DANS LE MONDE DE LA FOI
Avec
Abraham
AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
Le livre d'O. Funcke, que nous donnons ici en
français n'est pas nouveau. Une traduction,
aujourd'hui, épuisée, en a
déjà été
publiée, il y a quelques années. Elle
était intitulée : Abraham. Nous
ne l'avons pas lue. Mais nous savons qu'elle a
obtenu un légitime succès.
Si nous nous sommes décidés
à traduire à nouveau ce volume, c'est
qu'on nous l'a demandé, c'est que nous en
avions eu autrefois l'idée. Le projet nous
en avait été suggéré
par un chrétien distingué, qui
envisageait ce livre comme le chef d'oeuvre d'O.
Funcke. Et nous ne sommes pas éloigné
actuellement de partager cet avis.
Ce ne sont pas seulement les qualités
ordinaires de Funcke qui brillent ici. Nous savions
depuis longtemps qu'il était
considéré en Allemagne, dans certains
cercles, comme un véritable
théologien. Et le titre nous avait parfois
surpris. Pourtant l'Université de Halle l'a
confirmé en conférant, il y a
quelques années, à l'auteur de :
Dans le monde de la foi le
diplôme de docteur. Eh bien, le dirons-nous,
notre commerce avec ce dernier ouvrage est venu
pleinement justifier pour nous cette
distinction.
Oh ! ne craignez pas le
pédantisme chez un Funcke. C'est un
théologien très laïque, vous
faisant faire de la théologie sans que vous
vous en doutiez, parlant toujours le langage de
tous. Mais il a émis, dans son étude
sur Abraham, des idées si justes concernant
la nature de la foi, ses crises, son
développement ; il a si bien
semé ici, à propos des actes du
patriarche, les aperçus ingénieux,
neufs et profonds, que nous ne pouvons pas ne pas
reconnaître en lui un maître dans la
psychologie morale et religieuse.
Certaines pages d'O. Funcke sont, non
seulement, à lire, mais à relire. Et
nous croyons celles-ci du nombre.
Commugny, septembre 1901.
JULES GINDRAUX.
I
Vérités vieilles et toujours
jeunes.
L'Éternel dit à
Abram : « Va-t'en de ton pays, de ta
patrie. et de la maison de ton père, dans le
pays que je te montrerai. Je ferai de toi une
grande nation, et je te bénirai je rendrai
ton nom grand, et tu seras une source de
bénédictions. Je bénirai ceux
qui te béniront, et je maudirai ceux qui te
maudiront ; et toutes les familles de la terre
seront bénies en
toi. »
Gen. XII 1-3.
1. La naissance mystérieuse de la
foi.
Transportez-vous avec moi, lecteur, au sein d'un
lointain passé. L'aiguille qui marque le
temps à l'horloge de l'histoire humaine en
est à ses premiers pas.
À peine quelques siècles
se sont-ils écoulés, depuis que le
déluge a couvert de ses eaux le berceau de
l'humanité primitive ; il faudra
compter 1300 ans encore jusqu'à la fondation
de Rome ; enfin un espace de 2000 ans nous
sépare encore de la naissance du Sauveur.
Notre planète est sans doute loin
d'être entièrement peuplée.
Elle renferme ici et là d'immenses
solitudes, librement parcourues par des animaux. Ce
n'est pas du côté de ces
régions que je vous inviterai, lecteur,
à diriger vos pas. Je vous conduis dans un
pays couvert des demeures des descendants de Cham,
habité par des Cananéens. C'est une
terre aux brunes collines, couronnées de
chênes, de palmiers, de bois d'essences
diverses ; elle est sillonnée de
vallées fertiles, riches en cours
d'eau ; elle a des plateaux verdoyants,
à l'herbe grasse, où paissent des
troupeaux nombreux brebis et chèvres, vaches
et boeufs, chameaux.
Voyez-vous venir à nous ce
vieillard chargé de jours ? Il s'appuie
sur un bâton de berger ; il est
coiffé, comme tous les habitants du pays,
d'un turban, porte une longue robe, a des sandales
aux pieds. C'est le maître de grands
troupeaux ; sous ses ordres sont des centaines
de serviteurs, de servantes, vassaux et vassales.
Il mène une vie errante et promène
ses tentes de lieu en lieu. Peu de
préoccupations de la vie matérielle
dans cette existence large et facile, en même
temps que simple. Le vieillard veille à ce
que ses troupeaux aient une abondante
nourriture ; il a à se mettre en
quête de sources, à creuser des
citernes, à tondre ses moutons ; il
fait fabriquer avec le lait de ses bestiaux du
fromage, du beurre. Il se livre à des trocs
avec les indigènes et reçoit, en
échange des jeunes bêtes qu'il leur
vend, de l'or, de l'argent, des étoffes, du
blé. Ses habitudes sont en tous points
celles des princes nomades de l'époque et du
lieu. Mais son aspect est autrement imposant que le
leur. Une éternelle jeunesse brille dans
cette vieillesse ; le mot
éternité est écrit sur ce
front. Les idolâtres au milieu desquels le
personnage lève et pose son camp subissent
son ascendant, éprouvent pour lui un
involontaire respect. L'un d'eux lui dira :
« Tu es un prince de Dieu au milieu de
nous ».
(Gen. XXIII, 6).
Au fait, cet homme, devant lequel nous
nous inclinerons nous-mêmes, est celui que
juifs, chrétiens et mahométans
s'accordent à vénérer, celui
qui aura l'honneur de devenir l'ancêtre de
Christ, des disciples de Christ, d'être
appelé le père des croyants.
Par là il nous intéresse
particulièrement, car la foi dont il fut le
modèle est l'inspiratrice d'une vie
supérieure. C'est par la foi que se
réalise pleinement notre vocation d'hommes.
Nous aurons donc à suivre Abraham, à
l'observer dans le développement de sa foi.
Que nul ne dise : « Le guide que
vous nous offrez appartient à des temps trop
reculés pour être utile à des
modernes. » L'air que nous respirons est
toujours aussi vivifiant, n'est-ce pas, qu'il
l'était il y a 50 siècles. Eh bien,
les vertus de la foi restent
également aujourd'hui ce qu'elles
étaient jadis. Abram, c'est le nom qu'il
porte encore, demeure le meilleur et le plus ancien
initiateur, avant Jésus-Christ, de la vie en
Dieu. Ne conduit-il pas directement à
Jésus-Christ ? Écoutons ce que
sa vie nous dit. Elle nous révélera
sans doute la faiblesse de notre foi. Mais elle
nous enseignera le moyen de fortifier celle-ci.
Canaan, ce beau pays, borné par la mer,
par des déserts et des montagnes, dans
lequel se promène Abram, n'était pas
sa patrie. Celle-ci se trouvait bien à
l'orient, sur l'Euphrate supérieur, en
Mésopotamie. Elle s'appelait Ur
(1). Pour des
raisons à nous inconnues, Térach, le
père d'Abram, avait quitté cette
contrée, dans le dessein de se diriger vers
l'occident. Il était mort à Charan.
C'est là qu'était demeuré.
Nachor, le seul frère survivant
d'Abram.
Abram lui-même avait entendu
à Charan une voix qui lui disait de quitter
sa famille, sa patrie. De quelle nature
était cette voix ? Nous l'ignorons et
nous perdrions notre peine et notre temps à
chercher à le savoir. Le patriarche
était assuré d'avoir entendu un appel
divin, et cela lui suffisait. Nous aussi, nous
avons besoin, lorsque Dieu nous invite à
quelque renoncement, que son ordre soit
précis et clair, car les sacrifices nous
sont pénibles. S'ils ne l'étaient
pas, seraient-ils des sacrifices ?
Il ressort de ce récit biblique
que la première communication personnelle
accordée par Dieu à Abram apportait
à celui-ci l'ordre d'un sacrifice. La
première révélation divine
dont jouit le patriarche lui impose un changement
de vie. Mais aurait-il obéi, s'il n'avait
déjà connu celui qui lui parlait,
s'il n'avait cru à son
autorité ?
Évidemment la foi d'Abram
est antérieure à cette
première manifestation de Dieu,
racontée par l'Écriture. À
quelle date cette foi était-elle
née ? Comment ? Mystère.
L'Écriture ne nous donne aucune information
à ce sujet. Nous savons que Térach,
le père d'Abram, était un
idolâtre ; la mère du patriarche,
d'autre part, n'est pas même nommée
dans la Bible. Une ombre enveloppe
l'activité de la femme sous l'ancienne
alliance. Bien différent est son rôle
dans l'histoire de l'Eglise. À chaque
instant ici, nous voyons des mères pieuses
intervenir dans la vie des grands serviteurs de
Dieu. Christ a été vraiment, mais
sans la sortir de sa vocation, le libérateur
de la femme. Pour en revenir à la
genèse de la foi d'Abram, nous sommes
obligés d'avouer que la naissance de cette
disposition reste enveloppée d'une profonde
obscurité. Dut-il sa foi à sa
mère, à quelque autre
(2), à
quelque révélation
première ? C'est ce qu'il nous est
impossible de dire.
Au fond, aujourd'hui encore l'origine
des vies selon Dieu demeure enveloppée
d'obscurité. La naissance de la foi reste
toujours le secret de l'Éternel. Des
prédicateurs nous émeuvent par leurs
discours ; des livres pieux ont pu nous
secouer, faire jaillir de nos âmes la
prière, l'adoration ; les
événements ont pu briser notre
dureté native, nous faire entendre de
décisifs avertissements. Tout cela
n'explique pas la naissance de notre foi. Celle-ci
procède d'un acte de notre liberté,
d'une détermination correspondante de la
liberté de la grâce divine. Comment
celle-ci se décide-t-elle à un moment
donné à assurer de son pardon un
pécheur ? Pourquoi à tel moment
plutôt qu'à tel autre ? Comment
le pécheur qui vivait dans
l'égoïsme, s'est-il tout à coup
résolu à se consacrer
entièrement à Dieu ? Comment
s'est-il réellement
donné ? Autant de
questions auxquelles il est malaisé de
répondre. Les opérations
intérieures de la grâce sont toujours
en grande partie mystérieuses pour la
raison.
Contentons-nous de reconnaître le
mystère, d'adorer. Ce qui est certain, c'est
que Dieu vit celui qui seul, au milieu de millions
d'adorateurs des idoles, avait la faim et la soif
de la présence du Dieu vivant. Dieu entendit
la prière d'un coeur qui soupirait
après l'invisible. Et il choisit Abram.
2. Mon fils, donne-moi ton
coeur !
L'almanach de 1885 de la
Société des Missions de Bâle
reproduit des prières d'insulaires de la
Polynésie. Ces requêtes sont
extrêmement remarquables, à la fois
par leur simplicité et leur
originalité. En voici une, qui fut
prononcée à la clôture d'un
service divin.
« Fais, Seigneur, que les
bonnes paroles que nous venons d'entendre, ne
soient pas semblables à ces habits du
dimanche que l'on revêt un jour de la
semaine, pour les enfermer ensuite dans une caisse.
Que ces paroles soient plutôt pour nous comme
les images tatouées sur nos corps, qu'elles
se gravent dans nos coeurs, qu'elles soient
empreintes dans notre vie religieuse jusqu'à
ce que nous quittions ce
monde ! »
On aurait tort de sourire de ce
naïf langage. Il est, je le veux, celui
d'anciens cannibales. Et pourtant, comme il est
bien l'expression de ce coeur humain qui se montre
le même sous toutes les latitudes ! Ou
bien ne déplorerions-nous pas, nous aussi,
la facilité avec laquelle les impressions
laissées par la Parole de Dieu s'effacent de
nos esprits. Oh ! si les vérités
chrétiennes pouvaient être empreintes
dans notre vie comme sont empreints sur le corps du
sauvage les symboles dont il se tatoue ! Si la
Parole de Dieu était devenue une partie
intégrante de notre être ! Si
l'Esprit de Dieu nous avait pleinement
pénétrés des pensées de
Christ !
