, criant : « Avance, Jahier » ; les pillards s'enfuirent, non sans pertes. Mais, le surlendemain, quand les troupes eurent été introduites traîtreusement à Angrogne, et que le signal eut été donné, un moine et un prêtre, nous dit une relation du temps, firent brûler le temple de Saint-Jean.

Relevé une autre fois, le Chabas, trente ans plus tard, abrita l'assemblée solennelle de toutes les Vallées, qui était appelée à choisir entre deux partis, également amers et tragiques : l'exil ou la résistance armée. Il y en avait un troisième : l'abjuration ; mais il ne fut pas même mentionné. Celui de la résistance ayant prévalu, survint la répression impitoyable, et la destruction de tout le pays.

Après l'exil et la Rentrée, la misère était si grande qu'on ne pût rebâtir le Chabas, et les cultes eurent lieu dans la cour de la cure des Staliats jusqu'à ce que, en 1701, le pasteur Decoppet, qui était suisse, obtint de ses compatriotes les moyens de relever ce vénérable monument de la piété de nos pères. On y recommença le culte à Noël de la même année.

Quand on put enfin ériger le Temple des Bellonats, en 1806, le Chabas fut abandonné à tel point que, en 1831, on ne savait plus où en était la clef. Toujours plus délabré, il tombait en ruines ; aussi, en 1842, la famille Schulemburg fit transporter aux Bellonats la tombe de leur illustre ancêtre. Les choses allèrent en empirant, si bien que les lettres en cuivre de deux inscriptions funèbres furent enlevées.

Restauré en 1868, il vit quelques fois des assemblées spéciales s'assembler dans ses murs. Cependant, un nouvel abandon rendit nécessaire de nouveaux travaux en 1894.
Depuis lors, on y a très souvent tenu le culte, surtout en été, l'après-midi du dimanche.
Parmi les tombeaux qu'il conserve le plus important est sans doute celui du baron Leutrum.



Le baron Leutrum.

Frédéric Leutrum appartenait à une noble famille de la Souabe. Il naquit dans le château de Karlshausen, près de Pforzheim (Baden), en 1692. Son frère aîné, Charles Magne, s'étant distingué, sous Eugène de Savoie, à la bataille de Turin, en 1706, dans laquelle il perdit un oeil, Victor Amédée II le retint à son service comme colonel d'un régiment étranger. Leutrum réserva le commandement d'une compagnie à son frère Frédéric, qui occupa ce poste en 1707, à l'âge de 15 ans, capitaine de nom sous un capitaine de fait, qui lui servait de maître. Il acquit rapidement les grades supérieurs, si bien que, au sortir de la guerre de succession de Pologne, il fut nommé général de brigade à cause de la valeur et des capacités dont il avait fait preuve. Mais ce fut la guerre de succession d'Autriche qui. consacra sa gloire.

En 1743, à Camposanto sul Panaro, s'avançant en pleine mêlée à la tête d'un corps piémontais, il rétablit la bataille, qui semblait perdue, et décida de la victoire. Il y reçut une blessure, mais aussi le grade de major-général. L'année suivante, il combattit à Montalban contre les Français qui envahissaient le comté de Nice. Quelques mois plus tard, Charles Emmanuel III le nommait gouverneur de Coni, qu'il dut tout de suite mettre en état de défense, les Français descendant en nombre la vallée de la Stura pour l'assiéger. On raconte à son sujet des épisodes, qui font connaître à la fois l'énergie et la jovialité que révèlent le beau portrait que l'on conserve de lui.

Il décida d'abattre les maisons qui avaient été bâties depuis le dernier siège et qui gênaient les opérations. Apprenant que les propriétaires s'y opposaient, il se rendit sur les lieux, fit pendre, séance tenante, celui qui parlait le plus haut, et toute opposition cessa.

Les vivres commençaient à manquer dans la ville. Pour ôter aux Français tout espoir de la prendre par la faim, Leutrum fit monter sur les murs les femmes les plus grasses, afin que les assiégeants se persuadassent qu'à Coni on mangeait bien.

