Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



CLAUDE BROUSSON 

Défenseur des Eglises opprimées


CHAPITRE V

EN TERRE HOSPITALIERE - AU SERVICE DES EGLISES DE FRANCE

Utrecht au 17e siècle

 

De retour à Lausanne, l'infatigable Brousson se lance de nouveau dans de nombreuses activités et reprend immédiatement la plume.

En effet, « croyant à la puissance de la vérité, tandis que tout cédait à la force, il ne cesse, dit Douen, d'écrire et d'imprimer; il veut fatiguer le monde entier des affaires protestantes pour lui faire ouvrir les yeux et changer le cours de l'opinion »,

Illusions? Candeur? Inutile dépense de forces? Perte d'un temps qui eût pu être employé de façon plus réaliste et peut-être plus efficace ?... C'est possible. Mais comment ne pas admirer tant de persévérance, de dévouement et de foi ? Comment ne pas s'incliner devant l'âme ardente de celui qui a « espéré contre toute espérance » et qui, sans céder à la tentation d'accepter pour lui-même un tranquille et avantageux établissement, a combattu jusqu'à la mort pour ses frères opprimés ?

Brousson écrit donc ses Lettres aux catholiques romains dont il fait passer en France sept mille paquets aux personnes les plus considérables du royaume, chaque lettre étant accompagnée « d'un petit compliment ». Les six premières lettres, publiées ensemble, étaient précédées, une fois de plus! d'une épître à Louis XIV, propre à toucher un coeur de pierre, épître désespérée qui laisse pourtant transparaître encore la tendresse d'un Français pour son roi... cette tendresse qui ne parvient pas à mourir. C'est ainsi qu'il écrit: « Nous osons donc encore, Sire, dans l'amertume de notre coeur, nous jeter aux pieds de Votre Majesté et verser dans son sein paternel nos soupirs, nos larmes et nos respectueuses craintes. »

Mais la majesté, idole impassible dans son lointain et somptueux Versailles, ne daigne pas abaisser son auguste regard sur les suppliques de ses sujets huguenots. Ne lui a-t-on pas dit, d'ailleurs, qu'il n'y a plus de protestants en France ?

Les Lettres, pourtant, ne reviennent pas à leur auteur, alors que les précédentes épîtres lui étaient renvoyées par paquets.

Il n'en faut pas davantage pour que Brousson se berce d'illusions et de naïves espérances.

L'été commence. Alors qu'en France le peuple protestant traverse «la vallée de l'ombre de la mort», alors qu'au Refuge les exilés luttent contre la misère et la nostalgie, l'ardent mois de juin resplendit. Lumière... Chaleur... jardins pleins de roses... Cri de joie des coquelicots dans les blés presque murs... Scintillement du lac où glissent de paisibles barques... Douceur des soirs OÙ flotte le trop doux parfum des tilleuls... Graves sonneries des dernières heures du jour, égrenées sans hâte par l'horloge de la cathédrale protestante... Tout cela, sans doute, cette beauté, cette quiétude ne* touche guère Brousson, tout à son austère tache, l'esprit toujours parti vers la patrie qu'il a dû fuir, vers les frères restes au pays, et le coeur lourd d'un étrange mélange d'amertume, de désespoir, d'enthousiasme et de pitié.

Dehors, le jour d'été flamboie, mais la salle est fraîche et les volets tirés ne laissent pénétrer qu'un demi-jour dore.

Et voici que, dans ce demi-jour, une silhouette juvénile se dresse sur le seuil. Tout d'abord, Brousson et les siens ne reconnaissent pas ce jeune garçon, misérablement vêtu. Et lui-même se tait, en proie a une intense émotion. Enfin, il balbutie quelques mots, il s'avance vers l'avocat et celui-ci retrouve soudain. sur ses traits d'adolescent, le visage d'un enfant qu'il n'a pas vu depuis de longues années son neveu et filleul, Claude, le fils de Daniel.

Exclamations de surprise et de joie, effusions, larmes et sourires... puis Claude raconte son histoire, la longue et pénible aventure de sa sortie du royaume.

Il dit comment, après avoir été séparé, en Provence, de son père, de sa grand'mère et de sa soeur, il fut contraint de rejoindre à Montpellier sa mère et ses plus jeunes soeurs et de subir avec elles les horreurs des dragonnades.

Voilà huit mois qu'il a quitté cet enfer et il frémit encore au souvenir des scènes épouvantables auxquelles il assista. Son oncle, sa tante, son cousin l'écoutent, frémissants aussi et bouleversés, car cet enfant de treize ans leur apporte, direct et brûlant. le témoignage des souffrances de leurs frères restés au pays,

Claude dépeint l'affolement de sa mère à la nouvelle de l'arrivée des dragons. OÙ aller? Que faire ? Où mettre en sûreté sa famille? Elle hésite, elle demande conseil a ses amis et, pendant ce temps, elle voit entrer dans sa maison les soldats qu'elle croyait encore loin.

Elle refuse d'abjurer, elle leur tient tête, elle les regarde mettre à sac son beau logis, briser ses meubles, vider ses armoires. Mais il est au-dessus de ses forces de laisser maltraiter les enfants. Elle feint de céder, avec l'arrière-pensée de rejoindre immédiatement son mari au Refuge.

La perte de sa fortune, un procès qui traîne l'en empêchent. Oh! elle partira un jour... Elle n'attend qu'une occasion. Mais, avant elle, c'est Claude, son fils, qui va partir tout seul, car il est incapable de supporter plus longtemps la vue des supplices et des cadavres traînés sur la claie, par le bourreau, dans les rues de la ville. Sa mère le voit si nerveux et si impressionné qu'elle veut le soustraire le plus tôt possible à ces cruels spectacles.

L'enfant se met en route en novembre avec un messager et en compagnie de la demoiselle Rigaud, fille d'un libraire montpelliérain.

Arrivé à Lyon, il perd ses compagnons, les cherche en vain, allant d'une auberge à l'autre, tremblant d'être découvert par une ronde de police, quand un heureux hasard lui fait rencontrer un ami de son père qui se prépare, lui aussi, à passer en Suisse et qui le prend avec lui.

Ils se mettent en route quelques jours plus tard, escortés d'un guide, avec toute une troupe de huguenots sortant du royaume. Ils vont à pied, sous la pluie, transis de froid, accablés de fatigue. Une nuit ils rencontrent des gardes qui les laissent passer sans les voir, lorsque l'un d'eux, resté en arrière, les aperçoit dans l'obscurité « grâce au mouvement et à la blancheur de leurs cravates ». On les poursuit, à grands renforts de cris et de coups de pistolets et l'on arrête la plupart des fugitifs.

Claude est parmi les prisonniers.

Il souffre six mois, dans la prison de Belley, puis, désespérant d'en sortir jamais, il succombe enfin et abjure...

A ce moment du récit, un silence se fait dans la salle... le jeune garçon baisse la tête et pleure...

- J'ai fait cela, mon oncle... pardonnez-moi !... je ne pouvais plus endurer d'être en cette horrible prison... Tout seul... loin de ma mère et de mes parents...

Brousson pose la main sur la jeune tête humiliée: qui ne pardonnerait un instant de faiblesse à un enfant qui a tant souffert?

Claude réparera sa faute. Son parrain va lui faire donner par un ami, le vieux pasteur Combes, l'instruction religieuse spéciale qu'on exige des jeunes apostats avant de les admettre à faire amende honorable devant l'Eglise. En attendant, il demeurera ici jusqu'au moment où il ira rejoindre son père en Hollande.

Et la maison de l'avocat compte un hôte de plus. C'est encore une nouvelle tache pour Brousson que de veiller sur ce garçon nerveux, qui connut trop tôt l'épouvante et la souffrance, de ramener le calme et la sérénité dans sa jeune âme et de préparer avec lui le jour solennel ou il sera reçu dans la paix de l'Eglise. Il le gardera jusqu'à la fin du mois d'août, où il trouvera une occasion pour l'envoyer à son père, en compagnie d'une vingtaine de réfugiés, partant pour la Hollande.

