Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XIV

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Mme MÜLLER. -
VIE CONSACRÉE. -
EMPLOI DU TEMPS. - MALADIE. -
À CLEVEDON. - ACCIDENT. -
À TEIGNMOUTH. -
GUÉRISON ET ACTIONS DE GRÂCE. - LA PASSION DU TRAVAIL. -
QUELQUES JOURS DE SOUFFRANCE. -
DÉPART LE 6 FÉVRIER 1870. -
UN HOMME INHUMAIN. - « FUNERAL SERMON ». - Ô DIEU TU ES BON ET BIENFAISANT.


 

Mme Müller s'était donnée sans réserve à l'oeuvre de son mari. Bien qu'elle ne fût pas de santé délicate, elle avait été très malade au moment de la naissance de ses enfants. Sa vie avait même été en danger ; mais Dieu l'avait rétablie. En 1859, elle s'aperçut que le bras gauche, qui avait été blessé dans une chute faite autrefois, devenait très faible, faiblesse qui ne fit que s'aggraver. Vers la fin d'octobre, ce bras devint extrêmement douloureux et enfla. L'enflure ne fit qu'empirer, gagna tout le membre, « et la main prit de telles proportions qu'il fallut couper l'alliance que je lui avais passée au doigt le 7 octobre 1830 », écrit M. Müller.

Les choses s'aggravèrent, et bientôt ma chère femme dût rester à Bristol. La chambre d'Ashley Down où j'avais pris l'habitude de la rencontrer après le déjeuner, et parfois entre temps, allait rester vide pendant de longs mois.


VIE CONSACRÉE.
- J'ai déjà dit que ma chère femme était foncièrement chrétienne. C'était là sa qualité par excellence ; son unique objet ici-bas, c'était de vivre pour Dieu. Elle avait un esprit doux et paisible... Jamais elle ne mettait d'obstacles sur le chemin que Dieu ouvrait devant moi. Toujours elle s'employait à fortifier mes mains, même dans les plus grandes difficultés et lorsque le service auquel elle apportait son concours demandait d'elle, les plus grands sacrifices. De septembre 1838, jusqu'à la fin de 1846, notre confiance fut constamment mise à l'épreuve. Constamment, des centaines de fois, nous dûmes donner pour les orphelins jusqu'aux derniers centimes que nous avions, pour qu'ils eussent le nécessaire. Jamais elle ne me fit le moindre reproche ; mais elle priait Dieu avec moi pour qu'il voulût bien envoyer le secours, et le secours arrivait. Alors, ensemble, nous nous réjouissions ; à moins qu'ensemble nous ne nous missions à pleurer de joie.


EMPLOI DU TEMPS.
- J'ai déjà parlé de l'excellente éducation qu'elle avait reçue, j'ai dit qu'elle était musicienne, qu'elle pouvait peindre et broder ; cependant ses occupations avaient généralement un but plus pratique. C'était par exemple la préparation des centaines de petits lits blancs de nos orphelins, de nos enfants déshérités qui n'avaient jamais vu d'aussi confortables couchettes et surtout qui n'en avaient jamais eues. C'était la confection des chaudes couvertures et de beaucoup d'autres choses nécessaires. Elle servait le Seigneur Jésus en servant les enfants pauvres destitués de tout. Ma chère femme avait le don de savoir soulager, de trouver la chose qu'il fallait dire pour aider quiconque était dans la peine, pour alléger le fardeau des autres...

Lorsqu'elle tomba malade, et dès le début de cette douloureuse épreuve, je me dis que Dieu m'avait donné, en ma chère femme, la plus précieuse des compagnes ; et qu'il ne siérait pas de se laisser accabler parce qu'il lui plaisait maintenant de l'affliger, alors que durant trente ans à peu près, elle avait joui d'une santé relative... Il convenait que j'acceptasse sa volonté comme bonne, agréable et parfaite. Ma chère femme fut presque neuf mois malade. De temps à autre, elle venait en voiture jusqu'aux Orphelinats pour donner quelques conseils, quelques directions. Je ressentais très douloureusement son absence, et cependant comme je discernais la main de Dieu dans cette affliction, mon âme restait en paix. Nous priions encore ensemble chaque jour, et nous demandions aussi à Dieu qu'il voulût bien rendre l'usage du bras malade si telle était sa sainte volonté...


