Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XXI.

LE BÉBÉ DE JOKÉBED.

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L'ARRIVÉE du courrier était toujours bien venue à Roccadoro, surtout quand il apportait de bonnes nouvelles des voyageurs qui revenaient en prenant le chemin des écoliers.
- Quelle bonne lettre ! disait Elsa après une seconde lecture. Comme tante Éléonore écrit bien ! On dirait qu'on est avec elle et qu'on voit ce qu'elle décrit. Et penser que tous deux se font tant de bien !
- Oui, répondit Rita ; je crains seulement que ce mieux ne soit pas de longue durée, si mon père retrouve ici ses ennuis et ses préoccupations. Si seulement nous avions trouvé notre trésor avant son retour !
- Ne crois-tu pas que si Dieu nous refuse cette satisfaction, c'est pour nous envoyer quelque chose de meilleur ?
- Oui, je sais à présent que Dieu peut tout, et qu'il ne veut que ce qui est pour notre bien. Je sais aussi que nous aurons beau piocher, nous ne trouverons pas le monceau d'or tant désiré. Malgré cela, si vous m'en croyez, nous irons faire une bonne séance dans le bosquet ; cela nous fera du bien.

Les deux jeunes filles se dirigèrent vers le bosquet ; elles le trouvèrent envahi par les ouvriers qui plantaient une nouvelle vigne sous la direction de Henri. Cette nouvelle terrasse était contiguë aux terres du comte, et la barrière qui séparait les deux propriétés avait été momentanément déplacée pour un travail de terrassement.

Quand l'intendant les eut quittées, elles se mirent sérieusement à l'oeuvre, et pendant un certain temps elles piochèrent avec une telle vigueur qu'elles n'avaient pas le loisir de faire la conversation.
- Sais-tu, Elsa, dit enfin Marguerite, que le mois prochain j'aurai seize ans ? On commence à me dire qu'il faut allonger mes robes, relever mes cheveux, je m'attends aussi à ce qu'on me dise qu'une demoiselle ne doit plus se livrer à des occupations aussi peu intellectuelles que de creuser la terre à la recherche de trésors hypothétiques.
La seule réponse d'Elsa fut un petit cri aussitôt réprimé. Les yeux grands ouverts, les joues animées, elle regardait avec stupéfaction un objet qui se trouvait sous sa pioche. Marguerite n'eut qu'à jeter un coup d'oeil pour se rendre compte que c'était bien « une trouvaille » qu'elle avait faite ; mais ne voulant pas attirer l'attention des travailleurs, elle rejeta un peu de terre sur le bloc de marbre, puis elle s'assit et fit signe à sa cousine de faire comme elle.
- Elsa, dit-elle très bas, je suis sûre que tu as eu la main heureuse ; et quoique je n'aie pas pu distinguer ce qui en est, il ne faut pas qu'on puisse soupçonner la découverte que nous avons faite. Nous ne sommes surs d'aucun de ces ouvriers au point de vue de l'honnêteté, et même papa les soupçonne d'avoir fait disparaître bien des choses. Nous prierons Henri de les éloigner d'ici, pendant que nous retirerons notre trouvaille de sa cachette.

Grand fut l'étonnement de Baldi quand, vers midi, il retrouva les deux jeunes filles qui se grillaient sous un soleil torride.
- Autant vaudrait partir pour le Sahara ! s'écria-t-il.
- J'ai pressé ma cousine de se mettre à l'ombre sous les arbres, dit Marguerite, car je la crois moins propre à séjourner dans une poêle à frire qu'une Brindini. Votre comparaison du Sahara n'est pas exacte, Henri ; car si nous avons la chaleur et le sable du désert, nous n'en avons pas la solitude bénie. Ne pourriez-vous pas nous débarrasser de cette escouade de jardiniers ?

Au ton dont ces mots furent prononcés, l'intendant comprit que ces demoiselles avaient fait une découverte, et quoiqu'il n'eût qu'une médiocre confiance en la valeur de cette découverte, il voulut leur donner satisfaction. L'heure du dîner approchait ; il congédia ses ouvriers, leur enjoignant d'employer leur après-midi dans un verger à l'autre extrémité de la propriété, sous prétexte qu'il avait une course à faire à Tivoli et voulait assister à la plantation de ceps américains. Il exprima ensuite ses regrets de ne pouvoir aider à l'exhumation du bloc de marbre, qui pouvait, disait-il, avoir une certaine valeur.

L'après-midi parut bien long à nos jeunes amies, qui ne pouvaient reprendre leur travail que lorsque le soleil serait moins ardent. Dès que le thé fut servi et que Mlle Smith, en proie à une névralgie dentaire, fut remontée dans sa chambre, Marguerite et Elsa prirent leurs chapeaux et leurs pioches. Bruce, qui revenait d'une partie de pêche, ne se fit pas prier pour se joindre à elles.
- Je viens tout de suite, dit-il ; le temps de passer à l'office pour prendre quelques provisions (car je meurs de faim), et je suis à vous.
- Bruce s'attend sans doute à ce que nous ayons trouvé une belle statue ; il sera tout désappointé que cela ne ressemble en rien au bébé de Jokébed, dit Elsa avec un soupir.

Les voilà tous les trois au travail, prenant toutes les précautions indiquées par Baldi, creusant une large tranchée tout autour de l'objet de leur convoitise ; enfin, le bloc de marbre parut à peu près isolé au milieu d'une grande tranchée.
- On dirait un panier renversé, dit Rita.

Jetant un regard dans le trou, Elsa s'écria :
-Oh ! Rita ! oh ! Bruce ! si c'était un berceau ?
- Quelle bêtise ! répondirent les deux autres en choeur.

Et tous trois procédèrent avec un soin extrême au dégagement final de leur bloc de marbre.
- Ici, commanda Bruce, introduisez doucement vos piques à côté de la mienne ; nous devons réussir, cette fois.

En effet, le marbre céda ; il était évident qu'on ne voyait que l'envers de l'objet. À ce moment décisif, Elsa fut prise d'un tremblement nerveux et devint toute pâle ; une seconde fois elle eut l'intuition de ce qu'elle avait trouvé.
- Un instant, dit Rita ; je crois que nous pourrons maintenant soulever le bloc de marbre, Bruce et moi, en le prenant à bras le corps.

Quelques minutes après, ils déposaient sur le bord du fossé un berceau en marbre dans lequel était couché un petit enfant. Un seul cri partit des trois poitrines :
- Le bébé de Jokébed !

Puis ils restèrent en admiration devant un des plus beaux morceaux de sculpture qu'on pût imaginer.
Bruce, toujours pratique, fut le premier à reprendre son flegme :
- Que ferons-nous de ça ? demanda-t-il.

Elsa étendit son cache-poussière sur le bébé, et Rita, ramenée du royaume des rêves, répondit :
- Il faut l'emporter à la maison - c'est trop précieux pour l'exposer au Casino. Ah ! voyez quelle chance ! Jean a laissé, sa brouette là-bas dans la vigne ; dépêchons-nous, chargeons notre butin, et dissimulons-le à tous les yeux.




Ce ne fut pas sans peine que le berceau fut hissé sur la brouette et recouvert de branches d'arbres et de fougères. Bruce partit en reconnaissance pour s'assurer qu'aucun des ouvriers n'était à proximité. Il fut assez longtemps absent. Elsa ne pouvait tenir en place, et soulevait la verdure pour regarder la petite figure du bébé ; tout d'un coup, elle s'écria :
- Regarde, Rita ! vois au bord du berceau les doigts qui manquaient à la main de Jokébed.

Marguerite se pencha à son tour, et son visage avait une expression étrange à laquelle Elsa se méprit.
- Ma chérie, dit-elle, j'ai été si absorbée par notre découverte, que j'ai oublié combien tu désirais trouver un trésor ; pardonne mon égoïsme. Peut-être bien que Nanette nous dirait encore qu'il vaut mieux, même pour toi, que nous n'ayons pas trouvé de l'or, puisque Dieu nous l'a refusé.
- Oui, elle aurait bien raison ; ceci vaut mieux, cent fois mieux que de l'or. As-tu oublié, cousine, l'histoire de la statue qui est au musée Brindini ? Si ce berceau est en effet celui de Moïse, cette découverte peut avoir pour nous les conséquences les plus heureuses.
- C'est vrai ! Comment ai-je pu l'oublier un instant ? Maintenant nous avons la preuve que Jokébed a été trouvée dans la propriété d'oncle Robert, et, par conséquent, il entrera en possession des trois cent cinquante mille francs.
- Chut ! ne parle pas si haut ! Ici, les arbres même ont des oreilles ; il faut garder notre secret jusqu'au retour de papa. Tout le monde a entendu parler du testament de mon oncle François, même les domestiques s'en sont occupés ; il ne faut donc pas que rien puisse transpirer, car mon oncle Romualdo serait bien vite informé, et, ce qui serait bien pire, le père Gaspard aussi. Celui-ci est capable de tout pour se venger ; depuis la lettre fausse, je me méfie plus que jamais de lui, et je suis bien sûre que s'il le pouvait, il confisquerait notre trouvaille à son profit. Il est donc absolument indispensable que nous introduisions notre Moïse au château, et que nous le mettions sous clef. Tiens, voilà Bruce qui revient.

Bruce rapportait une mauvaise nouvelle : les jardiniers ratissaient les allées et arrosaient les fleurs autour de la maison, et en avaient au. moins encore pour une heure.
- Une heure ! s'écria Marguerite, mais ce sera l'heure du dîner ; nous ne pouvons rester ici si longtemps ; on s'apercevrait de notre absence, on enverrait des domestiques à notre recherche. Comment nous tirer de ce mauvais pas ? Ah ! je sais : nous pouvons, en passant par le petit bois, arriver jusque chez les Baldi ; Christine donnera bien l'hospitalité à notre Moïse. Jean est le seul de nos hommes qui prenne quelquefois ce chemin. Bruce va retourner au château, il le surveillera, et s'il montre quelque velléité de nous suivre, Bruce sifflera comme il le fait quand il imite le rossignol ; nous aurons peut-être le temps de mener notre expédition à bien.

Pendant que le garçon regagnait la terrasse, les deux jeunes filles se mirent en route avec leur précieux fardeau.
- Il me semble que la nuit vient bien vite, dit Elsa.
- Oui, mais nous avançons aussi rapidement. Tu n'as pas peur, j'espère ?

Elsa avait tressailli, et l'on entendait un léger bruit.
- Bah ! ce n'est assurément personne.

La voix lui manqua tout à coup, et elle pâlit étrangement. Elsa, en se retournant, vit glisser entre les arbres la silhouette bien comme du père Gaspard. il s'approcha d'elles. Si elles avaient pu voir l'étonnement du jésuite, elles auraient été un peu rassurées.
- Bonsoir, Mesdemoiselles ; il paraît que, comme moi, vous profitez de cette belle soirée pour faire une promenade. Puis-je vous demander quel précieux butin vous avez récolté en chemin ?

Et son regard scrutateur se fixait sur la brouette.
Marguerite ne répondant pas, le père Gaspard se tourna vers Elsa ; celle-ci ne songea pas un instant à déguiser la vérité ; elle leva ses grands yeux pensifs, et le regardant bien en face
- C'est un berceau d'enfant, dit-elle.

Le jésuite ricana.
- Je vous croyais l'une et l'autre trop grandes pour jouer à la poupée.

Avec un profond salut il s'éloigna.

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