GRAND
fut
l'étonnement du personnel de Roccadoro,
quand apparut la charrette à âne,
escortée, non seulement des jeunes gens,
mais du maître de la villa. En apprenant que
le comte devait dîner au château,
Dorothée eut un accès de
désespoir bientôt dissipé par
l'arrivée de Maxime et de ses
provisions.
Ce ne fut qu'après avoir parcouru
le château en tout sens que M. Romualdo
Brindini se retira dans une chambre qu'on lui avait
préparée à la hâte, et
où son valet de chambre l'attendait avec sa
toilette de gala. Il avait voulu s'habiller comme
pour aller au Quirinal.
- Le dîner est arrivé, et
quel dîner ! annonça Bruce en
rejoignant Elsa dans la tourelle de Mme
Mactavish.
Celle-ci se faisait raconter les
événements du jour.
- Le comte va se faire si beau, que nous
sommes tenus de suivre son
exemple. Je vais mettre mon complet gris tout neuf.
Et toi, Elsa, dépêche-toi, tu seras en
retard.
Marguerite, au lieu de s'habiller,
était assise sur une chaise basse, repassant
avec émotion et reconnaissance ce qui
s'était passé dans la
journée ; de grosses larmes, mais des
larmes de joie, inondaient ses joues ; la
seconde cloche du dîner vint l'arracher
à ses douces méditations. Elle
descendit vivement, et trouva tout le monde
réuni dans le salon.
- Ma Rita, ma chère petite
fille ! s'écria le comte en la prenant
dans ses bras ; et dire que depuis deux ans je
me suis privé de voir ce cher
visage !
Le dîner était superbe,
beaucoup plus copieux et luxueux que ceux qui
figuraient journellement sur la table du
château. Même Bruce ne put arriver
à goûter de tous les plats. Mlle
Smith, flattée sans doute des attentions
polies du comte, oublia les précautions et
ménagements auxquels elle s'astreignait
d'habitude, et mangea de tant de mets divers, que
Bruce lui, prédit des désastres
incalculables.
Après le repas, on se rendit au
salon - le comte fut repris d'une de ses crises
d'agitation et de mouvements
désordonnés, trop violente pour les
nerfs ébranlés de Mlle Smith, qui dut
se retirer dans sa chambre. Marguerite, qui avait
perdu l'habitude de cette turbulence, proposa, afin
de la calmer, de faire un peu de musique.
- Oncle Rom, dit-elle, si vous
épuisez aujourd'hui tout votre enthousiasme,
que vous en restera-t-il après-demain pour
l'arrivée de papa ?
- Je connais tes ruses,
fillette !
Tu voudrais tout bonnement m'envoyer coucher pour
être libre de recevoir tes visiteurs ;
mais tant pis pour toi, je n'irai pas ! Si tu
as l'intention de nous aplatir, pourquoi tout de
suite ne pas nous jouer une marche
funèbre ?
Marguerite, tout en riant, se dirigea
vers le piano et commença tout doucement la
Marche de Chopin ; elle n'avait joué
que quelques mesures, quand la sonnette de la porte
d'entrée retentit. Prompt comme
l'éclair, le comte saisit une grande
couverture rayée qui était sur un
canapé, se drapa dedans, et disparut sur la
véranda. Surpris de cette nouvelle
excentricité, autant que du coup de
sonnette, nos trois jeunes gens se regardaient
interdits. La porte s'ouvrit, et le père
Gaspard entra.
Saluant jusqu'à terre, le
prêtre s'avança vers Rita, qui
s'était levée et se tenait comme
fascinée par son regard hautain. Elsa se
cramponnait au bras de son frère, lequel
s'était rapproché de la
cheminée, afin de pouvoir, au besoin, saisir
les pincettes comme arme défensive. S'il
avait su que Sansone était derrière
la porte, il aurait eu moins peur.
Le piano était tout près
de la porte de la terrasse restée
entr'ouverte, mais trop loin pour que les Maxwell
pussent entendre ce qui se disait. Marguerite,
raide et immobile, regardait son ex-confesseur avec
une expression qui ne plaisait pas à ce
dernier. Il s'approcha, et, d'une voix basse et
insinuante, lui dit :
- Mademoiselle, je sais combien vous
aimez votre père. Savez-vous que sa
santé est sérieusement menacée depuis quelque
temps ? Sa vie, peut-être même sa
raison, sont en jeu, à ce que m'a dit son
médecin, à moins qu'il ne soit
promptement délivré des soucis qui
l'obsèdent. Il est en votre pouvoir de le
sauver. Vous êtes la seule personne au monde
qui pourriez fléchir votre grand-oncle. Il
m'a donné sa parole de ne jamais poursuivre
le colonel, si vous consentez à aller
terminer votre éducation au couvent du
Sacré-Coeur, sous la direction de Mme
Corvietti.
Le père Gaspard, voyant qu'il
avait échoué lorsqu'il avait mis en
avant des motifs d'un ordre plus
élevé, jouait son dernier atout. Il
sentait le terrain se dérober sous lui, et
se raccrochait à sa dernière planche
de salut. Il fut un temps où Alphonse
Gaspard aurait condamné les moyens auxquels
il avait présentement recours. Il
était né avec de nobles instincts,
mais de longues années passées au
milieu des jésuites avaient faussé
ses meilleures aspirations.
- C'est avec la plus vive
anxiété que le comte attend à
Rome le résultat de notre
entrevue...
Il s'arrêta net, en entendant le
plancher craquer. C'était le comte qui
arrivait sur la pointe des pieds. il ouvrit
brusquement la fenêtre et apparut
drapé dans son tapis oriental, la tête
encapuchonnée, ne laissant voir que des yeux
étincelants qui fascinaient le malheureux
prêtre. Lui, d'ordinaire si maître de
lui, perdit la tête à la vue de ce
fantôme, et sa poltronnerie naturelle ou sa
mauvaise conscience le portèrent à se
mettre au plus vite en sûreté.
Il battit en retraite et personne ne
songea à s'opposer à son
départ. Il tomba dans les bras de Sansone qui le
guettait dans le
vestibule et le jeta à la porte comme il en
avait reçu l'ordre.
Le comte était retourné
sur le balcon où il passait son accès
de fureur en criant, gesticulant, courant,
bousculant les meubles, etc., et enfin
épuisé, vint tomber dans un
fauteuil.
Marguerite ne l'avait pas entendu. En
voyant son bourreau disparaître, elle avait
caché son visage dans ses mains, et ses
sanglots coupaient seuls le silence du
salon.
- Chérie, lui dit Elsa, ne pleure
pas comme cela ; je crois qu'il ne reviendra
jamais.
Le comte reparut enfin, et essaya de
déverser sa bile sur Sansone.
- Comment se fait-il, malheureux, lui
dit-il, qu'avec les ordres que vous aviez
reçus vous ayez laissé
pénétrer jusqu'ici cet impudent
menteur ?
- Vous oubliez, Excellence, que pour
refuser la porte à quelqu'un, il faut
d'abord le voir entrer. Comment s'est-il
faufilé dans la maison ? Impossible de
m'en rendre compte.
La paix paraissait rétablie dans
notre petit cercle, mais le malencontreux Bruce
vint la troubler.
- Comment, Monsieur le comte, dit-il,
comment ne vous êtes-vous pas jeté sur
le père Gaspard pour le
démasquer ?
- Vous avez raison, jeune homme, car je
savais que ce misérable avait l'intention de
venir ici ce soir. Je supposais qu'il devait
méditer quelque nouvelle vilenie, et je
comptais lui prouver, demain matin, qu'il ne m'en
imposait plus, et voilà qu'il me glisse entre les
mains !
Pourquoi
n'ai-je pu me contraindre cinq minutes de
plus ? Il est capable de m'échapper,
s'il m'a reconnu.
- Je ne veux pas courir le risque qu'il
aille encore ce soir me demander à la villa
cet imbécile de Pierre serait capable de le
mettre au courant de mes mouvements. Laisse-moi
partir, Marguerite je n'ai pas besoin de voiture,
je passerai par le petit bois.
- Oncle Rom, dit Rita d'une voix
câline, vous n'allez pas...
- Le rosser ? cria le vieux
gentilhomme, j'ai trop de respect pour ma canne
pour la salir ainsi... Crains-tu que je ne le
poignarde ? Rassure-toi.
- Vous reviendrez demain, oncle,
n'est-ce pas ?
Le comte se retourna et prit la jeune
Elle dans ses bras :
- Ma Rita ! la petite fille de
Blanche ! tu peux m'attendre demain matin,
après l'arrivée du courrier, je me
fais une fête de vous aider à
suspendre les lanternes vénitiennes. Au
revoir.
Le lendemain, avant le déjeuner,
maître Maxwell se présentait à
la villa.
- M. le comte est dans son cabinet,
répondit un des domestiques.
- Ne vous dérangez pas pour
m'accompagner ; je saurai très bien
m'orienter tout seul.
Guidé par un tapage tel qu'un
taureau furieux aurait pu en faire, Bruce monta
jusqu'au premier étage et frappa à
une porte.
- Allez-vous-en ! tonna le
maître du logis. Je suis occupé.
Sans se laisser déconcerter par
cette réponse, Bruce entra.
- Je ne suis pas le père Gaspard,
dit-il - je suppose que cela fait une
différence.
Au milieu de la chambre, entouré
d'un amas de papiers, lettres et autres objets plus
hétéroclites les uns que les autres,
le comte, assis par terre, faisait des recherches
qui, d'après les apparences,
n'étaient pas fructueuses.
Il allait rudement apostropher le
malheureux qui s'aventurait dans sa retraite, quand
il reconnut le jeune Écossais.
- Ah ! ah ! c'est vous,
Monsieur Nébuleux Mystérieux !
Soyez le bienvenu. Qu'est-ce qui me procure le
plaisir de vous voir ? Rien de fâcheux,
au château ?
- Non, Monsieur ; je suis venu
seulement vous faire une visite.
- Asseyez-vous ; je cherche
vainement les lettres de mon neveu Robert ; il
n'y en a pas une ; c'est à mon soigneux
secrétaire que j'en suis redevable, je
pense.
Et, d'un coup de pied, il fit voler
papiers, gants, encriers, etc., etc.
Fatigué sans doute de tout ce
remue-ménage, le comte prit un fauteuil
à côté de Bruce, qui avait fait
sa conquête par son originalité, comme
Elsa par sa douceur.
- Il me semble que vous avez une belle
et grande maison, dit le jeune homme, se croyant
tenu à faire des frais.
- La place ne me manque pas ; je
pourrais peut-être trouver
place pour un pensionnaire. Voudriez-vous devenir
mon associé, Monsieur
Nébuleux ?
- Je suis de nature paisible.
- Je ferai du bruit pour nous
deux.
- Vous en seriez peut-être
bientôt fatigué, et vous voudriez que
je prisse votre place. Cela me serait impossible,
et toutes vos injonctions ne feraient que me rendre
sourd-muet.
Un bruit de portes ouvertes, puis
refermées, changea le cours des idées
de Bruce.
- Avez-vous lu vos lettres ce matin,
Monsieur le comte ?
- Pas encore ; j'attends mon
secrétaire. Depuis. deux ans, il me sert de
lunettes.
- J'ai pensé que vous auriez
peut-être ce matin un surcroît de
correspondance et que vous ne seriez pas
fâché d'avoir une paire de lunettes en
surplus, c'est pourquoi je vous ai apporté
les miennes.
- Je comprends ; j'entends, je
crois, arriver mes lunettes ordinaires.
Bruce enjamba une avalanche de lettres
et disparut derrière une portière,
d'où il pouvait voir sans être
vu.
Le visage du jésuite ne
conservait aucune trace des aventures de la
veille ; néanmoins, sous ce calme
apparent, il était profondément
troublé ; c'est ce qui explique qu'il
n'eût pas reconnu le comte quand il
était venu interrompre son entretien avec
Marguerite. Le père Gaspard sentait le
terrain se dérober sous ses pieds ;
malgré cela, il ne pouvait accepter la
défaite, et avant de s'éloigner pour
toujours du lieu de ses
exploits, il voulait tenter un dernier effort. Il
dépouilla donc le courrier avec une
méthodique lenteur. La dernière
lettre était de l'écriture de
Marguerite ; Bruce lui-même, quoique sur
le qui-vive, aurait eu de la peine à
s'apercevoir que l'enveloppe avait
été dégommée, afin de
changer le billet qu'elle contenait, puis
refermée sans qu'il fut possible de
constater l'effraction. Voici ce que le faussaire
faisait dire à Rita :
« Comte ! Je
crois
qu'il vaut mieux, en l'absence de mon père,
discontinuer vos visites au château ; je
sais, je sens que votre présence chez lui
lui serait désagréable. Notre
rencontre d'hier a été aussi
fâcheuse qu'imprévue. Je ne serais pas
la digne fille de mon père si je continuais
à recevoir chez lui un homme dont il se
méfie, et à juste titre.
Marguerite BRINDINI. »
C'en était trop ! Le comte
se leva écumant de rage : il allait
s'élancer sur le prêtre, quand Bruce
écarta les rideaux et se montra
inopinément.
- Monsieur Gaspard, dit-il, vous avez
très adroitement subtilisé la lettre
de ma cousine, et sans doute vous l'avez fait
disparaître ; mais comme j'ai
aidé à la rédaction, je me la
rappelle mot à mot. C'était tout
simplement une invitation, priant le comte de venir
déjeuner et dîner aujourd'hui au
château. C'est moi qui ai eu l'idée de
faire écrire Mlle Brindini hier soir pour
nous rendre compte de ce que deviendrait ce billet.
Nous craignions qu'il ne se perdit comme tant d'autres,
et nous pensions
qu'il
pourrait néanmoins produire de grands
résultats. Vous voyez que nous ne nous
trompions pas.
Un quart d'heure plus tard, Bruce
rejoignait soeur et cousine dans la salle à
manger de Roccadoro. Ces demoiselles se demandaient
où leur cavalier avait bien pu
passer.
- Tout va bien, dit-il en arrivant les
mains dans les poches - j'ai fait une visite
à la villa, la place devenait trop chaude
pour moi, je l'ai abandonnée. J'ai
laissé le comte parlant au père
Gaspard avec sa plus belle voix de Nabuchodonosor.
Certainement les domestiques, dans les greniers
comme dans les sous-sols, auront pu suivre la
conversation ; quant au susdit père, il
avait l'air de trouver que la fournaise la plus
ardente de l'enfer devait être plus
fraîche que la place qu'il occupait ici-bas.
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