PROMENADES À TRAVERS LE
PARIS DES MARTYRS
1523 -
1559
CHAPITRE IV
Le Cimetière St-Jean
La situation actuelle. Les supplices :
Barthélémy Milon ;
Étienne de la Forge. Deux
« luthériens ». -
Georges Dutertre. - Un inconnu. - Peloquin.
Le cimetière St-Jean est traversé
par la rue de Rivoli actuelle. Il s'étendait
au-delà dans la direction de la rue du
Bourg-Thibourd. La pointe nord-est de la caserne
Lobau donne sur l'emplacement de cet ancien
cimetière devenu le marché St-Jean,
disparu lui-même pour faire place à la
rue de Rivoli.
C'est à cet endroit que se
trouvait l'hôtel de Pierre de Craon qui avait
voulu faire assassiner le connétable de
Clisson sous Charles VI, en 1391. En punition de
cet attentat, sa maison fut démolie et
rasée et la place qu'elle occupait fut
donnée à la paroisse St-Jean pour en
faire un cimetière.
Devant le cimetière, il y avait
une place, donc c'était aussi un endroit
propice pour y brûler quelques-unes de ces
victimes de l'intolérance d'alors dont les
souffrances étaient destinées
à faire réfléchir le peuple
qui aurait eu quelque velléité
d'affranchissement à l'égard d'une
église corrompue mais puissante.
Voici quelques-uns des tristes
épisodes que vit se dérouler la place
du cimetière St-Jean.
Le 12 novembre 1534, un cordonnier
paralytique natif de Paris et nommé
Barthélémy Milon, fit amende
honorable devant Notre-Dame et fut
brûlé au cimetière St-Jean. Il
fut brûlé vif sans étranglement
préalable parce que, dit Pierre Driart,
« il ne se révoqua point de sa
mauvaise doctrine et mourut obstiné comme le
rapportèrent ceux qui l'avaient vu
exécuter. » Sa soeur, femme d'un
nommé Simon, fut citée à
comparaître mais elle paraît avoir
échappé aux recherches ainsi que
cinquante de ses co-accusés.
Cette année 1534 qui a fourni
tant de martyrs marque une époque de
réaction furieuse. François 1er,
décidément intimidé par la
puissance et la popularité des
réacteurs, a passé du
côté des persécuteurs. Il se
plie plus facilement à leurs exigences, il
se prête à leurs processions
solennelles et les bûchers flambent dans
Paris.
Nous connaissons
Barthélémy Milon autrement que par le
froid procès-verbal de Driart ou du
Journal d'un bourgeois de Paris. Voici les
détails que nous fournit sur lui le
Martyrologe de Crespin.
« Barthélemi
Milon, dit
le Paralytique, vulgairement appelé
Berthelot, fils d'un nommé Robert Milon,
cordonnier de la Ville de Paris,
estoit jeune homme, perclus de ses membres,
excepté des bras et de la langue. Sa
conversion est digne d'estre récitée
pour magnifier la miséricorde de nostre Dieu
envers les siens, et nous apprendre à mettre
en icelle toute nostre espérance. Comme
ainsi fust que ce personnage eust receu des dons et
grâces excellentes du Seigneur, non seulement
quant au corps mais surtout quant à
l'esprit, il en abusa en sa première
jeunesse à toute intempérance et
dissolution !
La
santé et habileté du corps lui
servait d'appétit pour suivre les choses de
ce monde et commettre les oeuvres abominables de la
chair ; son esprit estait adonné non
seulement à vanité, mais aussi
à raillerie et mespris des choses de Dieu.
Avint un jour qu'en continuant ses esbats, il se
froissa et rompit quelques costes de la poitrine,
et ne prouvoyant de remèdes à la
convulsion, le corps lui devint bossu et du tout
contrefait devant et derrière ; les
parties inférieures destituées de
nourriture ordinaire et convenable, petit à
petit défaillirent ; bref, le Seigneur,
pour reformer la créature esgarée,
fit tomber sur lui un changement de corps et
d'habile le rendit totalement débile et
cassé de ses membres lui reservant seulement
l'usage des bras et de la langue, comme dit est.
Estant en ceste misère et n'apprehendant que
la douleur qui le pressait, et la difformité
de son corps, Dieu lui donna ouverture à la
connaissance de sa vérité, par le
moyen d'un homme fidèle, duquel Milon un
jour s'estoit moqué, ainsi qu'il passoit
devant la boutique de son père. Ce
fidèle s'approchant de Milon lui dit :
« Pouvre homme, pourquoi te mocques-tu
des passants ? ne vois-tu
pas que Dieu a en ceste façon, courbé
ton corps pour redresser ton
âme ? » Milon fut
estonné de ce propos, et commença de
prester audiance à cest homme, lequel
à l'instant lui présenta un nouveau
Testament et dit : « Vois ce livre
et d'ici à quelques jours tu me scauras
à dire quel il te semblera. »
Milon après avoir commencé à
gouster le fruict de la lecture du nouveau
Testament, ne cessa et nuict et jour de continuer
en icelle et d'enseigner la famille de son
père et ceulx qui venaient vers
lui.
