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69. Les ordres mendiants. - Le clergé régulier et le clergé séculier.

L'influence exercée dans les siècles précédents par les bénédictins, les clunistes, les cisterciens, avait passé du côté des dominicains et des franciscains. Des religieux de ces deux ordres con tinuaient d'occuper des chaires dans les universités ; les frères prêcheurs, en outre, étaient redoutés comme inquisiteurs ; les frères mineurs, recherchés comme prédicateurs populaires; enfin, les uns et les autres avaient une action considérable sur le monde laïque par leurs tiers-ordres et par le privilège de confesser tous ceux qui le demandaient. Ce privilège, qui dès le treizième siècle avait excité contre les moines mendiants la jalousie du clergé séculier, donna lieu à des contestations nouvelles. Malgré la fréquente intervention des papes, la querelle se continua pendant tout le quatorzième siècle.

Afin de garantir les droits des cures paroissiaux, le concile de Vienne de 1311 prit quelques mesures destinées à restreindre les libertés précédemment accordées aux moines; il décréta que ceux-ci ne pourraient confesser et administrer les sacrements que sur l'invitation des curés ou avec la permission des évêques; qu'ils renonceraient au quart des droits funéraires et des legs, et qu'ils s'abstiendraient d'attirer les fidèles en leur offrant une absolution trop facile. Ce dernier moyen de faire concurrence au clergé séculier, bien que censuré déjà au treizième siècle, les mendiants ne cessaient pas de l'employer. Les curés se plaignaient de perdre leur autorité ils se plaignaient aussi de la diminution de leur casuel.

Quels que fussent les intérêts secondaires qui envenimaient le conflit, il y avait au fond l'antagonisme de deux principes, qui pouvaient difficilement subsister l'un à côté de l'autre. Il s'était formé deux clergés rivaux; l'unité hiérarchique n'existait plus. Pour soutenir ses droits, le clergé séculier imagina une théorie qui, tout en étant fondée sur une déduction historique assez arbitraire, prouve pourtant qu'on sentait le besoin de remonter du pape à Jésus-Christ; on distingua entre l'institution divine du ministère sacerdotal, et l'institution humaine du monachisme. Vers 1320 le docteur en Sorbonne Jean de Poliac exposa l'opinion, très répandue alors (28), que les évêques sont les successeurs des douze apôtres, et les curés ceux des soixante-dix disciples; il ajouta que, ces derniers ayant reçu leur pouvoir immédiatement de Jésus-Christ, et non de tel ou tel apôtre, les curés ont également leur pouvoir immédiatement du Christ et non des évêques; s'ils le tenaient des évêques, ils n'en jouiraient que de jure humano, mais l'ayant du Seigneur, ils le possèdent de jure divino; ils sont, il est vrai, les prélats inférieurs, mais ne peuvent pas être privés de leur ministère sans cause raisonnable; les évêques enfin ont leur autorité sub papa sed non a papa, le pape ne peut ni la leur enlever ni la diminuer, car il lui est interdit de changer ce qui a été institué par le fondateur de l'église. Jean de Poliac tira de ces principes la conséquence pratique que les religieux qui entendent les confessions des fidèles empiètent sur la mission des curés, que partant les mêmes fidèles doivent se confesser une seconde fois au prêtre de leur paroisse, et que ni le pape ni Dieu lui-même ne peuvent les dispenser de cette obligation.

En 1321 Jean XXII condamna ces propositions comme hérétiques; malgré cette sentence, elles restèrent pendant tout le siècle la doctrine du clergé séculier. En 1409 l'université de Paris obligea le franciscain Jean de Gorel à rétracter l'opinion que les moines ont des pouvoirs plus étendus que les curés, et à convenir que, en vertu de l'institution de Jésus-Christ, ces derniers sont les prélats inférieurs, chargés de droit de la prédication et de la confession, tandis que les frères ne prêchent et ne confessent qu'en vertu de concessions accidentelles des papes (29).