Un incrédule a dit :
« Les chrétiens s'inclinent devant
l'autorité de Dieu, tant
qu'il leur donne des ordres agréables. Dieu
est leur roi absolu quand il fait leur
volonté ! » Mot,
hélas, trop vrai, témoignant d'une
parfaite connaissance des faiblesses d'un grand
nombre ! Je vous le dis, ceux qui ne sont pas
résolus à immoler leur moi à
la volonté divine, coûte que
coûte, ne connaissent pas encore la vie de la
foi. Certainement, ainsi que nous le verrons, tous
les ordres de Dieu sont bénédiction.
Mais sa bénédiction ne se
répand que sur ceux qui se mettent
entièrement à sa disposition.
Ceux-là seuls entendent la voix de ses
promesses.
L'ordre de Dieu invite Abram à
quitter ce qu'il a de plus cher au monde. Ce que
nous aimons le mieux, n'est-ce pas la maison
où nous avons grandi, la terre qui nous a
vus naître ? Le souvenir, l'habitude ne
nous lient-ils pas à eux de la
manière la plus forte ? Et pourtant
Dieu dit à Abram : « Va-t'en
de ton pays, de ta patrie, et de la maison de ton
père... ! » C'est donc comme
s'il lui disait : « Mon fils,
donne-moi ton coeur ! » En
réalité, Dieu lui demande ce qu'il a
de plus précieux.
Nous, modernes, nous sommes volontiers
cosmopolites. Nous voyageons pour notre plaisir.
Les chemins de fer nous mènent constamment
par-delà nos frontières. Et nous
savons nous acclimater facilement sous tous les
cieux. Aussi le proverbe : Ubi bene, ibi
patria (là où l'on est bien,
là est la patrie) exprime-t-il les
sentiments d'une grande partie des membres de notre
génération. Ce que je viens de dire
est surtout vrai des citadins qui se
déplacent beaucoup plus facilement que les
habitants des campagnes, surtout que ceux des
montagnes. J'eus naguère l'occasion de
prêcher devant toute une assemblée
d'émigrants, originaires du sud de
l'Allemagne. J'évoquais dans mon discours
l'image de la maison paternelle, du vieux tilleul
qui l'ombrage, de la fontaine au doux murmure
demeuré dans l'oreille, des tombes des
parents enterrés autour de l'église,
dans le vieux cimetière. Ce passage provoqua
chez mes auditeurs une indescriptible
émotion. Si l'affection du foyer est encore
aujourd'hui, en ce siècle
de chemins de fer, si vivace dans certaines
âmes, songez à ce qu'elle devait
être dans les temps antiques, à
l'époque des patriarches, à la place
qu'elle devait avoir dans le coeur d'un Abram.
Celui-ci était appelé à tout
laisser, en prenant le bâton du
pèlerin.
Chaque croyant n'est pas appelé
à un aussi complet renoncement. Notre
Père céleste sait de quoi nous sommes
capables et proportionne ses exigences à nos
forces. Cependant à nous aussi il dira une
fois ou l'autre : « Va-t'en de ton
pays... ! » Dieu
répète cet ordre chaque fois qu'il
nous impose quelque grand sacrifice. Lorsque cela
arrivera, souvenez-vous que Dieu vous honore en
vous invitant à l'obéissance ;
souvenez-vous qu'il tient en réserve pour
vous quelque bénédiction
secrète. C'est au travers des larmes que
nous devons apprendre à saisir les dons de
Dieu. Nous sommes de nature si orgueilleux que Dieu
est obligé, quand il veut nous accorder
quelque grâce signalée de commencer
par nous humilier. Il met à ses
témoins d'élite une écharde
dans la chair. On n'atteint pas les hautes cimes,
celles qui touchent au ciel, sans gravir des pentes
escarpées.
Vous demandez-vous pourquoi Dieu exigea
d'Abram précisément ce sacrifice,
plutôt qu'un autre ? La sagesse enseigne
a ne pas trop se préoccuper des pourquoi,
qui montent dans notre esprit. Est-ce que nous
répondons à tous les pourquoi de nos
enfants, lorsque nous leur prescrivons quelque
acte, que nous leur formulons quelque
défense ? Souvent nous n'essayons pas
même de leur répondre, parce que nous
savons qu'ils ne nous comprendraient pas,
étant des enfants ou bien parce que nous
tenons à mettre à l'épreuve
leur confiance. Ce sont les mauvais
éducateurs, croyez-moi, qui ont l'ambition
de tout expliquer à leurs
élèves. Mais j'estime encore moins
les éducateurs qui renoncent à
l'exigence, uniquement à cause des larmes et
des supplications des enfants. Pensez-vous que
Dieu, l'éducateur parfait, qui fait
l'éducation des éducateurs
eux-mêmes, ira nous révéler
dans l'Écriture les motifs de ses
ordres ? Son admirable
sagesse peut passer pour une folie
aux yeux des hommes, il n'expliquera pas ses
desseins. Il se bornera à nous dire :
« Confie-toi ! Suis-moi !
Attends ! » Notre foi doit
être une persuasion de l'amour divin et de la
sagesse de Dieu assez forte pour résister
à toutes les apparences. Il faut en
vérité que nous immolions à la
volonté divine nos volontés
particulières, nos habitudes
particulières, notre raison elle-même.
La nature de la foi veut qu'il en soit ainsi, car
la foi n'est pas la vue. J'ajoute que notre
état de péché, lequel a pour
effet de nous rendre à bien des
égards aveugles, prêtera à nos
yeux aux desseins de Dieu un air de folie qu'ils
n'auraient pas sans cela.
Il est essentiel de ne point oublier que
Dieu est la souveraine raison. Ses oeuvres
demeurent lumière, alors même qu'elles
nous semblent obscures. Jamais, même quand
ses commandements imposent de durs renoncements,
son coeur ne cesse d'être pour ses enfants un
coeur de père. Les éducateurs humains
ont des caprices, des moments de mauvaise humeur.
Impossible d'imaginer rien de pareil en Dieu. Il
n'inflige aucune douleur qu'il eût pu
épargner. Les larmes qu'il nous envoie sont
justement celles qui nous sont nécessaires
pour nous faire chercher les consolations
éternelles. Croyez-vous cela,
lecteur ?
Ah ! je vous en prie, ne vous
hâtez pas trop de dire oui. Examinez-vous
avant de prononcer ce petit mot : oui. Mais si
vous pouvez en toute sincérité, sans
légèreté le prononcer, en ce
cas chantez de joie, chantez, chantez encore !
Votre chant sera sans doute suivi de nouvelles
larmes, il n'en aura pas moins été
justifié.
L'ordre donné par Dieu à
Abram était donc le commandement d'une
souveraine sagesse. L'Écriture n'affirme pas
que la sagesse de l'injonction fût saisie par
Abram. Il est même extrêmement probable
qu'Abram ne se rendait pas aussi bien compte que
nous de l'opportunité de la mesure prise
à son égard. Ce qu'il ne sentait pas,
nous le sentirons à la réflexion.
Avons-nous une communication importante à
faire à quelqu'un, nous le conduisons
à l'écart, nous nous
assurons que rien ni personne ne viendra troubler
notre entretien. Dieu en agit ainsi avec Abram. Il
le mène à l'écart en lui
faisant quitter sa parenté. Et il en agit
ainsi encore envers nous. La véritable
solitude n'est pas nécessairement, vous le
comprenez, le désert au sens propre du mot.
Elie et Moïse furent sans doute
enseignés de Dieu dans le désert
proprement dit. Mais Joseph, sur les bords
enchanteurs du Nil, au milieu des monuments et des
grandeurs de l'Egypte, a pu se trouver
également dans le désert, de
même Daniel au sein des palais de Babylone.
La faim et la soif de Dieu qu'ils portaient dans
leur âme ne suffisaient-elles pas à
les isoler au milieu des
idolâtres ?
Sentez-vous maintenant pourquoi Dieu a
ordonné à Abram de quitter son
pays ? Il a voulu faire autour de lui et en
lui le vide, le désert. Dans cette
situation, Abram devait être naturellement
plus attentif, plus disposé à
écouter. Celui qui connaît la
puissance des liens du sang n'ignore pas que le
croyant rencontre ordinairement dans sa famille,
parmi les siens, les obstacles les plus puissants
au développement de sa piété.
Une jeune fille mondaine s'est donnée
à Dieu, mais ses parents sont restés
mondains : elle se heurtera chez eux, pour ses
projets chrétiens, à toute sorte
d'empêchements ; elle deviendra l'objet
des critiques de son père, de sa
mère, de ses frères. Plus
pénible encore est la situation de la jeune
fille qui se convertit au sein d'une famille
livrée au formalisme religieux. La
première idée que nourrit un
pharisien est celle de sa
supériorité. Il n'entend point qu'on
marche dans une autre voie que la sienne. Un
pharisien traitera immédiatement
d'enthousiaste et d'hypocrite celui, celle qu'il
verra vouloir substituer à son formalisme
prétentieux la piété en esprit
et en vérité. Or vous supporteriez
plus facilement la haine de la moitié de la
terre que les moqueries ou le dédain de vos
amis, des personnes auxquelles vous tenez par les
liens du sang.
Que voulez-vous ? Nous sommes, que
cela nous fasse trembler ou non, appelés
à un certain héroïsme ;
nous avons à secouer
certains jougs, quand il s'agit de Dieu. Il faut
s'enhardir, parfois briser avec le vieil esprit
familial, avec les traditions de
piété qui règnent autour de
soi. Cependant, dans la règle, Dieu ne nous
invitera pas à quitter extérieurement
notre famille. Il entendra au contraire que nous le
glorifions entre les quatre murs de nos maisons.
C'est là, non pas ailleurs, que nous aurons
à montrer combien la paix des
chrétiens est plus profonde, leur
serviabilité plus inépuisable que
celle des mondains. Et, pour accomplir cette
démonstration, vous aurez souvent à
étouffer plus d'un voeu vous tenant à
coeur. Un jeune homme pieux, une jeune fille pieuse
souffriront par exemple de ne voir
célébrer aucun culte dans la maison
paternelle ; cependant ils devront supporter
cet état de choses, ils auront à se
garder d'en faire l'objet de trop vives remarques.
La jeune fille qui se sent pressée de
s'occuper d'une école du dimanche, sera
mainte fois obligée de s'abstenir de
réaliser son désir à cause de
ses parents. L'obéissance n'est-elle pas
meilleure encore que le zèle pour les
oeuvres missionnaires ?
Le dessein de Dieu, tel que nous venons
de le laisser entrevoir, était donc, en
imposant à Abram une certaine douleur, de
lui en épargner une plus amère.
Vraisemblablement Abram eût eu trop à
souffrir, s'il avait dû professer sa foi au
Dieu vivant au milieu de ses parents, condamner
formellement l'idolâtrie des êtres
qu'il chérissait ; les critiques des
siens, de ses amis, de ses concitoyens lui eussent
été d'un poids trop lourd. Au milieu
des Cananéens, qui lui étaient
étrangers, il se mouvait plus librement.
Leur blâme était une quantité
négligeable a ses yeux, tandis qu'il
eût reculé devant celui de sa famille.
Pensez à tout cela, chrétien.
Considérez que le but des dispensations de
Dieu à votre égard est aussi de vous
faire sortir du monde, tout en vous laissant dans
le monde. Si vous vous pénétrez de
cette pensée, vous vous rendrez compte,
peut-être, de l'utilité de telle
épreuve qui vous fut d'abord pénible.
3. Les dons de Dieu.
Bien peu se font une idée juste
du bonheur qui accompagne toujours la vie en Dieu.
Un étudiant de bonne famille, d'origine
étrangère, m'adressa un jour les
lignes suivantes :
« Dieu ne cesse de m'envoyer
tourment sur tourment. Il ne me permet pas de jouir
de ma jeunesse. Aussi n'est-il plus que trois lieux
où je me souhaite : la maison des fous,
le tombeau et le cloître. La maison des fous,
parce que je pourrais y crier à l'aise, y
gémir du matin au soir ; le tombeau,
parce qu'il m'apporterait le bienfait de
l'inconscience ; le cloître, parce que
je pourrais m'y livrer constamment à la
prière. »
Notez que ce jeune homme suivait des
cours de théologie, donnés par des
professeurs orthodoxes. Que pouvais-je lui
répondre, sinon ceci :
« C'est toi qui as
empoisonné ta jeunesse par tes fautes. C'est
toi qui es la cause de tes tourments, non pas Dieu.
Tu as troublé ton oeil spirituel, aussi le
ciel et la terre n'ont-ils plus de lumière
pour toi. »
Il va sans dire que j'indiquai aussi
à ce jeune homme le collyre qui pouvait lui
rendre la vue.
Vraiment, il ignore tout de Dieu celui
qui s'imagine que notre Créateur prend
plaisir à nous froisser. Caricature de la
sainteté divine, qu'une telle
pensée ! L'Éternel nous a
créés parce qu'il nous aime, pour
nous bénir, pour nous rendre heureux - il
est vrai que c'est pendant l'éternité
tout autant que pendant le temps que Dieu veut
pouvoir nous bénir. Nous demande-t-il notre
coeur ? Son but est de le rendre capable des
félicités éternelles.
Quand Pierre dit à
Jésus : « Voici, nous avons
tout quitté et nous t'avons suivi :
qu'en sera-t-il de nous ? »
(Matt. XIX, 27), Jésus ne le
reprend pas. Jésus ne lui dit pas :
« Pharisien, n'as-tu pas honte de
soupirer après une
récompense ? » Ah ! non,
Jésus ne parle pas ainsi. En apparence, il
existait dans la demande de l'apôtre :
« Qu'en sera-t-il pour
nous ? » un peu du levain de
l'esprit intéressé des pharisiens.
Mais Jésus a vu d'abord l'inspiration saine
dont cette question était l'expression.
Et il répond par la promesse de
la plus magnifique des récompenses :
« Vous serez assis sur douze trônes
et vous jugerez les douze tribus
d'Israël. »
Le Fils de l'homme connaissait le coeur
humain. Les mystiques nous convient à un
amour de Dieu qui ne songerait jamais à la
récompense, presque dédaigneux de la
félicité à venir, prêt
à persister, quand bien même Dieu nous
plongerait dans l'enfer. La peinture d'un tel amour
peut faire bien sur le papier. Elle n'a rien de
commun avec la réalité. L'homme
désire instinctivement la plénitude
de la vie du corps et de l'âme. Un Dieu qui
ne nous donnerait pas un jour le complet bonheur,
nous ne saurions l'aimer. Un Dieu qui se bornerait
à commander, sans jamais donner ou
promettre, disons-le, est un fantôme
inventé par des imaginations
exaltées.
En réclamant d'Abram le sacrifice
de sa famille, de sa patrie, Dieu a soin de lui
adresser en même temps les plus magnifiques
promesses, et il éveille dans l'âme du
patriarche des espérances qui
d'elles-mêmes ne seraient jamais
montées à son coeur. Nous avons
appris, à l'école du dimanche
déjà, que l'histoire a
réalisé, par la naissance d'Isaac,
par l'entrée d'Israël en Canaan, par la
venue de Jésus-Christ, les promesses divines
accordées au père des croyants. Leur
accomplissement continue à se poursuivre
sous nos yeux. Un temps, dont l'aurore n'est
peut-être pas très loin, viendra,
d'après la prophétie, où
Israël ayant accepté l'Évangile,
sera en bénédiction à toutes
les nations. Sa vocation ne sera remplie que ce
jour-là.
N'allez pas croire que les promesses
faites à Abram concernent seulement des
temps lointains. Cet homme de Dieu a
été l'objet de
bénédictions particulières
pendant sa vie. Il a possédé de
nombreux troupeaux, des boeufs, des ânes, des
chameaux, des esclaves, de l'or, de l'argent, des
pierres précieuses. Assurément, tout
cela, comme on dit, ne fait pas le bonheur. Un
homme peut avoir l'âme déchirée
de part en part, livrée au plus affreux
désespoir, au milieu de l'opulence. Ce n'est
pas dans ses trésors
qu'Abram fut d'abord béni. Il le fut en
devenant de son vivant une cause de
bénédiction pour les autres, pour les
membres de sa famille, pour les nouveaux amis qu'il
gagna pendant son séjour en Canaan.
Voilà la grande joie des enfants
de Dieu. Ils n'en connaissent pas de plus haute.
Devenir une source de bénédiction
pour les autres est le but suprême de leur
ambition, leur idéal, car ils savent qu'en
faisant autour d'eux des heureux, ils se rendent
eux-mêmes heureux. Sans doute ils ne sont
qu'imparfaitement fidèles à leur
noble mission. Il n'en est pas moins certain que
sans eux, sans les influences de la grâce, de
la charité, qu'ils déversent sur le
monde, la vie serait presque insupportable.
Un de mes lecteurs serait-il
disposé à cette remarque
ironique : « Votre Abram est bien
digne d'envie. Il trouvait de beaux profits dans sa
foi ! Pensez un peu : il reçut
tout ce qu'un homme peut souhaiter : Il eut
une nombreuse postérité, fut
entouré de vénération,
posséda en abondance de l'or et de l'argent.
Il eût été bien difficile, s'il
se fût montré mécontent. Et en
vérité, il ne lui était pas
malaisé d'être pieux... » Je
constate dans ces paroles autant d'insanités
qu'elles ont de lettres. Abram, avant d'être
comblé de tous ses biens, avait dû
commencer par s'immoler. Les
bénédictions qui lui sont
accordées consistent d'abord en des
promesses : Le pays qui lui est promis est
bien éloigné ; il n'en sait pas
même le nom. La nombreuse descendance qui lui
est annoncée est à vues humaines une
impossibilité. Il a donc besoin de beaucoup
de foi. Croire que Dieu dit vrai en tout et partout
vous semble naturel. En réalité, bien
peu admettent cela et se conduisent comme
l'admettant.
Le plus frêle roseau, un chaume
nous paraissent, à certains moments, des
réalités plus sûres que les
biens du monde invisible. « Un tiens vaut
mieux que deux tu l'auras », nous
répète sans cesse la philosophie du
monde. Et celle-ci pénètre trop
souvent les croyants. Il arrivera que notre foi
chancellera précisément là
où elle devrait rester ferme comme le roc.
Vous avez perdu quelque argent,
peut-être une partie de votre fortune.
Où est, au milieu de cette calamité,
votre joie chrétienne ? Et si celle-ci
vous fait défaut, je puis bien demander
où est votre foi ? Vous vous envisagez,
n'est-il pas vrai, comme un héritier du
ciel. Si je vous posais la question « En
êtes-vous un ? » vous me
répondriez sans hésiter
« Oui, par la grâce de
Dieu. » D'où vient donc
qu'à la première douleur terrestre
vous tombez presque dans le
désespoir ?
O foi ! O foi ! O foi !
Force divine qui habites en nous, née dans
le mystère, d'un souffle de l'invisible, qui
te tournes vers l'invisible, ton domaine, nous ne
parlerons jamais trop de toi ! Cependant tu te
rencontres si rarement, même parmi les
croyants ! O Seigneur, Seigneur des
miséricordes, gardien puissant des
âmes, use de patience envers nous ! Mais
daigne nous fortifier dans la Foi !
|