IL
ne serait
peut-être pas superflu que je prenne mon
manteau de pluie ; il y a une averse dans
l'air.
Ainsi parlait maître Bruce, en
regardant de travers le front plissé et les
yeux rouges de sa soeur. Elle s'était
réveillée avec mal à la
tête, et la vue du visage sombre de
Marguerite qui présidait au déjeuner
de l'air d'un conspirateur, n'était pas
faite pour la remonter. Mais cette plaisanterie,
inventée jadis par l'oncle Alister qui
n'aimait pas voir sa petite-nièce
larmoyante, avait toujours un bon effet sur elle.
Elle essaya d'y répondre en riant, et
quoique ce rire ne fût pas de bien bon aloi,
Bruce eut la générosité, de
s'en contenter.
Marguerite n'avait rien entendu.
Elle ne mangeait presque pas, absorbée par
des réflexions qui ne devaient pas
être couleur de rose.
- Qu'avez-vous,
cousine ?
demanda le jeune garçon ; votre
promenade matinale n'a donc pas été
agréable ?
- Es-tu vraiment sortie avant le
déjeuner, Rita ? s'écria Elsa
étonnée.
- Oui. Je suis allée à
la messe ; je voulais communier, et... on ne
me l'a pas permis...
Et elle éclata en
sanglots.
Ses cousins se regardaient
stupéfaits. Pour que Marguerite se
laissât ainsi aller à son
désespoir, il fallait quelque chose de bien
extraordinaire, car elle savait mieux que personne
maîtriser ses impressions.
- Dis-nous ce qui te chagrine,
continua Elsa en passant un bras caressant autour
du cou de Marguerite.
Ils étaient tous trois sous
la véranda, loin des yeux et des oreilles
des domestiques.
- Tu me demandes ce qui me
désole ? Eh bien voici : Hier
soir, si tu t'en souviens, tu m'as dit que nous
avions besoin d'être refaits,
c'est-à-dire que nous devons devenir
meilleurs, que Jésus doit venir habiter en
nous. Je sentais que je n'étais pas bonne et
que, plus qu'une autre, j'avais besoin de lui. Le
père Ambroise m'a toujours dit que lorsque
nous recevions la sainte Eucharistie nous recevions
Jésus dans nos coeurs. Je suis donc
allée à l'église ce matin, je
pensais que le nouveau curé serait bon comme
mon cher père Ambroise et me permettrait de
participer au sacrement, mais... la voix de Rita
tremblait..., mais il a refusé. Il m'a dit
que je ne pourrais plus jamais, jamais m'approcher
du sacrement, si je ne renonçais pas
à la Bible et à toutes les choses que j'ai
apprises depuis que
vous
êtes ici. Je n'ai pas voulu m'y engager,
puisque Dieu nous a lui-même donné sa
parole en nous recommandant de la lire. Mais
être à toujours privée de la
communion !...
Elsa cherchait ce qu'elle
pourrait
lui dire pour la consoler, quand Bruce
intervint.
- Je ne vois pas ce qui peut
tant
vous désoler, Rita, dit-il, quelque peu
intrigué par cette grande
douleur.
- Non, vous ne pouvez pas le
comprendre, vous, protestants, car vous ne croyez
pas, vous n'avez peut-être même jamais
entendu dire que l'hostie contient le corps et le
sang de Jésus-Christ, corporellement et
spirituellement.
Consternée de cette
découverte, Elsa restait muette ; ce
fut Bruce qui prit la parole.
- Vous parlez de la sainte
Cène, n'est-ce pas ? Ce que nous
appelons la communion en Écosse, quand les
chrétiens, en souvenir du sacrifice du
Christ, participent au pain et au vin
consacrés ?
- Vous voulez dire ce qui fut du
pain et du vin mais qui deviennent le vrai corps et
le vrai sang de Jésus-Christ au moment
où le prêtre les consacre. Ce miracle
s'accomplit instantanément devant
l'autel ; nous nous prosternons devant lui et
nous l'adorons.