À CLEVEDON.
- Enfin, en avril 1860, notre excellent docteur pensa qu'elle était assez bien pour qu'on pût essayer d'un déplacement jusqu'à Clevedon où elle devait prendre des bains de mer chauds. Je la conduisis donc jusque-là et notre fille resta près d'elle. Les bains de mer firent effectivement du bien et le mieux semblait évident, lorsqu'un jour en rentrant du bain, elle glissa malheureusement en remontant sur le trottoir, près de la maison où elle demeurait ; la tête porta sur le mur et le poids du corps sur le bras malade qui était maintenu en écharpe. À cause de ce bras malade, elle n'avait pu amortir la chute. Comme elle restait immobile, inanimée, notre chère fille courut chercher du secours à la maison. Lorsqu'elle arriva avec, de l'aide pour faire transporter sa mère, celle-ci avait repris ses sens.

Tout semblait sombre maintenant et l'état empira.
Tous les soirs, une fois la journée de travail achevée aux Orphelinats, j'allais à Clevedon pour veiller ma chère femme pendant la nuit. Elle souffrait beaucoup. Puis graduellement, la souffrance s'atténua et elle se retrouva à peu près au même point que trois mois auparavant, lors de son arrivée à Clevedon.


À TEIGNMOUTH.
- Je la ramenai à la maison, à Bristol, pour six semaines ; puis nous décidâmes d'aller passer ensemble un mois à Teignmouth. C'était un changement d'air, et il y avait aussi cet avantage qu'elle pourrait continuer là-bas les bains de mer chauds. Nous y allâmes donc tous trois...


GUÉRISON ET ACTIONS DE GRÂCE.
- Lorsque nous revînmes, ma chère femme allait tellement mieux qu'elle pouvait à nouveau se servir de la main et du bras malades, de sorte qu'elle put reprendre ses occupations habituelles aux Orphelinats. Sa chère main avait presque les dimensions normales, et il fut possible de remettre à son doigt l'alliance brisée que j'avais fait réparer par un bijoutier. Que Dieu est bon d'avoir accordé la guérison. Qu'il est bon de n'avoir pas permis qu'elle fût tuée dans la chute qu'elle fit à Clevedon ! Je veux rendre grâce à l'Éternel pour tous ses bienfaits, et j'ajoute : « Qu'il est bon d'avoir permis cette maladie ! » Effectivement, cette épreuve fut une marque de son amour. Je m'explique : ma chère femme s'était beaucoup trop fatiguée pendant les années 1856, 1857, 1858, 1859 ; le travail qui retomba sur elle pour l'ouverture de la seconde Maison et en prévision de l'ouverture de, la troisième, fut tel que sa santé fut atteinte. Elle se dépensa beaucoup trop et au delà de ses forces, bien que je la suppliasse constamment de ne pas le faire, Mais elle avait la passion du travail ! Elle ne pouvait supporter de rester un instant sans rien faire. C'est parce que son état de santé était si précaire que le rhumatisme eut aussitôt autant de prise sur elle. Mais voyez la bonté de Dieu ! Il se servit justement de cette maladie pour l'obliger au repos. Le docteur ordonna aussi une diète fortifiante, et qu'autrefois elle avait toujours refusée. L'épreuve fut donc le moyen dont le Seigneur se servit pour prolonger sa vie de quelques années et conserver aux orphelins leur grande amie..., à notre chère fille, sa mère, et à son pauvre mari, la plus précieuse des compagnes.

En octobre 1860, sa santé était meilleure qu'elle ne l'avait été depuis de longues années. Qu'il est donc vrai ici ce passage des Écritures : « Nous savons que toutes choses concourent ensemble au bien de ceux qui aiment Dieu. » (Romains VIII : 28).

