Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XXV.

PARTIE PERDUE.

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 GRAND fut l'étonnement du personnel de Roccadoro, quand apparut la charrette à âne, escortée, non seulement des jeunes gens, mais du maître de la villa. En apprenant que le comte devait dîner au château, Dorothée eut un accès de désespoir bientôt dissipé par l'arrivée de Maxime et de ses provisions.

Ce ne fut qu'après avoir parcouru le château en tout sens que M. Romualdo Brindini se retira dans une chambre qu'on lui avait préparée à la hâte, et où son valet de chambre l'attendait avec sa toilette de gala. Il avait voulu s'habiller comme pour aller au Quirinal.
- Le dîner est arrivé, et quel dîner ! annonça Bruce en rejoignant Elsa dans la tourelle de Mme Mactavish.

Celle-ci se faisait raconter les événements du jour.
- Le comte va se faire si beau, que nous sommes tenus de suivre son exemple. Je vais mettre mon complet gris tout neuf. Et toi, Elsa, dépêche-toi, tu seras en retard.

Marguerite, au lieu de s'habiller, était assise sur une chaise basse, repassant avec émotion et reconnaissance ce qui s'était passé dans la journée ; de grosses larmes, mais des larmes de joie, inondaient ses joues ; la seconde cloche du dîner vint l'arracher à ses douces méditations. Elle descendit vivement, et trouva tout le monde réuni dans le salon.
- Ma Rita, ma chère petite fille ! s'écria le comte en la prenant dans ses bras ; et dire que depuis deux ans je me suis privé de voir ce cher visage !

Le dîner était superbe, beaucoup plus copieux et luxueux que ceux qui figuraient journellement sur la table du château. Même Bruce ne put arriver à goûter de tous les plats. Mlle Smith, flattée sans doute des attentions polies du comte, oublia les précautions et ménagements auxquels elle s'astreignait d'habitude, et mangea de tant de mets divers, que Bruce lui, prédit des désastres incalculables.

Après le repas, on se rendit au salon - le comte fut repris d'une de ses crises d'agitation et de mouvements désordonnés, trop violente pour les nerfs ébranlés de Mlle Smith, qui dut se retirer dans sa chambre. Marguerite, qui avait perdu l'habitude de cette turbulence, proposa, afin de la calmer, de faire un peu de musique.
- Oncle Rom, dit-elle, si vous épuisez aujourd'hui tout votre enthousiasme, que vous en restera-t-il après-demain pour l'arrivée de papa ?
- Je connais tes ruses, fillette ! Tu voudrais tout bonnement m'envoyer coucher pour être libre de recevoir tes visiteurs ; mais tant pis pour toi, je n'irai pas ! Si tu as l'intention de nous aplatir, pourquoi tout de suite ne pas nous jouer une marche funèbre ?

Marguerite, tout en riant, se dirigea vers le piano et commença tout doucement la Marche de Chopin ; elle n'avait joué que quelques mesures, quand la sonnette de la porte d'entrée retentit. Prompt comme l'éclair, le comte saisit une grande couverture rayée qui était sur un canapé, se drapa dedans, et disparut sur la véranda. Surpris de cette nouvelle excentricité, autant que du coup de sonnette, nos trois jeunes gens se regardaient interdits. La porte s'ouvrit, et le père Gaspard entra.

Saluant jusqu'à terre, le prêtre s'avança vers Rita, qui s'était levée et se tenait comme fascinée par son regard hautain. Elsa se cramponnait au bras de son frère, lequel s'était rapproché de la cheminée, afin de pouvoir, au besoin, saisir les pincettes comme arme défensive. S'il avait su que Sansone était derrière la porte, il aurait eu moins peur.
Le piano était tout près de la porte de la terrasse restée entr'ouverte, mais trop loin pour que les Maxwell pussent entendre ce qui se disait. Marguerite, raide et immobile, regardait son ex-confesseur avec une expression qui ne plaisait pas à ce dernier. Il s'approcha, et, d'une voix basse et insinuante, lui dit :
- Mademoiselle, je sais combien vous aimez votre père. Savez-vous que sa santé est sérieusement menacée depuis quelque temps ? Sa vie, peut-être même sa raison, sont en jeu, à ce que m'a dit son médecin, à moins qu'il ne soit promptement délivré des soucis qui l'obsèdent. Il est en votre pouvoir de le sauver. Vous êtes la seule personne au monde qui pourriez fléchir votre grand-oncle. Il m'a donné sa parole de ne jamais poursuivre le colonel, si vous consentez à aller terminer votre éducation au couvent du Sacré-Coeur, sous la direction de Mme Corvietti.

Le père Gaspard, voyant qu'il avait échoué lorsqu'il avait mis en avant des motifs d'un ordre plus élevé, jouait son dernier atout. Il sentait le terrain se dérober sous lui, et se raccrochait à sa dernière planche de salut. Il fut un temps où Alphonse Gaspard aurait condamné les moyens auxquels il avait présentement recours. Il était né avec de nobles instincts, mais de longues années passées au milieu des jésuites avaient faussé ses meilleures aspirations.
- C'est avec la plus vive anxiété que le comte attend à Rome le résultat de notre entrevue...

Il s'arrêta net, en entendant le plancher craquer. C'était le comte qui arrivait sur la pointe des pieds. il ouvrit brusquement la fenêtre et apparut drapé dans son tapis oriental, la tête encapuchonnée, ne laissant voir que des yeux étincelants qui fascinaient le malheureux prêtre. Lui, d'ordinaire si maître de lui, perdit la tête à la vue de ce fantôme, et sa poltronnerie naturelle ou sa mauvaise conscience le portèrent à se mettre au plus vite en sûreté.
Il battit en retraite et personne ne songea à s'opposer à son départ. Il tomba dans les bras de Sansone qui le guettait dans le vestibule et le jeta à la porte comme il en avait reçu l'ordre.

Le comte était retourné sur le balcon où il passait son accès de fureur en criant, gesticulant, courant, bousculant les meubles, etc., et enfin épuisé, vint tomber dans un fauteuil.
Marguerite ne l'avait pas entendu. En voyant son bourreau disparaître, elle avait caché son visage dans ses mains, et ses sanglots coupaient seuls le silence du salon.
- Chérie, lui dit Elsa, ne pleure pas comme cela ; je crois qu'il ne reviendra jamais.

Le comte reparut enfin, et essaya de déverser sa bile sur Sansone.
- Comment se fait-il, malheureux, lui dit-il, qu'avec les ordres que vous aviez reçus vous ayez laissé pénétrer jusqu'ici cet impudent menteur ?
- Vous oubliez, Excellence, que pour refuser la porte à quelqu'un, il faut d'abord le voir entrer. Comment s'est-il faufilé dans la maison ? Impossible de m'en rendre compte.

La paix paraissait rétablie dans notre petit cercle, mais le malencontreux Bruce vint la troubler.
- Comment, Monsieur le comte, dit-il, comment ne vous êtes-vous pas jeté sur le père Gaspard pour le démasquer ?
- Vous avez raison, jeune homme, car je savais que ce misérable avait l'intention de venir ici ce soir. Je supposais qu'il devait méditer quelque nouvelle vilenie, et je comptais lui prouver, demain matin, qu'il ne m'en imposait plus, et voilà qu'il me glisse entre les mains ! Pourquoi n'ai-je pu me contraindre cinq minutes de plus ? Il est capable de m'échapper, s'il m'a reconnu.
- Je ne veux pas courir le risque qu'il aille encore ce soir me demander à la villa cet imbécile de Pierre serait capable de le mettre au courant de mes mouvements. Laisse-moi partir, Marguerite je n'ai pas besoin de voiture, je passerai par le petit bois.
- Oncle Rom, dit Rita d'une voix câline, vous n'allez pas...
- Le rosser ? cria le vieux gentilhomme, j'ai trop de respect pour ma canne pour la salir ainsi... Crains-tu que je ne le poignarde ? Rassure-toi.
- Vous reviendrez demain, oncle, n'est-ce pas ?

Le comte se retourna et prit la jeune Elle dans ses bras :
- Ma Rita ! la petite fille de Blanche ! tu peux m'attendre demain matin, après l'arrivée du courrier, je me fais une fête de vous aider à suspendre les lanternes vénitiennes. Au revoir.

Le lendemain, avant le déjeuner, maître Maxwell se présentait à la villa.
- M. le comte est dans son cabinet, répondit un des domestiques.
- Ne vous dérangez pas pour m'accompagner ; je saurai très bien m'orienter tout seul.

Guidé par un tapage tel qu'un taureau furieux aurait pu en faire, Bruce monta jusqu'au premier étage et frappa à une porte.
- Allez-vous-en ! tonna le maître du logis. Je suis occupé.

Sans se laisser déconcerter par cette réponse, Bruce entra.
- Je ne suis pas le père Gaspard, dit-il - je suppose que cela fait une différence.

Au milieu de la chambre, entouré d'un amas de papiers, lettres et autres objets plus hétéroclites les uns que les autres, le comte, assis par terre, faisait des recherches qui, d'après les apparences, n'étaient pas fructueuses.
Il allait rudement apostropher le malheureux qui s'aventurait dans sa retraite, quand il reconnut le jeune Écossais.
- Ah ! ah ! c'est vous, Monsieur Nébuleux Mystérieux ! Soyez le bienvenu. Qu'est-ce qui me procure le plaisir de vous voir ? Rien de fâcheux, au château ?
- Non, Monsieur ; je suis venu seulement vous faire une visite.
- Asseyez-vous ; je cherche vainement les lettres de mon neveu Robert ; il n'y en a pas une ; c'est à mon soigneux secrétaire que j'en suis redevable, je pense.

Et, d'un coup de pied, il fit voler papiers, gants, encriers, etc., etc.
Fatigué sans doute de tout ce remue-ménage, le comte prit un fauteuil à côté de Bruce, qui avait fait sa conquête par son originalité, comme Elsa par sa douceur.
- Il me semble que vous avez une belle et grande maison, dit le jeune homme, se croyant tenu à faire des frais.
- La place ne me manque pas ; je pourrais peut-être trouver place pour un pensionnaire. Voudriez-vous devenir mon associé, Monsieur Nébuleux ?
- Je suis de nature paisible.
- Je ferai du bruit pour nous deux.
- Vous en seriez peut-être bientôt fatigué, et vous voudriez que je prisse votre place. Cela me serait impossible, et toutes vos injonctions ne feraient que me rendre sourd-muet.

Un bruit de portes ouvertes, puis refermées, changea le cours des idées de Bruce.
- Avez-vous lu vos lettres ce matin, Monsieur le comte ?
- Pas encore ; j'attends mon secrétaire. Depuis. deux ans, il me sert de lunettes.
- J'ai pensé que vous auriez peut-être ce matin un surcroît de correspondance et que vous ne seriez pas fâché d'avoir une paire de lunettes en surplus, c'est pourquoi je vous ai apporté les miennes.
- Je comprends ; j'entends, je crois, arriver mes lunettes ordinaires.

Bruce enjamba une avalanche de lettres et disparut derrière une portière, d'où il pouvait voir sans être vu.
Le visage du jésuite ne conservait aucune trace des aventures de la veille ; néanmoins, sous ce calme apparent, il était profondément troublé ; c'est ce qui explique qu'il n'eût pas reconnu le comte quand il était venu interrompre son entretien avec Marguerite. Le père Gaspard sentait le terrain se dérober sous ses pieds ; malgré cela, il ne pouvait accepter la défaite, et avant de s'éloigner pour toujours du lieu de ses exploits, il voulait tenter un dernier effort. Il dépouilla donc le courrier avec une méthodique lenteur. La dernière lettre était de l'écriture de Marguerite ; Bruce lui-même, quoique sur le qui-vive, aurait eu de la peine à s'apercevoir que l'enveloppe avait été dégommée, afin de changer le billet qu'elle contenait, puis refermée sans qu'il fut possible de constater l'effraction. Voici ce que le faussaire faisait dire à Rita :

« Comte ! Je crois qu'il vaut mieux, en l'absence de mon père, discontinuer vos visites au château ; je sais, je sens que votre présence chez lui lui serait désagréable. Notre rencontre d'hier a été aussi fâcheuse qu'imprévue. Je ne serais pas la digne fille de mon père si je continuais à recevoir chez lui un homme dont il se méfie, et à juste titre.

Marguerite BRINDINI. »

C'en était trop ! Le comte se leva écumant de rage : il allait s'élancer sur le prêtre, quand Bruce écarta les rideaux et se montra inopinément.
- Monsieur Gaspard, dit-il, vous avez très adroitement subtilisé la lettre de ma cousine, et sans doute vous l'avez fait disparaître ; mais comme j'ai aidé à la rédaction, je me la rappelle mot à mot. C'était tout simplement une invitation, priant le comte de venir déjeuner et dîner aujourd'hui au château. C'est moi qui ai eu l'idée de faire écrire Mlle Brindini hier soir pour nous rendre compte de ce que deviendrait ce billet. Nous craignions qu'il ne se perdit comme tant d'autres, et nous pensions qu'il pourrait néanmoins produire de grands résultats. Vous voyez que nous ne nous trompions pas.

Un quart d'heure plus tard, Bruce rejoignait soeur et cousine dans la salle à manger de Roccadoro. Ces demoiselles se demandaient où leur cavalier avait bien pu passer.
- Tout va bien, dit-il en arrivant les mains dans les poches - j'ai fait une visite à la villa, la place devenait trop chaude pour moi, je l'ai abandonnée. J'ai laissé le comte parlant au père Gaspard avec sa plus belle voix de Nabuchodonosor. Certainement les domestiques, dans les greniers comme dans les sous-sols, auront pu suivre la conversation ; quant au susdit père, il avait l'air de trouver que la fournaise la plus ardente de l'enfer devait être plus fraîche que la place qu'il occupait ici-bas.

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