La tentative de secours, préparée par le Roi, donna lieu à la bataille de la Madonna dell'Olmo. Le régiment de la Reine, créé par le comte de Briquéras avec des Vaudois du Val Luserne, y eut le baptême du sang. Le neveu du baron, l'enseigne Charles Alexandre Leutrum, y perdit la vie pendant qu'il agitait hardiment son drapeau. Il n'avait que 16 ans. Malgré l'avantage du nombre, les Français, désespérant de prendre Coni, levèrent le siège et repassèrent les Alpes. Le roi nomma Leutrum gouverneur à vie de la ville et de toute sa province et le fit lieutenant-général d'infanterie. Dans cette qualité, en 1745, il battit les Français à Millesimo, chassa Lautrec de S. Colomban, d'où il tenait en échec le fort d'Exilles, et vainquit Mirepoix à Ceva.

En 1746, il délivra Asti dont il fit prisonniers le commandant et la garnison, grâce à un habile stratagème. Puis, accourant à marches forcées à Alexandrie, il en dégagea la citadelle, dont les défenseurs, qui tenaient depuis un an, après la prise de la ville, étaient déjà réduits à manger la chair des cadavres. Nommé général en chef, il enleva aux Espagnols Valence et Acqui, En 1774, il repoussa sur la Rivière le maréchal Bellisle, qui voulait secourir Gênes, pendant que son frère allait mourir glorieusement à l'Assiette.

Ces faits hâtèrent la paix d'Aix-la-Chapelle, après laquelle Leutrum goûta quelques années de repos, honoré du roi, aimé des sujets qu'il gouvernait sagement.

Charles Emmanuel lui offrit le collier de l'Annonciade, si seulement il abjurait le protestantisme. Il déclina l'offre faite à cette condition, disant : « Celui qui ne persévère pas dans l'exercice de sa religion ne mérite aucune estime ». Il résista de même avec fermeté aux essais de conversion tentés par l'évêque de Mondovi.
Le Roi alors donna son nom à un régiment par un billet qui fut lu au son du tambour à toutes les troupes, il lui fit cadeau de deux canons que le baron avait conquis à la prise de deux châteaux des Langhe et qui furent placés à l'entrée du palais du gouverneur, dont S. M. fit orner la façade des armoiries de Leutrum, gravées sur la pierre. À son tour, le Conseil de la ville les fit peindre dans le salon de l'Hôtel de Ville, remplacé aujourd'hui par la Préfecture, On y ajouta une inscription, qui a disparu depuis lors.

Comme administrateur, on lui doit maints travaux publics, entre autres les belles allées qui sont encore la promenade favorite des habitants de Coni.

Enfin en 1755, l'hydropisie attaqua ce corps naguère si robuste. Apprenant son état, le Roi vint lui rendre visite et lui offrir l'aide de ses médecins. Leutrum ayant répondu qu'il n'y avait plus rien à tenter, Charles Emmanuel lui offrit une sépulture honorable, avec les grands du royaume, s'il embrassait lé catholicisme. - « Il faut être ou bon Barbet ou bon catholique « - lui répondit le mourant, tout en le remerciant de ses attentions, et les deux guerriers se dirent le dernier adieu.

Le 7 mai, le baron dicta son testament, dans lequel il dit que « si debba dare sepoltura al di lui corpo colla traduzione nella valle di Luserna e nel sito contiguo a quello in cui si trovano sepolte le Eccellenze signori generali di Schulembourg ».

« Dedans le temple de Saint-Jean
Que l'on m'enterre là dedans »,

lui fait dire la chanson.

Neuf jours plus tard, Leutrum mourait et les soldats, qu'il avait tant de fois guidés à la victoire, rendirent à ses restes les derniers honneurs en les accompagnant jusqu'à ce temple du Chabas, où le général fréquentait le culte vaudois, chaque fois que ses hautes fonctions le lui permettaient.

La tombe fut creusée au pied de la chaire et couverte d'une énorme pierre sur laquelle devait être fixée, à l'aide de quatre rosettes, l'inscription funéraire que Coni lui destinait. Mais, selon la tradition, les charretiers qui la conduisaient la brisèrent, en haine de la religion, et elle ne fut pas remplacée.

Des fouilles qui ont été faites sur le désir du Congrès historique piémontais, donneraient raison, à cette tradition. Le corps était conservé dans une bière en zinc, entourée d'un mur de briques et recouverte de la grande pierre, sans rien qui rappelât le défunt, On y a suppléé en murant à un pilier du temple l'inscription qui lui était destinée.

Leutrum est très populaire en Piémont. Deux chansons bien connues, l'une en français, l'autre en piémontais, le célèbrent sous le nom estropié de Lutron, Lutroun, voire Du Tron.
Cuneo a, depuis quelques années, donné son nom à une caserne et à une rue de la ville.

