PENDANT
son trajet
en voiture jusqu'à la gare, Marguerite
essayait de se persuader qu'elle remplissait un
devoir en allant à Rome ; mais
malgré tout, sa conscience n'était
pas à l'aise. Elle n'avait pas agi
ouvertement, elle avait pris des voies
détournées pour en faire à sa
tête. « Si mon père avait
été là, »
pensait-elle, « il aurait approuvé
mon empressement à me rendre près de
ma tante, et je suis bien sûre que dans le
cas actuel, il ne m'aurait pas taxée de
désobéissance. Je devais partir et je
suis partie. Il est temps qu'Henri Baldi ne me
traite plus en enfant. »
La voiture s'arrêta dans la
cour de la gare ; Marguerite se
précipita au guichet. L'employé
murmura quelque chose qu'elle ne comprit pas ;
elle réitéra sa demande de billets
plus péremptoirement que la première
fois ; on lui remit deux tickets pour Rome,
et, suivie de Jeannette, elle courut sur le
quai.
- Mademoiselle, vint lui dire
son
cocher Mathieu, croyez-vous bien
que ces imbéciles d'employés ont
laissé partir le train il y a à peine
cinq minutes ?
Il semblait au brave homme que
la
moindre politesse d'une compagnie était
d'attendre sa jeune maîtresse, quand celle-ci
voulait partir.
Un instant interloquée par
cette nouvelle, Marguerite se remit très
vite en disant :
- Nous attendrons le train
suivant ; cela nous obligera à coucher
en ville, mais il n'y a pas moyen de faire
autrement.
Un soupir de désappointement
échappa à Jeannette ; pour ne
pas voir le chagrin de sa femme de chambre, Rita se
tourna vers Mathieu ; elle lut sur son visage
une complète désapprobation ;
elle avait beau se répéter :
« Je suis Anglaise, donc je suis libre
d'agir à ma guise, » elle se
sentait mal à l'aise.
- Mathieu, dit-elle, si nous
partions à toute bride, nous pourrions
rejoindre le train à X... Vous savez que la
route coupe directement, tandis que le chemin de
fer fait une foule de lacets, et comme il y a un
passage obstrué qui ralentit
forcément les mouvements de la locomotive,
nous aurions toutes chances d'arriver à
temps.
- Le malheur est, Mademoiselle,
qu'un des chevaux boite un peu ; je ne crois
pas que votre père consentit à une
pareille course. Mais enfin, si vous le voulez
absolument...
Il se retourna pour voir si on
remontait en voiture ; mais Marguerite,
immobile, réfléchissait. Avec un de
ces rapides changements d'humeur, si
fréquents chez la jeune fille, elle restait
là indécise
- Oh ! Nanette,
Nanette,
dit-elle à haute voix, vous aviez raison de
parler de voix intérieures ; celles que
j'entends m'entraînent toutes du mauvais
côté...
Ses deux domestiques la
regardaient
ébahis et ne comprenaient rien à ses
paroles.
- Je renonce à aller à
Rome aujourd'hui, dit-elle enfin ; il est
évident que le cheval doit se reposer avant
de retourner au château. Comment faire ?
Ah ! j'y suis, Jeannette. Nous allons vous
poser chez vos parents, pendant que j'irai à
Montebagni. M. Ferrari est homme de bon conseil, il
nous dira comment nous devons nous y prendre pour
sortir votre père d'embarras. Mathieu fera
manger ses chevaux, et moi je déjeunerai
chez Mme Ferrari.
Marguerite fut reçue à
bras ouverts ; Hélène, sa
cousine et son amie, était rentrée
à la maison paternelle après une
longue absence ; M. Ferrari, obligeant et
plein de coeur, indiqua tout de suite le meilleur
moyen de tirer de peine les parents de Jeannette,
et Mme Ferrari dit à
Marguerite :
- Je suis enchantée que vous
soyez venue aujourd'hui, mon enfant ; nous
attendons des amis, tant Anglais qu'Italiens, et je
serai ravie de vous présenter à eux.
