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 38. Ordres mendiants, suite. Privilèges et conflits.

Comme leur mission de prêcher la foi de l'église et de réfuter les hérésies exigeait des connaissances peu communes, les dominicains et lesfranciscainsinstituèrent dans leurs couvents des écoles, dirigées par des lecteurs qui jouissaient de dispenses considérables, et qui enseignaient aux jeunes frères les arts libéraux et les éléments de la théologie; les mieux doués des élèves étaient envoyés ensuite dans une université, où ils achevaient leur instruction. Plusieurs des docteurs et des prédicateurs les plus célèbres du treizième et du quatorzième siècle ont été des moines mendiants; les dominicains ont fourni aussi la plupart des inquisiteurs.

Les papes comprirent de bonne heure que les deux ordres seraient leurs meilleurs auxiliaires pour retenir les peuples dans l'obéissance; aussi les comblèrent-ils de privilèges, dont le plus important fut l'autorisation donnée aux moines de confesser et d'enterrer dans les cimetières des couvents tous les laïques qui le désireraient, sans avoir besoin du consentement des évêques et sans payer aux curés les taxes accoutumées. Ces droits étaient des empiétements sur ceux des prêtres paroissiaux ; non contents d'en user, les frères fort souvent en abusaient; ils se montraient plus indulgents dans le confessionnal, dictaient des pénitences plus faciles, donnaient plus aisément l'absolution, accusaient les prêtres séculiers d'être ignorants, incapables de résoudre les cas de conscience compliqués. Par ces moyens ils réussirent à exercer plus d'influence que les curés ; ceux-ci se virent abandonnés, diminués dans leurs revenus autant que dans leur autorité. Il s'établit ainsi entre les deux clergés une hostilité qui dura depuis le milieu du treizième siècle jusqu'à la fin du moyen âge; il n'y a presque pas de ville où il n'y eût des querelles, incessamment renouvelées, entre les ordres mendiants et les curés; les droits de ces derniers étaient généralement sacrifiés, lors même qu'on faisait intervenir les papes.

 

D'autres conflits éclatèrent entre les moines et les magistrats, à cause de privilèges qui lésaient les droits des citoyens. En 1265 Clément IV accorda aux frères le droit de succession, comme s'ils étaient restés séculiers; seulement, comme chacun individuellement avait fait voeu de pauvreté, c'était l'ordre qui devait hériter des biens. Les moines continuaient de mendier, mais les ordres devenaient des propriétaires, pourvus de franchises que n'avaient pas les églises et qui menaçaient d'enrichir les monastères au détriment des familles laïques. Les magistrats ne voulant pas tolérer cet état de choses, il arriva plus d'une fois que des couvents furent fermés et les moines expulsés.

La même hostilité contre les ordres mendiants se manifesta, sous une autre forme, dans l'université de Paris. Là les dominicains obtinrent en 1230 une des douze chaires de la faculté de théologie; bientôt après les franciscains en obtinrent une à leur tour. Il en résulta des contestations avec les régents séculiers, jaloux des succès des frères qui, de leur côté, alléguaient leurs privilèges pour refuser l'obéissance aux lois de la corporation. Dans l'ardeur de la lutte, le docteur en SorbonneGuillaume de Saint-Amourattaqua l'institution même des ordres mendiants ; il écrivit à ce sujet plusieurs traités, dont le plus important, rédigé en 1256, est celui de periculis novissimorum temporum (43); sans y nommer les ordres, il les désigne assez clairement pour qu'aucun lecteur ne pût s'y tromper ; il dit entre autres que la possession de biens temporels n'est pas condamnable en soi, que la mendicité, loin d'être un signe d'humilité, favorise l'orgueil et la paresse; que Jésus et les apôtres ont été pauvres, mais qu'ils n'ont pas été des mendiants ; que dès qu'on possède des biens et qu'on accepte des legs, la pauvreté n'est plus qu'une fiction ; qu'en usurpant les droits du clergé séculier, on devient; pour J'église une cause de désordre.