Depuis le départ de Claude, sa mère. restée à Montpellier, tentait vainement à plusieurs reprises de quitter le royaume. Arrêtée une dernière fois, avec ses filles, à Pont-St-Esprit, elle fut amenée devant l'intendant de Baville, qui lui offrit une pension à condition qu'elle n'essayerait plus de sortir de France. Elle refusa et déclara hardiment « qu'elle se remettrait en chemin toutes les fois qu'elle pourrait le faire ».

L'intendant la laissa en liberté... mais il trouva pour elle le pire des châtiments: il lui arracha ses cinq filles et les fit enfermer dans un couvent.

Folle de douleur, la malheureuse alla frapper à toutes les portes et multiplia les sollicitations et démarches pour qu'on lui rendît ses enfants. Mais voyant que tout était inutile, « elle fit un effort sur elle-même et résolut de partir seule ».

Plus heureuse qu'elle ne l'avait été auparavant, elle arriva, saine et sauve, a Genève, sans qu'il lui advînt aucune fâcheuse aventure. Après un court séjour en Suisse, elle repartit pour Amsterdam.

Peu de jours après son départ, sa fille, Jeanne, passait à son tour la frontière. Libérée sous caution du couvent où elle était enfermée, des amis l'avaient fait partir clandestinement pour Genève.

Elle y passa l'hiver, avant de gagner la Hollande, « faute d'une compagnie pour faire ce voyage. »

Pendant son séjour, des réfugiés lui amenèrent une fillette de six ans, disant que c'était une orpheline nouvellement sortie de France et qui se trouvait toute seule en pays étranger. Pleine de pitié pour la petite inconnue, Jeanne la prit dans ses bras et l'embrassa tendrement... sans reconnaître sa plus jeune soeur, Dauphine, qu'elle n'avait pas vue depuis plu. sieurs années, parce qu'on l'avait mise en sûreté a Nîmes, chez sa grand'mère Brousson. Cette dernière venait de trouver une occasion pour envoyer l'enfant au Refuge,

Leur frère raconte cette scène dans ses mémoires: « Quand on lui dit que c'était sa soeur, écrit-il, sa joie et sa surprise furent si grandes, que de longtemps elle ne pût retenir ses larmes. »

Et il narre ensuite la fin de leurs aventures:

« La belle saison étant venue et la compagnie ne manquant plus pour aller en Hollande, ma soeur aînée se mit en chemin. Comme notre soeur Dauphine s'était trouvée malade lors de son départ, elle la laissa à Lausanne, entre les mains de notre oncle Brousson, qui la fit partir aussi quelques mois après. »

Chaque membre de sa famille qui arrive en Suisse apporte à Claude Brousson le témoignage direct et vivant de ce qui se passe en France.

Par son frère, par sa belle-soeur, son neveu, ses nièces, il connaît maintenant toutes les horreurs de la persécution et les tribulations du peuple huguenot, mais aussi son repentir, sa fidélité et le renouveau de vie spirituelle qui fleurit partout, et particulièrement dans le Midi.

C'est par les siens, certainement, que l'avocat entend parler pour la première fois des prédicants, ces hommes inspirés qui se sont levés pour remplacer les pasteurs absents, tous expulsés de France à la Révocation de l'Edit de Nantes, et pour apporter à leurs frères la Parole de Dieu dont ils se montrent plus affamés chaque jour.

Brousson écoute les récits de ses parents, partage entre la surprise et l'admiration... Ré, quoi ! de simples bergers, des artisans, des paysans, gens sans culture et sans prestige, se substituent donc aux ministres et prêchent l'Evangile sans souci de construction, de style, d'éloquence, mais avec une flamme et une conviction qui emportent tout et bouleversent les coeurs... Quelle nouveauté et quelle merveille !

Et l'avocat, passionnément intéressé, questionne avidement les témoins de ces merveilles: qui sont ces gens? qu'on lui parle d'eux encore... ! qu' il apprenne à les connaître afin que sa pensée et ses prières puissent les suivre dans leur glorieuse et périlleuse mission !

Et c'est alors qu'on lui révèle le nom d'un homme qui jouera un rôle important dans sa vie: celui de François Vivent, le jeune et célèbre prédicant, ancien régent d'école, qui a tenu de nombreuses assemblées clandestines dans toutes les Cévennes. C'est alors qu'on évoque devant lui l'ardent et brun visage de ce montagnard, sa voix passionnée, son caractère intrépide, son extraordinaire emprise sur les foules accourues pour l'entendre.

Mais, hélas ! en apprenant l'existence et l'apostolat de Vivent, Brousson apprend en même temps que le jeune homme n'est plus en Cévennes et qu'il a dû se réfugier en Hollande, après avoir été odieusement trompé par Bâville, le nouvel intendant du Languedoc, homme implacable et froidement cruel que l'avocat connaîtra un jour, lui aussi... et pour son malheur !

 

Le vieux Lausanne au temps de Brousson

 

Désespérant de capturer le prédicant, Bâville avait fait offrir à Vivent un passeport pour l'étranger, non seulement pour lui, mais pour de nombreux huguenots qui vivaient au Désert, dans les cavernes et les bois, afin d'échapper à l'arrestation et à la mort.

Le jeune homme accepta, pensant ainsi sauver de nombreux coreligionnaires. Il partit avec une quarantaine de personnes, par l'Espagne. Les autres protestants dont il avait fait parvenir la liste à l'intendant, devaient suivre. Mais, débarrassé de Vivent, Bâville viola ses engagements et les fit tous déporter aux Antilles.

A l'avocat indigné et désolé, les parents assuraient pourtant que, malgré l'absence de Vivent, rien n'arrêterait le renouveau de vie spirituelle, le repentir et le réveil des « nouveaux convertis ». Ils n'étaient pas seuls de cet avis. au même moment, Jurieu, dans ses Lettres pastorales, Gaultier de Saint Blancard, dans son Histoire apologétique, donnaient une grande publicité au zèle et à l'autorité des prédicants.

La famille de Brousson ajoutait que le nombre des protestants qui s'assemblaient au Désert ne cessait de croître, et que beaucoup d'autres s'apprêtaient à gagner le Refuge, afin de pouvoir pratiquer librement leur religion.

En effet, pendant toute l'année 1687, les réfugiés continuèrent à envahir la Suisse, si bien qu'il fallut derechef, envoyer un député auprès des puissances protestantes, pour réclamer des terres et des secours.

Ce fut, cette fois, un gentilhomme nîmois, Henri de Mirmand accompagne du pasteur J. Bernard qui, sur le conseil de Brousson, fut délégué auprès des « rois, princes et magistrats protestants. »

Pendant ce temps, resté à Lausanne, Brousson engage une polémique qui va orienter sa vie dans une direction nouvelle.

Une lettre est arrivée en Suisse. C'est un appel « des réformés captifs en France, aux ministres réfugiés ». Après avoir remercié leurs pasteurs en exil de l'intérêt qu'ils portent à leurs frères restes en France, et des lettres de consolation qu'ils leur adressent - parmi lesquelles celles de Jurieu sont les plus célèbres - ils les supplient d'aller plus loin encore:

- « Est-ce là, disent-ils, tout ce que vous pouvez faire pour vos propres enfants ? Nous ayez-vous abandonnés pour jamais?... N'aurez-vous point pitié de tant de pauvres âmes faibles et chancelantes, en revenant nous édifier ? »

Et la lettre, en conclusion, évoque les assemblées clandestines tenues par les prédicants:

« On nous a démoli nos temples, nos pasteurs nous ont abandonnés. Qu'importe ! Les bois et les forêts, les antres et les cavernes nous servent de temples... »

Cette lettre fait l'effet d'un coup de tonnerre dans la paisible atmosphère du Refuge, et soulève aussitôt d'ardentes polémiques: faut-il répondre à son appel ? Faut-il demeurer en Suisse ?

Les pasteurs exilés sont d'avis différents et parfois opposés.

Les uns voient, dans leur paisible retraite, une intention de la Providence qui les tient en réserve pour le jour - que les prophéties de Jurieu font espérer prochain - où l'Eglise protestante sera rétablie en France. D'autres, comme Elie Benoît, croient devoir se disculper de n'être pas restés, protestent que si les pasteurs sont partis, c'est que les fidèles n'ont rien fait pour les retenir, et même qu'ils redoutaient de donner asile à des hors-la-loi. Au surplus, disait Benoît, « un pasteur debout n'est plus lié à une Eglise tombée. »

D'autres, enfin, sont atteints en pleine conscience par l'émouvant appel des huguenots de France. Ils hésitent, ils s'interrogent, ils cherchent à discerner quelle est la volonté de Dieu a leur égard.

Brousson, lui, n'hésite pas et voit fort clair pour eux: il faut retourner dans la fournaise: la place du berger est auprès de son troupeau, et « le bon berger donne sa vie pour ses brebis. »

Reprenant une fois de plus son infatigable plume il le dit sans ménagement dans ses Lettres aux pasteurs de France réfugiés dans les Etats protestants, sur la désolation de leurs Eglises et sur leur propre exil.

Dans cet exposé on retrouve Brousson tout entier « avec la raideur implacable de sa doctrine, l'inflexibilité de sa conscience, l'héroïsme de son coeur et son absence de ménagement pour quiconque s'oppose à l'oeuvre de Dieu. »

L'avocat met les pasteurs en face de leur conscience et leur demande si, par leur retraite et leur. longue absence, ils remplissent tous les devoirs de leur sainte charge, et il réfute implacablement les objections qu'il prévoit:

« Les hommes vous ont défendu de prêcher ? écrit-il, mais Dieu vous le commande. Presque tous ceux qui étaient commis à votre conduite ont abjuré la vérité ? Mais vous savez que c'est la persécution et la terreur qui ont arraché de leur bouche cette abjuration contre les sentiments de leur coeur. Ce n'est pas à nous d'aller vers eux, c'est à eux de venir vers nous, dites-vous ? On vous a donne des passeports mais on voulait retenir le peuple. Quelques-uns pouvaient s'échapper, mais il est malaise que près de deux millions d'âmes pussent sortir de ce royaume où on les enfermait avec soin... Cela prouve que Dieu ne veut pas transporter son chandelier de ce royaume-là. Quoiqu'il en soit, il suffit que vos brebis égarées y soient, pour vous obliger à les aller chercher... »

Il ne faut pas tenter Dieu, disait-on encore. Oui, mais « il ne faut pas que cette prudence dégénère en timidité, en lâcheté. Le danger est grand en France... Il n'y était pas moins grand au commencement de la Réformation... Quand Dieu permet que les pasteurs meurent pour l'Evangile, ils prêchent plus haut et plus efficacement dans le sépulcre, qu'ils ne faisaient durant leur vie; et cependant Dieu ne manque pas de susciter d'autres ouvriers en sa moisson. »

La dernière lettre de Brousson se termine par un vibrant hommage aux prédicateurs improvisés, « ces faibles instruments » dont Dieu se sert pour maintenir et édifier le peuple huguenot de France et il clame très haut un solennel avertissement aux pasteurs:

« Parce que vous vous êtes tus, les pierres crient déjà. Prenez garde, mes très honorés frères, que Dieu ne continue à les faire crier et qu'il ne vous laisse muets. Si vous n'êtes pas sensibles à ce reproche, craignez qu'il ne vous rejette comme des pasteurs inutiles... »

A l'appel de l'avocat, quelques pasteurs partirent rejoindre en France leurs Eglises abattues.

D'autres manifestèrent leur mauvaise humeur. Certains d'entre eux écrivirent à Brousson, l'accusant de manquer de charité: « Vous péchez, ajoutaient-ils, contre l'humilité et la modestie, en vous élevant magistralement au-dessus de vos maîtres, à qui vous faites des leçons d'école comme à des personnes qui ignorent et leur métier et leur devoir. »

Enfin, une dernière attaque personnelle jeta Brousson dans un trouble extrême. « Puisque vous exhortez les pasteurs à aller en France pour y prêcher l'Evangile, lui écrivit brutalement un pasteur anonyme, vous devriez y aller vous-même le premier, et s'il vous manque la vocation, on vous la donnera facilement... »

Qui n'a connu ces heures difficiles où la conscience hésite, cherchant, comme à tâtons, le chemin du devoir ? Qui ne peut se représenter ce que ressentit alors notre héros ?

« Vous qui exhortez les autres... que n'y allez-vous vous-même? » ... La petite phrase s'est plantée dans son coeur... il l'emporte partout avec lui. D'abord, elle lui revient, de temps à autre, l'emplissant d'une gêne passagère... Puis, plus fréquemment, et c'est comme un élancement douloureux qui l'arrête brusquement, en pleine action... Enfin, elle s'empare complètement de lui, elle ne le quitte plus, elle le poursuit jour et nuit, et sous son aiguillon implacable, il arrive à envisager sérieusement un départ possible.

Dès lors. il ne cesse de se poser la question: Faut-il partir ? Faut-il rester?

Et, partout, à chaque heure de sa vie, il cherche à sortir de ce douloureux dilemme.

Quand il parcourt les rues paisibles de Lausanne, clin de la terrasse de la cathédrale, il domine la ville et la riante campagne vaudoise, qui somnolent paisiblement dans l'air chaud et tremblant de l'été, il pense a tous les drames qui se passent en son pays natal, il évoque les Cévennes déchirées et ensanglantées et le calme du Refuge lui devient soudain intolérable... S'il assiste aux cultes qu'il peut fréquenter en toute liberté, confortablement installe sur un banc bien cire, en écoutant des sermons écrits dans une langue châtiée et dits avec éloquence et onction, il ne peut s'empêcher de songer avec une sorte de honte aux assemblées clandestines, là-bas, dans de sauvages montagnes, aux pauvres prédicants prêchant de leur mieux, avec toute la flamme de leur coeur plein de zèle, aux fidèles assis dans l'ombre, parmi les rochers, et sur lesquels plane un terrible danger...

Se met-il à table, s'étend-il dans son lit, il songe aussitôt à la vie de privations, de fatigues, d'errance qui est celle des prédicateurs huguenots... Alors, il lui semble de toute évidence qu'il doit partir.

Mais s'il entre dans son cabinet de travail, s'il voit, sur sa table, sa plume, ses papiers, ses travaux multiples et utiles, il songe à l'oeuvre qu'il accomplit au Refuge, aux nombreux comités qu'il dirige et préside, et il se demande avec anxiété s'il n'a pas sa place et son utilité ici même.

Derrière la porte fermée, il entend le pas tranquille de sa femme qui va et vient dans le logis et qui ne se doute de rien... et il songe à ses larmes, à sa solitude, s'il quitte le Refuge. Tout a l'heure, son regard rencontrera celui de son fils levé sur lui avec confiance... Qui fera l'éducation du jeune garçon? qui le dirigera, en l'absence de son père?

Oui.de multiples devoirs semblent le retenir en Suisse. Tiraille, hésitant, il ne sait que décider.

Et voilà qu'un jour, un homme entre brusquement dans sa maison comme dans sa vie. Voilà que se tient devant lui. le prédicant François Vivent dont le nom est sur les lèvres de tous les huguenots cévenols arrivant au Refuge.

Le visiteur est bien tel qu'on le lui a décrit: Brousson eût reconnu sans qu'il se fût nommé ce garçon chétif et brun, ce visage ardent aux pommettes saillantes, aux brûlants yeux sombres, cette voix basse et passionnée, cet accent méridional qu'il ne cherche pas à atténuer, ce sourire trop rare qui pare soudain d'un charme inattendu ces traits sans beauté.

Vivent ! C'est Vivent. Cévenol s'il en fut, fils du greffier de Valleraugues, régent de l'école de Peyrolles, connu de l'Espérou au Bougés, de l'Aigoual au Liron... Vivent qui a nourri de son ardente parole les foules du Désert, arme les martyrs d'un invincible courage, arrache des larmes de repentir aux apostats et fait chanter sous les étoiles les psaumes des ancêtres à tout un peuple fidèle et fervent.

Il semble qu'en ce logis du Refuge, François Vivent apporte avec lui une bouffée de l'air cévenol, toute chargée de l'âpre parfum du Désert.

Le Désert ! Il y retourne. Il ne peut plus vivre en cette Hollande paisible OÙ il se morfond depuis des mois, pendant que ses frères souffrent sous la persécution et demandent à grands cris des hommes capables de les soutenir et de les consoler.

Bouleverse, Brousson contemple « le plus hardi de ces hommes dont il a tant prône le courage et la piété ». Il se sent subjugue par l'énergie, par la rudesse même de Vivent et, gagne par son ardeur, « sa foi et son esprit de prière », il lui ouvre largement son logis ou le jeune homme est bientôt rejoint par d'autres prédicants, disposes comme lui a retourner en France et qui, dans les fréquentes visites qu'ils rendent a l'avocat, ne cessent de conférer avec lui « sur ce que les uns et les autres auront a faire pour avancer l'oeuvre du Seigneur ».

Les hôtes de Brousson parlent avec passion non seulement de la mission spirituelle qui les attend, mais encore des conjonctures politiques qui paraissent favorables à la Cause huguenote et qui éveillent en eux de grandes espérances.

Guillaume d'Orange, prince huguenot, a remplace sur le trône d'Angleterre le catholique Jacques II. D'autre part, les nations protestantes ont formé la Ligue d'Augsbourg contre Louis XIV, et les réfugiés mettent leur espoir dans une prochaine restauration du protestantisme en France, grâce a ces Etats allies.

Conjointement à l'action extérieure, un audacieux projet a été formé par les persécutés: huguenots cévenols et Vaudois du Piémont, projet qui consiste à faire coïncider un soulèvement des Vaudois et des Cévenols avec l'intervention des nations protestantes. Ce projet, une fois élaboré, a été soumis au maréchal de Schomberg, au printemps de cette année 1689...

Vivent l'ignorait en quittant la Hollande: il l'apprend au Pays de Vaud et accepte aussitôt de collaborer à son exécution. L'odieuse tromperie dont lui et les Cévenols ont été victimes de la part de Bâville ne peut que lui ôter tous scrupules et, d'ailleurs, comme Jurieu, il estime légitime de défendre sa religion par les armes.

Brousson connaît lui aussi ce projet. Mais, s'il y voit l'action providentielle de Dieu, s'il consent à ce que les huguenots français prêtent main forte aux alliés, ce n'est point sans réticences. Esprit plus complexe que Vivent et moins logique que Jurieu, il ne peut s'empêcher de considérer toujours Louis XIV comme son souverain. En lui, subsiste fidèle, sentimental et tenace, un vieux loyalisme qui ne peut pas mourir.

Cependant, Plus encore que les circonstances extérieures, le brûlant enthousiasme et la foi passionnée de ses amis créent autour de l'avocat une atmosphère dans laquelle la crise de conscience qui le tourmente depuis des mois évolue rapidement: il sait maintenant qu'il doit partir sans hésitation, sans un regard en arrière, « sans consulter la chair et le sang ». Il semble cependant que la lutte intérieure, même en ce moment décisif, ait été rude... Comment s'en étonner, quand on connaît le caractère passionné de Brousson ?

Il a écrit lui-même qu'il est retourné en France uniquement pousse par le mouvement de sa conscience: « ce mouvement intérieur ayant été si violent que j'en étais consumé, jusque-là qu'ayant différé deux ou trois mois de suivre cette vocation intérieure, je tombai dans une maladie qui paraissait mortelle à tout le monde et dont les médecins ne connaissaient pas la cause. »

Brousson n'attendit point d'être guéri pour se mettre en route. Il quitta Lausanne, malade encore et ne se rétablit qu'au cours de son voyage.

Avec lui partaient Vivent, Dubruc, un ancien pasteur, et plusieurs prédicants. Ces hommes qui marchaient « d'un pas assuré vers une mort certaine » se mirent en route, partant d'endroits différents et par des voies différentes, le 22 juillet 1689.

L'Eglise wallonne d'Amsterdam

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