Vous coucherez ici, et Mathieu retournera
prévenir au château pour qu'on ne soit
pas inquiet de votre absence.
Marguerite hésitait à
accepter cette proposition qui lui souriait
pourtant beaucoup, parce qu'elle commençait
à se rendre compte qu'elle avait eu tort de
partir pour son expédition ; elle se
disait que si elle rentrait à Roccadoro dans
l'après-midi, avant que l'on ne revînt du
pique-nique,
elle pourrait laisser croire qu'elle n'avait eu
d'autre but que de venir en aide aux parents de
Jeannette. Ainsi, personne ne saurait à quel
point elle avait été
entêtée et volontaire.
« Mais, »
murmurait sa conscience, « serait-ce agir
avec droiture ? »
Prenant son silence pour un
consentement, Mme Ferrari reprit d'un ton
moitié autoritaire et moitié
persuasif :
- Je vous recommande seulement,
ma
chère enfant, de ne pas parler de vos
excentricités religieuses : ce ne sont
pas des sujets qui doivent se traiter en bonne
société ; je serais vraiment
honteuse si le nom de ma nièce était
accouplé avec ceux de ces
Évangéliques, recrutés parmi
les gens vulgaires et de rang social
inférieur au nôtre. Vous pourriez
ainsi compromettre ma famille et moi, tout autant
que vous-même. À part cela, je serai
fière d'introduire Mademoiselle Brindini
dans le cercle de mes amis.
- Je regrette, ma tante, de vous
priver de ce plaisir ; mais comme ma seule
présence pourrait vous compromettre, vous et
les vôtres, je préfère rentrer
chez moi. Il faut que je sois à la maison
avant la nuit..
Marguerite n'avait aucune
idée que la partie dans les bois eût
été écourtée ;
elle se disait qu'elle serait peut-être la
première rentrée au château, et
que personne ne soupçonnerait son
escapade.
Mme Ferrari était fort
contrariée ; non seulement elle aurait
aimé produire sa charmante nièce en
société, mais elle espérait,
en la gardant jusqu'au lendemain, trouver
l'occasion de la catéchiser, et qui sait ?
elle aurait
peut-être une éloquence plus
persuasive que celle du père
Gaspard ?
Hélène et Marguerite,
après une heure d'intime causerie,
reparurent au salon.
- Je pense que la voiture doit
être prête, dit Rita en mettant son
chapeau ; il faut que je parte, sous peine
d'inquiéter tout le monde au
château.
- Comment, Rita, c'est toi qui
parles ainsi ? dit Hélène en
riant ; tu n'étais pas si scrupuleuse
autrefois, et quand il s'agissait des
autres...
- Je m'en inquiétais peu,
n'est-ce pas ? Eh bien, j'espère
changer en cela comme en beaucoup d'autres
choses ; mais ce qui est terrible, c'est que
plus je cherche à devenir meilleure, et plus
je me trouve foncièrement
mauvaise.
- Alors, tes excentricités
religieuses, comme dit maman, sont plutôt du
genre lugubre ?
- Pas pour tout le monde, car ma
cousine Elsa, qui est mélancolique de
nature, est au contraire la plus heureuse
créature du monde. Elle prétend
trouver dans la Parole de Dieu tout ce qu'il faut
pour la rendre bonne et heureuse, et je commence
à faire la même
expérience.
Mme Ferrari attendait les jeunes
filles au salon.
- Votre voiture n'est pas là,
dit-elle, et elle n'y sera pas d'un certain
temps ; pour tout dire, j'ai renvoyé
Mathieu avec mission de dire que vous coucheriez
ici ; votre cocher voulait vous demander
l'autorisation de passer par Tivoli pour montrer un
des chevaux au vétérinaire, j'ai pris
sur moi de le lui permettre.
Rita réprima avec peine un
mouvement d'indignation ; mais faisant un
effort pour conserver son calme :
- Voudriez-vous avertir
Jeannette ? Je désire partir
immédiatement.
- Ma chère enfant, je ne
plaisante pas ; j'ai bien réellement
renvoyé votre voiture ; vous ne voyez
pas assez de monde, et vous devriez m'être
reconnaissante de vous faire violence. Vous ne
pouvez pas rentrer chez vous.
- Pardonnez-moi, rien ne m'en
empêchera ; j'irai à pied ;
je ne crains pas une longue course, et comme
Jeannette est aussi bonne marcheuse que moi, nous
nous tirerons très bien d'affaire. Nous
arriverons tard, mais peu importe ; la faute
en sera à vous, ma tante, et non à
moi.
Avant que Mme Ferrari fut
revenue de
son étonnement, Marguerite et sa compagne
étaient parties. La première partie
de la course leur parut, charmante, le soleil
dorait les collines avoisinantes, et les teintes
d'automne égayaient le paysage ; mais
la nuit, qui arrive si vite au mois d'octobre,
rendit bientôt la promenade moins
agréable. Rita voyait bien qu'elle ne serait
pas la première au logis, et elle se
figurait aisément le chagrin de ses cousins
et l'anxiété de tous. Qu'aurait-elle
donc ressenti si, à ce moment même,
elle avait pu voir le visage désolé
d'Elsa et ses yeux pleins de
larmes ?
Bruce faisait de vains efforts
pour
calmer l'inquiétude de sa soeur et dissiper
ses sombres prévisions.
- Voyons, petite, disait-il
gravement, pourquoi prendre
ainsi les choses au tragique ? Rita reviendra
bientôt saine et sauve.
- Comment peux-tu le
savoir ?
- Je suppose, reprit-il en
clignant
de l'oeil, je suppose que tu l'as demandé
à Dieu ?
- Bien sûr ; mais Jacob
avait bien demandé au Seigneur de lui rendre
Joseph, et pourtant sa prière ne fut pas
exaucée.
- Et crois-tu qu'il aurait
été préférable que
Joseph fût rendu à son père,
pendant que Jacob, Benjamin et tous les
Égyptiens mouraient de
faim ?
La pensée que l'absence
définitive de Rita pourrait épargner
une calamité nationale n'était pas
une consolation pour Elsa.
- Sois sûre qu'elle reviendra
saine et sauve, répéta encore le
jeune Écossais.
- Pourquoi en es-tu si
convaincu ?
- Parce que, parce que... je le
sais.
Ce raisonnement, aussi illogique
que
sans réplique, parut en quelque
manière calmer l'angoisse d'Elsa. Ce que
voyant, Bruce s'apprêtait à
répéter cet argument, quand on
entendit le bruit d'une voiture. Il
s'élança dans la cour et
s'écria presque
aussitôt :
- La voilà ! la
voilà !
Elsa tomba dans les bras de sa
cousine, incapable de prononcer un mot, et les
sanglots longtemps contenus
éclatèrent avec violence. Marguerite
ne comprenait pas la joie et l'émotion avec
lesquelles on l'accueillait. Henri ne l'avait pas
mise au courant de leurs
angoisses Il avait été à
Montebagni pour demander conseil à M.
Ferrari : là il avait appris que
Marguerite venait seulement de partir à pied
pour Roccadoro. Trop heureux de la savoir dans le
pays et non pas à Rome, il l'avait suivie
sur la route et l'avait rejointe à quelques
kilomètres du château. Il l'avait fait
monter dans son tilbury, et comme elle paraissait
exténuée de fatigue, il n'avait pas
jugé nécessaire de lui adresser le
moindre reproche. Quand elle vit l'émotion
de tous les domestiques, les larmes convulsives
d'Elsa, qu'elle entendit le fervent :
« Dieu soit
loué ! » de Mme Mactavish, et
qu'enfin elle constata que Mlle Smith était
aussi pâle et défaite que l'intendant,
elle comprit combien elle avait agi
follement.
- Je suis bien fâchée,
dit-elle, de vous avoir ainsi tous
inquiétés ; je vois maintenant
combien j'ai eu tort. D'abord j'ai cru agir pour le
mieux, et ensuite j'ai été trop
fière pour avouer mes torts. Oh !
Nanette, comme la voix intérieure a
parlé ! Il a bien fallu
l'écouter et revenir en
arrière.
- Le Seigneur en soit
béni ! dit la vieille bonne avec
ferveur.
- Mon cher Baldi, reprit
Marguerite,
je vous accusais de manquer de coeur, parce que
vous ne vouliez pas me laisser aller près de
ma tante. Vous aviez sans doute raison, et j'aurais
dû me soumettre. Me
pardonnez-vous ?
Pour toute réponse, Henri
baisa respectueusement la main de sa jeune
maîtresse.
« Il fut un temps,
pensait-il, où notre demoiselle ne se serait
jamais
humiliée devant qui que ce fût,
même devant le roi. »
Elsa ne pouvait se détacher
de sa cousine ; elle la serrait dans ses bras,
l'embrassait avec passion.
- T'ai-je rendue malade,
cousine ? Ce serait la pire punition. Je ne
mérite pas d'être aimée comme
cela.
- Oh ! murmura Elsa, je
ne suis
pas malade ; je suis seulement trop heureuse,
et tout est oublié puisque tu es
là.
Mlle Smith s'était
retirée dans sa chambre, de pareilles
émotions étant trop violentes pour sa
frêle constitution, pensait-elle. Rita,
secondée par Nanette, obtint enfin qu'Elsa
se mit au lit ; mais elle ne quitta le chevet
de sa jeune cousine que lorsque celle-ci fut
profondément endormie.
Elle se mit à la recherche de
Henri elle voulait lui demander s'il avait
télégraphié à son
père, ainsi qu'il en avait
parlé.
L'intendant était encore au
château, retenu par le récit que Bruce
lui faisait de la visite du père
Gaspard.
- Henri, avez-vous envoyé le
télégramme à mon
père ?
- Non, Mademoiselle j'avais des
raisons particulières pour attendre
jusqu'à ce soir. Avez-vous confiance en
moi ?
- Ce sera la meilleure
manière de vous prouver la
sincérité de ma repentance, que de
vous laisser agir comme vous le jugerez bon.
À ce moment, on vint demander
à Mademoiselle si Lucie pouvait venir lui
parler.
- Lucie est allée à
Rome aujourd'hui avec ma femme ;
peut-être aura-t-elle quelque nouvelle
à nous donner.
Marguerite regarda Baldi sans
paraître le comprendre ; survint alors
Lucie, qui apportait à Mademoiselle les
amitiés de Mme Corvietti, qu'elle
était allée voir au
Sacré-Coeur, qui s'était beaucoup
informée de chacun en particulier, et qui
faisait dire à sa nièce qu'elle
était bien et heureuse.
Rita renvoya la jeune fille et
se
tourna vers l'intendant pour avoir une
explication.
- Mademoiselle, lui dit-il, j'ai
eu
de suite des soupçons sur
l'authenticité de cette lettre. Je savais
qu'il arrive parfois qu'on falsifie les
écritures ; mais je ne voulais pas vous
effrayer sans être sûr du
fait.
- Croyez-vous que le père
Gaspard soit le coupable ?
- Cela me parait
probable ;
mais quand il verra que nous y voyons clair et
savons déjouer ses machinations, il y
renoncera de lui-même. N'ayez pas peur de
lui.
- Pas un mot de tout ceci à
mon père ; il n'aurait plus un moment
de repos et reviendrait du jour au
lendemain.
L'intendant fut tout à fait
de cet avis, mais se promit de redoubler de
vigilance ; car, malgré les assurances
qu'il donnait à Marguerite, il n'osait
espérer être débarrassé
du jésuite à si peu de
frais.
Les jours passaient ;
le
père Gaspard ne revint pas.
Bruce s'en attribua toute la
gloire,
à lui et à Bruno, et se persuada que
le prêtre avait été chercher,
sous d'autres cieux, un pays où il serait
mieux apprécié.
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