L'ARRIVÉE
du
courrier était toujours bien venue à
Roccadoro, surtout quand il apportait de bonnes
nouvelles des voyageurs qui revenaient en prenant
le chemin des écoliers.
- Quelle bonne lettre !
disait
Elsa après une seconde lecture. Comme tante
Éléonore écrit bien ! On
dirait qu'on est avec elle et qu'on voit ce qu'elle
décrit. Et penser que tous deux se font tant
de bien !
- Oui, répondit Rita ;
je crains seulement que ce mieux ne soit pas de
longue durée, si mon père retrouve
ici ses ennuis et ses préoccupations. Si
seulement nous avions trouvé notre
trésor avant son retour !
- Ne crois-tu pas que si Dieu
nous
refuse cette satisfaction, c'est pour nous envoyer
quelque chose de meilleur ?
- Oui, je sais à
présent que Dieu peut tout, et qu'il ne veut
que ce qui est pour notre bien. Je sais aussi que
nous aurons beau piocher, nous ne trouverons pas le
monceau d'or tant désiré.
Malgré cela, si vous m'en croyez, nous irons
faire une bonne séance dans le
bosquet ; cela nous fera du bien.
Les deux jeunes filles se
dirigèrent vers le bosquet ; elles le
trouvèrent envahi par les ouvriers qui
plantaient une nouvelle vigne sous la direction de
Henri. Cette nouvelle terrasse était
contiguë aux terres du comte, et la
barrière qui séparait les deux
propriétés avait été
momentanément déplacée pour un
travail de terrassement.
Quand l'intendant les eut
quittées, elles se mirent
sérieusement à l'oeuvre, et pendant
un certain temps elles piochèrent avec une
telle vigueur qu'elles n'avaient pas le loisir de
faire la conversation.
- Sais-tu, Elsa, dit enfin
Marguerite, que le mois prochain j'aurai seize
ans ? On commence à me dire qu'il faut
allonger mes robes, relever mes cheveux, je
m'attends aussi à ce qu'on me dise qu'une
demoiselle ne doit plus se livrer à des
occupations aussi peu intellectuelles que de
creuser la terre à la recherche de
trésors hypothétiques.
La seule réponse d'Elsa fut
un petit cri aussitôt réprimé.
Les yeux grands ouverts, les joues animées,
elle regardait avec stupéfaction un objet
qui se trouvait sous sa pioche. Marguerite n'eut
qu'à jeter un coup d'oeil pour se rendre
compte que c'était bien « une
trouvaille » qu'elle avait faite ;
mais ne voulant pas attirer l'attention des
travailleurs, elle rejeta un peu
de terre sur le bloc de marbre, puis elle s'assit
et fit signe à sa cousine de faire comme
elle.
- Elsa, dit-elle très bas, je
suis sûre que tu as eu la main
heureuse ; et quoique je n'aie pas pu
distinguer ce qui en est, il ne faut pas qu'on
puisse soupçonner la découverte que
nous avons faite. Nous ne sommes surs d'aucun de
ces ouvriers au point de vue de
l'honnêteté, et même papa les
soupçonne d'avoir fait disparaître
bien des choses. Nous prierons Henri de les
éloigner d'ici, pendant que nous retirerons
notre trouvaille de sa cachette.
Grand fut l'étonnement de
Baldi quand, vers midi, il retrouva les deux jeunes
filles qui se grillaient sous un soleil
torride.
- Autant vaudrait partir pour le
Sahara ! s'écria-t-il.
- J'ai pressé ma cousine de
se mettre à l'ombre sous les arbres, dit
Marguerite, car je la crois moins propre à
séjourner dans une poêle à
frire qu'une Brindini. Votre comparaison du Sahara
n'est pas exacte, Henri ; car si nous avons la
chaleur et le sable du désert, nous n'en
avons pas la solitude bénie. Ne
pourriez-vous pas nous débarrasser de cette
escouade de jardiniers ?
Au ton dont ces mots furent
prononcés, l'intendant comprit que ces
demoiselles avaient fait une découverte, et
quoiqu'il n'eût qu'une médiocre
confiance en la valeur de cette découverte,
il voulut leur donner satisfaction. L'heure du
dîner approchait ; il congédia
ses ouvriers, leur enjoignant d'employer leur
après-midi dans un verger à l'autre
extrémité de la
propriété, sous prétexte qu'il
avait une course à faire à Tivoli et voulait
assister à la plantation de ceps
américains. Il exprima ensuite ses regrets
de ne pouvoir aider à l'exhumation du bloc
de marbre, qui pouvait, disait-il, avoir une
certaine valeur.
L'après-midi parut bien long
à nos jeunes amies, qui ne pouvaient
reprendre leur travail que lorsque le soleil serait
moins ardent. Dès que le thé fut
servi et que Mlle Smith, en proie à une
névralgie dentaire, fut remontée dans
sa chambre, Marguerite et Elsa prirent leurs
chapeaux et leurs pioches. Bruce, qui revenait
d'une partie de pêche, ne se fit pas prier
pour se joindre à elles.
- Je viens tout de suite,
dit-il ; le temps de passer à l'office
pour prendre quelques provisions (car je meurs de
faim), et je suis à vous.
- Bruce s'attend sans doute à
ce que nous ayons trouvé une belle
statue ; il sera tout
désappointé que cela ne ressemble en
rien au bébé de Jokébed, dit
Elsa avec un soupir.
Les voilà tous les trois au
travail, prenant toutes les précautions
indiquées par Baldi, creusant une large
tranchée tout autour de l'objet de leur
convoitise ; enfin, le bloc de marbre parut
à peu près isolé au milieu
d'une grande tranchée.
- On dirait un panier
renversé, dit Rita.
Jetant un regard dans le trou,
Elsa
s'écria :
-Oh ! Rita !
oh !
Bruce ! si c'était un
berceau ?
- Quelle bêtise !
répondirent les deux autres en
choeur.
Et tous trois
procédèrent avec un soin
extrême au dégagement final de leur
bloc de marbre.
- Ici, commanda Bruce,
introduisez
doucement vos piques à côté de
la mienne ; nous devons réussir, cette
fois.
En effet, le marbre
céda ; il était évident
qu'on ne voyait que l'envers de l'objet. À
ce moment décisif, Elsa fut prise d'un
tremblement nerveux et devint toute
pâle ; une seconde fois elle eut
l'intuition de ce qu'elle avait
trouvé.
- Un instant, dit
Rita ; je
crois que nous pourrons maintenant soulever le bloc
de marbre, Bruce et moi, en le prenant à
bras le corps.
Quelques minutes après, ils
déposaient sur le bord du fossé un
berceau en marbre dans lequel était
couché un petit enfant. Un seul cri partit
des trois poitrines :
- Le bébé de
Jokébed !
Puis ils restèrent en
admiration devant un des plus beaux morceaux de
sculpture qu'on pût imaginer.
Bruce, toujours pratique, fut le
premier à reprendre son
flegme :
- Que ferons-nous de
ça ? demanda-t-il.
Elsa étendit son
cache-poussière sur le bébé,
et Rita, ramenée du royaume des rêves,
répondit :
- Il faut l'emporter à la
maison - c'est trop précieux pour l'exposer
au Casino. Ah ! voyez quelle chance !
Jean a laissé, sa brouette là-bas
dans la vigne ; dépêchons-nous,
chargeons notre butin, et dissimulons-le à
tous les yeux.
Ce ne fut pas sans peine que le berceau fut
hissé sur la brouette et recouvert de
branches d'arbres et de fougères. Bruce
partit en reconnaissance pour s'assurer qu'aucun
des
ouvriers
n'était à proximité. Il fut
assez longtemps absent. Elsa ne pouvait tenir en
place, et soulevait la verdure pour regarder la
petite figure du bébé ; tout
d'un coup, elle s'écria :
- Regarde, Rita ! vois
au bord
du berceau les doigts qui manquaient à la
main de Jokébed.
Marguerite se pencha à son
tour, et son visage avait une expression
étrange à laquelle Elsa se
méprit.
- Ma chérie, dit-elle, j'ai
été si absorbée par notre
découverte, que j'ai oublié combien
tu désirais trouver un trésor ;
pardonne mon égoïsme. Peut-être
bien que Nanette nous dirait encore qu'il vaut
mieux, même pour toi, que nous n'ayons pas
trouvé de l'or, puisque Dieu nous l'a
refusé.
- Oui, elle aurait bien
raison ; ceci vaut mieux, cent fois mieux que
de l'or. As-tu oublié, cousine, l'histoire
de la statue qui est au musée
Brindini ? Si ce berceau est en effet celui de
Moïse, cette découverte peut avoir pour
nous les conséquences les plus
heureuses.
- C'est vrai ! Comment
ai-je pu
l'oublier un instant ? Maintenant nous avons
la preuve que Jokébed a été
trouvée dans la propriété
d'oncle Robert, et, par conséquent, il
entrera en possession des trois cent cinquante
mille francs.
- Chut ! ne parle pas
si
haut ! Ici, les arbres même ont des
oreilles ; il faut garder notre secret
jusqu'au retour de papa. Tout le monde a entendu
parler du testament de mon oncle François,
même les domestiques s'en sont
occupés ; il ne faut donc pas que rien puisse
transpirer, car
mon
oncle Romualdo serait bien vite informé, et,
ce qui serait bien pire, le père Gaspard
aussi. Celui-ci est capable de tout pour se
venger ; depuis la lettre fausse, je me
méfie plus que jamais de lui, et je suis
bien sûre que s'il le pouvait, il
confisquerait notre trouvaille à son profit.
Il est donc absolument indispensable que nous
introduisions notre Moïse au château, et
que nous le mettions sous clef. Tiens, voilà
Bruce qui revient.
Bruce rapportait une mauvaise
nouvelle : les jardiniers ratissaient les
allées et arrosaient les fleurs autour de la
maison, et en avaient au. moins encore pour une
heure.
- Une heure ! s'écria
Marguerite, mais ce sera l'heure du
dîner ; nous ne pouvons rester ici si
longtemps ; on s'apercevrait de notre absence,
on enverrait des domestiques à notre
recherche. Comment nous tirer de ce mauvais
pas ? Ah ! je sais : nous pouvons,
en passant par le petit bois, arriver jusque chez
les Baldi ; Christine donnera bien
l'hospitalité à notre Moïse.
Jean est le seul de nos hommes qui prenne
quelquefois ce chemin. Bruce va retourner au
château, il le surveillera, et s'il montre
quelque velléité de nous suivre,
Bruce sifflera comme il le fait quand il imite le
rossignol ; nous aurons peut-être le
temps de mener notre expédition à
bien.
Pendant que le garçon
regagnait la terrasse, les deux jeunes filles se
mirent en route avec leur précieux
fardeau.
- Il me semble que la nuit vient
bien vite, dit Elsa.
- Oui, mais nous avançons
aussi rapidement. Tu n'as pas peur,
j'espère ?
Elsa avait tressailli, et l'on
entendait un léger bruit.
- Bah ! ce n'est
assurément personne.
La voix lui manqua tout à
coup, et elle pâlit étrangement. Elsa,
en se retournant, vit glisser entre les arbres la
silhouette bien comme du père Gaspard. il
s'approcha d'elles. Si elles avaient pu voir
l'étonnement du jésuite, elles
auraient été un peu
rassurées.
- Bonsoir,
Mesdemoiselles ; il
paraît que, comme moi, vous profitez de cette
belle soirée pour faire une promenade.
Puis-je vous demander quel précieux butin
vous avez récolté en
chemin ?
Et son regard scrutateur se
fixait
sur la brouette.
Marguerite ne répondant pas,
le père Gaspard se tourna vers Elsa ;
celle-ci ne songea pas un instant à
déguiser la vérité ; elle
leva ses grands yeux pensifs, et le regardant bien
en face
- C'est un berceau d'enfant,
dit-elle.
Le jésuite ricana.
- Je vous croyais l'une et
l'autre
trop grandes pour jouer à la
poupée.
Avec un profond salut il
s'éloigna.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |