Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
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TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



CLAUDE BROUSSON 

Défenseur des Eglises opprimées


CHRONOLOGIE

 

1647 (ou 1646) Naissance à Nîmes de Claude Brousson.

1666 Il s'installe avocat à Castres.

1670 Il suit la Chambre de l'Edit à Castelnaudary.

1678 (2 janvier) Il épouse Marie de Combelles.

1679 Avocat au Parlement de Toulouse.

1682 Secrétaire du Synode de Saint-Antonin.

1683 (printemps) Brousson prononce un courageux plaidoyer en faveur des Eglises.

1683 (mai) Les Directeurs dressent chez lui un projet de

résistance pacifique aux empiétements des ennemis du protestantisme.

1683 (octobre) Après l'échec du Projet, Brousson, reconnu comme « l'un des boutefeu de la rébellion », échappe aux dragons.

1683 (novembre) Il se réfugie à Lausanne, où il est rejoint par les siens.

1684 Il publie l'Etat des Réformés de France.

1685-1686 Il plaide la cause des réfugiés en Allemagne et en Hollande.

1687-1688 Il exhorte les pasteurs réfugiés à rentrer en France pour y secourir leurs troupeaux persécutés.

1689 (juillet) Brousson rentre en France. Il rejoint les prédicants des Cévennes.

1689 (décembre) Il est appelé au pastorat, au cours d'une assemblée, par les prédicants et les fidèles.

1692 (février) Mort de Vivent. Brousson réprouve désormais toute résistance armée.

1693 (décembre) Brousson arrive à Lausanne.

1693-1695 Séjour en Suisse, en Hollande, en Angleterre.

1695 (avril-août) Pasteur à La Haye.

1695-1696 Second voyage missionnaire. A travers les Ardennes, l'Ile-de-France, la Normandie.

1697 Négociateur à La Haye.

1697 (octobre) Brousson rentre en France pour la troisième fois.

1698 (18 septembre) Son arrestation à Oloron, en Béarn.

1698 (4 novembre).. Son martyre à Montpellier.


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PRÉFACE

 

Novembre 1698...

Il y a deux cent cinquante ans, l'avocat nîmois Claude Brousson rendait son âme a Dieu du fait des tortures et du supplice a lui infligés pour avoir exhorté l'Eglise sous la croix.

Quelques-uns connaissent encore le nom de cet homme. Presque tout le monde ignore son existence héroïque.

En conjuguant leurs talents pour nous présenter la figure de Claude Brousson, Madame Rauzier-Fontayne et Monsieur S. Mours rendent à ce témoin de l'Evangile un hommage fervent, et ils nous convient, par là même, à éclairer notre route de l'éclat de cette vie.

La liberté de servir Dieu dans une Eglise réformée selon sa Parole a été lentement conquise, en France, par un peuple de martyrs. Nous devons ce privilège à une fidélité qui ne signifiait rien moins qu'angoisses constantes, séparations cruelles, souffrances, galères ou prisons.

Nous ne pouvons pas oublier le prix dont lut ainsi paye l'héritage spirituel qui est notre seule richesse véritable. Nous ne pouvons pas l'oublier si nous regardons au passé. Et moins encore, si nous regardons à l'avenir. On n'aurait pas prévu, il y a un demi-siècle, que les chrétiens de l'Europe verraient s'ouvrir à nouveau des temps où la fidélité à la Parole de Dieu signifierait l'angoisse, la séparation, l'exil, la torture et la mort lente ou violente. C'est cependant dans l'héroïque fidélité que plusieurs d'entre nous devront peut-être demain conserver à leurs enfants l'héritage qu'ils ont reçu, le trempant de leurs larmes et le scellant de leur sang.

La voix de Claude Brousson a quelque chose à nous dire.

Rien n'avait préparé cet avocat, sinon le Saint-Esprit, qui se choisit ses hommes. Alors que le pouvoir royal prépare l'extermination de ce qu'il appelle avec mépris la Religion prétendue réformée, il faut organiser la résistance, et pour cela prendre le maquis. L'avocat s'engage dans la lutte, parcourt les campagnes, cherche des appuis à l'étranger, écrit pour relever le courage des uns, pour éclairer la conscience des autres, et, pendant des années, il mène la vie de la clandestinité la plus dangereuse. Sa tête est mise à prix, son signalement affiché dans toutes les provinces. Cent fois il échappe de justesse, se cache dans des grottes, dans des puits, sur les toits, et toujours tient des assemblées interdites et console l'Eglise sous la croix.

Un avocat, défenseur des évangéliques, est ainsi devenu prédicant de l'Evangile. C'est un avertissement pour nous à ne pas contrecarrer les choix imprévus de l'Esprit qui fait vivre l'Eglise. On peut toujours objecter qu'on n'est pas préparé pour les tâches de l'Eglise, quand Dieu les propose, et c'est plus facile souvent de s'en tenir à ce refus motive.

Tout comme c'est aussi plus facile pour ceux qui sont responsables du bon ordre dans l'Eglise, de contester les vocations exceptionnelles et de les faire rentrer dans le rang...

Aux uns et aux autres, la voix de Claude Brousson quelque chose a dire.

Novembre 1948... L'actualité de Claude Brousson n'est pas celle d'une vie aventureuse et héroïque, qui parle à l'imagination. C'est l'actualité d'un confesseur de l'Evangile, qui parle à l'Eglise de sa fidélité d'aujourd'hui et de demain.

Franz J. LEENHARDT.


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CHAPITRE 1

ENFANCE ET JEUNESSE

Un mas dans la campagne de Nîmes

 

« Nîmes... ville romaine », lit-on sur les affiches des gares. Nîmes fut, en effet, dans l'antiquité, une cité typiquement romaine et elle conserve, sertis dans un cadre moderne, les vestiges encore prestigieux de sa splendeur passée.

Aussi a-t-on pu graver à juste titre, au pied de la statue d'Antonin, imperator, ces vers d'un poète local :

« Le Nîmois est à demi romain.

Sa ville fut aussi la ville aux sept collines,

Un beau soleil y luit sur de grandes ruines... »

Nîmes, ville romaine... Oui. Mais on peut dire, avec autant d'exactitude: Nîmes, ville huguenote.

Entièrement gagnée à la Réforme, dès le XVIe siècle, elle fut et demeura depuis lors un centre huguenot important. Vers le milieu du XVIIe siècle, les deux tiers de sa population étaient protestants. Elle vit se dérouler entre ses murs ensoleillés la tragique épopée de nos pères et fut témoin de tant de ferveur, d'héroïsme et de douleur que chacune de ses vieilles maisons, de ses ruelles tortueuses, de ses garrigues pierreuses est un lieu historique.

C'est dans cette capitale du protestantisme français méridional que naquit un des plus grands pasteurs du Désert, Claude Brousson.

Par un beau jour de l'année 1647, la sage-femme sortait, son travail terminé, d'une demeure cossue, celle de jean Brousson, « bourgeois de Nismes ».

Dans quelle rue du vieux quartier s'élevait cette maison ? Etait-ce dans la 'rue de la Fleur-de-Lys, près de la porte de la Madeleine ? Dans la rue des Flottes, de la Colonne, de la Boucarié? Nous ne pouvons le dire, mais ce que nous savons, c'est que c'était une rue étroite, aux pavés pointus, pleine de soleil et de mouches, c'est que la maison ressemblait à tous ces beaux hôtels anciens, encore debout aujourd'hui, avec sa façade régulière, sa lourde porte au heurtoir de cuivre, au cintre de pierre élégamment sculpté.

Cette porte se referma sur la commère qui s'éloigna, tandis que, par les fenêtres ouvertes, des voisines l'interpellaient en leur verte langue nîmoise, au vif accent, engageant avec elle un dialogue que nous pouvons aisément imaginer:

- Et alors? c'est fait?

- Pardi ! si c'était pas fait, j'y serais encore.

- Et qu'est-ce qu'elle a, la dame Brousson ?

- Un beau petit, bien solide, et qui braille bravement.

- Comment « on y dit » ?

- On y dit: Claude.

- Claude Brousson... ça ne va pas mal... c'est un nom bien de chez nous...

- Allez, je me sauve ! On m'attend ailleurs.

Et la sage-femme s'en allait, sans se douter que le nom de ce petit enfant, prononcé pour la première fois au coeur de la cité, serait un jour célèbre bien au delà de cette ville, dans tout le midi huguenot et jusqu'en Suisse et en Hollande.

Cependant, à l'intérieur de la maison Brousson aux vastes chambres dallées de briques rouges, la joie régnait auprès de la bercelonnette, blottie à l'ombre des grands rideaux du lit maternel, dans laquelle dormait maintenant le nouveau-né.

Soulevée sur ses oreillers, Jeanne de Paradès, la jeune mère, regardait son fils avec ravissement et rêvait...

Sans doute comme toutes les mères, essayait-elle d'imaginer ce que serait cette vie qui venait d'éclore, sans doute évoquait-elle, pour son enfant, une existence paisible, heureuse, partagée entre sa famille, honorable et aisée, son beau temple de la Calade, son « mas » aux environs de la ville, sa profession...

Le petit Claude serait comme tous les siens, magistrat ou commerçant, ou notaire, ou fabricant de soie...

Rêvez, Madame Brousson... rêvez, dans la joie de ce jour où l'on peut dire de vous, avec l'Ecriture Sainte : « Elle ne se souvient plus de ses douleurs, toute joyeuse de ce qu'un homme est né au monde »... Rêvez... Si vous saviez... si vous saviez !

Mais comment pourriez-vous soupçonner que l'orage gronde au loin et va fondre sur le peuple huguenot de France ? Tout est si paisible en ce pur matin ! La rumeur tranquille de la cité entre par la fenêtre ouverte, faite de mille bruits familiers: le bourdonnement des métiers à tisser, la chanson des ouvriers, le carillon de la cathédrale toute proche, dont les voix d'airain ne couvrent pas encore les gémissements des martyrs et, dans le ciel si bleu, les longs cris délirants des hirondelles, filant comme des flèches vers leurs nids, suspendus aux pierres antiques des arènes...

Non... vous ne pouvez pas savoir que ce tout petit, endormi près de vous et qui entr'ouvre sur la courtine de soie ses petites mains fripées de nouveau-né, ne connaîtra pas longtemps la vie heureuse et sans soucis que vous souhaitez. Vous ignorez toutes les traverses, les fatigues, les angoisses, les sacrifices qui rempliront son existence et vous ne voyez pas... là-bas... très loin dans le temps, l'échafaud qui attend le martyr.

Si vous saviez, Madame Brousson, si vous saviez... vous seriez triste, vous pleureriez, sans doute... mais vous pourriez être fière aussi, parce que si la vie que vous venez de donner à cet enfant ne doit pas être riche en joies humaines et en terrestres honneurs. elle sera belle, noble, utile, comblée des vraies richesses, celles « qui ne passent point », celles « que les vers ni la rouille n'atteignent pas » et couronnée par le plus grand des honneurs: celui qui resplendit sur le chemin des serviteurs de l'Esprit.

Et certainement, la pieuse huguenote que vous êtes sourirait à travers ses larmes, à cette vie magnifique et douloureuse.

Si vous saviez...

Les premières années de Claude Brousson furent heureuses et pareilles à celles de tous les petits Nîmois de bonne maison . Dans la demeure paternelle, l'austérité huguenote ne se montrait pas accablante. Si les moeurs étaient rigides, si la piété se manifestait abondamment tout au long de la journée par de fréquentes prières au moment des repas, ou au culte que célébrait, matin et soir, le père Brousson, et par de longues lectures bibliques, la bonne humeur régnait avec une souriante sérénité et le petit garçon, loin de se sentir saturé par une trop substantielle nourriture spirituelle, montra de bonne heure de pieuses dispositions.

Nous pouvons nous le représenter encore tout jeune, quand sa mère, avant même qu'il sache parler, lui apprend à fléchir les genoux et a joindre ses petites mains, « afin que son petit corps rende par avance hommage au Créateur ». Et, plus tard, enfant vif et primesautier, remplissant de ses rires et de ses cris la maison un peu sombre, un peu froide, en hiver surtout, quand souffle le mistral, mais charmante au printemps quand les fenêtres restent ouvertes sur le quartier où grouille la vie familière du bon peuple nîmois, et quand le soleil baigne d'une lumière dorée les chambres où luisent les meubles cossus, les crédences bien cirées, les armoires aux ferrures brillantes, les panetières aux fines colonnettes et, sur les estaniers, les plats et les pots d'étain. Mais un petit garçon n'aime pas rester toujours enferme au logis et Claude en sort volontiers, le dimanche, pour accompagner ses parents soit au Petit Temple Saint-Marc soit au temple de la Calade. Là, il se tient coi et tranquille, bien que le banc de bois soit dur et le sermon fort long et il écoute, émerveillé, la puissante harmonie des psaumes chantés par la nombreuse assemblée, ou les paroles bibliques, déjà familières à ses petites oreilles, qui le pénètrent profondément, à son insu, pour devenir peu à peu la substance même de son être.

Mais c'est certainement le service de l'après-midi qu'il préfère, car il y prend une part plus active. En effet, au cours de ce service, dit de catéchisme, le pasteur prenait pour sujet de sa prédication une portion du catéchisme de Calvin et, avant de le commenter pour toute l'assemblée, il la faisait réciter par les enfants. Dès que la première question tombait de ses lèvres, garçons et filles se levaient et répondaient en choeur. Plus tard, lorsque le temple fut détruit, lorsque les huguenots célébrèrent leur culte dans les garrigues désertes, les enfants, pour réciter le catéchisme et afin qu'on les entendît mieux, grimpaient sur leurs sièges, faits de quelques pierres entassées. Mais, à cette époque, ils se contentaient de rester debout devant le banc de bois bien ciré. Les paresseux, les ignorants, demeuraient assis, tout penauds. Claude n'était point de ceux-là. A chaque demande, il se dressait vivement et l'on distinguait, parmi les autres voix, sa voix claire et sa diction impeccable.

- « Quelle est la principale fin de la vie humaine? demandait, par exemple, le pasteur.

- C'est de connaître Dieu.... répondait le choeur juvénile.

- Pourquoi dites-vous cela ?

- Pour ce qu'il nous a créés et mis au monde pour être glorifie en nous et c'est bien raison que nous rapportions notre vie à sa gloire puisqu'il en est le commencement.

- Et quel est le souverain bien des hommes?

- Cela même.

- Pourquoi l'appelez-vous souverain ?

- Pour ce que, sans cela, notre condition est plus malheureuse que celle des bêtes brutes... »

Les conducteurs spirituels de l'Eglise de Nîmes sont, à cette époque, le pasteur Jean Bruguier et le célèbre pasteur Jean Claude. Ce dernier exercera une grande influence sur le jeune Brousson jusqu'à sa quinzième année, mais il devra quitter brusquement sa paroisse, - banni du Languedoc pour avoir, au cours d'un Synode, prononce des mots jugés injurieux pour la religion du roi.

Si le dimanche est tout entier consacré aux exercices religieux, certains jours de semaine, le jeune Claude se rend avec son père à la « métairie » que sa famille possède aux environs de la ville. Jean Brousson prend alors en croupe son petit garçon, tout joyeux de partir, au trot à un bon cheval, vers le mas aux longs bâtiments bas, aux toits de tuiles protégés par une rangée de cyprès.

On suit le chemin qui serpente entre des vignes, des olivettes, des garrigues pierreuses où s'exhale, sous la brûlure du soleil, l'odeur du thym et de l'aspic. On s'arrête en chemin, pour se reposer à l'ombre de quelque pinède bruissante et embaumée et l'on regarde passer, soulevant des nuages de poussière, les coches, les berlines ou les lourdes charrettes paysannes.

Au mas, mille plaisirs attendent l'enfant. Le « bayle » et sa famille le gâtent à l'envi; l'écurie, la bergerie, la basse-cour sont pleines d'animaux, le jardin ouvre devant lui le domaine enchante de ses bosquets de pins, de ses buis tailles, de ses lauriers-roses; les figuiers lui tendent leurs fruits violets, les grenadiers leurs grenades entrouvertes, pleines de frais rubis.

Tant qu'il n'est qu'un enfant, ce domaine lui suffit. Plus tard, jeune garçon, puis adolescent, il parcourra en compagnie de son précepteur les collines pierreuses, couvertes d'oliviers, qui ondulent derrière la propriété et toute la région entre le mas et la ville. Et, plus tard encore, devenu prédicateur du Désert, la connaissance qu'il a de cette région, de ses moindres sentiers, de ses garrigues sauvages lui sera fort utile et lui permettra d'échapper plus facilement à ses ennemis.

Jean Brousson et Jeanne de Paradès eurent neuf enfants, mais presque tous moururent des leurs premières années et Claude dut voir plus d'une fois couler les larmes de sa mère, tandis qu'on emportait un petit cercueil au cimetière de la Couronne. Son frère, Daniel, de peu d'années son cadet, survécut pourtant. Moins doue que lui pour les études il se tourna vers le commerce et se fixa plus tard à Montpellier, comme marchand parfumeur. Mais, au moment de la Révocation, il s'exila en Hollande avec toute sa famille et la 'relation de son évasion hors du royaume est une des plus dramatiques qui soient parvenues jusqu'à nous.

Vint le moment où le petit Claude dut commencer ses études. Alors, la maison Brousson compta une « grande personne » de plus. C'était un précepteur que le père de famille avait engagé pour lui confier l'éducation et l'instruction de son fils aîné.

NÎMES. LA TOUR MAGNE.

D'abord intimidé et effrayé par l'aspect grave et solennel de son maître, l'enfant s'attacha bientôt à « cet homme de bien, humble, savant, qui méprisait les grandeurs et les vanités du monde », et qui, tout en formant l'esprit et le jugement de son élève, lui inculqua les premiers éléments et le conduisit, d'une main sage et ferme, jusqu'à l'entrée du collège.

Un beau jour, Claude Brousson, un peu ému sans doute, franchit le seuil de ce collège, attenant à l'Académie (ou Université) protestante de Nîmes, une des plus anciennes du royaume. Il devait y poursuivre toutes ses études depuis la première classe, ou « basse école », jusqu'à la deuxième année de philosophie.

Lorsque, la rhétorique terminée, le jeune Brousson fut admis à la « grande école », il trouva, dans la chaire de philosophie ou il enseignait la logique et la morale, un homme plein de charme, de finesse et de feu: le professeur David de Rodon, réputé pour être l'un des plus habiles dialecticiens de son temps. Tout de suite, Claude s'enthousiasma pour ce maître remarquable et suivit ses cours avec passion.

Hélas ! M. de Rodon, tant aime de ses élèves et si estime dans les milieux intellectuels, n'avait pas que des amis. Un livre de controverse qu'il venait de publier attira sur lui les foudres du clergé catholique et Mgr Cohon, évêque de Nîmes, n'eut pas grand mal à obtenir la condamnation de l'ouvrage.

On juge de l'émotion qui s'empara de ses jeunes disciples quand la nouvelle circula dans le collège: « le livre de M. de Redon sera brûlé publiquement ... et lui-même est banni du royaume. Il va partir ... il ne montera plus dans cette chaire... »

La révolte et l'indignation grondaient parmi les jeunes gens. C'était la première des innombrables vexations qui allaient s'abattre sur les protestants, s'amplifier d'année en année jusqu'à la Révocation de l'Edit de Nantes et devenir de véritables persécutions.

On se représente ces adolescents enthousiastes et ardents assistant', impuissants, les lèvres serrées et la rage au coeur, à l'exécution du fameux ouvrage.

La foule grouillait sur la place de la cathédrale dont les cloches sonnaient lugubrement; le bourreau jetait sur le bûcher en flammes des piles d'exemplaires qui brûlaient en dégageant une épaisse fumée et M. de Redon, très pale, les regardait se consumer, ne quittant des yeux la fournaise que pour poser une dernière fois son regard sur les élèves dont il allait se séparer pour toujours.

Adieu, Monsieur de Rodon ! Vous partez pour l'exil... Beaucoup de ces jeunes gens qui versent aujourd'hui des larmes de rage et de pitié sur cette place de Nîmes vous suivront un jour dans cette Suisse hospitalière où l'on peut servir Dieu selon sa conscience. Ils ne vous y trouveront plus, car vous dormirez déjà dans la paix du Seigneur. Ils arriveront là-bas dépouillés de tout, défaillants de fatigue, déchirés par de cruelles séparations, ayant abandonné tous leurs biens matériels et renoncé à leur bonheur terrestre pour atteindre le seul, bien qui vaut la peine de vivre : la liberté de la foi.

Quelques mois après le départ de M. de Redon, nouvelle émotion, nouvelle explosion d'indignation et de douleur : par ordre des « Puissances » le Petit Temple Saint-Marc, construit cinquante-quatre ans plus tôt, allait être démoli.

Les huguenots nîmois n'eurent pas le courage d'assister à sa disparition, mais, du fond de leurs demeures, dans tout le quartier de la Grand'Rue, ils entendirent le bruit sourd des murailles qui s'écroulaient, tandis qu'une épaisse poussière envahissait les rues. Et, plus tard, quand ils passèrent à l'endroit ou s'élevait auparavant leur église, ils ne virent plus, dans le jardin paisible qui entourait l'édifice, que des ruines, vite envahies par les ronces, sur lesquelles les arbres de Judée laissaient mélancoliquement tomber, au printemps, la pluie rose de leurs fleurs, tandis que le vent susurrait une incessante complainte dans le feuillage bruissant des pins.

Ce fut en cette même année 1664 que Claude Brousson termina sa philosophie. Solennellement proclamé maître ès arts, en présence des régents et des professeurs, dont certains étaient déjà des jésuites, il reçut, dans une cérémonie publique, un parchemin attestant, en un latin plein d'emphase, qu'il avait « non seulement parcouru par un labeur constant les prés fleuris et les verts et agréables bocages des lettres humaines, mais encore qu'il avait franchi, d'un pied infatigable, le champ de la philosophie ».

Cette cérémonie devait être l'une des dernières de l'Académie de Nîmes. Le clergé catholique obtint, cette même année, la suppression de l'Académie protestante et le collège y attenant passa tout entier aux mains des jésuites.

Ses études, ses succès, la passion avec laquelle il suivit le procès et la condamnation de son maître, les mille tracasseries, précédant la Révocation, auxquelles les familles huguenotes étaient en butte n'empêchèrent pas le jeune Brousson d'être un joyeux adolescent, aimant la vie et les jeux, même « les jeux défendus » pour lesquels « on recevait sur le dos ».

Le jeu de paume était particulièrement en honneur à cette époque. OÙ Brousson et ses camarades le pratiquaient-ils? jouaient-ils à la « courte paume » dans un local clos, ou à la « longue paume », en plein air? Traçaient-ils les lignes qui délimitaient le terrain de jeu sur le sol de l'Esplanade, « la promenade favorite » des Nîmois ? ou à la Fontaine qui n'était pas encore le beau jardin restaure, « broderie Louis XV sur canevas romain », mais un terrain inculte, entourant la source fameuse, les restes des bains romains, tout bruyants des voix sonores des laveuses et du bruit des battoirs, et les ruines exquises du Temple de Diane, blotties dans la verdure frissonnante des micocouliers ? Allaient-ils hors des murailles de la ville ou encore sur le « cours » ombreux et tranquille ? Nous l'ignorons. Mais ce que nous savons, c'est que le jeune garçon apportait autant d'ardeur au jeu qu'à l'étude et il nous plaît que ce grand pasteur du Désert, ce héros et ce martyr ait été un adolescent comme tant d'autres et qu'il ait connu l'enthousiasme et l'ardeur, les rires et les pleurs, les jeux et les travaux de son âge.

Il va souffrir... il va s'engager dans une existence pleine J'angoisse, de dangers, de fatigues. Il va pleurer sur l'Eglise persécutée, dispersée, écrasée, mais aussi sur le relâchement spirituel du peuple huguenot et ses épaules supporteront le poids écrasant de cette Eglise à relever, de ces foules auxquelles il faudra redonner espoir, confiance et courage.

Oui, il souffrira. Mais, pour l'instant, il est un simple et bon garçon, plein de gaîté, de force, de santé.

Regardons-le bien, dans la pure lumière méridionale. Regardons ce jeune bourgeois lettré, courtois, élevé a devenir « l'honnête homme » du XVIIe siècle. Imaginons-le dans la maison paternelle, au collège, au temple ou dans la propriété familiale. Suivons-le à travers la ville, causant et riant avec ses camarades, parcourant les quartiers populeux et bruyants où bourdonnaient les métiers a tisser des faiseurs de bas et des fabricants de soieries, suivant le cours de l'Agau, aux eaux souillées par les écoulements des teintureries, ou les rues pavoisées d'échevaux multicolores, séchant sur des cordes, au dessus des passants.

Les beautés de sa ville impressionnèrent-elles le jeune Brousson? Sans doute l'étudiant nourri de littérature grecque et latine admira-t-il les vestiges de l'antiquité, la grâce exquise de la Maison Carrée, la puissance des Arènes? Sans doute aima-t-il les murs dorés du Temple de Diane ou la Tourmagne, déjà debout au temps des Gaulois et qui entendit le piétinement des légions romaines entrant dans la cité de Némausus.

Mais s'il apprécia le prestige évocateur de ces vieilles pierres, il est probable que l'austère poésie du terroir nîmois, sa fière pauvreté, la lumière incomparable de ses soirs d'été, la blanche féerie de ses amandiers en fleurs, la chanson du vent dans ses pinèdes embaumées le laissèrent indifférent. Les hommes de son temps demeuraient insensibles aux charmes de la campagne et il faudra que s'écoule encore plus d'un siècle et demi pour que Jean-Jacques Rousseau d'abord et les premiers romantiques ensuite donnent à leurs contemporains le goût et l'amour de la nature.

Voilà donc Claude Brousson reçu « maître ès arts ». Dans quelle branche va-t-il maintenant continuer ses études ? Sera-t-il médecin, magistrat, professeur, théologien ?

C'est pour le droit qu'il se décide... ou peut-être son père décide-t-il pour lui... C'était aux temps anciens, aux temps où tout jeune homme de dix-huit ans se soumettait respectueusement à l'autorité paternelle ! Toujours est-il que Claude quitte la maison familiale pour suivre les cours de la Faculté de droit.

Ses biographes ne nous disent point où se trouvait cette Faculté. Pas a Nîmes, puisque l'Académie protestante venait d'être supprimée. Tout porte à croire qu'il se rendit à Montpellier, dans la vieille Université que fréquenta Rabelais et qu'il vécut chez son cousin Jacques Brousson, le parfumeur, auquel succédera vraisemblablement, plus tard, son frère Daniel.

Peut-être les fragrances exquises qui emplissaient la maison du commerçant, le musc et le benjoin, la fine odeur de la lavande, les effluves vanillées de la rose et de l'oranger, la senteur poivrée des oeillets se glissaient-elles jusqu'à la chambre studieuse et venaient flotter autour des pesants bouquins, effleurant leurs pages rébarbatives d'un souffle de poésie.

Mais le zélé huguenot ne se laissait point troubler ni distraire par les parfums capiteux qui montaient jusqu'à lui. Il travaillait avec ardeur et, très jeune encore, il fut reçu docteur en droit.

La première, et la plus riante, page de sa vie était tournée. Il allait commencer ailleurs une nouvelle existence.

Une rue du vieux Nîmes



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