Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XXVI.

PLUS PRÉCIEUX QUE L'OR.

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 NE crains-tu pas, Robert, que cette grande réception ne fatigue par trop ton oncle ? demandait Mme Brindini à son mari ; il a été tellement excité ces jours derniers, que j'en redoute les conséquences.
- Nous lui ferions plus de mal que de bien en le contrariant ; je reviens de la villa, et je puis t'assurer qu'oncle Rom est le plus heureux des hommes en inspectant lui-même les préparatifs de la fête ; il commande des choses impossibles, se met en rage contre ses domestiques qu'il menace de renvoyer en bloc, et l'instant d'après, il leur offre des rafraîchissements. Il dépense ainsi son trop plein de vie, et ce soir il sera parfaitement bien.

Pendant que ses parents causaient, Marguerite arrangeait une corbeille de fleurs et repassait dans son esprit les incidents des jours précédents. Il n'y avait que trois jours que les voyageurs étaient revenus, et déjà les détails de ces heureuses journées commençaient à s'effacer de sa mémoire ; il y avait pourtant une chose qu'elle n'oubliait pas, c'est la manière dont s'était terminée cette belle journée du jeudi.

On avait persuadé le comte de coucher ce soir-là au château, et toute la famille était réunie au boudoir ; ou avait tant parlé, tant raconté, que tout le monde était las.
- Mon oncle, dit tout à coup le colonel, dans ma maison paternelle, en Écosse, on commençait et on terminait la journée par la prière. J'ai beaucoup réfléchi depuis quelque temps, et j'en suis venu à comprendre que mon devoir est d'instituer chez moi le culte domestique, auquel seront conviés tous ceux qui résident sous mon toit. Ceux pourtant qui ne se sentiront pas libres d'y participer, peuvent agir suivant leur conscience. Le moment actuel me paraît des plus favorables pour commencer, car nous avons mille sujets de reconnaissance. Si vous désirez vous retirer...
- Je ne vois pas comment cela me serait nuisible, de joindre mes actions de grâce aux vôtres ! N'ai-je pas moi aussi à remercier Dieu de ses bienfaits ?

Et c'est ainsi que le colonel inaugura le culte domestique ; presque tous ses domestiques acceptèrent l'invitation de leur maître, et quant à Marguerite, Elsa et Nanette, elles étaient dans la joie de leur âme. Le père de famille lut la parabole de l'enfant prodigue, et après une fervente prière, chacun se retira sous une impression sérieuse et bénie.

Le colonel prit sa fille dans ses bras.
- Dieu te bénisse, mon enfant ! Ce jour de réconciliation sera aussi un jour de joie ! Il ouvre pour nous tous une ère nouvelle. C'est à toi, après Dieu, que j'en suis redevable. Sans toi, ton père ne serait pas un homme heureux et reconnaissant.

N'y a-t-il vraiment que trois jours de cela ? se répétait Rita en essuyant quelques larmes furtives qui s'obstinaient à obscurcir sa vue. Comme Mme Clarence a raison de dire que nous avons autant besoin de Dieu pour nous aider à savourer nos joies que pour accepter nos tristesses ! Je suis bien contente que M. et Mme Clarence soient invités pour ce soir ! D'autres auraient gâté notre réunion de famille, mais eux !
La réception de gala offerte par le comte fut un véritable succès ; les jeunes gens, qui n'avaient pas encore fait leur entrée dans le monde, étaient dans l'enchantement.
- À quoi pensez-vous, Mademoiselle Jokébed ? demanda tout à coup M. Romualdo Brindini à Elsa tout en lui offrant une belle grappe de raisins.

La fillette resta un instant interdite.
- Je pensais, répondit-elle en rougissant, qu'oncle Robert et tante Éléonore ont si bonne mine que c'est un plaisir de les voir, et je me demandais si c'était le voyage ou le bonheur qui les avait ainsi rajeunis.
- Je n'ai jamais été fort pour deviner les énigmes, reprit le vieillard, et celle-ci est au-dessus de mes moyens. Or, il n'est que juste que je paye une amende (et il lui offrit une petite épingle en diamants). Vous ferez aussi bien de l'accepter avant que Rita ne s'en empare, car elle ne manquerait pas de me dire que je suis trop vieux pour porter des bijoux.

Elsa se confondait en remerciements pendant que Rita menaçait du doigt en disant :
- Comment toi aussi, comte Romualdo ? Toi qui passais jadis pour le défenseur du beau sexe, tu essayes de noircir le caractère de ta nièce aux yeux de ses contemporains ? Prends garde, oncle Rom ! L'histoire nous apprend que la chute de l'empire romain fut amenée par la décadence de la chevalerie !

Mme Brindini se demandait comment le terrible, oncle prendrait de pareilles libertés ; son mari la rassurait du regard. On passa dans le salon pour admirer la statue du petit Moïse et on s'installa dans de grands fauteuils autour de la cheminée, dans laquelle brûlait gaiement un beau feu de bois. Pendant qu'on buvait le café, le maître de la maison fut pris d'agitation, se levant, se rasseyant, croisant ses jambes, les décroisant, ne pouvant, en un mot, tenir en place. Voyant le regard sympathique de Bruce fixé sur lui, il s'écria :
- M. Nébuleux, notre ami le père Gaspard est entre les mains de mon cousin le cardinal Borelli, qui est en train de lui procurer une excellente position au delà des mers, où il trouvera l'occasion de déployer ses talents. Nous n'aurons donc, ce soir, aucun événement remarquable, à moins que...

Et l'agitation recommença de plus belle.
Bruce eut une inspiration ; il sortit sa petite boîte de sa poche, et produisit sa fameuse médaille de Jules César, pour la soumettre à l'examen de leur hôte. Celui-ci déclara qu'elle avait une certaine valeur et serait le commencement d'une collection que, pour sa part, il était tout dispose a enrichir.
- Et puisque vous avez de si bonnes dispositions, M. Nébuleux, je vous emmènerai un de ces jours à Rome pour vous montrer les spécimens que je possède.
- Quel jour irons-nous ? demanda le pratique jeune homme.

Le comte se mit à rire ; puis, abandonnant la langue anglaise qu'il ne pouvait parler avec assez de volubilité, il reprit son idiome maternel.
- Au premier moment, quand nous n'aurons rien de mieux à faire. Seriez-vous disposée à nous accompagner, Mademoiselle Jokébed ?
- Oh ! je serai si contente d'être avec vous quand vous rendrez Moïse à sa mère !
- J'entends bien être aussi de la partie, s'écria Marguerite ; mais nous n'emmènerons ni père, ni mère pour nous surveiller. Nous nous amuserons comme en temps de carnaval.
- J'allais oublier, interrompit le colonel, de vous communiquer une invitation de Mme Ferrari, qui nous convoque tous à une grande solennité musicale pour la semaine prochaine.
- Diable ! s'écria le comte, j'ai reçu un petit poulet pareil ce matin, plein de protestations d'amitié, etc. Je n'irai pas. Elle serait capable de renvoyer ma voiture et de me forcer à revenir à pied.
- Bruce, dit son oncle en riant, tu es le seul, parmi les invités de Mme Ferrari, qui paraisse satisfait. Crois-tu être appelé à faire les honneurs du salon de Montebagni ?
- Peu m'importe Montebagni, puisque ce jour-là nous serons à Rome.
- Parfait ! dit le comte. Voilà notre excuse toute trouvée. Nous écrirons un billet très aimable, très reconnaissant, dans lequel nous lui dirons, en y mettant toutes les formes, que nous avons un projet plus séduisant pour ce jour-là.
- Vous ne sauriez croire, Monsieur le comte, avec quel plaisir j'ai parcouru votre musée, dit M. Clarence avec enthousiasme. Vous avez des statues, des médailles et des manuscrits de la plus grande valeur.
- J'en ai encore un ou deux que je serai bien aise de vous montrer, répondit le vieillard, dont l'agitation augmentait d'une manière inquiétante.
- Ne dirait-on pas, murmura tout bas Bruce à sa soeur, qu'il a la danse de Saint-Guy, ou que ses bottes sont pleines de moustiques ?

L'entrée de Gérôme, qui venait mettre du bois au feu, fit une diversion ; le comte l'interpella avec vivacité.
- Combien de fois faudra-t-il que je vous dise de m'apporter la cassette de bronze qui est sur mon bureau ? Voici au moins quarante fois que je vous la demande ; apportez-la tout de suite, et si vous n'êtes pas disposé à mieux remplir vos devoirs, vous pourrez demain chercher une autre place.
- Très bien, Excellence ! répondit Gérôme sans s'émouvoir davantage.