Le mieux se maintint pendant quelques années. Mais en 1867 il devînt évident pour ceux qui l'approchaient que Mme Müller s'affaiblissait. Son mari la supplia de prendre plus de repos, plus de nourriture, mais il ne pouvait prévaloir sur cette volonté arrêtée d'aller jusqu'au bout, sans se soucier de rien pour elle-même. Il s'inquiète de ses longues insomnies : « Je deviens vieille, explique-t-elle, et les vieilles gens n'ont plus besoin d'autant de sommeil ». S'il insiste et dit sa crainte d'une nouvelle maladie comme en 1859, elle lui répond : « Mon bien-aimé, le Seigneur me permettra encore de voir l'aménagement et l'inauguration des Maisons IV et V ; et ensuite pourra me prendre à lui ».

MALADE. - Elle voulait travailler jusqu'à la fin. Or il y avait tant à faire et dans tant de domaines aux Maisons d'Ashley Down ! Elle y travaillait du matin au soir ; elle y travailla jusqu'à la fin.


QUELQUES JOURS DE SOUFFRANCE.
- Au commencement de 1870, elle prit froid. Elle qui soignait les autres avec tant de sollicitude refusait généralement qu'on s'occupât d'elle. M. Müller obtint, cependant qu'elle vît un docteur. Celui-ci insista pour qu'elle prît une voiture chaque jour pour se rendre aux Orphelinats et rentrer à Bristol et recommanda une alimentation plus fortifiante, quelques remèdes et la sieste. Ce régime lui fit le plus grand bien.

Ne sortant plus qu'en voiture fermée pour aller à Ashley Down et en revenir, elle évitait l'air de la nuit et la mauvaise toux qui l'épuisait cessa complètement. Les dimanches 23 et 30 janvier, elle assista aux services du matin Le soir du 30, elle ressentit une vive douleur dans le dos et le bras droit, laquelle ne fit qu'empirer jusqu'au lundi, de sorte que M. Müller fit chercher le docteur ; celui-ci n'était pas à la maison, et Mme Müller voulut se rendre en voiture aux Orphelinats comme elle en avait l'habitude. Sa fille l'y accompagna pour travailler sous sa direction, car elle craignait de ne pouvoir faire beaucoup elle-même. La journée fut assez bonne, mais la souffrance augmentant vers le soir, elle rentra à Bristol avec sa soeur et sa fille. M. Müller était resté pour assister à la réunion de prière. Quand il arriva à Bristol, le docteur avait passé chez lui et prescrit le repos absolu à la malade : Mme Müller était couchée, on avait allumé un bon feu dans sa chambre sur l'ordre dû médecin. Celui-ci avait diagnostiqué une fièvre rhumatismale. La nuit fut mauvaise, les souffrances augmentaient, les membres se prenaient l'un après l'autre, et ils étaient si douloureux qu'elle ne pouvait ni les bouger ni souffrir qu'on les touchât, à l'exception du bras et de la main si malades, dix ans auparavant.

« Le mardi, 1er février, je restai à la maison, à côté de ma chère femme, écrit G. Müller. Dans sa chambre, il y avait des textes entre autres ceux du « Silent Comforter » ... « Mes temps sont dans ta main » (Psaume XXXI : 15). De tout coeur, je pus répondre à l'affirmation du message : « Oui, mon Père, les temps de tes enfants sont en ta main. Et certainement ce que tu décideras, sera pour le mieux, pour le plus grand bien de ma chère femme et pour le mien, que ce soit la vie ou la mort. S'il est possible, guéris-là à nouveau. Tu peux le faire, bien qu'elle soit si malade ; mais quoi que tu décides, ô Père, soutiens-moi, afin que je trouve toujours ta volonté bonne et parfaite... » Pendant toute cette semaine, alors que ma chère femme était si gravement malade, j'eus constamment en pensée le verset d'un de nos cantiques ; qui célèbre la tendresse infinie et l'Amour insondable du Père céleste :

« Best of blessings He will provide us,
Nought but good shall e'er belide us,
Safe to glory He will guide lis,
Oh how He loves ! »

Et mon coeur répondait : « Oui, il nous aime parfaitement, et ne veut que notre plus grand bien ».