Ce que nous avons dit de lui suffit pour faire connaître ce noble caractère et pour montrer que ce personnage méritait d'être rappelé de l'oubli, et que les Vaudois et le Piémont tout entier doivent à sa mémoire les égards et les honneurs qui lui ont manqué jusqu'ici.



L'inondation de 1728.

Le mois de mai, avec les pluies printanières et la fonte des neiges, a souvent apporté de sérieux dommages dans nos Vallées.
Une des plus terribles inondations a été causée, les 20 et 21 mai 1728, par l'ouragan, accompagné de grêle et de pluie violente, qui a désolé la vallée de Saint-Martin et celle de Luserne.

Le pasteur de Bobi, Paul Reynaudin, en écrivant, neuf jours plus tard, à ses amis de Genève, donne les détails suivants : « La grêle fut si terrible dans les Vallées de Saint, Martin et de Pérouse, qu'elle emporta toutes les récoltes de l'année. La moitié du plus considérable hameau des Prals [sans doute la Ville] fut emportée par l'Aïgo Grosso ».

Prarustin demeura indemne, ainsi que presque tout Saint-Jean et la plus grande partie d'Angrogne. Mais La Tour, le Villar et Bobi furent ravagés tant par la grêle que par les éboulements et par le débordement des torrents.

La Ville de Bobi, en particulier, bâtie presque au niveau du Pélis et non loin du confluent du Cruel et du Coumbal de Guerra - dont les noms sont significatifs - courut de réels dangers.

Reynaudin écrit : « Cette communauté où je suis a fait des pertes inconcevables par les ravines qui ont couvert de sable et de cailloux des champs et des prés et en ont emporté une grande partie. La moitié du village a été emportée en peu d'heures, et diverses familles n'ont absolument pas où se mettre à couvert. Il a fallu se retirer dans le temple, qui a failli être emporté de même que la cure, que j'ai dû quitter. On ne peut dire combien la misère est et sera grande. Toutes les récoltes sont détruites ou fort endommagées par les ravines qui se sont faites partout. Il s'est même formé un lac au-dessous de Mirebouc [probablement dans le plateau au pied de la Rua]. Des maisons, granges, possessions, prés, champs, tout est tombé presque entier au fond de la vallée ; ce ne sont que roches et précipices, et jamais plus il ne se cultivera. Nous avons pensé d'écrire en Suisse, en Hollande et en Angleterre ». Cette lettre est, en effet, officielle et munie du sceau de la Table, avec le chandelier et le motto bien connu.

L'appel lancé aux pays protestants fut accueilli charitablement. De grandes collectes furent faites en Angleterre et en Hollande ; cette dernière est rappelée par une gravure rare, que l'on peut voir dans notre Musée.
Ces charités permirent d'indemniser 372 familles de Bobi et du Villar. On s'occupa aussi de prémunir la Ville de Bobi contre de pareilles catastrophes.

Un siècle plus tôt, l'historien Gilles parlait des hauts et forts remparts, qui n'avaient pas suffi à protéger ce village, contre l'inondation de 1629, puisque, le Pélis et le Cruel réunis avaient passé par dessus.
L'argent de Hollande et d'Angleterre permit de surélever et de prolonger le rempart, appelé inexactement de Cromwell.

Lors de la trombe d'eau du 24 septembre 1920, le courant surmonta le rempart, qui en avait cependant brisé la violence. Comme l'eau, en le contournant, avait quand même envahi la place, cette muraille protectrice fut encore allongée de plusieurs mètres.
Mais le remède principal à de si grands maux c'est le reboisement de nos montagnes.

Soixante ans auparavant, l'historien Léger déplorait déjà la dévastation des forêts. Il raconte, en effet, que la misère poussait les montagnards à couper les arbres et à les porter jusqu'à Pignerol, pour un prix modique. Des coupes excessives furent encore faites dans nos bois de conifères pour fournir les traversins de la voie ferrée, lors de la construction du chemin de fer de Turin à Pignerol.

Le gouvernement actuel a entrepris sérieusement le reboisement des pentes dénudées, en commençant par la Combe de Giaussarand, d'où le Cruel a bondi tant de fois sur Bobi, entraînant des masses incroyables de gravier, de rochers, d'arbres, et coûtant parfois plus d'une vie humaine.
Si même ces travaux devaient entraver pour quelques années la liberté des pâturages, il est bon que les habitants de nos vallons encouragent cette initiative, destinée à garantir contre de terribles catastrophes leurs propriétés et celles de leurs descendants.

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