Après cette censure, lesfranciscainsobtinrent d'Alexandre V une bulle confirmant, tous les privilèges des ordres mendiants et réprouvant les théories contraires. La Sorbonne déclara cette balle intolérable et de nature à troubler l'ordre dans l'église; dans un sermon public, et dans une protestation qu'il rédigea, Gerson soutint, comme l'avait fait Jean de Poliac, le droit divin des curés; leur bulle d'institution, dit-il, est l'Évangile; les papes, qui ne les ont pas institués, ne peuvent pas non plus limiter leurs droits.

 

Ces principes de l'institution divine du clergé séculier et de l'institution purement humaine du clergé régulier, du droit du premier et du simple privilège du second, donnent à la querelle son véritable caractère historique. Comme le privilège ne reposait que sur une faveur des papes, il fallut, pour le combattre, attaquer l'autorité pontificale elle-même. C'est ainsi que tout concourut à éveiller le besoin d'une réforme, et à conduire les vrais amis de l'église à la comparaison du présent, plein d'abus, avec les siècles où le pouvoir des papes n'avait pas encore pris toute son extension.

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70. Les ordres mendiants. Suite. Scission dans l'ordre des franciscains. Suite du§39.

On se rappelle que, déjà dans la période précédente, il s'était formé dans l'ordre des frères mineurs deux partis, Fun plus indulgent et plus pratique, l'autre plus rigoriste et plus enthousiaste. Les membres du premier, appelés conventuels ou frères de la communauté, suivaient la règle telle qu'elle était interprétée par les papes; ils étaient d'avis que l'ordre pouvait user de ses biens, pourvu qu'il les possédât en commun et qu'individuellement chaque frère restât pauvre. Les autres, lesspirituels, voulaient la pauvreté absolue; ils rejetaient les interprétations de la règle, mais ne songeaient pas à se séparer de l'ordre, tout en professant quelques opinions apocalyptiques. Nous avons dit qu'en 1294 Célestin V les avait réunis en une congrégation particulière, dissoute en 1302 par Boniface VIII. Ce pape les persécuta comme schismatiques et comme hérétiques; aussi devint l'objet de leurs plus vifs ressentiments; le frèreJacopone da Todifit contre lui une de ses poésies les plus véhémentes (29a) pourUbertin de Casaleil n'était qu'un pseudo-pape. Ubertin, un des admirateurs les plus ardents du saint d'Assise, et disciple de Jean-Pierre d'Olive, dont eu 1297 il avait écrit une apologie, était alors le chef des spirituels. Dans la question qui divisait l'ordre, ils étaient arrivés à n'admettre que l'usage des choses les plus indispensables à la vie, usus pauper; ils ne voulaient ni granges, ni celliers, ni provisions quelconques; ce qu'ils mendiaient chaque jour devait leur suffire, ils portaient des frocs plus grossiers que ceux des conventuels. Clément V essaya de réconcilier les deux partis; au concile de Vienne il se prononça pour l'usus pauper, espérant que par cette concession il ramènerait les spirituels à la règle commune. Ils ne cédèrent point; ils étaient persuadés qu'eux seuls conservaient l'esprit du fondateur. Jean XXII leur rappela par une bulle de 1317 que, le principal des voeux monastiques étant celui de l'obéissance, ils devaient se soumettre. L'année suivante, un des leurs,Bernard Délicieux, du couvent de Béziers, partit pour Avignon avec 64 religieux. Admis devant le pape, il exposa ses principes sur la pauvreté mais dénoncé pour avoir combattu pendant plusieurs années l'inquisition albigeoise, il fut transporté à Carcassonne et condamné comme hérétique (30). Pendant que durait encore son procès, quatre des frères qui l'avaient accompagné à Avignon furent brûlés à Marseille. Les spirituels les considérèrent comme des martyrs; ils traitèrent le pape d'hérétique, de précurseur de l'antéchrist; l'église romaine devint pour eux la grande Babylone. Ils étaient nombreux en Provence, en Toscane, en Sicile; le peuple italien leur avait donné le nom defratricelles. En 1318 Jean XXII les excommunia; l'inquisition, qui souvent les confondit avec les beghards hérétiques, sévit contre eux avec une rigueur extrême; beaucoup d'entre eux périrent dans les flammes.

 

Le procès d'un fratricelle, traduit devant l'inquisition de Narbonne, fut cause que les conventuels eux-mêmes se mirent en opposition avec le pape. L'accusé ayant soutenu que Jésus-Christ et les apôtres n'ont eu aucune propriété ni personnelle ni commune, l'inquisiteur, un dominicain, trouva que c'était là une hérésie. Le lecteur des franciscains de la ville protesta et en appela au pape. Celui-ci, tout en donnant raison à l'inquisiteur, laissa la question ouverte; il demanda l'avis de quelques théologiens, du nombre desquels fut Ubertin de Casale, l'ancien chef des spirituels, qui avait été autorisé à passer dans un autre ordre. Ubertin répondit par des distinctions : comme prélats de l'église, les apôtres ont eu un fonds commun, témoin la bourse de Judas; comme types de la perfection chrétienne, ils n'ont pas eu de possessions dans le sens qu'attachent à ce mot les lois civiles. Sans attendre la décision du pape, le chapitre général des franciscains tenu à Pérouse en 1322, sous la présidence deMichel de Céséna, s'appropria la proposition du fratricelle de Narbonne; elle exprimait au fond la doctrine de tout l'ordre, la dissidence ne portait que sur l'application pratique. Michel de Céséna n'était pas un spirituel, il avait même combattu ce parti; lui et ses adhérents n'étaient que des rigoristes conséquents: si les frères mineurs, voués à la mendicité, étaient les imitateurs de la vie apostolique, il fallait bien que Jésus et les apôtres eussent vécu dans la pauvreté la plus stricte.

Les papes qui, à leur tour, se disaient les successeurs d'un apôtre et les vicaires de Christ lui-même, ne pouvaient adhérer à ce raisonnement; en le faisant, ils eussent condamné les richesses du siège apostolique.

Jean XXII, irrité de la résolution précipitée prise par le chapitre de Pérouse, déclara par une bulle du 8 décembre 1322 que la distinction entre usage et propriété n'était qu'une fiction; pour mettre fin «au domaine énigmatique» du saint-siège, il renonça à la théorie que celui-ci est le propriétaire des biens des ordres mendiants; à l'avenir ces ordres jouiront librement de leurs possessions, ils n'auront plus de syndics ou de procureurs nommés par les papes. Les franciscains interjetèrent appel contre cette bulle, qui annulait celle d'Innocent IV de 1245; cette dernière avait déjà mécontenté les rigoristes, mais elle avait maintenu au moins le principe que les ordres mendiants ne doivent pas eux-mêmes être propriétaires. Ce fut alors seulement que Jean XXII, le 12 novembre 1323, condamna comme hérétique la proposition, cause première de ce conflit. Il s'ensuivit une grande agitation ; les franciscains protestèrent contre les nouvelles interprétations de la règle, contraires à celles des papes antérieurs; Jean les réduisit au silence, en les informant qu'il est toujours loisible à un pape de révoquer les décrets de ses prédécesseurs.

Obligés de se taire, ils n'en gardaient pas moins leurs convictions. En 1327 Michel de Céséna fut cité à Avignon; malgré le pape, le chapitre tenu à Bologne le maintint comme général. Pour se soustraire aux poursuites, il s'enfuit avec les frères Occam et Bonagratia et vint rejoindre Louis de Bavière en Italie. La majorité des franciscains fit sa soumission; en 1329 ils élurent un général dévoué au pape. La fiction que les biens de l'ordre appartiennent au saint-siège étant abandonnée, les conventuels en adoptèrent une autre, d'après laquelle les biens étaient censés rester la propriété des donateurs. Michel de Céséna, au contraire, et ses compagnons, qui avaient suivi Louis de Bavière à Munich, continuèrent de défendre leur doctrine sur la pauvreté apostolique, en même temps qu'ils défendaient la cause du roi d'Allemagne.Occam, dans ses pamphlets sur les erreurs de Jean XXII, et Michel, dans plusieurs épîtres aux membres de son ordre, reprochèrent au pape un certain nombre d'hérésies, dont les principales étaient ses opinions sur la règle franciscaine et sur la suprématie temporelle du siège apostolique; Ils l'accusèrent de vouloir changer le règne de Dieu en un règne de ce monde. D'autres frères mineurs de divers pays publièrent également, et dans le même sens, des traités sur la pauvreté. On vit même reparaître quelques-unes des idées des spirituels; en 1349 Clément Yi fit emprisonner à Avignon le frèreJean de la Rochetaillade, de Rupescissa, comme faux prophète; remis en liberté et considéré comme innocent par la plupart des franciscains, il annonça en 1356 (31) que l'antéchrist, dans la personne d'un empereur romain, viendrait châtier le clergé corrompu; qu'ensuite un pape saint donnerait la couronne impériale à un roi de France et réformerait avec lui le monde; que des hommes spirituels prêcheraient la loi spirituelle du Christ, moins par leurs paroles que par leurs couvres; que l'église enfin, dépouillée de ses richesses, refleurirait comme dans les premiers siècles, et qu'elle ne serait plus un objet de mépris pour les infidèles.

En Italie les rigoristes dissidents tentèrent, pendant tout le cours du quatorzième siècle, de former de petites associations indépendantes pour la stricte observation de la règle; dissoutes à plusieurs reprises par les papes, et renaissant toujours, elles furent reconnues en 1415 par le concile de Constance; dès lors elles constituèrent, sous le nom de congrégation de l'observance régulière, une des branches de l'ordre de Saint-François; l'autre continua de s'appeler celle des frères conventuels.

Un point sur lequel tous les franciscains étaient d'accord, malgré leurs divergences, était la vénération enthousiaste pour leur fondateur. La légende des stigmates avait donné naissance à l'idée d'une conformité entre saint François et Jésus-Christ. En 1305 le frèreUbertin de Casalecomposa dans les Cévennes un livre intitulé arbor vitoe crucifixoe, il y indique quatre conformités entre le saint et le Christ, la vie pauvre, la contemplation de Dieu, les miracles, les stigmates (32). Non content de ces quatre similitudes, le frèreBarthélemy Albizzien trouva quarante; il les décrit dans son Liber conformitatum rédigé en 1385 (33). Présenté au chapitre général de 1399, cet ouvrage fut comblé d'éloges; au seizième siècle la cour de Rome le mit à l'index des livres prohibés.


Table des matières

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28 Il a exposé ses principes dans des Quodlibela encore inédits ; Jean de Torquémada, Turrecremata, vers 1450, donne quelques fragments de cet ouvrage dans sa Summa de ecclesia, Venise 1561, in-4°, livre 2, chap. 59. V. aussi d'Argentré, Collectio judiciorum, T. 1, P. 1, p. 302.

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29 D'Argentré, o. c., T. 1, P. 2, p. 178. - Du Boulay, Historia universit. parisiensis, T. 5, p. 189.

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29a cette pièce, omise dans les éditions modernes des poésies de Jacopone, est reproduite par Tosti, Storia di Bonifacio VIII, T. 1, p. 286.

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30 Hauréau, Bernard Délicieux et l'inquisition albigeoise. Paris 1877.

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31 Dans un traité intitulé Vademecum in tribulatione, chez Brown, Appendix ad fasciculum rerum expetendarum et fugiendarum , Cologne 1535, in-f°, p. 469. - Wadding, Annales minorum, ann. 1357, No 15. - Un extrait du Vademecum se trouve déjà dans le Mirabilis liber qui prophetias revelationesque... aperte demonstrat. Paris, vers 1525, in-8°, f°108b.

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32 Venise 1485, in-f°, au livre 5.

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33 La seule édition complète est celle de Milan 1510, in-f°.

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