Le mercredi, comme ma chère femme souffrait beaucoup moins, je pus lui lire un verset du psaume LXXXIV, avant de partir aux Orphelinats : « l'Éternel-Dieu est un soleil et un bouclier, l'Éternel donne la grâce et la gloire, Il ne refuse aucun bien à ceux qui marchent dans l'intégrité ». (verset douzième).

Après avoir lu ce passage, je lui dis : « Ma bien-aimée, Dieu nous a donné sa Grâce à l'un et à l'autre, nous recevrons donc aussi la gloire ; et puisque avec son secours nous marchons dans l'intégrité, il ne nous refusera aucun bien ». Ce verset fut pour elle un réconfort et elle en reparla à notre fille dans le courant de la journée...

Le jeudi, je vis que le docteur considérait l'état comme très grave.
Le vendredi, il m'avertit qu'il désirait une consultation et voulût appeler un confrère, l'état de ma femme étant des plus sérieux. Je lui répondis que j'étais satisfait de son traitement ; toutefois s'il désirait cette consultation, je le laissais libre de l'avoir.

Je demeurai près de ma chère malade, toute la matinée et jusqu'à l'heure du déjeuner. À ce moment comme il me fallait la quitter quelques heures, je lui dis : « ma bien-aimée je regrette d'avoir à te quitter, mais je reviendrai aussitôt. que possible ». Elle répondit : « Tu me laisses avec Jésus ».

Quand je revins, je la retrouvai à peu près dans le même état qu'elle était au moment de mon départ. Mais la nuit qui suivit fut très mauvaise ; elle souffrit beaucoup, bien plus qu'elle n'avait encore souffert jusque-là. Presque toute la nuit je fus sur pied, essayant de façon ou d'autre d'alléger sa souffrance, et de l'aider, puisqu'elle ne pouvait plus bouger un seuil membre. Enfin vers deux heures du matin, les douleurs semblèrent céder, jusque vers quatre heures. Mais ce qu'elle avait enduré cette nuit-là devait amener rapidement la fin de son pèlerinage terrestre.

À dix heures du matin, il n'y avait plus aucun espoir de guérison, et je sentis qu'il était de mon devoir d'avertir ma bien-aimée que le Seigneur allait venir la chercher. Elle me répondit : « Il viendra bientôt. » Voulait-elle dire que le Seigneur viendrait bientôt, et que nous serions réunis ? Je l'ai supposé.


AVEC JÉSUS.
- À une heure et demie, quand j'essayai de lui faire prendre un peu de médecine, puis une cuillerée de vin mélangé d'eau, je remarquai qu'elle avait quelque peine à avaler. Quelques minutes après, elle n'articulait plus que difficilement. Elle essaya de me dire quelque chose que je ne pus comprendre. Je m'assis alors devant elle de façon qu'elle pût me voir observant sa chère figure, et à peine un quart d'heure après, je remarquai un changement dans ses chers yeux toujours si brillants. J'appelai aussitôt Lydia et sa tante, Miss Groves, les avertissant de la fin prochaine. Elles vinrent dans la chambre ; peu après, Mrs Mannering entrait aussi (une autre soeur de ma chère femme). Tous quatre en silence, nous entourions ma bien-aimée... Vers quatre heures vingt, elle s'endormit en Jésus, au jour du Seigneur, l'après-midi du 6 février 1870 (à l'âge de soixante-treize ans). Alors je tombai à genoux et bénis Dieu qui l'avait délivrée, le suppliant aussi de nous aider et de nous soutenir.


UN HOMME INHUMAIN.
- Le lendemain, G. Müller assista à la réunion de prière du lundi soir à Salem (le nom d'une chapelle). Se levant, et avec une expression radieuse que les assistants n'oublièrent pas, il demanda aux frères de se joindre à lui pour bénir Dieu qui, dans sa miséricorde infinie, avait mis un terme aux souffrances de sa chère compagne pour l'introduire dans la céleste Patrie. « Maintenant, ajouta-t-il, auprès dit Maître qu'elle a tant aimé ici-bas, elle trouve, je le sais, un bonheur qui surpasse tous ceux qu'elle pourrait connaître sur cette terre. Voulez-vous demander au Seigneur qu'il m'aide à me réjouir de sa joie... que mon coeur se laisse plus absorber par sa félicité que par l'incalculable perte que je subis. » [Ces paroles furent rapportées par l'une des personnes présentes à cette réunion ; elles s'étaient gravées en elle de façon ineffaçable.]