Le dominicainThomas d'Aquinet le franciscainBonaventureprirent la défense des deux institutions (44) ; ils soutinrent que la pauvreté est un précepte évangélique, que le clergé séculier ne suffit pas aux nombreux besoins de l'église, que nul mieux que le moine mendiant ne peut connaître les misères du peuple, que nul aussi ne doit être plus irréprochable dans ses moeurs, puisque nul ne dépend autant que lui de l'estime et de la libéralité publiques ; qu'enfin leur propagation prouve assez leur mérite. Cependant Bonaventure, qui n'ignorait pas que plus d'une des accusations portées contre les religieux était fondée, adressa en 1257 aux couvents de son ordre, dont il était le général, des remontrances pour prémunir les frères contre l'oisiveté, la cupidité, le vagabondage, les empiétements sur les droits des prêtres séculiers. Auparavant déjà Innocent IV avait dû céder à l'opinion publique; en 1254 il avait publié une bulle, qui restreignait sur quelques points les privilèges des ordres. Mais dès l'année suivante Alexandre IV avait rétabli ces privilèges dans toute leur étendue. Quand Thomas d'Aquin vint à Rome pour se plaindre de Guillaume de Saint-Amour, le pape condamna les écrits de ce dangereux adversaire.

Unis pour la défense de leurs intérêts communs, les deux ordres ne l'étaient plus quand il s'agissait de leur influence respective. Il y avait entre eux une jalousie ardente; pour se disputer les fidèles, l'un se vantait en rabaissant l'autre. En 1255 et en 1278 les deux généraux publièrent des exhortations à la concorde, sans réussir à faire cesser la rivalité. Celle-ci se produisit même, comme on le verra plus loin, dans la manière dont les docteurs des deux ordres ont traité quelques dogmes.

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39. Les ordres mendiants, suite. Scission dans l'ordre des franciscains.

Il a été dit plus haut qu'encore du vivant de François d'Assise il s'était manifesté parmi ses disciples deux tendances par rapport au principe de la pauvreté, l'une des plus rigoristes , l'autre plus indulgente. Cette dernière prévalue, une première fois, aussitôt après la mort du fondateur.Elie de Cortone, élu général par le chapitre de 1227, possédait à un plus haut degré que son maître l'esprit de gouvernement; il pensait que la règle ne pouvait être suivie à la lettre que par des saints. Antoine de Padoue lui résista, Grégoire IX l'obligea même à renoncer à ses fonctions, mais bientôt il y fut rétabli et prit des mesures de rigueur contre ses adversaires. Déposé de nouveau en 1239, il se déclara pour l'empereur Frédéric II, fut excommunié avec lui, et n'obtint l'absolution qu'à l'heure de sa mort, en 1254.

Dans cette première lutte entre les deux partis qui divisaient l'ordre, la victoire, qui d'abord avait appartenu un instant à celui qui demandait une mitigation de la règle, avait passé à celui qui voulait le maintien de cette dernière sans restriction ; mais pour ce parti aussi ce ne fut qu'une victoire passagère, car pendant le même temps se préparait le triomphe définitif du principe de l'indulgence, pour lequel se prononcèrent de bonne heure les papes. Pour ne pas changer la règle, ils l'interprétèrent. Déjà Grégoire IX, bien qu'il destituât Élie de Cortone, autorisa par une bulle de 1231 les frères à choisir des hommes probes, pour faire en leur nom les acquisitions de meubles et d'immeubles, de manière qu'ils parussent n'accepter que des aumônes; il voulut qu'on distinguât entre usage et possession; l'usage de certaines choses temporelles étant indispensable à l'homme, l'ordre peut avoir tout ce qui est nécessaire à la vie, pourvu qu'il ne prétende pas en être le propriétaire. D'après une bulle d'Innocent IV de 1245 le propriétaire dut être le saint-siège; en vertu de cette fiction, l'ordre fut invité à établir dans ses différentes provinces des administrateurs, chargés de passer, sous l'autorité du pape, tous les actes concernant la possession.

 

Ces privilèges, si contraires à la vie apostolique, telle que l'avait rêvée François d'Assise, irritèrent les franciscains enthousiastes et rigoristes ; ils en vinrent a reprocher à l'église elle-même de s'être laissé corrompre par les richesses; saint François, le pauvre par excellence, leur parut être un second Christ, et son oeuvre une révélation nouvelle accordée à l'humanité. Il circulait alors quelques écrits, qui sont au nombre des signes les plus caractéristiques de ce temps; ce sont ceux de l'abbé,Joachim, qui avait fondé en Calabre le petit ordre de Fiore (Floris), et qui était mort en 1202 (45). Au moment même où la papauté semblait le plus solidement établie, Joachim croyait avoir compris qu'elle était arrivée à son terme et qu'il se préparait pour l'église une ère nouvelle. Nourri des prophètes et de l'apocalypse, ne voyant dans la Bible que des allégories et des symboles, il distingue dans la vie de l'humanité trois états successifs, correspondant aux trois personnes de la trinité ; le premier est celui du Père ou de la loi, c'est l'âge des laïques ou des hommes mariés; le second, l'état du Fils ou de l'évangile de la lettre, est l'âge du clergé séculier ; le troisième, l'état du Saint-Esprit, sera l'âge des religieux. L'avènement de cette période est proche ; les prêtres reviendront à l'austérité des premiers temps; l'ascétisme monacal sera leur principal moyen d'action sur les hommes.

Ces idées se répandirent en Italie et en France, faisant partout une impression profonde. Elles furent accueillies surtout par les franciscains rigoristes, qui virent en saint François l'initiateur de la troisième période; celle-ci devant être l'ère de l'Esprit, ils s'appelèrent lesSpirituels. De bonne heure ils interpolèrent, selon leurs espérances et leurs ressentiments, les écrits de Joachim de Flore (45a). En 1247 ils eurent la majorité dans le chapitre de l'ordre; un des leurs, Jean de Parme, fut élu général. Dans un nouveau chapitre, convoqué par ordre d'Alexandre IV, Jean dut se démettre de sa dignité on le remplaça par le frère Bonaventure, qui, malgré son mysticisme, était un adversaire des spirituels. Ce fut vers cette époque, dans les dernières années du règne de Frédéric II, que parurent des commentaires sur Ésaïe et sur Jérémie, qu'on attribua à Joachim de Flore; dans ces livres se révèle dans toute sa force l'esprit d'opposition des spirituels; on y annonce la fin de la deuxième période; la preuve que cette fin est arrivée, c'est que, l'église a renié le Christ pauvre ; désormais il viendra des prédicateurs del'Evangile éternel; la cour romaine sera détruite par l'aigle de Sicile (Frédéric II) et a la place des papes régnera un vrai pasteur, qui ne sera pas un larron. Un ouvrage du même genre fut publié a Paris en 1254, par le frère Gherardino, sous le titre d'Evangelium oeternum; il se composait d'une introduction et des trois principaux traités de Joachim, tels que les avaient interpolés les spirituels; on y disait que l'évangile écrit n'est pas celui du règne, qu'il ne peut pas servir à l'achèvement de l'église; que l'évangile éternel, semblable à la clarté dit soleil, sera sans énigmes et sans figures, que la prédication en sera confiée à un ordre, dont les membres s'appelleront les indépendants; que les papes, qui ne connaissent que la lettre, n'ont pas le pouvoir de juger de l'esprit (46).

La suppression de ce livre, demandée par l'université de Paris et ordonnée par Alexandre IV, ne supprima pas la tendance dont il était la manifestation. Le parti des spirituels subsista dans l'ordre des franciscains. En 1260 un concile tenu à Arles condamna les écrits de Joachim de Flore et ses partisans, très nombreux en ces contrées. Leurs idées étaient, d'ailleurs, si répandues, que Roger Bacon lui-même, un des moins mystiques des franciscains, dit en 1261, que si le pape juste et saint, annoncé depuis quarante ans, par divers prophètes, tarde à venir, on verra se lever l'antéchrist (46a). Une nouvelle interprétation de la règle de la pauvreté par Nicolas III en 1279 devait apaiser les spirituels, mais ne servit qu'à les exaspérer. En 1.283 le frèrePierre-Jean d'Oliveles réunit à Narbonne, en observant avec eux la pauvreté dans le sens le plus strict. Quoique censuré à plusieurs reprises, il persista dans son opposition. Vers la fin de sa vie il écrivit une Postille sur l'apocalypse, qui ne paraît être devenue publique qu'après sa mort en 1297 (47). De même que Joachim de Flore, Jean d'Olive divise l'histoire de l'humanité en trois étais et celle de l'église en particulier en sept périodes; dans la sixième de ces périodes, l'église romaine, arrivée à la suprématie universelle, est devenue la grande prostituée (Apocal. XVII, 1) ; la bête (XVII, 3) représente le clergé charnel et mondain; saint François est apparu pour commencer la destruction de cette fausse église; c'est à lui que se rapporte le sixième sceau (VI, 12), qui sera ouvert quand la règle du saint sera attaquée sophistiquement et condamnée par le clergé dégénéré alors, au moment de la chute la plus profonde, quand saint François aura été crucifié avec le Christ, il ressuscitera, semblable en toutes choses à son maître, et il établira le règne de l'Evangile éternel. En 1294, avant l'apparition de ce livre, Célestin V, dans l'intention de mettre fin à la scission dans l'ordre des frères mineurs, constitua les spirituels en une congrégation particulière de «pauvres ermites du pape Célestin» dès 1302 Boniface VIII supprima cette institution, pour entreprendre la persécution des spirituels (48).