Le
changement si grand et si subit de ce personnage,
donna occasion à plusieurs de s'en
emerveiller. Ceux qui le souloyent hanter pour ouyr
les chants de musique et d'instruments qu'il
touchait avec grace singulière, estoyent
ravis, oyans ceste homme parlant tout autre langage
qu'il n'avait fait auparavant. Environ six ans
avant qu'il souffrist la mort, il fut détenu
au lit et n'en bougea sinon que quatre personnes le
remuassent. Estant ainsi au lict attaché, il
enseignait quelque jeunesse en l'art d'escriture,
en laquelle il estoit non pareil ; il gravait
avec eau sur cousteaux dagues et espées et
faisoit choses non usitées pour les
orfevres, et de tout le gain provenant de ceci il
en sustentait plusieurs poures et
nécessiteux qui avoyent connaissance de
l'Évangile. Il ne se lassait d'instruire et
admonester ceux qui le venoyent voir, à
raison de ces choses exquises et rares qu'il
faisoit ; bref sa chambre estoit une vraye
eschole de piété en laquelle la
gloire de Dieu soir et matin retentissoit. Il ne
faillit donc en ceste fureur de persécution
estre des premiers apprehendez par Morin lequel
paravant l'avait eu en ses
prisons et dont le Seigneur le délivra pour
le reserver à la consolation des siens en
ceste aspre saison et pour rendre sa mort plus
illustre.
Morin
escumant sa rage et comme transporté
d'esprit, ne pensant qu'a executer sa
cruauté entra en la chambre où estoit
couché ce poure paralytique et lui
dit : « Sus, leuve toi. »
Le paralytique n'estant effrayé du regard de
la face hideuse de ce tyran respondit comme en se
riant : « Hélas, Monsieur, il
faudroit un plus grand maistre que vous pour me
faire lever ». Il fut soudainement
levé et transporté par les sergeans,
après que Morin à la façon
acoustumée eut ravi le meuble le plus secret
qu'il trouva en ladite chambre. On ne pourrait
assez réciter le grand bien et la
consolation qu'apporta ce personnage aux autres
prisonniers, car autant estoit-il effrayé
estant en la prison et devant les juges, comme s'il
eust esté en son lict. Qui plus est, il
enduroit lors toutes choses qu'on lui faisoit et le
plus rude traitement qu'on lui sût faire au
lieu que paravant estant au lict, s'il n'estoit
manié doucement et par des gens qui avoient
acoustumé de le lever, il criait aux
attouchements rudes, de la douleur qu'il sentoit en
ses membres. On le condamna a estre bruslé
à petit feu en la place de Grève,
(1) à
laquelle estant mené, passa devant la maison
de son père. Les ennemis de la
vérité furent estonnez de la
constance qu'eut ce tant admirable serviteur et
tesmoin du Fils de Dieu, tant en la vie qu'en la
mort. »
Martyrologe, éd. Toulouse, 1. 302-303.
Le 15
février 1535, c'est le tour d'Étienne
de la Forge, natif de Tournai, maître du
Pellican, rue St-Martin, accusé d'avoir
trempé dans l'affaire des Placards,
d'être étranglé et
brûlé au cimetière St-Jean. Il
était âgé de 50 à 60
ans, riche et estimé, dit
Driart.
Le
Martyrologe de Crespin confirme ce bon
témoignage rendu au martyr par le moine de
St-Victor.
15 février 1535.
« Estienne de la Forge, natif de Tournay et
résidant de long temps en la ville de Paris,
exerçoit en icelle lestat de marchandises en
grande affluence de biens et
bénédictions de Dieu ; de
laquelle il n'estoit mesconnaissant ni ingrat. Car
outre ce que son bien ne fut oncques
espargné aux povres, il avoit en
singulière recommandation l'annoncement de
l'Évangile, jusques à faire imprimer
à ses despens livres de la Saincte
Escriture, lesquels il annonçoit et mesloit
parmi les grandes aumosnes qu'il faisoit ; et
pour instruire les pauvres ignorans. « Sa
mémoire doit estre bénite (dit Jean
Calvin au livre contre les Libertins au 4e chap.)
(2) entre les
fidèles, comme d'un vrai Martyr de la
doctrine de Jésus-Christ »
laquelle il signa par sa mort qu'il endura par le
feu au cimetière Sainct Jean, peu de
temps après les autres,
pour une mesme cause de l'Évangile.
(Martyrologe, I, p. 304-305.)
Le 18 septembre de la même année,
deux faiseurs de rubans de soie et de tissus furent
brûlés vifs l'un à la place
Maubert, et l'autre au cimetière St-Jean
comme deux luthériens qu'ils étaient.
Ils étaient jeunes et natifs de Tours. Ils
avaient voyagé en Allemagne et en Flandre et
en avaient rapporté un livre
luthérien qu'ils donnèrent à
garder à leur hôte en lui recommandant
de ne le montrer à personne. Celui-ci ne put
se tenir et le montra à un prêtre qui
dit incontinent : « Voici un
très mauvais livre et
damné. » Mandés au
Châtelet sur la dénonciation de leur
hôte, les deux jeunes gens furent
condamnés à faire amende honorable
devant Notre-Dame, à avoir la langue
coupée et à être
brûlés vifs. On trouva qu'ils avaient
apporté des livres d'Allemagne qu'ils
voulaient faire relier et vendre à
Paris.
Le 5 janvier 1547, Georges Dutertre eut
la langue coupée et brûlée avec
lui au cimetière St-Jean
(3). Ce supplice
atroce ne paraît pas avoir intimidé sa
famille car, en 1564, il y a un Dutertre
étudiant en théologie à
Genève et on voit un Dutertre
assassiné à la
St-Barthélémy.
Deux ans après, le 8 mars 1549,
dit M. N. Weiss, « on brûlait au
cimetière St-Jean-en-Grève le chef
d'une bande de jeunes gens qui avait
été capturée par le
prévôt royal de Noyon, revêtu
depuis le 22 novembre
précédent des
prérogatives que l'édit de 1540 ne
reconnaît qu'aux baillis ou
sénéchaux. Ces jeunes gens
s'étaient donnés des noms
empruntés surtout à
l'antiquité classique : Hector,
Narcissus, Troïlus, Priam, Ascanaïs, et
le peuple les appelait ordinairement
« les enfants sans souci. »
Quelle mission s'était donnée ces
sept écoliers dont les surnoms
poétiques font songer à une
confrérie de la bazoche ? Les deux
arrêts qui les concernent nous apprennent
seulement qu'ils possédaient des livres
réprouvés, parlaient
témérairement des saints et que leur
chef, Jean Bourgeois, dit Hector, parut assez
gravement compromis pour être torturé
et brûlé vif. N'est-on pas ici en
présence d'une association formée par
la communauté des opinions nouvelles au sein
de la jeunesse des écoles qu'elles
soulevaient alors si puissamment ?
(4) »
En tous cas, l'été de 1549
fut terrible pour les esprits libres et les
novateurs de Paris. Il vit, entre autres, sur la
même place le supplice de Peloquin.
LE SUPPLICE DE
BARTHÉLÉMY MILON
(d'après
Crespin).
Les « feux » n'intimidaient
pas tous les hardis partisans de la réforme
de l'Eglise - mais il n'est pas étonnant
qu'ils aient déterminé bon nombre
d'individus et de familles à chercher
à l'étranger un refuge pour leur
conscience. Étienne Peloquin fut
brûlé pour avoir favorisé cette
émigration. Voici ce que raconte de lui le
Martyrologe :
- « En
la ville de Blois, il y a une maison bourgeoise
assez ancienne des Peloquins, laquelle le
Seigneur a voulu anoblir par deux frères
issus d'icelle, les ayant fait
champions en l'ordre de son fils
Jésus-Christ. Tous deux ont
été instruits en la ville de
Genève et d'icelle sont sortis pour aller
au combat spirituel de sa querelle.
Étienne, comme
aîné de son frère Denis, fut
mis en exploit le premier, étant sorti de
Genève (où il avait sa famille)
pour y amener et conduire quelques
fidèles d'Orléans et de Blois.
Mais le Seigneur qui par sa puissance admirable
besogne continuellement et conduit tous les
mouvements de ses créatures, arrêta
tout court ce sien serviteur et toute sa
compagnie à Château-Renaud
(5) par un
prévôt des maréchaux
exécuteur de son décret
Anne
Audebert (de laquelle ci-après sera
décrit le martyre) était en la
dite compagnie pour venir à
Genève. Mais le chemin et le but de leur
entreprise fut abrégé, et pour une
cité et ville de refuge qu'ils
cherchaient ici-bas, le Seigneur en donna une
permanente et durable à jamais.
Étienne fut mené de
Château-Renaud à Paris ;
où après avoir rendu
témoignage à la
vérité de l'Évangile, fut
condamné par les conseillers de la
Chambre qu'on a nommé ardente, du
Parlement de Paris, d'avoir la langue
coupée et d'être brûlé
à petit feu. Le cruel tourment qu'il
endura de courage tant résolu, en la
place du cimetière St-Jean, étonna
grand nombre de spectateurs de sa
mort. »
-
Martyrologe, t.
I. p. 537.
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