Peu après, la fameuse cassette fut remise aux mains de son propriétaire ; il l'ouvrit avec une petite clef qui pendait à sa chaîne de montre, et en retira deux parchemins. Un profond silence régnait dans le salon ; le comte essaya plusieurs fois de parler, mais l'émotion l'en empêchait ; enfin, il commença ainsi :
- Mes chers amis, c'est un bonheur pour moi de vous avoir tous réunis ici ce soir, et je propose de célébrer notre réconciliation par une grande illumination ; ma nièce a, dit-on, l'amour des feux de joie, ne voulait-elle pas un jour rôtir son pauvre vieil oncle ? Eh bien ! je lui fournirai un combustible mieux approprié à cet usage. Ce papier est l'inscription hypothécaire que j'ai prise sur le château de Roccadoro. Vite, mettons-le au feu ! Tiens, Rita ! fais-nous le plaisir de le faire flamber toi-même ! Vite ! vite !

Quelques secondes après, il n'y avait plus que des cendres. Prenant alors le second parchemin, le comte le présenta galamment à Mme Brindini.
- Mon cher Robert, continua-t-il avec émotion, ceci est le testament de mon frère François, par lequel il te lègue une somme de 350,000 francs, dont tu serais en possession depuis deux ans si Alphonse Gaspard n'était parvenu à faire de moi un voleur !

La voix du vieillard se brisa tout à coup et il dut renvoyer à un autre moment ce qu'il avait encore à dire.
Le colonel prit la main de son oncle, et, dans cette loyale étreinte, les deux hommes oublièrent leurs griefs, pour retrouver intacte la vieille affection qui les unissait l'un à l'autre.
- Oncle Rom, dit Marguerite en s'approchant du comte, vous savez que ce n'est pas moi qui aurais dû faire le feu de joie, c'est Elsa ; car sans elle...
- Non, je n'ai rien dit, ni rien fait, interrompit Elsa... c'est la Bible qui nous a tracé notre devoir.
- La Bible ! s'écria M. Romualdo Brindini, vous parlez constamment de ce livre, enfants. Il doit être bien remarquable !
- Sans doute, oncle chéri ; puisque c'est le livre de Dieu. Si vous saviez tout ce qu'il a fait pour moi.
- Quoi donc, fillette ? demanda le vieillard en caressant la belle chevelure de la jeune fille. T'a-t-il aidée à trouver le trésor après lequel tu soupirais ?
- Bien mieux que cela ; nous y avons trouvé le chemin du bonheur, et j'espère bien, mon oncle, qu'un jour viendra où vous partagerez notre amour pour ce livre dans lequel nous lisons : La loi de ta bouche m'est plus précieuse que mille pièces d'or et d'argent.
- Cela pourrait bien être vrai, après tout, car parfois l'or et l'argent sont bien impuissants à donner le bonheur. Voyons, Mademoiselle Jokébed, dites-moi ce que ce livre a fait pour vous. Voici Marguerite qui m'assure qu'il vaut mieux et plus que tous les trésors du monde ; toutes deux vous vous accordez pour lui attribuer la gloire d'avoir restitué à votre oncle et père son héritage. Allez-vous me dire encore qu'il contient quelque chose de meilleur que ça ?

Elsa aurait voulu répondre, mais elle ne pouvait surmonter sa timidité ; elle se pencha vers Mme Clarence, qui vint à son aide : Nous avons une espérance vive de posséder l'héritage qui ne se peut corrompre, ni souiller, ni flétrir, et qui est réservé dans les cieux pour nous.
Elsa, posant la main sur celle du comte, ajouta doucement :
- Vous savez, Monsieur, qu'oncle Robert ne pourra pas garder éternellement Roccadoro ; mais il sait qu'un autre héritage lui est réservé, et nous sommes tous assurés d'en avoir notre part, si nous appartenons à Jésus.

Pendant cette conversation, Robert Maxwell tenait une main de son oncle dans les siennes ; son coeur débordait, et il ne savait comment exprimer ce qu'il sentait. Une joue caressante s'appuya contre la sienne.

- Père chéri ! murmura Marguerite.
- Chère enfant, répondit le colonel d'une voix émue, je croyais ma coupe de bénédictions bien remplie déjà ; mais aujourd'hui, elle déborde. Dieu me donne de savoir lui témoigner ma reconnaissance !


FIN.

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