Accompagnée par des milliers d'amis, la dépouille mortelle de Mme Müller fut portée au champ du repos. Douze cents orphelins suivirent le convoi, et tout le personnel dont la présence aux Orphelinats n'était pas absolument nécessaire.

Extraordinairement soutenu par le Seigneur, George Müller fit le service funèbre. Dans son journal, il écrivit : « C'est moi, moi-même, qui, extraordinairement soutenu par Dieu, ai fait le service à la chapelle et au cimetière. » Autour de lui bien des gens trouvent étrange cet homme qui, dans le deuil, a des accents pour bénir ; ils ne comprennent pas cette foi qui saisit les réalités invisibles et se réjouit du bonheur de la compagne que Dieu a rappelée. Frappé de cette sérénité surnaturelle pendant la cérémonie funèbre, son médecin dit à un ami : « Je n'ai encore jamais vu d'homme aussi peu humain que lui. » Jugement exact ; mais pas dans le sens que pensait le docteur. Jugement exact parce que G. Müller se mouvait dans ce domaine inaccessible à l'homme naturel où le racheté marche avec les forces d'en-haut, les forces divines, et où il dépasse l'humaine mesure. Mais cet homme jugé inhumain, parce qu'il est surhumain, est cependant brisé : chez lui la vigueur spirituelle dépasse celle de l'organisme physique, et il tombe malade. Chaque fois qu'il a traversé une grande douleur, nous voyons la rupture d'équilibre se produire (1). Ceci répond suffisamment à ceux qui critiquent son insensibilité apparente, la sérénité de son attitude, la grandeur des paroles qui naissent de sa foi.

Aussitôt rétabli, G. Müller dans un service public. fit revivre le souvenir de sa femme, et prononça ce qu'il nomme dans son journal : le Funeral sermon (2). C'est de ce morceau, publié in extenso dans l'autobiographie, que nous extrayons ici et là quelques passages, qui nous font pénétrer en une certaine mesure dans l'intimité de M. et Mme Müller. Le texte du sermon était emprunté au psaume CXIX au verset soixante-dix-huitième (68) : Tu es bon et bienfaisant.

Après avoir évoqué le temps des fiançailles, du mariage, rappelé les qualités de Mme Müller à sa consécration totale à Dieu, George Müller continua en disant :
« En me donnant une telle femme, Dieu me donnait les éléments du bonheur conjugal. Avons-nous été heureux ? Certes ! Nous avons eu le bonheur ; un bonheur qui allait croissant avec les années. Il ne m'est jamais arrivé de rencontrer à l'improviste ma chère femme, à Bristol ou aux Orphelinats ou ailleurs, sans en ressentir aussitôt une grande joie. Parfois, avant l'heure du déjeuner ou celle du thé, nous nous rencontrions dans notre petit appartement d'Ashley Down où nous faisions un peu de toilette avant le repas. Cela aussi nous donnait du bonheur. J'étais extrêmement heureux de la voir apparaître, et c'était réciproque. Ce n'est pas une fois ni cent fois, mais des milliers de fois que je lui ai dit : « Ma bien-aimée, je ne t'ai jamais rencontrée depuis que tu es ma femme sans en éprouver la plus grande joie. » Et ce ne fut pas là notre façon d'être durant la première année de mariage seulement, ou pendant les dix ans ou les vingt ans ou les trente ans qui suivirent, mais tout le temps et jusqu'à la fin.