- Tu ne veux sans doute pas
dire,
Rita, que tous les prêtres peuvent offrir ce
que vous appelez le sacrifice de la
messe ?
Et comme Marguerite inclinait la
tête en guise d'assentiment :
- Comment peux-tu croire
cela ?
Si le père Gaspard,
chaque fois qu'il dit la messe, recevait le
Seigneur Jésus en lui, au lieu de devenir
tous les jours plus mauvais il deviendrait tous les
jours meilleur. Tu m'as dit toi-même qu'il y
avait beaucoup de mauvais prêtres, parce
qu'ils obéissent au diable, mais si chaque
jour ils... je ne sais comment
m'exprimer...
- Tu veux dire, interrompit
Bruce,
que s'ils recevaient chaque jour dans leur coeur le
Seigneur Jésus, celui-ci chasserait bien
vite le démon.
Marguerite resta saisie devant
ce
raisonnement si simple et si logique.
- Mme Clarence et Nanette m'ont
montré, bien des passages de la Bible qui
condamnent certaines doctrines du catholicisme,
mais tout n'est pas erreur, pourtant, dans notre
Église. Pourquoi êtes-vous si
sûrs qu'il ne faut pas croire au sacrifice de
la messe ?
- Parce que Jésus-Christ ne
l'a jamais commandé et...
- Voilà ce qui te trompe. Le
père Ambroise m'a
répété bien souvent que c'est
Jésus-Christ lui-même qui a
institué la communion et qu'au dernier
souper qu'il a pris avec ses disciples il a
dit : Ceci est mon corps.
Pendant qu'Elsa, surprise de
cette
citation, cherchait une réponse, Marguerite
ajouta :
- Depuis ma plus tendre enfance,
je
sais que l'hostie devient le corps de Christ,
chaque miette le contient en entier, c'est pourquoi
les prêtres sont si anxieux qu'il ne s'en
perde pas un atome.
Bruce haussa les
épaules.
- C'est stupide, dit-il.
- Non, ce n'est pas stupide pour
ceux qui y croient. La religion de Rita est pour
elle au moins aussi réelle que la
nôtre, plus peut-être. Bien des fois
j'ai été humiliée par sa
fidélité. Que dirait oncle Alister,
s'il voyait qu'au lieu d'aider Rita, nous sommes
pour elle une pierre
d'achoppement ?
Elsa éclata en sanglots. La
colère de Rita était
passée ; elle s'approcha de sa
cousine.
- Non, tu n'es pas une pierre
d'achoppement, ma douce petite ; tu m'es au
contraire une aide précieuse ; ne
gronde pas Bruce ; nous ne pouvons pas
espérer qu'un petit garçon de son
âge puisse comprendre le sérieux et
l'importance du sujet dont nous venons de
parler.
Bruce, qui se croyait
déjà un homme, fut quelque peu
mortifié de cette quasi remontrance ;
il lutta un moment contre son amour-propre
offensé, mais ses meilleurs sentiments
triomphèrent vite.
- Je vous demande pardon, ma
cousine ; je sens que j'ai eu tort.
Un bruit de pas leur fit tourner
la
tête, et ils virent paraître Mme
Clarence.
- Ne vous effrayez pas, enfants,
dit-elle, tout va bien, et mes compagnons de voyage
seront ici dans peu de jours. J'ai reçu hier
matin un télégramme de la bonne de
mes enfants me disant qu'Albert toussait d'une
manière inquiétante ; je me suis
mise en route sans retard, et à mon
arrivée mon petit homme était
très bien. Aussi je viens vous chercher pour
passer cette journée du dimanche à
Bagatelle.
Pendant les premières heures
de cette réunion inattendue, chacun avait
beaucoup à raconter, et la conversation ne
tarissait pas. Néanmoins, Mme Clarence, en
vraie mère de famille, avait remarqué
l'expression de tristesse et quelque peu de
mécontentement sur le visage de ses jeunes
amis, et quand il se fit un moment de silence, elle
demanda :
- Que vous est-il donc arrivé
à tous trois ? Je crains, ma petite
Elsa, que vous n'ayez un de vos vilains maux de
tête, et vous-même, Rita, vous si
resplendissante d'ordinaire, vous avez le teint
pâle et les yeux cernés.
