Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XXII.

LE FEU DE JOIE D'ELSA.

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 ON achevait de déjeuner quand M. Baldi se présenta dans la salle à manger.
- Vous avez fait une véritable trouvaille, dit-il ; je ne mets pas en doute que ce soit le complément de la fameuse statue du musée Brindini. Je regrette d'autant plus de vous apporter une mauvaise nouvelle. Vous avez travaillé non sur les terres de votre père, mais sur celles de M. le comte.
- Impossible !
- Venez avec moi, Mademoiselle, et vous verrez que la tranchée que vous avez ouverte est au-delà de la palissade, et par conséquent sur la propriété de votre oncle. Or, votre père nous a bien recommandé, en réparant la clôture, d'avoir soin de ne pas empiéter d'un pouce sur le terrain de son voisin.

Les jeunes filles suivirent l'intendant bien à contrecoeur.
- Je suis désolé, disait-il, de vous faire ce chagrin, mais il faut bien que vous sachiez la vérité ; et, quoique ce soit bien dur, je suis sûr que vous agirez selon la justice.

Mme Mactavish fut du même avis quand on lui soumit ce cas de conscience.
- Mes enfants, cela ne vous appartient pas ; le garder serait voler.

Marguerite avait une autre manière de voir, et les larmes de sa cousine, ses regrets impuissants l'irritaient ; elle alla s'enfermer dans sa chambre. Là, elle se laissa aller à toute sa rage.
« Non, non, » disait-elle, « le comte ne l'aura pas ! lui, moins que tout autre ; lui, l'ennemi de mon père ? Jamais ! Comte Romualdo, je vous tromperai le plus que je pourrai, et je serai contente de vous tromper ! »

Marguerite Brindini, on s'en souvient, était Italienne autant qu'Anglaise, et l'éducation qu'elle avait reçue ne lui avait jamais enseigné à réprimer cet amour de vengeance si naturel aux races du midi. Longtemps elle avait cru que c'était un droit, presque un devoir, de rendre le mal pour le mal ; elle était peut-être devenue un peu moins affirmative sous ce rapport. mais il lui restait encore bien des penchants fâcheux à combattre.

Pendant toute la journée, elle évita la société de ses cousins et de Nanette ; et ceux-ci, devinant quelque chose du rude combat qui se livrait dans son coeur, la laissèrent tranquille, sans même la questionner. C'était de l'héroïsme de la part d'Elsa, fort anxieuse de savoir quel serait le sort du bébé, de Jokébed.
La journée parut longue à tout le monde, et chacun fut satisfait d'en voir le terme.
Elsa était couchée et commençait à s'endormir quand on frappa à sa porte.
- Entrez ! dit-elle, se résignant d'avance à entendre pour la vingtième fois la déclaration que lui avait faite son frère qu'une pièce à l'effigie de Jules César avait infiniment plus de valeur qu'un bébé de marbre dont on ignorait l'origine.

Mais, au lieu de Bruce, ce fut Rita qui entra dans sa chambre.
- Je viens vite te communiquer une lumineuse idée, cousine ; notre trouvaille n'aura pas été vaine, après tout, tu verras. Je sais que mon oncle Romualdo donnerait tout au monde pour avoir la preuve que sa statue est bien la fameuse Jokébed. Je vais lui écrire, en lui disant que nous avons trouvé le petit Moïse et que s'il veut s'engager, par papier timbré, à libérer mon père de son hypothèque, nous lui remettrons le berceau en échange.
- Lui diras-tu, Rita, où nous l'avons trouvé ?
- Es-tu donc simple, ma pauvre petite ? Mais ne vois-tu pas que si je lui fais cet aveu tout mon plan est à vau-l'eau ?
- Nous avons cherché avec Nanette ce que Moïse lui-même nous conseillerait de faire, et il dit dans le Deutéronome : Tu ne transporteras pas les bornes de ton prochain. Quel malheur !

Irritée par l'opposition qui lui était faite, Marguerite eut grand peine à réprimer sa colère ; elle se mit à arpenter la chambre avec rage, puis tout à coup commença une de ces tarentelles napolitaines, glissant, tournoyant, chantant un gai refrain.

Elsa la regardait avec stupéfaction.
- Cousine, dit enfin la danseuse hors d'haleine, il est inutile de me citer ton livre. Je me suis aperçue que je n'étais pas du bois dont on fait les protestantes. Pour cela, il faudrait me refaire de fond en comble.
- Cela ne m'étonne pas ; nous avons tous besoin, comme dit la Bible, de naître de nouveau.
- Mais ce serait un miracle, ce me semble, et vous ne croyez pas aux miracles modernes.
- Cela dépend, chère Rita ; car lorsque nous voyons quelqu'un qui est méchant changer de conduite et devenir bon, nous savons que c'est Dieu seul qui a pu opérer ce miracle.

Elsa, qui avait fait un effort pour surmonter sa timidité, s'attendait à une réponse dédaigneuse ou moqueuse. Quelle ne fut pas sa surprise d'entendre Rita lui demander d'une voix humble :
- Je ne sais pas si je te comprends bien, Elsa ; mais crois-tu que moi-même, moi, je pourrais être régénérée ?
- Oncle Alister nous a toujours enseigné que Jésus peut transformer nos coeurs par la vertu du Saint-Esprit.
- Si je voulais marcher sur les traces du Sauveur et lui ressembler, faudrait-il que je donne cette statue à mon oncle, à l'ennemi de mon père ?

- Je crains bien que oui, dit tout bas Elsa.

Marguerite se redressa et reprit sa danse interrompue ; puis, venant se jeter à côté du lit de sa cousine :
- Crois-tu donc, Elsa Maxwell, que je pourrais m'abaisser jusqu'à ce point ? Serais-je une vraie Brindini, si j'y consentais ? Pour qui me prends-tu donc ? Te figures-tu que je n'aie point de caractère ?
- Bien loin de là ; j'attends seulement que tu aies chassé le mauvais esprit qui te possède en ce moment.

Marguerite ne put retenir un sourire.
- Cousine, dit-elle, malgré tous les efforts que tu fais pour me forcer à renoncer à mon projet, je ne puis t'en vouloir. Il va sans dire que je n'y renonce pas du tout ; mais tu as réussi à me troubler, avec tes scrupules. Tu m'as bien montré dans la Bible que nous ne devons pas faire le mal pour qu'il en résulte du bien. Toutefois, ne pousses-tu pas les choses à l'extrême ?
- Non, car si nous voulons que Jésus vienne demeurer dans nos coeurs, il faut que nous ayons des coeurs purs. Mais quand je pense à notre petit Moïse, j'ai bien de la peine à en prendre mon parti ; c'est si dur de le rendre à qui de droit.
- Ce qui rend la chose plus difficile encore, c'est qu'il s'agit de mon oncle et, plutôt que de lui procurer cette satisfaction, j'aimerais mieux brûler Moïse de ma propre main.
- Et pourtant, saint Paul a dit : Surmonte le mal par le bien, et tu amasseras ainsi des charbons de feu sur la tête de ton ennemi.
- Bonsoir, cousine ; quand viendra le moment d'allumer le feu de joie, tu m'appelleras, au moins ? Elle embrassa sa cousine et partit en fredonnant ; mais quand elle fut dans sa chambre, elle s'assit près de la fenêtre, triste et réfléchie.
« Sous certains rapports, les protestants sont bien plus sévères que nous, dit-elle ; ils agissent non par obéissance ou par crainte, mais par conscience. Elsa n'est ni bien intelligente, ni bien forte, ni bien brave, et pourtant elle est heureuse ; elle n'a jamais connu l'inquiétude qui me poursuit depuis ma naissance, ma soif de bonheur, d'un bonheur permanent. Si seulement j'étais meilleure ! J'ai essayé, j'essaie et je reste toujours la même. Je me suis soumise aux pénitences, aux mortifications, inutilement. Elsa dit que le Saint-Esprit peut nous purifier, que Jésus peut demeurer en nous ; mais comment ? Ah ! dit-elle tout à coup, comment n'y ai-je pas pensé plus tôt ? Le père Ambroise m'avait indiqué le chemin. J'irai demain voir le nouveau curé, je me confesserai et je communierai. »

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