DANS LE MONDE DE LA FOI
Avec
Abraham
II
En avant !
Abram partit, comme
l'Éternel le lui avait dit, et Lot partit
avec lui. Abram était âgé de
soixante-quinze ans, lorsqu'il sortit de Charan.
Abram prit Saraï, sa femme, et Lot, fils de
son frère, avec tous les biens qu'ils
possédaient et les serviteurs qu'ils avaient
acquis à Charan. Ils partirent pour aller
dans le pays de Canaan, et ils arrivèrent au
pays de Canaan. Abram parcourut le pays jusqu'au
lieu nommé Sichem, jusqu'aux chênes de
Moré. Les Cananéens étaient
alors dans le pays. L'Éternel apparut
à Abram, et dit : Je donnerai ce pays
à ta postérité. Et Abram
bâtit là un autel à
l'Éternel, qui lui était
apparu.
Gen. XII, 4-7.
1. Obéissant et fort.
Un Bengalais de qualité était
depuis longtemps convaincu de la
vérité du christianisme. Seulement,
comme beaucoup de chrétiens de la vieille
Europe, timidement il se taisait sur sa foi. Ne
nous étonnons pas de son silence. La
moquerie, le dédain, la persécution
pour l'amour du Seigneur ne
sauraient être soufferts que par celui qui a
définitivement biffé dans sa vie le
mot volonté propre. Un
événement extérieur vient
parfois donner la secousse initiale, à la
suite de laquelle la volonté se
décide enfin à opérer la
rature dont nous avons parlé. C'est ce qui
se produisit pour notre Bengalais.
Un jour, comme il était assis
dans un compartiment de chemin de fer près
de la portière, au moment d'une halte, il
entendit, sans être vu, l'entretien d'un chef
de gare avec un jeune Hindou. Le premier cherchait
à dissuader le second de demeurer
chrétien. Dans ce but, il faisait miroiter
devant les yeux du jeune homme les plus belles
perspectives, si celui-ci retournait à
l'idolâtrie. Il usa même de menaces,
pour le cas où son auditeur se montrerait
résolu à continuer à se dire
chrétien. L'Hindou appartenait à la
classe inférieure. Il n'en répondit
pas moins avec un sourire tranquille :
« En aucun cas je ne laisserai ma foi. Je
sais trop quel Sauveur je possède en
Jésus-Christ. » Les paroles de
l'Hindou firent éprouver au Bengalais une
sorte de tressaillement. Celui-ci eut honte de sa
conduite. Le résultat fut que le jour
même il alla demander le baptême.
Tel peut être le pouvoir de
l'exemple, d'un acte de foi. Chaque acte de foi
dont vous êtes le témoin, lecteur,
doit vous donner aussi une impulsion, vous inviter
à vous mettre en marche du côté
du but. La conduite d'un Bengalais, d'un Esquimau
exercera, à l'occasion, si vous êtes
docile, la même influence sur vous que
l'obéissance d'Abram, le croyant des temps
antiques.
Dieu avait donc dit :
« Va-t'-en ... ! » Et
« Abram partit, comme l'Éternel le
lui avait dit. » Ainsi s'exprime
l'Écriture, toujours concise,
résumant en deux mots ce grand
départ. C'était bien un
événement. Et dans un autre sens, ce
n'en était pas un. Je veux dire qu'il
s'accomplit sans bruit. Le train du monde n'en fut
pas changé. Les contemporains ne
s'aperçurent pas de ce qui se passait. Et
pourtant ce qui se passait était plus
important pour l'humanité que toutes les
conquêtes d'Alexandre le Grand.
Dieu avait donné un ordre
à Abram, et Abram avait
obéi. La foi se manifeste
par l'obéissance. Il serait faux sans doute
d'identifier complètement la foi avec
l'obéissance. Non, elle n'est pas rien que
cela. À son origine, c'est une simple
réceptivité, une émotion en
quelque sorte féminine, un élan
d'abandon, le don de soi-même à Dieu,
l'acceptation par le coeur de l'amour de Dieu, de
la volonté de Dieu. Mais quand la foi est
née, elle ne tarde pas à se montrer,
dans les grandes et les petites choses, comme une
obéissance à Dieu.
N'est-ce pas un comble que de
réduire cette foi, qui a son siège
dans le coeur, à une pure croyance de
l'intelligence, dont les objets sont les formules
dogmatiques ? Ce qui est plus propre encore
à plonger dans la stupeur, c'est de songer
que, pendant des siècles, l'Eglise a recouru
aux cachots, aux tortures pour créer la foi.
Autant vaudrait prétendre que l'on fait
naître la gratitude dans une âme en lui
infligeant des déchirements ! Il a
fallu aux gouvernements des milliers
d'années pour comprendre que la foi, cette
explosion de confiance, a besoin de la
liberté pour naître. Aveuglement de
l'esprit humain ! Cependant sans cette
liberté la foi ne saurait ni exister, ni se
livrer à l'obéissance.
Abram offrit à Dieu le sacrifice
que celui-ci avait réclamé. Il devait
plus tard en offrir un second plus redoutable,
celui de son fils. On voudrait savoir si cette
immolation à la volonté divine fut
facile ou difficile pour le père des
croyants. Et l'Écriture ne répond
rien sur ce sujet, comme sur tant d'autres. J'en
conclus que la question n'a pas l'importance que
nous lui attribuons. Abram a-t-il versé
beaucoup de larmes en s'éloignant pour
toujours du foyer paternel, en prenant à
jamais congé de ceux qu'il aimait ?
A-t-il connu les angoisses des séparations
définitives ? A-t-il
tremblé ? A-t-il crié à
Dieu dans ses combats avec lui-même ?
N'est-ce enfin qu'après une longue lutte
qu'il a pu dire. « Mon Dieu, je veux ce
que tu veux ! » Ou bien a-t-il pris
d'emblée son parti ? Nous l'ignorerons
toujours. L'essentiel est qu'il ait fait son
devoir. C'est encore que nous fassions le
nôtre.
J'ai devant moi deux enfants, deux
petites filles auxquelles j'impose une
défense propre à les contrarier.
L'une d'elles me répond en souriant :
« Je ferai ce que vous
désirez. » Mais la seconde petite
fille se mettra à pleurer. Il lui faudra des
heures pour se résigner au renoncement
auquel elle est appelée. Ne croyez-vous pas
cependant que sa soumission finale, prix d'une
longue lutte, est peut-être d'un prix moral
égal, sinon supérieur à celui
de l'acquiescement facile, empressé de sa
jeune et aimable compagne ?
Les grandes personnes sont comme les
enfants. Il en est parmi elles qui ne se
décident qu'après de longs
atermoiements, de véritables tourments
intérieurs. Je vous en prie, ne souriez pas
devant celui qui se résout tardivement
à apporter à une oeuvre
chrétienne l'offrande de sa charité.
Ne souriez pas de celui qui,
déterminé à se
réconcilier avec son voisin, recule par
trois fois au moment de franchir le seuil de la
porte de ce dernier. Gardez-vous encore
d'éprouver le moindre dédain pour
l'âme souffrante, endolorie, ayant eu besoin
de plusieurs années pour dire à Dieu
en toute vérité : « Je
me soumets à Dieu. » Ce qui
importe, c'est qu'on finisse par cette soumission.
L'obéissance vous est plus facile
qu'à d'autres, évitez de vous
enorgueillir ; rendez grâce à
Dieu qui vous fait la soumission
légère, car c'est de lui que
procède votre empressement.
Mais quelle merveille d'arriver à
se plaire dans une obéissance qui
réclame l'immolation de ses
affections ! Comment Abram en était-il
venu à pouvoir dire, quel que fût
l'ordre du Seigneur : « 0 Dieu, je
suis prêt à faire ta
volonté. » Comment Noé
eut-il la fermeté de supporter pendant 120
ans, alors qu'il construisait l'arche, les
moqueries de ses contemporains ? Comment
Moïse, qui avait d'abord tremblé
à l'idée de se rendre devant le
Pharaon, prit-il tout à coup sur
lui-même un suffisant empire pour braver la
fureur du tyran et demeurer inébranlable en
face de ses menaces ? Comment les trois jeunes
hommes du livre de Daniel ont-ils été
persuadés de se livrer aux
flammes de la fournaise ardente, alors que, pour
échapper, ils n'avaient qu'à faire ce
que tout le monde faisait, à s'agenouiller,
à se prosterner devant la statue
d'or ?
Que parlons-nous des trois compagnons de
Daniel ? Des millions, vous dis-je, des
millions d'hommes, pour l'amour de Christ ont
renoncé à leur liberté,
supporté la prison, sont montés sur
des bûchers ou ont donné leur vie dans
d'autres martyres, dont la seule mention fait
passer un frisson ! Et ils ont accompli le
suprême sacrifice tranquillement,
joyeusement, souvent en chantant les louanges de
Dieu. N'est-ce donc pas là un
miracle ?
Comment expliquer cette attitude ?
Elle reste inexplicable pour qui ne comprend pas
que la volonté de l'homme, purifiée,
consacrée à Dieu dans un élan
de confiance, reçoit en échange de sa
consécration une force mystérieuse et
divine. Cette force, véritable parcelle de
la toute-puissance à laquelle rien n'est
impossible, est ce qui nous rend à nous
aussi, tout possible. Elle ne nous fait pas
insensibles, mais elle verse dans l'âme une
goutte d'éternelle jeunesse, et cette goutte
vous permettra, tout en vous laissant homme,
d'accomplir des oeuvres surhumaines.
Avez-vous compris cela, mon cher
lecteur ? J'espère que vous pouvez me
répondre par un oui sérieux et en
même temps joyeux. Il n'est plus besoin
même, je l'espère, de Noé, de
David, d'Elie, d'Abram pour nous instruire dans ce
mystère de la foi associant une force divine
à notre faiblesse. Il ne sera plus besoin de
la Bible pour nous le révéler. N'en
avons-nous pas l'expérience ? N'est-il
pas l'une des réalités les plus
certaines de notre vie spirituelle ? Ne
saurions-nous pas par notre propre passé que
le Seigneur communique aux siens, dans les heures
les plus douloureuses, dans les luttes les plus
terribles, une énergie surnaturelle ?
2. Nous sommes des
pèlerins.
L'auteur de l'épître aux
Hébreux nous dit qu'Abram séjourna
dans la Terre promise comme dans une terre
étrangère.
(Héb. XI, 9). Le texte de la
Genèse lui a révélé le
genre de vie du patriarche. Celui-ci avait
quitté la Chaldée, entrepris un
voyage où il était conduit pas
à pas par le doigt indicateur de Dieu. Il
dut ajouter les étapes aux étapes.
Tantôt il traversait de souriantes plaines,
tantôt il gravissait de hautes montagnes,
tantôt il descendait dans les vallées
solitaires, dans des gorges profondes, tantôt
il longeait des lacs ou des fleuves. Plus d'une
fois sans doute, devant quelque paysage attrayant,
notre voyageur s'est dit : « Ne
serait-ce point ici le lieu de mon repos, la terre
promise ? » Mais toujours la voix
divine lui criait : « Plus loin,
plus loin encore ! » Il était
parvenu jusqu'aux forêts de chênes de
Moré, dans le site aimable appelé
plus tard Sichem. C'est là seulement que
Dieu lui dit : « C'est
assez ! ».
Dieu parle à l'homme, et chacune
de ses paroles mérite d'être retenue.
Or les paroles de Dieu à l'homme ne sont pas
des communications propres à satisfaire la
chair et le sang. La révélation
accordée à Abram dans le territoire
de Sichem est résumée par notre texte
en cette phrase : « Je donnerai ce
pays à ta
postérité. » C'est par
là qu'Abram a appris qu'il touche enfin
à la terre de ses voeux. Mais il apprend en
même temps que cette terre ne sera pas sa
propriété, qu'elle sera la
propriété de sa descendance .... Le
message pouvait à cet égard
être une déception. Il n'était
pas, en tout cas, pour réjouir le coeur
naturel. Il faudra que le serviteur de
l'Éternel erre dans la Terre promise comme
un étranger ; il faudra qu'il vive dans
la dépendance des possesseurs du sol, qu'il
avance ou recule, conduit par les circonstances,
par le soleil, la pluie, l'existence des sources
d'eau, des citernes, la fertilité des
prairies. Il posera sa tente ou la lèvera
suivant les besoins. En un mot, s'il voit le pays
promis, il restera lui-même, jusqu'au bout,
étranger et voyageur dans ce pays.
Et Abram ne se scandalise pas. Il ne
fait pas monter vers le ciel ses plaintes. Il
élève au contraire un autel à
Jéhovah, dans l'expression de sa gratitude.
Ne vous semble-t-il pas par cet
acte dire à Dieu : « J'ai
compris ton dessein, je l'accepte, je continue
à aimer ton grand
nom ? »
Abram n'ignorait point que nous sommes
tous plus ou moins des étrangers et des
voyageurs sur la terre. « Il attendait,
nous dit l'auteur des Hébreux, la
cité dont Dieu est l'architecte et le
fondateur. »
(Héb. XI, 10).
Assurément les espérances de la vie
éternelle n'étaient pas pour lui
aussi claires, aussi resplendissantes qu'elles le
sont devenues pour nous par l'Évangile. Il
nourrissait pourtant l'attente de la vie
éternelle. Le Dieu auquel il s'était
confié n'était-il pas plus fort que
la mort ? N'était-il pas pour lui une
source permanente de vie ? L'oublierait-il
dans le sépulcre ? Ah ! le
patriarche avait compris, par les
expériences de sa foi, que Dieu le ferait
vivre, même dans la mort. Il n'en doutait
point. Mais. sentant que les croyants sont des
voyageurs en chemin vers l'éternité,
il n'avait pas de peine non plus à
être un pèlerin ici-bas au sens propre
du mot.
Nous sentons-nous pèlerins, comme
Abram, comme lui en chemin vers la patrie
éternelle ? À un certain point
de vue, je le répète, tous les hommes
sont ici-bas étrangers et voyageurs, les
incrédules aussi bien que les croyants. Nul
n'a en ce monde de demeure permanente. Que sont
soixante-dix ou quatre-vingts ans passés
entre les murs solides d'un château ou entre
les parois plus légères d'une
chaumière ? L'habitant du château
et celui de la chaumière ont à
quitter la vie. Tout est sans cesse en mouvement
autour de nous. Tout passe, tout casse, tout
lasse : l'or, les terres, l'honneur, la
santé, les forces intellectuelles, la vie
des nôtres. Ce que nous aimons ressemble aux
nuages du ciel, perpétuellement
agités, bientôt dissipés. Elle
vous fatigue peut-être, cette plainte sur
l'universelle vanité des choses, si souvent
entendue. Elle est pourtant inspirée par le
désir de quelque chose de meilleur. Elle est
un signe de la noblesse de notre origine. Car
l'animal se sent chez lui sur la terre. En
s'attristant de ce devenir, de ce flux et reflux
qui constamment nous ballotte,
l'homme fait voir qu'il n'est pas ici-bas dans son
véritable milieu.
Les mondains ont des heures où
s'exhale aussi de leurs âmes un soupir vers
l'invisible. Dans leurs deuils, ils font inscrire
sur les tombes de ceux qu'ils ont perdus des
passages consolants, parlant de la vie
éternelle. N'avez-vous jamais
été frappé de la
popularité acquise par les cantiques qui
peignent la patrie céleste ? Ils
restent dans la mémoire plus facilement que
d'autres. Les échos qu'ils éveillent
en nous sont profonds. Notre aspiration naturelle
à une vie meilleure est cependant souvent
étouffée par les
réalités brutales de l'existence.
L'effrayant pouvoir de la mort se montre si
visiblement chaque jour à tous les yeux
qu'il finit par détruire l'espérance,
quand celle-ci n'est pas enracinée dans la
foi en l'Évangile. C'est dans sa communion
avec Dieu qu'Abram puisait l'assurance de
l'existence de cette cité dont Dieu est
l'architecte et le fondateur. En proportion
où nous voudrons être, à
l'instigation d'Abram, étrangers sur la
terre, nous le serons moins dans l'univers, parce
que nous sentirons quelque part, au ciel, un
foyer.
Ayons seulement l'esprit de notre
vocation de pèlerins et cette terre ne sera
plus au même degré pour nous une terre
de larmes. Nous apprendrons à être du
monde sans lui appartenir. Après cela, le
monde continuera à nous intéresser.
Il a beau avoir été souillé
par le péché, il n'en est pas moins
la création de Dieu, une oeuvre qui porte le
nom de son ouvrier. Nous avons à être
reconnaissants des biens offerts pour la vie
présente, à en jouir avec
modération, mais avec gratitude.
Posséder comme s'il ne possédait pas,
mais posséder, jouir comme s'il ne jouissait
pas : telle est la devise du véritable
pèlerin. Le monde, il va sans dire, ne
comprend rien à un tel esprit. Mais le
pèlerin ne se laisse point troubler par les
jugements dont il est l'objet. Il s'efforce, qu'on
le considère avec sympathie ou non, de
répandre autour de lui la bonne semence des
oeuvres de charité. Comment se livrerait-il
à la colère ou garderait-il un coeur
plein de froideur, celui qui
déjà voit étinceler à
l'horizon les créneaux de la patrie
éternelle ?
Quel type complet du vrai pèlerin
nous offre Abram !
Libre à l'égard des biens
de la terre, il sait en même temps être
la lumière et le sel de ceux qui
l'entourent. C'est un nomade adonné à
l'élevage des troupeaux, et dans la gestion
de ses biens, il s'inspire d'abord de la
volonté divine.
(Gen. XIII, 8-9 ; XIV, 18-24.)
Incompris des Cananéens, il demeure pour eux
le plus aimable des voisins.
(Gen. XXIII.) Il cherche la patrie
éternelle, et cela ne l'empêchera pas,
quand Lot sera emmené en captivité,
de lever une petite armée, de se battre
bravement avec elle, de la conduire à la
victoire.
(Gen. XIV). Il n'est pas insensible
aux souffrances de son pèlerinage terrestre,
et sur son front brille déjà un rayon
de la lumière de la Jérusalem
d'en-haut.
Suivons les traces d'Abram. C'est parce
qu'il marchait avec Dieu, en son pèlerinage
terrestre, que Dieu n'eut pas honte de s'appeler
son Dieu. Le Père céleste s'appellera
votre Dieu, dès que vous imiterez
réellement et de tout votre coeur Abram.
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