- J'ai bien un peu de migraine,
répondit Elsa, mais ce n'est pas là
l'important. Rita a du chagrin à propos de
la messe, et je n'ai pas pu la consoler
malgré tout le désir que j'en
avais.
- Si vous me mettiez au courant
de
la question, je pourrais peut-être vous aider
à la résoudre. Voyons, Marguerite, un
peu de courage.
- C'est qu'en effet il s'agit
d'un
sujet complexe. Mes cousins prétendent que
l'hostie, même consacrée, est toujours
du pain, et pourtant Jésus a dit :
« Ceci est mon
corps. »
- Quand notre Seigneur a
prononcé ces paroles, avait-il deux
corps ? Et dans ce cas, quel était le
véritable ? Celui qui ressemblait
à du pain, ou celui de la personne qui
tenait ce pain ? Christ tenait-il un second
Christ dans sa main ? Vous souvenez-vous
qu'une autre fois Jésus a dit ;
« Je suis la porte » ?
Cela voulait-il dire que sa personne,
présente aux yeux de ses disciples,
était changée en un morceau de
bois ?
- Que voulait-il dire
alors ?
demanda Marguerite fort
impressionnée.
- Il recommandait à ses
disciples de célébrer le souvenir de
son sacrifice, car s'il est mort pour nous, il a
obtenu notre pardon, et ne nous demande plus que de
croire en Lui et de nous appliquer à
nous-mêmes le bénéfice de ce
sacrifice. Le pain et le vin sont
nécessaires à notre existence
physique, et sont des emblèmes des
grâces que Jésus nous a acquises. Il a
souffert sur la croix pour la rémission de
nos péchés et pour nous obtenir la
vie éternelle. Croyez-vous
cela ?
- Oui, Madame, et pourtant
pendant
que le Christ était sur la terre, il faisait
sans cesse des miracles. N'aurait-il pas pu changer
le pain et le vin pour en faire un Christ
réel ?
- Sans doute, s'il l'avait
voulu,
rien ne lui aurait été
impossible ; mais nulle part, dans la Bible,
nous, ne trouvons trace de cette doctrine de la
transsubstantiation, si chère à
l'Eglise de Rome.
- Je ne puis y
renoncer ; j'ai
besoin du sacrement, parce qu'alors je comprends
mieux ce qu'il a fait pour moi, pour obtenir le
pardon de mes péchés, et chaque jour
davantage, je sens combien j'en ai
besoin.
- Ma chère enfant,
Jésus nous a tant aimés, qu'il a
offert sa vie en sacrifice, et que, par sa mort,
nous avons le pardon et la paix. Ce qu'il a fait,
il l'a fait une fois pour toutes, et nous n'avons
plus besoin d'aucun autre médiateur entre
Dieu et nous.
- Mais, Madame, si ce sacrifice
offert une fois pour toutes m'obtient le pardon de
mes péchés, ce n'est pas encore tout ce
que je
demande. Il me faut, à la place de mes
mauvais sentiments, la charité,
l'obéissance, l'amour. Je croyais trouver
tout cela dans l'Eucharistie. Existe-t-il un autre
chemin ?
Mme Clarence ouvrit sa Bible et
mit
le doigt sur le troisième chapitre de
l'Apocalypse, et lut à haute voix :
Voici, je me tiens à la porte, et je
frappe ; si quelqu'un entend ma voix et
m'ouvre la porte, j'entrerai chez lui.
- Jésus vous appelle,
chère enfant ; à vous de
répondre.
- Oui, Madame, je suis heureuse
d'aller à Lui. Voulez-vous le lui dire pour
moi ?
Lorsqu'elles se relevèrent
après avoir prié ensemble, Marguerite
embrassa Mme Clarence en lui
disant :
- Combien je vous
remercie ! Je
crois que je commence à comprendre ce que
doit être la religion de Christ, si pleine de
lumière et de bonheur.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |