Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XXIII.

UNE FOIS POUR TOUTES.

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 IL ne serait peut-être pas superflu que je prenne mon manteau de pluie ; il y a une averse dans l'air.
Ainsi parlait maître Bruce, en regardant de travers le front plissé et les yeux rouges de sa soeur. Elle s'était réveillée avec mal à la tête, et la vue du visage sombre de Marguerite qui présidait au déjeuner de l'air d'un conspirateur, n'était pas faite pour la remonter. Mais cette plaisanterie, inventée jadis par l'oncle Alister qui n'aimait pas voir sa petite-nièce larmoyante, avait toujours un bon effet sur elle. Elle essaya d'y répondre en riant, et quoique ce rire ne fût pas de bien bon aloi, Bruce eut la générosité, de s'en contenter.
Marguerite n'avait rien entendu. Elle ne mangeait presque pas, absorbée par des réflexions qui ne devaient pas être couleur de rose.
- Qu'avez-vous, cousine ? demanda le jeune garçon ; votre promenade matinale n'a donc pas été agréable ?
- Es-tu vraiment sortie avant le déjeuner, Rita ? s'écria Elsa étonnée.
- Oui. Je suis allée à la messe ; je voulais communier, et... on ne me l'a pas permis...

Et elle éclata en sanglots.
Ses cousins se regardaient stupéfaits. Pour que Marguerite se laissât ainsi aller à son désespoir, il fallait quelque chose de bien extraordinaire, car elle savait mieux que personne maîtriser ses impressions.
- Dis-nous ce qui te chagrine, continua Elsa en passant un bras caressant autour du cou de Marguerite.

Ils étaient tous trois sous la véranda, loin des yeux et des oreilles des domestiques.
- Tu me demandes ce qui me désole ? Eh bien voici : Hier soir, si tu t'en souviens, tu m'as dit que nous avions besoin d'être refaits, c'est-à-dire que nous devons devenir meilleurs, que Jésus doit venir habiter en nous. Je sentais que je n'étais pas bonne et que, plus qu'une autre, j'avais besoin de lui. Le père Ambroise m'a toujours dit que lorsque nous recevions la sainte Eucharistie nous recevions Jésus dans nos coeurs. Je suis donc allée à l'église ce matin, je pensais que le nouveau curé serait bon comme mon cher père Ambroise et me permettrait de participer au sacrement, mais... la voix de Rita tremblait..., mais il a refusé. Il m'a dit que je ne pourrais plus jamais, jamais m'approcher du sacrement, si je ne renonçais pas à la Bible et à toutes les choses que j'ai apprises depuis que vous êtes ici. Je n'ai pas voulu m'y engager, puisque Dieu nous a lui-même donné sa parole en nous recommandant de la lire. Mais être à toujours privée de la communion !...
Elsa cherchait ce qu'elle pourrait lui dire pour la consoler, quand Bruce intervint.
- Je ne vois pas ce qui peut tant vous désoler, Rita, dit-il, quelque peu intrigué par cette grande douleur.
- Non, vous ne pouvez pas le comprendre, vous, protestants, car vous ne croyez pas, vous n'avez peut-être même jamais entendu dire que l'hostie contient le corps et le sang de Jésus-Christ, corporellement et spirituellement.

Consternée de cette découverte, Elsa restait muette ; ce fut Bruce qui prit la parole.
- Vous parlez de la sainte Cène, n'est-ce pas ? Ce que nous appelons la communion en Écosse, quand les chrétiens, en souvenir du sacrifice du Christ, participent au pain et au vin consacrés ?
- Vous voulez dire ce qui fut du pain et du vin mais qui deviennent le vrai corps et le vrai sang de Jésus-Christ au moment où le prêtre les consacre. Ce miracle s'accomplit instantanément devant l'autel ; nous nous prosternons devant lui et nous l'adorons.
- Tu ne veux sans doute pas dire, Rita, que tous les prêtres peuvent offrir ce que vous appelez le sacrifice de la messe ?

Et comme Marguerite inclinait la tête en guise d'assentiment :
- Comment peux-tu croire cela ? Si le père Gaspard, chaque fois qu'il dit la messe, recevait le Seigneur Jésus en lui, au lieu de devenir tous les jours plus mauvais il deviendrait tous les jours meilleur. Tu m'as dit toi-même qu'il y avait beaucoup de mauvais prêtres, parce qu'ils obéissent au diable, mais si chaque jour ils... je ne sais comment m'exprimer...
- Tu veux dire, interrompit Bruce, que s'ils recevaient chaque jour dans leur coeur le Seigneur Jésus, celui-ci chasserait bien vite le démon.

Marguerite resta saisie devant ce raisonnement si simple et si logique.
- Mme Clarence et Nanette m'ont montré, bien des passages de la Bible qui condamnent certaines doctrines du catholicisme, mais tout n'est pas erreur, pourtant, dans notre Église. Pourquoi êtes-vous si sûrs qu'il ne faut pas croire au sacrifice de la messe ?
- Parce que Jésus-Christ ne l'a jamais commandé et...
- Voilà ce qui te trompe. Le père Ambroise m'a répété bien souvent que c'est Jésus-Christ lui-même qui a institué la communion et qu'au dernier souper qu'il a pris avec ses disciples il a dit : Ceci est mon corps.

Pendant qu'Elsa, surprise de cette citation, cherchait une réponse, Marguerite ajouta :
- Depuis ma plus tendre enfance, je sais que l'hostie devient le corps de Christ, chaque miette le contient en entier, c'est pourquoi les prêtres sont si anxieux qu'il ne s'en perde pas un atome.

