NE
crains-tu pas,
Robert, que cette grande réception ne
fatigue par trop ton oncle ? demandait Mme
Brindini à son mari ; il a
été tellement excité ces jours
derniers, que j'en redoute les
conséquences.
- Nous lui ferions plus de mal que de
bien en le contrariant ; je reviens de la
villa, et je puis t'assurer qu'oncle Rom est le
plus heureux des hommes en inspectant
lui-même les préparatifs de la
fête ; il commande des choses
impossibles, se met en rage contre ses domestiques
qu'il menace de renvoyer en bloc, et l'instant
d'après, il leur offre des
rafraîchissements. Il dépense ainsi
son trop plein de vie, et ce soir il sera
parfaitement bien.
Pendant que ses parents causaient,
Marguerite arrangeait une corbeille de fleurs et
repassait dans son esprit les incidents des jours
précédents. Il n'y avait que trois jours que les
voyageurs étaient revenus, et
déjà les détails de ces
heureuses journées commençaient
à s'effacer de sa mémoire ; il y
avait pourtant une chose qu'elle n'oubliait pas,
c'est la manière dont s'était
terminée cette belle journée du
jeudi.
On avait persuadé le comte de
coucher ce soir-là au château, et
toute la famille était réunie au
boudoir ; ou avait tant parlé, tant
raconté, que tout le monde était
las.
- Mon oncle, dit tout à coup le
colonel, dans ma maison paternelle, en
Écosse, on commençait et on terminait
la journée par la prière. J'ai
beaucoup réfléchi depuis quelque
temps, et j'en suis venu à comprendre que
mon devoir est d'instituer chez moi le culte
domestique, auquel seront conviés tous ceux
qui résident sous mon toit. Ceux pourtant
qui ne se sentiront pas libres d'y participer,
peuvent agir suivant leur conscience. Le moment
actuel me paraît des plus favorables pour
commencer, car nous avons mille sujets de
reconnaissance. Si vous désirez vous
retirer...
- Je ne vois pas comment cela me serait
nuisible, de joindre mes actions de grâce aux
vôtres ! N'ai-je pas moi aussi à
remercier Dieu de ses bienfaits ?
Et c'est ainsi que le colonel inaugura
le culte domestique ; presque tous ses
domestiques acceptèrent l'invitation de leur
maître, et quant à Marguerite, Elsa et
Nanette, elles étaient dans la joie de leur
âme. Le père de famille lut la
parabole de l'enfant prodigue, et après une
fervente prière, chacun se retira sous une
impression sérieuse et bénie.
Le colonel prit sa fille dans ses
bras.
- Dieu te bénisse, mon
enfant ! Ce jour de réconciliation sera
aussi un jour de joie ! Il ouvre pour nous
tous une ère nouvelle. C'est à toi,
après Dieu, que j'en suis redevable. Sans
toi, ton père ne serait pas un homme heureux
et reconnaissant.
N'y a-t-il vraiment que trois jours de
cela ? se répétait Rita en
essuyant quelques larmes furtives qui s'obstinaient
à obscurcir sa vue. Comme Mme Clarence a
raison de dire que nous avons autant besoin de Dieu
pour nous aider à savourer nos joies que
pour accepter nos tristesses ! Je suis bien
contente que M. et Mme Clarence soient
invités pour ce soir ! D'autres
auraient gâté notre réunion de
famille, mais eux !
La réception de gala offerte par
le comte fut un véritable
succès ; les jeunes gens, qui n'avaient
pas encore fait leur entrée dans le monde,
étaient dans l'enchantement.
- À quoi pensez-vous,
Mademoiselle Jokébed ? demanda tout
à coup M. Romualdo Brindini à Elsa
tout en lui offrant une belle grappe de
raisins.
La fillette resta un instant
interdite.
- Je pensais, répondit-elle en
rougissant, qu'oncle Robert et tante
Éléonore ont si bonne mine que c'est
un plaisir de les voir, et je me demandais si
c'était le voyage ou le bonheur qui les
avait ainsi rajeunis.
- Je n'ai jamais été fort
pour deviner les énigmes, reprit le
vieillard, et celle-ci est au-dessus de mes moyens.
Or, il n'est que juste que je paye une amende (et
il lui offrit une petite épingle en diamants).
Vous ferez aussi
bien
de l'accepter avant que Rita ne s'en empare, car
elle ne manquerait pas de me dire que je suis trop
vieux pour porter des bijoux.
Elsa se confondait en remerciements
pendant que Rita menaçait du doigt en
disant :
- Comment toi aussi, comte
Romualdo ? Toi qui passais jadis pour le
défenseur du beau sexe, tu essayes de
noircir le caractère de ta nièce aux
yeux de ses contemporains ? Prends garde,
oncle Rom ! L'histoire nous apprend que la
chute de l'empire romain fut amenée par la
décadence de la chevalerie !
Mme Brindini se demandait comment le
terrible, oncle prendrait de pareilles
libertés ; son mari la rassurait du
regard. On passa dans le salon pour admirer la
statue du petit Moïse et on s'installa dans de
grands fauteuils autour de la cheminée, dans
laquelle brûlait gaiement un beau feu de
bois. Pendant qu'on buvait le café, le
maître de la maison fut pris d'agitation, se
levant, se rasseyant, croisant ses jambes, les
décroisant, ne pouvant, en un mot, tenir en
place. Voyant le regard sympathique de Bruce
fixé sur lui, il
s'écria :
- M. Nébuleux, notre ami le
père Gaspard est entre les mains de mon
cousin le cardinal Borelli, qui est en train de lui
procurer une excellente position au delà des
mers, où il trouvera l'occasion de
déployer ses talents. Nous n'aurons donc, ce
soir, aucun événement remarquable,
à moins que...
Et l'agitation recommença de plus
belle.
Bruce eut une inspiration ; il
sortit sa petite boîte de sa poche, et
produisit sa fameuse médaille de Jules César, pour
la soumettre
à l'examen de leur hôte. Celui-ci
déclara qu'elle avait une certaine valeur et
serait le commencement d'une collection que, pour
sa part, il était tout dispose a
enrichir.
- Et puisque vous avez de si bonnes
dispositions, M. Nébuleux, je vous
emmènerai un de ces jours à Rome pour
vous montrer les spécimens que je
possède.
- Quel jour irons-nous ? demanda
le
pratique jeune homme.
Le comte se mit à rire ;
puis, abandonnant la langue anglaise qu'il ne
pouvait parler avec assez de volubilité, il
reprit son idiome maternel.
- Au premier moment, quand nous n'aurons
rien de mieux à faire. Seriez-vous
disposée à nous accompagner,
Mademoiselle Jokébed ?
- Oh ! je serai si contente
d'être avec vous quand vous rendrez
Moïse à sa mère !
- J'entends bien être aussi de la
partie, s'écria Marguerite ; mais nous
n'emmènerons ni père, ni mère
pour nous surveiller. Nous nous amuserons comme en
temps de carnaval.
- J'allais oublier, interrompit le
colonel, de vous communiquer une invitation de Mme
Ferrari, qui nous convoque tous à une grande
solennité musicale pour la semaine
prochaine.
- Diable ! s'écria le comte,
j'ai reçu un petit poulet pareil ce matin,
plein de protestations d'amitié, etc. Je
n'irai pas. Elle serait capable de renvoyer ma
voiture et de me forcer à revenir à
pied.
- Bruce, dit son oncle en riant, tu es
le seul, parmi les
invités de Mme Ferrari, qui paraisse
satisfait. Crois-tu être appelé
à faire les honneurs du salon de
Montebagni ?
- Peu m'importe Montebagni, puisque ce
jour-là nous serons à Rome.
- Parfait ! dit le comte.
Voilà notre excuse toute trouvée.
Nous écrirons un billet très aimable,
très reconnaissant, dans lequel nous lui
dirons, en y mettant toutes les formes, que nous
avons un projet plus séduisant pour ce
jour-là.
- Vous ne sauriez croire, Monsieur le
comte, avec quel plaisir j'ai parcouru votre
musée, dit M. Clarence avec enthousiasme.
Vous avez des statues, des médailles et des
manuscrits de la plus grande valeur.
- J'en ai encore un ou deux que je serai
bien aise de vous montrer, répondit le
vieillard, dont l'agitation augmentait d'une
manière inquiétante.
- Ne dirait-on pas, murmura tout bas
Bruce à sa soeur, qu'il a la danse de
Saint-Guy, ou que ses bottes sont pleines de
moustiques ?
L'entrée de Gérôme,
qui venait mettre du bois au feu, fit une
diversion ; le comte l'interpella avec
vivacité.
- Combien de fois faudra-t-il que je
vous dise de m'apporter la cassette de bronze qui
est sur mon bureau ? Voici au moins quarante
fois que je vous la demande ; apportez-la tout
de suite, et si vous n'êtes pas
disposé à mieux remplir vos devoirs,
vous pourrez demain chercher une autre
place.
- Très bien, Excellence !
répondit Gérôme sans
s'émouvoir davantage.
Peu après, la fameuse cassette
fut remise aux mains de son
propriétaire ; il l'ouvrit avec une
petite clef qui pendait à sa chaîne de
montre, et en retira deux parchemins. Un profond
silence régnait dans le salon ; le
comte essaya plusieurs fois de parler, mais
l'émotion l'en empêchait ; enfin,
il commença ainsi :
- Mes chers amis, c'est un bonheur pour
moi de vous avoir tous réunis ici ce soir,
et je propose de célébrer notre
réconciliation par une grande
illumination ; ma nièce a, dit-on,
l'amour des feux de joie, ne voulait-elle pas un
jour rôtir son pauvre vieil oncle ? Eh
bien ! je lui fournirai un combustible mieux
approprié à cet usage. Ce papier est
l'inscription hypothécaire que j'ai prise
sur le château de Roccadoro. Vite, mettons-le
au feu ! Tiens, Rita ! fais-nous le
plaisir de le faire flamber toi-même !
Vite ! vite !
Quelques secondes après, il n'y
avait plus que des cendres. Prenant alors le second
parchemin, le comte le présenta galamment
à Mme Brindini.
- Mon cher Robert, continua-t-il avec
émotion, ceci est le testament de mon
frère François, par lequel il te
lègue une somme de 350,000 francs, dont tu
serais en possession depuis deux ans si Alphonse
Gaspard n'était parvenu à faire de
moi un voleur !
La voix du vieillard se brisa tout
à coup et il dut renvoyer à un autre
moment ce qu'il avait encore à dire.
Le colonel prit la main de son oncle,
et, dans cette loyale étreinte, les deux
hommes oublièrent leurs griefs, pour
retrouver intacte la vieille affection qui les
unissait l'un à l'autre.
- Oncle Rom, dit Marguerite en
s'approchant du comte, vous savez que ce n'est pas
moi qui aurais dû faire le feu de joie, c'est
Elsa ; car sans elle...
- Non, je n'ai rien dit, ni rien fait,
interrompit Elsa... c'est la Bible qui nous a
tracé notre devoir.
- La Bible ! s'écria M.
Romualdo Brindini, vous parlez constamment de ce
livre, enfants. Il doit être bien
remarquable !
- Sans doute, oncle chéri ;
puisque c'est le livre de Dieu. Si vous saviez tout
ce qu'il a fait pour moi.
- Quoi donc, fillette ? demanda
le
vieillard en caressant la belle chevelure de la
jeune fille. T'a-t-il aidée à trouver
le trésor après lequel tu
soupirais ?
- Bien mieux que cela ; nous y
avons trouvé le chemin du bonheur, et
j'espère bien, mon oncle, qu'un jour viendra
où vous partagerez notre amour pour ce livre
dans lequel nous lisons : La loi de ta bouche
m'est plus précieuse que mille pièces
d'or et d'argent.
- Cela pourrait bien être vrai,
après tout, car parfois l'or et l'argent
sont bien impuissants à donner le bonheur.
Voyons, Mademoiselle Jokébed, dites-moi ce
que ce livre a fait pour vous. Voici Marguerite qui
m'assure qu'il vaut mieux et plus que tous les
trésors du monde ; toutes deux vous
vous accordez pour lui attribuer la gloire d'avoir
restitué à votre oncle et père
son héritage. Allez-vous me dire encore
qu'il contient quelque chose de meilleur que
ça ?
Elsa aurait voulu répondre, mais
elle ne pouvait surmonter sa timidité ;
elle se pencha vers Mme Clarence, qui vint à
son aide : Nous avons une espérance vive de
posséder
l'héritage qui ne se peut corrompre, ni
souiller, ni flétrir, et qui est
réservé dans les cieux pour
nous.
Elsa, posant la main sur celle du comte,
ajouta doucement :
- Vous savez, Monsieur, qu'oncle Robert
ne pourra pas garder éternellement
Roccadoro ; mais il sait qu'un autre
héritage lui est réservé, et
nous sommes tous assurés d'en avoir notre
part, si nous appartenons à
Jésus.
Pendant cette conversation, Robert
Maxwell tenait une main de son oncle dans les
siennes ; son coeur débordait, et il ne
savait comment exprimer ce qu'il sentait. Une joue
caressante s'appuya contre la sienne.
- Père chéri !
murmura Marguerite.
- Chère enfant, répondit
le colonel d'une voix émue, je croyais ma
coupe de bénédictions bien remplie
déjà ; mais aujourd'hui, elle
déborde. Dieu me donne de savoir lui
témoigner ma reconnaissance !
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