Table des matières

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43 Opera. Constance (Paris) 1632, in-4°. - . litt. de la France, T. 19, 197; T. 21, p. 468. - Corneille Saint-Marc, Étude sur Guillaume de Saint-Amour. Lons-le-Saulnier 1865.

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44 Thomas d'Aquin, Opusculum contra impugnantes dei cultum et religionem. opera, éd. de Parme, T 15, 1). 1. - Bonaventure, Libellus apologeticus in cos qui ordini fratrum minorum adversantur. Opera, éd. de Lyon. T. 7, 1). 346. De paupertate Christi contra mag. Guillelmum. L. c., p. 358. Dans le même vol. quelques autres traités sur le même sujet.

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45 Gervaise, Histoire de l'abbé Joachim Paris 1745, 2 vol. - Engelhardt, Kirchengeschichtlicite Abhandlungen. Erlangen 1823, 1). L - Renan, Joachim de Flore. Revue des Deux-Mondes, juillet 1866.

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45a Ses principaux écrits sont: Liber concordioe noci ae veteris Testamenti.Venise 1519, in-4°. - Expositio in apocalipsim. Venise 1527, in-4°. - Psalterium decem cordarum. Venise 1527. Tels qu'ils sont publiés, ces trois ouvrages ont subi de fortes interpolations qui sont l'oeuvre de franciscains spirituels. M. Preger, Das Evangelium oeternum und Joachim von Floris, Munich, 4874, in-4°, essaye de démontrer qu'ils sont tout à fait inauthentiques et qu'ils n'ont été composés qu'en 1254 sous le titre général d'Evangelium Mais il existe, en faveur de l'authenticité d'un texte primitif, des témoignages qu'il est difficile de récuser, et on n'a pas de peine à signaler les interpolations.

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46 Gherardino fut excommunié et mourut après 18 ans de captivité. L'Introductorius n'a pas encore été retrouvé ; ou n'en connaît que quelques propositions qui, jointes à d'autres tirées des trois traités de Joachim, furent envoyées, à Rome ; ou les rencontre dans l'ouvrage d'un inquisiteur de Passau, écrit en 1260 (p. 33 du mémoire de Preger cité note 45a), chez Eyméricus, Directorium inquisitorum, Rome 1578, in-f°, p. 188; dans le Liber de rebus memorabilibus de Henri de Herford (publ. par Potthast, 1859, p. 181), et chez d'Argentré, Collectio judiciorum, T. 1, P. 1, p. 162. - En 1255 Alexandre IV ordonna la destruction de toutes les copies du livre. - Rousselot, Histoire de l'évangile éternel. Paris 1861.

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46a R. Baconis opera quoedam inedita, ed. Brewer. Londres 1859, 1). 87.

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47 On n'en a plus que 60 articles, Baluzii Miscellanca, ed. Mansi, T. 1, 1). 213. - Sur Olive, v. Hist. litt. de la France, T 21, p. 41. - Le pape franciscain Sixte IV fit examiner de nouveau les écrits d'Olive; il les déclara irréprochables, rien ne s'y trouvant qui ne pût être interprété dans le sens orthodoxe.

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48 Ce qu'on appela plus tard ordre des célestins, fut d'abord une congrégation d'ermites, fondée vers 1251 en Italie sous le nom d'ordre de Saint-Damien ; en 1300 ces célestins furent introduits en France.

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