ON achevait de
déjeuner quand M. Baldi se présenta
dans la salle à manger.
- Vous avez fait une véritable
trouvaille, dit-il ; je ne mets pas en doute
que ce soit le complément de la fameuse
statue du musée Brindini. Je regrette
d'autant plus de vous apporter une mauvaise
nouvelle. Vous avez travaillé non sur les
terres de votre père, mais sur celles de M.
le comte.
- Impossible !
- Venez avec moi, Mademoiselle, et vous
verrez que la tranchée que vous avez ouverte
est au-delà de la palissade, et par
conséquent sur la propriété de
votre oncle. Or, votre père nous a bien
recommandé, en réparant la
clôture, d'avoir soin de ne pas
empiéter d'un pouce sur le terrain de son
voisin.
Les jeunes filles suivirent l'intendant
bien à contrecoeur.
- Je suis désolé,
disait-il, de vous faire ce chagrin, mais il faut
bien que vous sachiez la
vérité ; et, quoique ce soit
bien dur, je suis sûr que vous agirez selon
la justice.
Mme Mactavish fut du même avis
quand on lui soumit ce cas de conscience.
- Mes enfants, cela ne vous appartient
pas ; le garder serait voler.
Marguerite avait une autre
manière de voir, et les larmes de sa
cousine, ses regrets impuissants
l'irritaient ; elle alla s'enfermer dans sa
chambre. Là, elle se laissa aller à
toute sa rage.
« Non, non, »
disait-elle, « le comte ne l'aura
pas ! lui, moins que tout autre ; lui,
l'ennemi de mon père ? Jamais !
Comte Romualdo, je vous tromperai le plus que je
pourrai, et je serai contente de vous
tromper ! »
Marguerite Brindini, on s'en souvient,
était Italienne autant qu'Anglaise, et
l'éducation qu'elle avait reçue ne
lui avait jamais enseigné à
réprimer cet amour de vengeance si naturel
aux races du midi. Longtemps elle avait cru que
c'était un droit, presque un devoir, de
rendre le mal pour le mal ; elle était
peut-être devenue un peu moins affirmative
sous ce rapport. mais il lui restait encore bien
des penchants fâcheux à
combattre.
Pendant toute la journée, elle
évita la société de ses
cousins et de Nanette ; et ceux-ci, devinant
quelque chose du rude combat qui se livrait dans
son coeur, la laissèrent tranquille, sans
même la questionner. C'était de
l'héroïsme de la part d'Elsa, fort anxieuse de
savoir quel
serait
le sort du bébé, de
Jokébed.
La journée parut longue à
tout le monde, et chacun fut satisfait d'en voir le
terme.
Elsa était couchée et
commençait à s'endormir quand on
frappa à sa porte.
- Entrez ! dit-elle, se
résignant d'avance à entendre pour la
vingtième fois la déclaration que lui
avait faite son frère qu'une pièce
à l'effigie de Jules César avait
infiniment plus de valeur qu'un bébé
de marbre dont on ignorait l'origine.
Mais, au lieu de Bruce, ce fut Rita qui
entra dans sa chambre.
- Je viens vite te communiquer une
lumineuse idée, cousine ; notre
trouvaille n'aura pas été vaine,
après tout, tu verras. Je sais que mon oncle
Romualdo donnerait tout au monde pour avoir la
preuve que sa statue est bien la fameuse
Jokébed. Je vais lui écrire, en lui
disant que nous avons trouvé le petit
Moïse et que s'il veut s'engager, par papier
timbré, à libérer mon
père de son hypothèque, nous lui
remettrons le berceau en échange.
- Lui diras-tu, Rita, où nous
l'avons trouvé ?
- Es-tu donc simple, ma pauvre
petite ? Mais ne vois-tu pas que si je lui
fais cet aveu tout mon plan est à
vau-l'eau ?
- Nous avons cherché avec Nanette
ce que Moïse lui-même nous conseillerait
de faire, et il dit dans le
Deutéronome : Tu ne transporteras pas
les bornes de ton prochain. Quel
malheur !
Irritée par l'opposition qui lui
était faite, Marguerite
eut grand peine à réprimer sa
colère ; elle se mit à arpenter
la chambre avec rage, puis tout à coup
commença une de ces tarentelles
napolitaines, glissant, tournoyant, chantant un gai
refrain.
Elsa la regardait avec
stupéfaction.
- Cousine, dit enfin la danseuse hors
d'haleine, il est inutile de me citer ton livre. Je
me suis aperçue que je n'étais pas du
bois dont on fait les protestantes. Pour cela, il
faudrait me refaire de fond en comble.
- Cela ne m'étonne pas ;
nous avons tous besoin, comme dit la Bible, de
naître de nouveau.
- Mais ce serait un miracle, ce me
semble, et vous ne croyez pas aux miracles
modernes.
- Cela dépend, chère
Rita ; car lorsque nous voyons quelqu'un qui
est méchant changer de conduite et devenir
bon, nous savons que c'est Dieu seul qui a pu
opérer ce miracle.
Elsa, qui avait fait un effort pour
surmonter sa timidité, s'attendait à
une réponse dédaigneuse ou moqueuse.
Quelle ne fut pas sa surprise d'entendre Rita lui
demander d'une voix humble :
- Je ne sais pas si je te comprends
bien, Elsa ; mais crois-tu que moi-même,
moi, je pourrais être
régénérée ?
- Oncle Alister nous a toujours
enseigné que Jésus peut transformer
nos coeurs par la vertu du Saint-Esprit.
- Si je voulais marcher sur les traces
du Sauveur et lui ressembler, faudrait-il que je
donne cette statue à mon oncle, à
l'ennemi de mon père ?
- Je crains bien que oui, dit tout bas
Elsa.
Marguerite se redressa et reprit sa
danse interrompue ; puis, venant se jeter
à côté du lit de sa
cousine :
- Crois-tu donc, Elsa Maxwell, que je
pourrais m'abaisser jusqu'à ce point ?
Serais-je une vraie Brindini, si j'y
consentais ? Pour qui me prends-tu donc ?
Te figures-tu que je n'aie point de
caractère ?
- Bien loin de là ;
j'attends seulement que tu aies chassé le
mauvais esprit qui te possède en ce
moment.
Marguerite ne put retenir un
sourire.
- Cousine, dit-elle, malgré tous
les efforts que tu fais pour me forcer à
renoncer à mon projet, je ne puis t'en
vouloir. Il va sans dire que je n'y renonce pas du
tout ; mais tu as réussi à me
troubler, avec tes scrupules. Tu m'as bien
montré dans la Bible que nous ne devons pas
faire le mal pour qu'il en résulte du bien.
Toutefois, ne pousses-tu pas les choses à
l'extrême ?
- Non, car si nous voulons que
Jésus vienne demeurer dans nos coeurs, il
faut que nous ayons des coeurs purs. Mais quand je
pense à notre petit Moïse, j'ai bien de
la peine à en prendre mon parti ; c'est
si dur de le rendre à qui de droit.
- Ce qui rend la chose plus difficile
encore, c'est qu'il s'agit de mon oncle et,
plutôt que de lui procurer cette
satisfaction, j'aimerais mieux brûler
Moïse de ma propre main.
- Et pourtant, saint Paul a dit :
Surmonte le mal par le bien, et tu amasseras ainsi
des charbons de feu sur la tête de ton
ennemi.
- Bonsoir, cousine ; quand
viendra
le moment d'allumer le feu de
joie, tu m'appelleras, au moins ? Elle
embrassa sa cousine et partit en fredonnant ;
mais quand elle fut dans sa chambre, elle s'assit
près de la fenêtre, triste et
réfléchie.
« Sous certains rapports, les
protestants sont bien plus sévères
que nous, dit-elle ; ils agissent non par
obéissance ou par crainte, mais par
conscience. Elsa n'est ni bien intelligente, ni
bien forte, ni bien brave, et pourtant elle est
heureuse ; elle n'a jamais connu
l'inquiétude qui me poursuit depuis ma
naissance, ma soif de bonheur, d'un bonheur
permanent. Si seulement j'étais
meilleure ! J'ai essayé, j'essaie et je
reste toujours la même. Je me suis soumise
aux pénitences, aux mortifications,
inutilement. Elsa dit que le Saint-Esprit peut nous
purifier, que Jésus peut demeurer en
nous ; mais comment ? Ah ! dit-elle
tout à coup, comment n'y ai-je pas
pensé plus tôt ? Le père
Ambroise m'avait indiqué le chemin. J'irai
demain voir le nouveau curé, je me
confesserai et je communierai. »
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