Chaque jour, pour autant que cela était possible, je passais avec elle dans sa chambre, aux Orphelinats, vingt à trente minutes, m'asseyant sur la chaise longue qu'un cher frère chrétien lui avait offerte, lors de la première crise rhumatismale. Je savais qu'il était bon que son cerveau et ses mains si actives eussent du repos et je savais qu'ils n'en prendraient pas si je n'étais assis à ses côtés. D'ailleurs il m'était bon également d'avoir quelques instants de repos à cause de la faiblesse d'estomac persistante dont je souffre. Nous restions assis côte à côte, la main dans la main, ne parlant qu'à peine, heureux l'un par l'autre et heureux dans le Seigneur. Notre bonheur d'être à Dieu et l'un à l'autre était indescriptible... Il m'est souvent arrivé de dire à ma bien-aimée : « Crois-tu, ma chérie, qu'il puisse y avoir à Bristol ou ailleurs de par le monde, une union plus heureuse que la nôtre ? »

Pourquoi rappeler tout cela ? Pour souligner la grande bénédiction qu'il y a pour un mari à posséder une femme pieuse et faite pour lui.
J'ai dit que le christianisme de ma chère femme [une chrétienne vivante et de toutes façons la compagne qu'il me fallait] était à la base de notre bonheur. Je n'en suis pas moins convaincu que cela seul n'aurait pas suffi à la persistance de ce bonheur pendant quarante ans. Je dois donc ajouter ceci :

1° Tous deux nous poursuivions le même but ici-bas : vivre pour Christ. Toute autre chose n'avait pour nous qu'une valeur très inférieure. Bien que nous fussions faibles et que sur bien des points, nous ne fussions pas ce que nous aurions dû être, cependant nous ne nous sommes jamais détournés du but que nous nous étions proposé. Cet idéal unique que nous poursuivions ensemble a concouru, dans une forte proportion, à augmenter notre bonheur mutuel. Si cette unité de but manque dans la vie de deux époux chrétiens, qu'ils ne soient pas surpris de ne pas connaître le bonheur.

2° Nous avions l'un et l'autre beaucoup à faire, et nous travaillions tous les deux. Et cette abondance de travail aussi fut l'un des facteurs de notre bonheur. Jamais au matin nous n'avions à nous demander : « Que va-t-on faire aujourd'hui ? » Plus de travail nous attendait déjà l'un et l'autre, avec chaque nouvelle journée, que nous n'en pouvions faire ; et ceci donnait une grande douceur aux instants que nous avions à passer ensemble. Bien des gens et même des chrétiens authentiques commettent la faute de soupirer après une situation dans laquelle ils ne seront plus astreints au travail quotidien et seront libres de leur temps. Ils ne savent pas qu'ils désirent un grand mal, au lieu d'un grand bien. Dégagés d'occupations régulières, ils se trouveraient très particulièrement exposés à la tentation.

3° Si nombreuses que fussent nos occupations, nous n'avons jamais permis qu'elles nous absorbassent au point de nous faire négliger le soin de nos âmes. Avant de nous mettre au travail, nous avions pris l'habitude de prier et de lire la Bible, chacun séparément. Si les enfants de Dieu négligent d'avoir chaque matin des instants de communion avec le Seigneur, des moments durant lesquels ils nourrissent leur âme, s'ils se laissent absorber par leur service, même le service de Dieu, ils ne peuvent conserver longtemps la joie de Christ, et le bonheur au foyer s'en ressent aussitôt.

4° Plus encore, ma chère femme et moi nous priions ensemble, et cela surtout est un facteur essentiel de bonheur conjugal. Depuis de longues années, vingt ans ou trente ou davantage, en plus de nos moments de recueillement individuel, en plus du culte de famille, nous priions ensemble chaque matin. Alors tous deux nous disions à Dieu notre reconnaissance pour les marques les plus signalées de sa bonté, nous lui exposions les choses les plus importantes de la journée qui commençait. Si nous traversions quelque grande épreuve ou si nous avions plus particulièrement besoin de quelque chose, nous priions à nouveau après le repas d'une heure (si nous passions par un temps, de très grandes difficultés, nous priions encore une ou deux fois au cours de l'après-midi, mais c'était exceptionnel). Enfin le soir il était convenu que la dernière heure que nous passions aux Orphelinats était consacrée à la prière, bien que nous eussions toujours beaucoup à faire alors, plus qu'à aucune autre période de notre vie. C'était alors ma bien-aimée qui venait chez moi : prière, supplication, intercession, actions de grâce duraient généralement de quarante à cinquante minutes, et parfois une heure.


