SANS DIEU DANS LE MONDE
Épisode de la vie du peuple
Slovaque
X
Le jour où la muraille s'écroula
complètement, les enfants étaient
justement dans la forêt ; ils ne purent
pénétrer jusqu'à leur
chambre ; les gens craignaient que la masure
entière ne s'effondrât et leur
conseillèrent de dormir plutôt
dehors ; ils suivirent ce conseil et
couchèrent dans le hangar, en compagnie de
Fidèle.
Cet été fut particulièrement
pluvieux et les bergers eurent beaucoup de peine
avec leur bétail ; il fallait veiller
à détourner les bêtes de
l'herbe mouillée et pourtant les faire
paître ; de plus, on leur avait
confié un nombre de brebis très
considérable, qui se dispersaient dans
toutes les directions ; il était
heureux que Joseph sût bien compter, sans
quoi le troupeau courait grand risque de ne plus
être au complet.
Un certain soir, on retint longtemps Joseph chez le
garde-forestier, puis on l'envoya porter une lettre
au village. Martin fut seul à faire rentrer
le troupeau ; deux ou trois fois il recompta
les brebis pour voir si elles y étaient
toutes, et il remarqua, en chemin, combien ce
jour-là le bétail était
indiscipliné ; il s'était
tellement fatigué qu'il n'avait pu lire plus
de deux versets et l'un de ces deux
échappait à son
intelligence : « Le Fils de l'homme
est venu chercher et sauver ce qui était
perdu. » Que peut donc chercher le
Seigneur Jésus ? les hommes ? mais
pourquoi les cherche-t-il ? Personne ne
pourra-t-il donc me
l'expliquer ? »
Absorbé par ces réflexions, il
atteignit le village avec son troupeau. Chacune des
paysannes chercha son bétail, mais il manqua
une brebis appartenant à la
meunière.
« Toi...
fainéant ! » menaça la
femme irritée, l'accablant de toutes les
injures qui lui venaient à l'esprit.
« Voilà ton remerciement pour
avoir nourri ton camarade ! Voilà le
soin que tu prends du troupeau ! Et sais-tu la
perte que tu me causes ? » Et elle
continua longtemps ses horribles
imprécations.
Martin restait immobile, frappé de stupeur,
il fut au désespoir d'avoir
fâché la meunière et plus
encore d'avoir perdu un petit agneau ; que
devait-il devenir, ce pauvret, là-bas, tout
seul ?
Martin retourna en courant vers la
forêt ; la pleine lune se leva tout
à coup, en brillant comme si elle eût
voulu dire : « Console-toi, Martin,
je vais t'aider ; cherche avec soin et je
t'éclairerai. »
L'émotion donnait de nouvelles forces
à Martin ; il s'élança,
hors de lui, et ne s'arrêta que lorsqu'il eut
atteint la clairière, baigné de
sueur. Là, il s'étendit un moment sur
le sol pour laisser battre son coeur, puis il
commença à chercher et à
appeler : « Viens, petite, viens,
viens ! » Il appela avec angoisse,
il appela avec larmes ; enfin, dans le
lointain, il lui sembla entendre un
gémissement plaintif :
« Bêee !... »
« Petit agneau, mon petit
agneau », s'écria-t-il joyeux, en
s'élançant au loin à travers
les haies des buissons, les broussailles, les
fossés, les ruisseaux, les rochers, les
troncs d'arbres renversés et les vieilles
racines ; ici il tomba, là il resta
accroché, ici il déchira ses pieds
nus, là il se blessa ; il ne faisait
aucune attention à lui-même et ne
pensait qu'à chercher et à appeler
jusqu'à ce qu'il ait trouvé ;
mais où ? la lune éclairait en
plein cet endroit et là, très bas,
entre les rochers et les broussailles, se trouvait
le petit agneau, sa laine accrochée aux
buissons d'épines ; il ne pouvait pas
se lever, encore moins gravir la pente du
précipice ; si on ne parvenait pas
à l'en tirer, il devait périr.
Martin restait pétrifié lorsqu'une
voix intérieure commença à lui
dire : « Le Fils de l'homme est venu
chercher et sauver ce qui était
perdu. » Ah ! maintenant il
comprenait cette parole ; de même que
cet agneau ne pouvait sortir de là tout
seul, de même les hommes méchants et
pécheurs ne pourraient atteindre le
ciel ; les épines retenaient l'agneau,
les péchés des hommes, Satan et la
mort retenaient ceux-ci dans la perdition ;
c'est pour cela que le Seigneur Jésus vint
et appela, et la brebis qui répondit
à son appel, il la chercha, la trouva et la
prit avec lui. « Moi aussi, il m'a
trouvé et il m'a pris avec lui, moi
aussi. » Martin avait maintenant saisi le
sens de ce verset.
Il se laissa glisser le long du rocher
jusqu'à l'agneau ; mais, ô
malheur, tout à coup une pierre
s'ébranla sous son pied ; pour
éviter qu'elle aille frapper la pauvre
bête à la tête, il s'accrocha
désespérément, mais ne trouva
pas d'appui solide.
« Si le rocher que je tiens à
gauche cède, il tuera sûrement mon
agneau », pensa-t-il et, dans sa
sollicitude pour la pauvre bête, il
lâcha l'autre main ; ce fut alors comme
un bourdonnement dans ses oreilles, tout devint
obscur devant ses yeux et il lui sembla entendre un
bruit de cloches, alors que tout était
silencieux ; combien de temps cela dura-t-il,
Martin n'en sut rien
Tout à coup il sentit quelque chose de chaud
sur son visage et entendit un cri singulier et
plaintif ; il reconnut l'aboiement de
Fidèle ; il entendit aussi un autre
bruit et s'efforça d'ouvrir les yeux.
« Où
suis-je ? »
En travers de son corps était
Fidèle ; à côté de
lui, retenu par un buisson d'épines
était le petit agneau ruminant en
paix ; au ciel, les étoiles
s'éteignaient l'une après l'autre, le
jour commençait à luire et en haut,
sur le rocher, Joseph était
agenouillé en pleurant. Martin se souvint
alors de ce qui était arrivé.
« Je suis tombé, pensa-t-il, et si
j'avais péri, j'aurais fait comme le
Seigneur Jésus ; lui aussi chercha et
trouva, puis mourut ; il dut mourir pour ses
petits agneaux, et de même que je me
réveille maintenant, ainsi se
réveilla-t-il le troisième jour et
depuis il est venu chercher ses brebis et les
arracher à la mort, comme je le fais pour
cet agneau. »
Si Joseph n'avait pas pleuré ; en haut,
Martin se serait de nouveau endormi, car la torpeur
l'envahissait tout entier, mais il se leva et, au
prix de grandes difficultés, chargea
l'agneau sur ses épaules. Joseph lui raconta
alors les inquiétudes qui l'avaient
empêché de dormir et comment, avec le
secours du chien, il l'avait cherché et
trouvé ; tous deux n'avaient pu se
reposer.
XI
Martin put regagner le village, mais bien
péniblement, car il n'avait rien
mangé depuis la veille ; en outre, il
s'était horriblement fatigué et
échauffé, il avait fait une chute
grave et était resté inanimé
jusqu'au matin, trempé
d'humidité.
Et malgré cela, sa joie était immense
de pouvoir rendre à la meunière son
agneau bien ponant ; comme cela le
réjouissait !
Mais voilà qu'au lieu de l'en remercier, la
meunière recommença ses
imprécations et ses jurements et d'autres
femmes encore murmurèrent de ce qu'il
arrivait en retard pour chercher le bétail
et le menacèrent indignement ; le
pauvre jeune homme était consterné et
tout bouleversé ; plein de tristes
pensées, il reprit le chemin de la
forêt qui lui parut terriblement long,
surtout au retour ; il confia le troupeau
à Joseph et à Fidèle et
s'assit sur son rocher favori. Ah ! si la
meunière pouvait le voir là, si
abattu, elle se repentirait de lui avoir
reproché son père et sa mère
et de l'avoir si indignement traité de
vagabond et de lourde charge pour le village.
En vain Joseph essaya-t-il de le dérider, il
ne put y parvenir ; Martin ne pouvait plus
chanter, et lorsque Joseph lui faisait la lecture,
il entendait bien, mais semblait perdu dans un
rêve ; ce fut ainsi pendant deux ou
trois jours.
Le dimanche, il autorisa Joseph à
l'accompagner au pâturage ; lorsque
celui-ci voulut faire sa lecture, le volume
s'ouvrit tout seul à l'endroit où il
était écrit que les Juifs voulaient
lapider le Seigneur Jésus parce qu'il avait
guéri un homme le jour du sabbat. Martin
soupira profondément : « Ils
voulaient te faire périr parce que tu avais
arraché un homme à la mort ;
pour moi, on m'a seulement injurié, quoique
j'aie rapporté vivant le petit agneau, et
voilà que je ne puis m'en consoler. Mais je
pardonne maintenant à la meunière,
comme toi-même tu as
pardonné. »
Martin commença alors à pleurer, puis
il sécha ses larmes et prit de grandes
résolutions ; il apporta encore plus de
soin à son travail et redoubla de
bonté pour Joseph ; il salua de nouveau
les promeneurs en leur souriant, comme il le
faisait autrefois, mais quelque chose était
changé en lui : il ne pouvait plus
grimper sur les arbres ou sur les rochers qu'avec
la plus grande difficulté et, dans le trajet
qu'il avait à accomplir chaque joui, il
devait se reposer par trois fois ; il n'avait
plus d'appétit et ne demandait que de
l'eau ; son visage n'était plus aussi
frais et rose, et ses yeux brillaient d'un
éclat étrange.
Cette année-là, les bergers durent
quitter les prairies plus tôt que
d'habitude ; Joseph s'en réjouit :
« Nous reviendrons ensemble à
l'école, disait-il, et le professeur nous
placera tous deux sur le même banc, puisque
maintenant tu peux tout lire. »
Le dernier jour qu'ils furent à la
forêt, Martin laissa Joseph surveiller seul
le troupeau et lui-même regagna son rocher
sur lequel il s'était tant de fois assis et
où il avait médité
« Est-ce que tout a toujours
existé ? - et si non, qui a fait cela -
Où demeure Dieu et où
reçoit-il les hommes lorsqu'ils
meurent ? »
En ce jour, il ne se posait plus ces
questions : il savait tout ce qu'il
désirait savoir, qu'aux premiers temps rien
n'existait sur la terre, que la terre même
était informe, et que seul Dieu avait
existé de tout temps ; que ce Dieu
avait créé en six jours tout ce que
nous voyons, la terre et le ciel ; il habitait
dans le ciel et donna la terre aux hommes ;
ceux-ci furent si méchants et si
désobéissants qu'ils
l'abandonnèrent, mais Dieu les a tellement
aimés qu'il a donné son Fils unique
afin que tous ceux qui croiraient en lui ne soient
pas perdus mais qu'ils aient la vie
éternelle, et ce cher Fils vint dans le
monde pour chercher et sauver ceux qui
étaient perdus ; il mourut sur la croix
pour ses brebis afin de les arracher à la
perdition ; ensuite il sortit vivant du
tombeau et retourna auprès de son
Père ; là il fit construire une
ville qui ne peut être comparée
à aucune ville de la terre • et
lorsqu'une demeure sera préparée pour
chacun, lorsque toutes les brebis auront leur nom
inscrit dans le Livre de vie, alors il reviendra et
les prendra toutes à lui afin que, là
où il est, elles soient aussi pour le servir
éternellement ; Martin savait que tout
cela était vrai, comme dit le
cantique :
Quand vous voudrez venir à lui,
Vous devrez le servir là.
Car celui qui veut servir Jésus dans le ciel
doit déjà essayer de le servir sur la
terre. Martin remerciait Dieu de lui avoir fait
connaître tout cela et d'avoir appelé
chaque homme à sa connaissance, car Dieu se
révèle par la nature et par
l'Écriture à tous ceux qui prient
d'un coeur sincère.
Puis Martin jeta un long regard sur la forêt
et le magnifique paysage ; dans la
vallée descendait le brouillard semblable au
voile de noce d'une fiancée ; le soleil
inondait tout de sa lumière et semblait
poser un baiser sur les joues de l'enfant ;
celui-ci ne pouvait se lasser de ce
spectacle ; pour la dernière fois de
l'année, il contemplait, en ce
beau jour d'automne, le soleil qu'il ne reverrait
plus dans la forêt jusqu'au printemps
suivant ; comme cela lui paraîtrait
long ! Des feuilles jaunes, rouges, noires et
dorées tombaient à terre, et,
à travers la forêt, mugissait une
harmonie lugubre, Aussi triste que la musique
d'enterrement d'un grand personnage. Oui, chaque
feuille, chaque bruissement semblait dire :
« Martin, adieu, adieu, nous ne te
reverrons plus ! »
Et Martin sembla à ce moment se rendre
compte de la solennité de cette
séparation ; il étendit les
bras, comme s'il voulait presser contre son coeur
ce paysage si beau et des larmes roulèrent
de ses yeux.
« Dieu vous garde...
adieu ! »
Et il rejoignit en hâte son troupeau ;
sur le chemin, il se retourna souvent encore, aussi
longtemps que le feuillage de la forêt ne lui
fut pas complètement caché.
XII
Ils arrivèrent à la maison. Martin
ne voulut pas se mettre à table, quoique des
voisines lui eussent envoyé des morceaux de
choix ; il pria seulement Joseph de lui lire
encore une fois le passage de l'Écriture
qu'ils avaient lu ensemble dans la forêt,
là où le Seigneur Jésus
dit : « Celui qui vient à moi
n'aura jamais faim et celui qui croit en moi n'aura
jamais soif. Celui qui voit le Fils de Dieu et
croit en Lui aura la vie éternelle et je le
ressusciterai au dernier jour. »
Puis ils prièrent ensemble et se
disposèrent à dormir, mais Martin ne
put que sommeiller C'était une nuit
très froide et si quelque petite fleur se
trouvait encore dans les prés, elle devait
être gelée ; la lune, en se
levant, éclairait les deux enfants dans leur
hangar, et les étoiles brillaient autour
d'elle comme des larmes ; oui, c'était
une froide nuit.
Tout à coup, Martin se réveilla en
sursaut, transi de froid ; les enfants
étaient enveloppés tous deux avec la
couverture de Joseph, et celui-ci toussait tout en
dormant.
Il a froid, pensa Martin, la couverture est trop
petite pour nous réchauffer tous deux, je
vais la lui laisser en entier ; je supporterai
bien ces quelques heures sans elle.
Il couvrit soigneusement son petit camarade et
s'enveloppa dans son manteau, mais ceci
était bien peu ; le froid
commença à le saisir, au point que
ses petites dents claquaient et qu'il frissonnait,
avec une douleur dans le dos ; il ne savait
plus comment faire.
« Petit Joseph, appela-t-il de toutes
ses forces, quoiqu'il pût à peine
formuler un son, je t'en prie, donne-moi un peu de
ta couverture, j'ai si froid ! »
Mais Joseph dormait toujours et ne l'entendait
pas.
« Il dort, Seigneur Jésus,
justement comme tes disciples, lorsque tu allas
auprès d'eux, à
Gethsémané », murmura
l'enfant au Seigneur.
Il avait comblé de biens Joseph avait
même souffert de la faim pour lui et
maintenant celui-ci dormait toujours et restait
insensible à sa plainte
« Seigneur Jésus, j'ai si mal et
je n'ai personne qui puisse me couvrir ; je ne
puis presque plus nie remuer. Ne m'abandonne pas,
Seigneur Jésus, aide-moi... »
Martin ne put continuer, mais tout à coup le
froid le quitta et il se trouva dans une telle
transpiration qu'on aurait cru qu'il était
tombé à l'eau ; il ferma les
yeux et s'endormit.
Onze heures sonnaient. Le fossoyeur venait de
sonner le cor pour le couvre-feu et regagnait sa
demeure pour se coucher jusqu'à une
heure ; une force mystérieuse l'attira
vers la demeure des petits bergers ; parfois,
en effet, il allait les contempler dans leur
sommeil ; il se plaisait à voir Joseph
enlacé dans les bras de Martin, et tous deux
reposant ensemble en souriant, plus paisiblement
que des princes dans leur lit d'or et de soie.
Le fossoyeur se dirigea vers la couche des enfants
baignée de la lumière de la
lune ; il vit Joseph chaudement
enveloppé jusqu'aux oreilles de sa
couverture ; comme si une tendre mère
l'avait choyé ; Martin reposait un peu
plus loin, sur un peu de paille, mal garanti du
froid par son vieux manteau, le front et les joues
brûlants comme le feu, et les yeux aussi
brillants que les étoiles du ciel.
« Martin, ne dors-tu pas ? Comment
es-tu couché ? Ton ami a toute la
couverture et tu n'as rien ! »
Mais le garçon ne répondit pas ;
il regardait en souriant si étrangement que
le fossoyeur ne put jamais oublier ce
spectacle ; il quitta son manteau et en
recouvrit l'enfant.
« Martin, qu'as-tu ? pourquoi ne
parles-tu pas ? ne me reconnais-tu
pas ? »
Le garçon secoua la tête en balbutiant
d'une façon étrange :
« Maintenant il viendra bientôt et
je l'attends.
- Qui ?
- Le Fils de Dieu ; il vient me
chercher ; en ce moment je traverse
déjà les grandes eaux et je vais
atteindre le rivage, heureusement, car j'enfonce
jusqu'aux épaules, mais je ne crains
rien.
- Martin, réveille-toi, tu ne sais ce que tu
dis. »
Les yeux du brave homme se remplirent de
larmes ; Martin semblait s'entretenir avec un
être invisible :
« Es-tu arrivé ? Sois le
bienvenu ! tu me tiens solidement, comme tu es
bon !... Je ne puis plus tenir le rocher, cela
me fait tant de mal... L'agneau est tombé
bien bas et je me suis précipité dans
l'abîme par amour pour lui ; je suis
tout meurtri... Et encore on m'a injurié,
mais je ne leur en veux pas, on a été
bon pour moi, très bon, quoique je sois un
enfant trouvé. Puisse Dieu le Père
les récompenser, elles m'ont
élevé, elles m'ont donné
Joseph et nous ont nourris ; nous vivions si
bien ensemble parce que nous nous aimions, mais
maintenant je préfère aller avec
toi ; je sais que tu te tiens auprès de
moi et que là même je te verrai,
n'est-ce pas, Seigneur Jésus, mon cher
Sauveur ? »
Martin sourit encore et ferma les yeux.
Le fossoyeur courut vite chercher sa femme et tous
deux transportèrent l'enfant dans leur
demeure ; quoiqu'il fît encore nuit,
quelques voisines accoururent, car le fossoyeur
avait réclamé leur aide en tapant
à leur fenêtre en disant :
« Pour l'amour de Dieu, venez,
Petit-Martin est au plus mal. »
Le garçon ne reconnaissait plus personne
autour de lui, pas même Joseph qui pleurait
à son côté, comme peu
auparavant sur le rocher surplombant le
précipice.
Les femmes essayèrent de le soulager.
« Si cela ne va pas mieux, dit la
meunière, demain nous ferons venir le
docteur. »
Elles lui préparaient des tisanes lorsque le
malade revint et lui et jeta un regard sur ceux qui
l'entouraient.
« Je vous remercie bien de tous vos
soins, dit-il d'une voix brisée, mais je
vivais dans le monde sans Dieu… et vous saviez
tout de lui….. et aucune de vous ne m'a
parlé de lui et (sa voix devenait de plus en
plus triste), vous viviez vous-mêmes comme
s'il n'y avait point de Dieu et vous croyez comme
si cela n'était pas vrai... Si je meurs, ne
me donnez aucun argent pour la traversée
(2) ; le
Seigneur Jésus me recevra sans cela et ne
craignez pas que je vienne vous apparaître
comme un fantôme, oh ! non, je ne
reviendrai pas..., car je serai bien loin, et je ne
pourrai pas retrouver le chemin. »
Les femmes écoutaient attentivement :
« Il parle comme la Sainte
Écriture", dirent-elles.
