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67. L'administration pontificale et l'état moral du clergé.

Il serait difficile de soutenir que les papes du quatorzième siècle ont servi la cause du christianisme; si l'esprit chrétien s'est conservé, c'est malgré eux. Quel est l'intérêt moral et religieux qu'ils représentent? Tantôt ils ne poursuivent que des fins politiques, tantôt ils se disputent la domination, sans songer à la détresse de l'église divisée; les moyens enfin qu'ils emploient sont peu conformes à leur prétention d'être les vicaires de Jésus-Christ. Ils commettent sur une plus vaste échelle les abus qui s'étaient introduits déjà précédemment, et ils en ajoutent de nouveaux.

Les besoins de leur cour, et à l'époque du schisme ceux d'une double cour, leurs menées diplomatiques, leurs guerres, les obligent à augmenter leurs ressources. Outre les décimes extraordinaires qu'ils imposent au clergé, ils pratiquent plus d'exactions qu'ils n'en avaient jamais reproché aux princes. C'est en vain que plusieurs d'entre eux essayent de rétablir une administration plus régulière; leur entourage est hostile à toute réforme.

La grande période de la papauté, à partir de Grégoire VII, avait commencé par la lutte contre la simonie; la fermeté déployée alors avait été une des causes des progrès de la puissance pontificale, qui était respectée parce qu'elle représentait, au sein du catholicisme, l'ordre et le droit. Au quatorzième siècle, oubliant ce qui avait fait sa force, elle devient elle-même simoniaque. Les fonctions ecclésiastiques ne semblent plus avoir d'autre importance que celle d'être des bénéfices plus ou moins lucratifs; elles sont des grâces que vendent les papes; on vend de même les dispenses, les absolutions, les jugements.

Un usage déjà ancien autorisait les papes à se réserver la collation de certains bénéfices. En 1265 Clément IV avait décrété que ceux qui deviendraient vacants en cour de Rome , ne seraient plus conférés que par le pape. Rome était toujours pleine de clercs étrangers, sollicitant des faveurs ou soutenant des procès ; si l'un d'eux venait à mourir, la prébende dont il avait joui dans sa patrie était aussitôt donnée à quelque protégé de la cour pontificale. Jean XXII étendit ce privilège du saint-siège aux bénéfices devenus disponibles par renonciation, par déposition, par le passage à une autre place. Il arriva ainsi que des cures, des canonicats, des évêchés tombaient en partage à des courtisans, qui continuaient de vivre à Avignon ou à Rome. Pour toutes ces provisions on payait des taxes. Les papes vendaient même des grâces expectatives, promettant la jouissance future de bénéfices dont les titulaires vivaient encore. Ils autorisaient le cumul, en accordant plusieurs prébendes au même personnage. Ils réclamaient les annates, c'est-à-dire le revenu de la première année d'un bénéfice nouvellement conféré ; Jean XXII les exigea de toutes les charges et dignités, mais on finit par les restreindre « aux grandes prélatures », abbayes, évêchés, archevêchés.

Pour prévenir les abus qui menaçaient de désorganiser les chapitres, plusieurs de ces corps statuèrent qu'ils ne délivreraient leurs prébendes qu'à des chanoines résidants. Ces règlements ne purent prévaloir contre les faveurs accordées par les papes ; il fallut se tenir pour satisfait, si les étrangers faisaient au moins un séjour d'un an auprès de l'église dont ils étaient membres; le plus souvent même cette condition était éludée. Le désordre était partout ; on voyait des évêques en guerre avec leurs chapitres ; des prêtres se disputant de maigres chapellenies, ou ayant plusieurs cures et n'en desservant aucune ; des prélats et des chanoines jouissant dans divers pays de bénéfices qu'ils faisaient administrer par des procureurs et pour lesquels ils ne rendaient aucun service à l'église. Quand parfois un pape voulait intervenir pour faire respecter la discipline, il n'était pas sur d'être obéi; c'est surtout pendant le schisme que l'autorité fut ébranlée jusque dans ses fondements.

On peut se figurer quel a dû être, dans ces circonstances, l'état moral d'une grande partie du clergé. La cour d'Avignon offrait un spectacle tel que Pétrarque la comparait à Babylone. L'exemple venu de si haut était imité plus bas. Nous répétons ce que nous avons dit à plusieurs reprises, il y a en des exceptions qui ont sauvé l'honneur de l'église ; nous ne parlons que du clergé pris en masse. Adversaires et défenseurs des papes, clercs et laïques, sont unanimes à constater les progrès de la corruption (24). Un des pamphlets les plus véhéments est le de ruina ecclesioe, longtemps mais faussement attribué à Nicolas de Clémanges (25); l'auteur fait avec une éloquence indignée le tableau des misères de l'église. Cupidité, avarice, mépris des choses spirituelles, amour effréné du monde, concubinage, tels étaient les vices qu'on reprochait aux clercs de tous les rangs.

Les hommes pieux et éclairés commencèrent à réfléchir aux moyens de remédier à ces maux, aggravés par le schisme. Ils recherchèrent une autorité qui fût supérieure aux papes et capable de réformer l'église dans son cher et dans ses membres; cette autorité ne pouvait être que le concile universel.

 

 

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CHAPITRE Il

 

LES ORDRES RELIGIEUX

 

 

68. Les ordres riches. - Suppression de celui du Temple.

L'ordre des bénédictins et les congrégations de Cluny et de Citeaux, enrichis outre mesure, n'avaient plus rien de leur austérité primitive; quoique se mêlant encore des affaires du monde, ils avaient perdu la grande influence qui jadis les avait illustrés; la science même ne les occupait plus ; ils ne produisent aucun savant digne d'une mention particulière. En 1336 Benoît XIII essaya de rétablir chez eux l'ancienne discipline et de ranimer le goût de l'étude; il n'y réussit point.

Les chevaliers deSaint-Jeanqui, en 1310, s'emparèrent de l'île de Rhodes, continuèrent, tout en vivant en grands seigneurs, de consacrer leurs vaisseaux et leur courage à la protection des chrétiens contre les Turcs. Les nombreux établissements qu'ils possédaient en Europe servaient pour la plupart de retraite à des hommes paisibles ou étaient consacrés à quelque oeuvre hospitalière; nul ne songeait à les attaquer. Lestempliers, au contraire, eurent une fin tragique (26). Au commencement du quatorzième siècle, leur ordre comptait près de vingt mille chevaliers, un nombre plus considérable encore de frères servants, neuf mille commanderies et maisons dans presque tous les pays de l'Occident, avec un revenu total d'environ 54 millions de francs. Une telle fortune était une tentation bien forte pour un prince aussi cupide quePhilippe le Bel.

 

Lors du couronnement deClément Và Lyon, en .1305, le roi lui parla de crimes qu'auraient commis les templiers et qui étaient si énormes, selon lui, qu'ils exigeaient la suppression de l'ordre. Clément promit de s'en informer. En 1306, il invita le grand-maître du Temple et celui des chevaliers de Saint-Jean, Jacques de Molay et Guillaume de Villaret, qui se trouvaient encore dans l'île de Chypre, à se rendre en France pour conférer avec lui sur une croisade. Jacques de Molay, originaire des environs de Besançon, âgé de plus de 60 ans, grand-maître depuis 1298, obéit seul à cet appel; il vint en France, suivi de soixante chevaliers. A Paris il fut reçu à la cour avec les témoignages du plus grand respect. Le roi, qui le comblait de politesses, fit répandre par ses gens et par des dominicains des bruits odieux sur de secrètes abominations de l'ordre. Ces bruits étant parvenus au grand-maître, il demanda que le pape ordonnât une enquête; il offrit de se constituer prisonnier, jusqu'à ce que l'innocence de l'ordre fût démontrée. Clément consenti à l'enquête ; en août 1307 il annonça au roi qu'il y procéderait lui-même. Philippe le Bel n'en attendit pas le résultat; le 13 octobre il fit arrêter tous les templiers qu'on put rencontrer en France. Il publia un acte d'accusation dans lequel on leur reprochait de renier Jésus-Christ et de se livrer à des pratiques impures ou idolâtres. Les interrogatoires commencèrent aussitôt dans tout le pays. Les accusés, y compris le grand-maître, furent mis à la torture ; beaucoup d'entre eux, vaincus par les souffrances, d'autres, séduits par des promesses, avouèrent tout ce qu'on leur demandait; mais il y en eut aussi un grand nombre qui nièrent tout, et plusieurs de ceux qui avaient fait des confessions dans les tourments, les rétractèrent quand ils eurent repris l'usage de leurs sens. Une assemblée des états, tenue à Blois en mai 1308, réclama la condamnation de l'ordre, « même contre le clergé » si celui-ci n'y consentait pas. Vingt-six princes et seigneurs se constituèrent accusateurs et donnèrent procuration pour agir contre les templiers par-devant le pape et le roi.

En apprenant ces nouvelles, Clément V se montra fort irrité d'un tel empiétement sur la juridiction de l'église, et des moyens employés pour arracher aux accusés des confessions. Le 5 juillet 1308 il écrivit aux évêques et aux inquisiteurs de France, pour demander que la procédure fût suspendue et renvoyée au siège apostolique. Le roi lui fit répondre que Dieu déteste les tièdes, que les lenteurs sont une sorte de connivence avec les crimes des accusés, et que s'il a pris lui-même l'affaire en main, c'est parce qu'il est le défenseur de l'église, du salut de laquelle il doit rendre compte à Dieu. Pour convaincre le pape, il lui envoya à Poitiers 73 templiers, qu'on avait interrogés à Paris et qui répétèrent devant lui leurs aveux. Clément, de son côté, députa trois cardinaux à Chinon en Touraine, où Philippe le Bel avait fait transporter le grand-maître et quelques-uns des grands dignitaires ; ceux-ci demandèrent à être réconciliés avec l'église, ce qui leur fut accordé par les cardinaux, qui en même temps les recommandèrent au roi.

Par deux bulles du 12 août le pape institua des commissions inquisitoriales dans tous les pays où l'ordre avait des établissements; elles devaient être composées de l'évêque du diocèse, de deux chanoines, de deux dominicains et de deux franciscains; des conciles provinciaux, présidés par l'archevêque, prononceraient les jugements, mais non sur l'ordre, seulement sur les membres qui seraient reconnus coupables. Philippe le Bel voulait la suppression de l'ordre, aria de pouvoir s'emparer de ses biens ; c'est pourquoi il lui importait que l'on crût à la culpabilité de l'institution; il aurait été indulgent peut-être pour les individus. Le pape, au contraire, désirait sauver l'ordre, dont il admettait encore l'innocence; il ne recherchait que des crimes individuels. Il n'eut pas le courage de maintenir ce point de vue.

Les bulles qui instituaient les commissions étaient accompagnées d'une liste de 127 articles reproduisant, outre les aveux arrachés par la torture et les conclusions qu'en avait tirées la logique des inquisiteurs, les bruits répandus par « la voix publique » : on enseigne dans l'ordre que Jésus-Christ a été un faux prophète, on n'y croit pas à la messe, on adore un chat ainsi qu'une tête appelée Baffomet; on commet des horreurs dans les réunions nocturnes, on ne tend qu'à s'enrichir per fas et per nefas, etc.

La commission de Paris commença ses opérations le 7 août 1309. En général elle procéda sans rigueur excessive, elle n'employa pas la torture; mais obligée de se conformer aux usages prescrits pour les procès d'inquisition, elle refusa aux accusés le droit de se choisir des défenseurs et de protester contre les aveux faits antérieurement dans les tourments. 900 templiers se déclarèrent prêts à prouver l'innocence de l'ordre ; la commission n'interrogea que le grand-maître et 231 chevaliers et frères servants. Pendant que durait ce procès, l'archevêque de Sens fit brûler comme relaps 54 templiers qui s'étaient rétractés. Ce fut un avertissement pour la commission, qui siégeait à Paris, de hâter son oeuvre. Elle la termina le 26 mai 1311 ; le protocole fut apporté au pape, qui avait décidé de porter l'affaire devant le concile général qu'il avait convoqué àVienne. Cette assemblée, ouverte le 16 octobre, invita les templiers à paraître devant elle; neuf d'entre eux se présentèrent pour parler au nom d'environ deux mille, qui erraient fugitifs dans le pays; le pape lit jeter les neuf chevaliers en prison. Le concile persista à demander qu'ils fussent admis à se justifier et qu'on observât à leur égard les formes du droit, quand même l'ordre entier devrait être trouvé coupable; pendant tout l'hiver Clément V négocia avec les prélats pour les faire revenir sur cette résolution, qui compromettait les intérêts du roi. Celui-ci, pressé d'en finir, vint lui-même à Vienne, en février 1312, avec sa cour et des troupes ; le pape dut prendre des mesures plus expéditives. Dans un consistoire secret, composé de cardinaux et d'évêques dont il était sûr, il annonça qu'il fallait supprimer l'ordre du Temple. La bulle de suppression, datée du 2 mai 1312, fut proclamée le 6, dans la troisième session du concile; considérant, dit-elle, que l'ordre est devenu suspect par suite des aveux du grand-maître ci d'autres membres, et considérant le scandale qui en résulterait s'il continuait de subsister, il est supprimé, non per modum diffinitivoe sententioe, une pareille sentence étant impossible de jure, mais per viam, provisionis et ordinationis apostolicoe. Le pape convenait ainsi que la culpabilité de l'ordre n'était pas assez prouvée pour qu'il put l'abolir de droit, il ne le supprimait que par précaution parce qu'il était devenu suspect. Les frères qui seraient trouvés innocents devaient s'adjoindre aux johannites ; ceux qui s'étaient avoués coupables seraient punis, mais avec modération ; les obstinés seuls seraient livrés au bras séculier ; les fugitifs enfin auraient à se présenter dans le délai d'un an devant leurs évêques, sous peine d'être traités en hérétiques.

Une nouvelle commission réunie à Paris condamna le grand-maître et quatre des dignitaires à la prison perpétuelle ; mais comme Jacques de Molay et le grand-précepteur de Normandie, Guy d'Auvergne, rétractèrent publiquement leurs aveux, ils furent considérés comme relaps et brûlés le 11 mars 1313.

La bulle du 2 mai 1312 attribuait la majeure partie des biens du Temple à l'ordre de Saint-Jean ; la surveillance de l'administration de ceux qui étaient situés en France, et que dès l'origine Philippe le Bel avait fait mettre sous séquestre, fut confiée au roi, qui profita des revenus pour son fisc. En Angleterre la procédure fut conduite à peu près comme en France ; en Italie, au contraire, et en Allemagne les templiers furent ménagés. En Espagne le concile de Tarragone, tenu en août 1312, constata leur innocence; en 1317 le roi d'Aragon fonda l'ordre de Mantésa, qu'il dota des biens et qu'il recruta parmi les chevaliers du Temple; en 1319 le roi du Portugal fonda de la même manière la Milice de Jésus-Christ.

La condamnation des templiers fut une des grandes iniquités du moyen âge. Il est certain que depuis longtemps ils n'étaient plus animés de l'esprit qui avait fait autrefois leur gloire; les moeurs de beaucoup d'entre eux étaient dissolues , ils se livraient à toute sorte de vices ; d'autres se montraient hostiles au clergé séculier, peut-être même sceptiques à l'endroit de certains dogmes. Mais si, à cause des fautes et des erreurs, des membres, on avait dû condamner toute l'institution, il aurait fallu supprimer aussi d'autres ordres religieux, qui n'avaient pas mieux résisté à la tentation de, la puissance et de la richesse. Pour Philippe le Bel le seul vrai crime des templiers a été leur fortune; toutes les autres imputations n'ont été que des prétextes (27).


Table des matières

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24 Voir les passages cités par Gieseler, 2e éd. T. 2), P. 3, p. 184, A ces citations il serait facile d'en ajouter d'autres.

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25 Müntz, Nie. de Clémanges, p. 66, démontre que Clémanges ne peut pas être l'auteur de ce traité. Schwab au contraire, Joh. Gerson, p. 493, cherche à prouver l'authenticité.

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26 Dupuy, Histoire de la condamnation des templiers, dans les Traités concernant l'histoire de France, Paris 1654, p. 1, et avec des additions, Bruxelles 1751 in-4°. - Raynouard, Monuments relatifs à la condamnation des chevaliers du temple. Paris 1813. - Procès des templiers, publié par Michelet. Paris 1841, 1851, 2 vol. in-4° ; ce sont les protocoles des séances de la commission inquisitoriale de Paris, d'après une copie conservée à la bibl. nationale. - Michelet, Histoire de France, T. 3, p. 123. - Le même, Les templiers, Revue des deux mondes, 1837, p. 318. - Soldan, Ueber den Prozess der Teinpelherren, dans le Historische Taschenbuch de Raumer, 1845 , p. 389. - Havemann, Geschichte des Ausgangs des Tempelordens. Stuttgard 1846. - Von Hammer, Mysterium baphometis revelatum, dans les Fündgruben des Orients. Vienne 1818, in-f°, T. 6, Ire livr. - Le même, Die Schuld der Templer. Vienne 1855. - Les articles de M. Boutaric dans la Revue des questions historiques, 1871 et 1872.

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27 Ce n'est pas ici le lien d'examiner les hypothèses étranges qu'on a proposées pour expliquer le mot Baffomet et pour attribuer aux templiers une doctrine secrète, soit gnostique, soit manichéenne. Baffomet ne peut signifier que Mahomet. Des relations des templiers avec les sarrasins on avait tiré la conclusion qu'ils n'étaient pas restés étrangers à des croyances mahométanes. La tête, dont il est si souvent parle dans le procès, n'a été peut-être qu'un reliquaire ; on connaît beaucoup de châsses qui ont eu cette forme. On peut croire aussi que l'ordre a eu quelques rites symboliques qui, mal connus de beaucoup de chevaliers eux-mêmes, ont été interprétés par les adversaires de manière à les faire servir à leurs fins.

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(La Bible: 1Thessaloniciens 5:21)

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