Mme MULLER, NÉE GROVES

Nous exposions à Dieu une cinquantaine d'affaires différentes : nous lui disions nos difficultés, ou nous priions en particulier pour quelqu'un ou au sujet de quelque circonstance. Généralement nous continuions de prier chaque jour pour les mêmes choses jusqu'à l'exaucement ; alors la louange prenait la place de la requête... Jamais nous ne nous sommes réunis pour la prière sans avoir quelque nouvelle raison d'action de grâces en même temps que quelque nouveau fardeau à déposer aux pieds du Seigneur. Je recommande très particulièrement aux parents chrétiens de s'unir ainsi pour la prière. En ce qui nous concerne, je crois que c'est là surtout qu'il faut chercher le secret de notre bonheur conjugal et notre amour mutuel qui ne firent qu'augmenter avec les années. Et, cependant, nous nous aimions tendrement dès le début de notre union.

I. Le Seigneur a été bon et bienfaisant en me donnant une telle compagne.

Il. Il a été bon et bienfaisant en me la laissant [Ici, M. Müller relate les maladies, les accidents qui mirent à plusieurs reprises la vie, de Mme Müller en danger ; nous les avons mentionnés précédemment].

III. Le Seigneur a été bon et bienfaisant en ôtant le désir de mes yeux.

Tous les chrétiens qui m'ont entendu sont probablement prêts à dire avec moi que le Seigneur a été bon en me la donnant, et bon en me la laissant. Qu'ils fassent encore un pas avec moi et disent que Dieu a été bon en la reprenant à lui. Tandis que je dis ceci, je sens le vide de mon coeur. Chaque jour elle me manque davantage. Chaque jour je découvre davantage tout ce que les orphelins ont perdu en la perdant. Et cependant, sans effort, mon âme se réjouit de son bonheur. Sa joie me donne de la joie. Ma chère fille et moi nous ne voudrions pas la rappeler, même s'il était en notre pouvoir de le faire. C'est Dieu qui l'a prise. » [Ici suivent les détails déjà donnés sur l'état de santé de Mme Müller durant les dernières années].

« Il y a deux ans déjà, ma fille avait vu quelques lignes écrites par sa chère mère dans l'un de ses carnets de poche, qui restait à Ashley Down, et que je ne connaissais pas. Elle m'a montré le précieux trésor, et je l'ai, en ce moment, sous les yeux. Voici les paroles qu'elle y a tracées :

« S'il plaisait au Seigneur de reprendre M. M. (Mary Müller) par une mort subite, qu'aucun des chers survivants ne s'imagine qu'il y a là un jugement de Dieu, pour elle ou pour eux. Quand elle jouit du sentiment de la présence du Seigneur, elle a si souvent pensé qu'il lui serait très doux de partir sur l'heure pour être avec Jésus ! Seul le sentiment du coup qu'en recevraient ses bien-aimés l'a empêchée de désirer que l'esprit libéré prît son vol pour la céleste Patrie. 0, mon bien-aimé Sauveur ! [Precious Jesus !] Que ta volonté soit faite, en ceci comme en toute autre chose, et non la mienne ! » Ayant sous les yeux ces lignes tracées de sa main, sachant d'autre part le profond attachement de ma bien-aimée pour Celui qui a porté nos péchés en son corps sur la croix, comment pourrais-je faire autrement que de me réjouir de la joie de celle qui est maintenant et pour toujours avec le Seigneur ? Comme mari, ... comme directeur des Orphelinats, je sens tous les jours davantage ma perte ; mais comme enfant de Dieu, comme serviteur de Jésus, je veux ce que veut le Seigneur, et j'essaie de le glorifier par une soumission entière à sa sainte volonté... »

George Müller termina cette oraison funèbre par quelques mots d'appel aux inconvertis (3).


(1) Ainsi, après la mort de son ami : M. Craik. 

(2) En Alsace : « le cours de vie », expression qui est probablement une traduction de : curriculum vitae.

(3) Avec l'autorisation de M. Müller des orphelins prirent l'initiative de commander une pierre tombale ; elle fut payée par les nombreux dons qu'envoyèrent, d'un peu partout, tous ceux qui, depuis vingt-cinq ans, avaient connu et aimé Mme Müller. 
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