« Ne crains point, Martin, dit le
fossoyeur, tu ne mourras pas ; cela passera
aussi vite que c'est venu et tu retourneras au
pâturage paître notre
bétail.
- Et même nous te ferons un nouvel habit,
promirent les femmes, et tu pourras prendre Joseph
avec toi pour t'aider ; nous l'habillerons
aussi et nous prendrons bien soin de vous deux.
- Dans l'hiver vous viendrez demeurer chez moi, dit
la meunière, et vous ne courrez plus ainsi
le risque d'être ensevelis sous les
décombres de votre cabane ; au
printemps nous réparerons votre maison ou
nous vous en construirons une neuve !
- J'en ai déjà une toute prête,
murmura Martin ; je vous remercie de toutes
vos bontés... Levez-moi un peu, je vous
prie... »
Les femmes l'assirent sur le lit et
placèrent sa tête sur un oreiller.
« Le sommeil le gagne, dit la femme du
fossoyeur, il va s'endormir. »
Mais le malade rouvrit les yeux avec effort ;
Joseph se jeta sur lui en pleurant.
« Ne pleure pas, dit Martin
plaçant une main sur la tête de son
camarade tandis que l'autre caressait Fidèle
qui la léchait, ne pleure pas ; Dieu a
tellement aimé le monde qu'il a donné
son Fils unique afin que tous ceux qui croient en
lui ne périssent point, mais qu'ils aient la
vie éternelle... et toi aussi...
En vain les femmes attendirent la suite de ses
paroles ; il poussa seulement un grand soupir
et il s'endormit.
« Laissons-le, conseilla la femme du
fossoyeur, il est bon qu'il se repose, cela lui
fera du bien. »
Comme l'aube matinale se levait, elle revint
auprès du malade.
« Petite tante, cria-t-elle à
Huda, il ne respire plus. »
Hélas ! c'était vrai, et la
forêt avait prédit juste, le Seigneur
Jésus avait recueilli l'enfant au
matin ; le soleil avait bien fait de prendre
congé de l'enfant dès la veille, il
ne le reverrait plus.
Quelque quinze années auparavant, les
obsèques de la mère de Martin avaient
attiré un grand concours de monde, mais
certainement aucun habitant du village n'avait
encore jamais vu une cérémonie aussi
nombreuse et aussi imposante que le fut
l'enterrement du petit Martin lui-même. Les
jeunes filles du village étaient
ornées de couronnes, les jeunes gens
réclamaient tous l'honneur de porter le
cercueil ; l'instituteur y conduisit tous ses
élèves, car, du moment que Martin
avait été le plus appliqué
d'entre eux, il voulut lui rendre tout l'honneur
possible ; sur le cercueil étaient
déposées une couronne de romarin et
une croix de fleurs avec des rubans ;
immédiatement après, marchait le
pauvre Joseph, la tête
découverte ; au cimetière on
enterra Martin tout à côté de
sa chère mère qu'il avait à
peine connue, et lorsque le fossoyeur eut
comblé la fosse, il ne put retenir ses
larmes :
« Que la terre te soit
légère, cher enfant. »
Le printemps reviendra, oui, il reviendra ;
les prairies refleuriront, les forêts
reverdiront, mais c'est en vain qu'elles attendront
Martin avec son troupeau ; il ne reviendra
plus. Il est parti pour une contrée
lointaine où il a déjà vu Dieu
et le Seigneur Jésus, et maintenant il
séjourne là où les arbres
portent des fruits douze fois dans l'année,
là où il n'y a plus ni mort, ni
misère, ni, souffrance, mais une joie
éternelle, une musique admirable et les
chants magnifiques des anges, dans cette ville
splendide, aux portes de perles et aux pavés
d'or où les maisons sont construites en
pierres précieuses.
Les habitants de Raschovo enterrèrent Martin
et le pleurèrent, mais un berger semblable,
plein d'amour pour Dieu, travailleur et soigneux
comme lui, ils n'en trouvèrent jamais un
autre.
Et Dieu le Père prit soin de Joseph.
FIN
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