Bruce haussa les épaules.
- C'est stupide, dit-il.
- Non, ce n'est pas stupide pour ceux qui y croient. La religion de Rita est pour elle au moins aussi réelle que la nôtre, plus peut-être. Bien des fois j'ai été humiliée par sa fidélité. Que dirait oncle Alister, s'il voyait qu'au lieu d'aider Rita, nous sommes pour elle une pierre d'achoppement ?

Elsa éclata en sanglots. La colère de Rita était passée ; elle s'approcha de sa cousine.
- Non, tu n'es pas une pierre d'achoppement, ma douce petite ; tu m'es au contraire une aide précieuse ; ne gronde pas Bruce ; nous ne pouvons pas espérer qu'un petit garçon de son âge puisse comprendre le sérieux et l'importance du sujet dont nous venons de parler.

Bruce, qui se croyait déjà un homme, fut quelque peu mortifié de cette quasi remontrance ; il lutta un moment contre son amour-propre offensé, mais ses meilleurs sentiments triomphèrent vite.
- Je vous demande pardon, ma cousine ; je sens que j'ai eu tort.

Un bruit de pas leur fit tourner la tête, et ils virent paraître Mme Clarence.
- Ne vous effrayez pas, enfants, dit-elle, tout va bien, et mes compagnons de voyage seront ici dans peu de jours. J'ai reçu hier matin un télégramme de la bonne de mes enfants me disant qu'Albert toussait d'une manière inquiétante ; je me suis mise en route sans retard, et à mon arrivée mon petit homme était très bien. Aussi je viens vous chercher pour passer cette journée du dimanche à Bagatelle.

Pendant les premières heures de cette réunion inattendue, chacun avait beaucoup à raconter, et la conversation ne tarissait pas. Néanmoins, Mme Clarence, en vraie mère de famille, avait remarqué l'expression de tristesse et quelque peu de mécontentement sur le visage de ses jeunes amis, et quand il se fit un moment de silence, elle demanda :
- Que vous est-il donc arrivé à tous trois ? Je crains, ma petite Elsa, que vous n'ayez un de vos vilains maux de tête, et vous-même, Rita, vous si resplendissante d'ordinaire, vous avez le teint pâle et les yeux cernés.
- J'ai bien un peu de migraine, répondit Elsa, mais ce n'est pas là l'important. Rita a du chagrin à propos de la messe, et je n'ai pas pu la consoler malgré tout le désir que j'en avais.
- Si vous me mettiez au courant de la question, je pourrais peut-être vous aider à la résoudre. Voyons, Marguerite, un peu de courage.
- C'est qu'en effet il s'agit d'un sujet complexe. Mes cousins prétendent que l'hostie, même consacrée, est toujours du pain, et pourtant Jésus a dit : « Ceci est mon corps. »
- Quand notre Seigneur a prononcé ces paroles, avait-il deux corps ? Et dans ce cas, quel était le véritable ? Celui qui ressemblait à du pain, ou celui de la personne qui tenait ce pain ? Christ tenait-il un second Christ dans sa main ? Vous souvenez-vous qu'une autre fois Jésus a dit ; « Je suis la porte » ? Cela voulait-il dire que sa personne, présente aux yeux de ses disciples, était changée en un morceau de bois ?
- Que voulait-il dire alors ? demanda Marguerite fort impressionnée.
- Il recommandait à ses disciples de célébrer le souvenir de son sacrifice, car s'il est mort pour nous, il a obtenu notre pardon, et ne nous demande plus que de croire en Lui et de nous appliquer à nous-mêmes le bénéfice de ce sacrifice. Le pain et le vin sont nécessaires à notre existence physique, et sont des emblèmes des grâces que Jésus nous a acquises. Il a souffert sur la croix pour la rémission de nos péchés et pour nous obtenir la vie éternelle. Croyez-vous cela ?
- Oui, Madame, et pourtant pendant que le Christ était sur la terre, il faisait sans cesse des miracles. N'aurait-il pas pu changer le pain et le vin pour en faire un Christ réel ?
- Sans doute, s'il l'avait voulu, rien ne lui aurait été impossible ; mais nulle part, dans la Bible, nous, ne trouvons trace de cette doctrine de la transsubstantiation, si chère à l'Eglise de Rome.
- Je ne puis y renoncer ; j'ai besoin du sacrement, parce qu'alors je comprends mieux ce qu'il a fait pour moi, pour obtenir le pardon de mes péchés, et chaque jour davantage, je sens combien j'en ai besoin.
- Ma chère enfant, Jésus nous a tant aimés, qu'il a offert sa vie en sacrifice, et que, par sa mort, nous avons le pardon et la paix. Ce qu'il a fait, il l'a fait une fois pour toutes, et nous n'avons plus besoin d'aucun autre médiateur entre Dieu et nous.
- Mais, Madame, si ce sacrifice offert une fois pour toutes m'obtient le pardon de mes péchés, ce n'est pas encore tout ce que je demande. Il me faut, à la place de mes mauvais sentiments, la charité, l'obéissance, l'amour. Je croyais trouver tout cela dans l'Eucharistie. Existe-t-il un autre chemin ?

Mme Clarence ouvrit sa Bible et mit le doigt sur le troisième chapitre de l'Apocalypse, et lut à haute voix : Voici, je me tiens à la porte, et je frappe ; si quelqu'un entend ma voix et m'ouvre la porte, j'entrerai chez lui.
- Jésus vous appelle, chère enfant ; à vous de répondre.
- Oui, Madame, je suis heureuse d'aller à Lui. Voulez-vous le lui dire pour moi ?

Lorsqu'elles se relevèrent après avoir prié ensemble, Marguerite embrassa Mme Clarence en lui disant :
- Combien je vous remercie ! Je crois que je commence à comprendre ce que doit être la religion de Christ, si pleine de lumière et de bonheur.

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