Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XX.

LA VOIX INTÉRIEURE.

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 PENDANT son trajet en voiture jusqu'à la gare, Marguerite essayait de se persuader qu'elle remplissait un devoir en allant à Rome ; mais malgré tout, sa conscience n'était pas à l'aise. Elle n'avait pas agi ouvertement, elle avait pris des voies détournées pour en faire à sa tête. « Si mon père avait été là, » pensait-elle, « il aurait approuvé mon empressement à me rendre près de ma tante, et je suis bien sûre que dans le cas actuel, il ne m'aurait pas taxée de désobéissance. Je devais partir et je suis partie. Il est temps qu'Henri Baldi ne me traite plus en enfant. »
La voiture s'arrêta dans la cour de la gare ; Marguerite se précipita au guichet. L'employé murmura quelque chose qu'elle ne comprit pas ; elle réitéra sa demande de billets plus péremptoirement que la première fois ; on lui remit deux tickets pour Rome, et, suivie de Jeannette, elle courut sur le quai.
- Mademoiselle, vint lui dire son cocher Mathieu, croyez-vous bien que ces imbéciles d'employés ont laissé partir le train il y a à peine cinq minutes ?

Il semblait au brave homme que la moindre politesse d'une compagnie était d'attendre sa jeune maîtresse, quand celle-ci voulait partir.
Un instant interloquée par cette nouvelle, Marguerite se remit très vite en disant :
- Nous attendrons le train suivant ; cela nous obligera à coucher en ville, mais il n'y a pas moyen de faire autrement.

Un soupir de désappointement échappa à Jeannette ; pour ne pas voir le chagrin de sa femme de chambre, Rita se tourna vers Mathieu ; elle lut sur son visage une complète désapprobation ; elle avait beau se répéter : « Je suis Anglaise, donc je suis libre d'agir à ma guise, » elle se sentait mal à l'aise.
- Mathieu, dit-elle, si nous partions à toute bride, nous pourrions rejoindre le train à X... Vous savez que la route coupe directement, tandis que le chemin de fer fait une foule de lacets, et comme il y a un passage obstrué qui ralentit forcément les mouvements de la locomotive, nous aurions toutes chances d'arriver à temps.
- Le malheur est, Mademoiselle, qu'un des chevaux boite un peu ; je ne crois pas que votre père consentit à une pareille course. Mais enfin, si vous le voulez absolument...

Il se retourna pour voir si on remontait en voiture ; mais Marguerite, immobile, réfléchissait. Avec un de ces rapides changements d'humeur, si fréquents chez la jeune fille, elle restait là indécise
- Oh ! Nanette, Nanette, dit-elle à haute voix, vous aviez raison de parler de voix intérieures ; celles que j'entends m'entraînent toutes du mauvais côté...

Ses deux domestiques la regardaient ébahis et ne comprenaient rien à ses paroles.
- Je renonce à aller à Rome aujourd'hui, dit-elle enfin ; il est évident que le cheval doit se reposer avant de retourner au château. Comment faire ? Ah ! j'y suis, Jeannette. Nous allons vous poser chez vos parents, pendant que j'irai à Montebagni. M. Ferrari est homme de bon conseil, il nous dira comment nous devons nous y prendre pour sortir votre père d'embarras. Mathieu fera manger ses chevaux, et moi je déjeunerai chez Mme Ferrari.
Marguerite fut reçue à bras ouverts ; Hélène, sa cousine et son amie, était rentrée à la maison paternelle après une longue absence ; M. Ferrari, obligeant et plein de coeur, indiqua tout de suite le meilleur moyen de tirer de peine les parents de Jeannette, et Mme Ferrari dit à Marguerite :
- Je suis enchantée que vous soyez venue aujourd'hui, mon enfant ; nous attendons des amis, tant Anglais qu'Italiens, et je serai ravie de vous présenter à eux. Vous coucherez ici, et Mathieu retournera prévenir au château pour qu'on ne soit pas inquiet de votre absence.

Marguerite hésitait à accepter cette proposition qui lui souriait pourtant beaucoup, parce qu'elle commençait à se rendre compte qu'elle avait eu tort de partir pour son expédition ; elle se disait que si elle rentrait à Roccadoro dans l'après-midi, avant que l'on ne revînt du pique-nique, elle pourrait laisser croire qu'elle n'avait eu d'autre but que de venir en aide aux parents de Jeannette. Ainsi, personne ne saurait à quel point elle avait été entêtée et volontaire.
« Mais, » murmurait sa conscience, « serait-ce agir avec droiture ? »

Prenant son silence pour un consentement, Mme Ferrari reprit d'un ton moitié autoritaire et moitié persuasif :
- Je vous recommande seulement, ma chère enfant, de ne pas parler de vos excentricités religieuses : ce ne sont pas des sujets qui doivent se traiter en bonne société ; je serais vraiment honteuse si le nom de ma nièce était accouplé avec ceux de ces Évangéliques, recrutés parmi les gens vulgaires et de rang social inférieur au nôtre. Vous pourriez ainsi compromettre ma famille et moi, tout autant que vous-même. À part cela, je serai fière d'introduire Mademoiselle Brindini dans le cercle de mes amis.
- Je regrette, ma tante, de vous priver de ce plaisir ; mais comme ma seule présence pourrait vous compromettre, vous et les vôtres, je préfère rentrer chez moi. Il faut que je sois à la maison avant la nuit..

Marguerite n'avait aucune idée que la partie dans les bois eût été écourtée ; elle se disait qu'elle serait peut-être la première rentrée au château, et que personne ne soupçonnerait son escapade.

Mme Ferrari était fort contrariée ; non seulement elle aurait aimé produire sa charmante nièce en société, mais elle espérait, en la gardant jusqu'au lendemain, trouver l'occasion de la catéchiser, et qui sait ? elle aurait peut-être une éloquence plus persuasive que celle du père Gaspard ?

Hélène et Marguerite, après une heure d'intime causerie, reparurent au salon.
- Je pense que la voiture doit être prête, dit Rita en mettant son chapeau ; il faut que je parte, sous peine d'inquiéter tout le monde au château.
- Comment, Rita, c'est toi qui parles ainsi ? dit Hélène en riant ; tu n'étais pas si scrupuleuse autrefois, et quand il s'agissait des autres...
- Je m'en inquiétais peu, n'est-ce pas ? Eh bien, j'espère changer en cela comme en beaucoup d'autres choses ; mais ce qui est terrible, c'est que plus je cherche à devenir meilleure, et plus je me trouve foncièrement mauvaise.
- Alors, tes excentricités religieuses, comme dit maman, sont plutôt du genre lugubre ?
- Pas pour tout le monde, car ma cousine Elsa, qui est mélancolique de nature, est au contraire la plus heureuse créature du monde. Elle prétend trouver dans la Parole de Dieu tout ce qu'il faut pour la rendre bonne et heureuse, et je commence à faire la même expérience.

Mme Ferrari attendait les jeunes filles au salon.
- Votre voiture n'est pas là, dit-elle, et elle n'y sera pas d'un certain temps ; pour tout dire, j'ai renvoyé Mathieu avec mission de dire que vous coucheriez ici ; votre cocher voulait vous demander l'autorisation de passer par Tivoli pour montrer un des chevaux au vétérinaire, j'ai pris sur moi de le lui permettre.

Rita réprima avec peine un mouvement d'indignation ; mais faisant un effort pour conserver son calme :
- Voudriez-vous avertir Jeannette ? Je désire partir immédiatement.
- Ma chère enfant, je ne plaisante pas ; j'ai bien réellement renvoyé votre voiture ; vous ne voyez pas assez de monde, et vous devriez m'être reconnaissante de vous faire violence. Vous ne pouvez pas rentrer chez vous.
- Pardonnez-moi, rien ne m'en empêchera ; j'irai à pied ; je ne crains pas une longue course, et comme Jeannette est aussi bonne marcheuse que moi, nous nous tirerons très bien d'affaire. Nous arriverons tard, mais peu importe ; la faute en sera à vous, ma tante, et non à moi.

Avant que Mme Ferrari fut revenue de son étonnement, Marguerite et sa compagne étaient parties. La première partie de la course leur parut, charmante, le soleil dorait les collines avoisinantes, et les teintes d'automne égayaient le paysage ; mais la nuit, qui arrive si vite au mois d'octobre, rendit bientôt la promenade moins agréable. Rita voyait bien qu'elle ne serait pas la première au logis, et elle se figurait aisément le chagrin de ses cousins et l'anxiété de tous. Qu'aurait-elle donc ressenti si, à ce moment même, elle avait pu voir le visage désolé d'Elsa et ses yeux pleins de larmes ?

Bruce faisait de vains efforts pour calmer l'inquiétude de sa soeur et dissiper ses sombres prévisions.
- Voyons, petite, disait-il gravement, pourquoi prendre ainsi les choses au tragique ? Rita reviendra bientôt saine et sauve.
- Comment peux-tu le savoir ?
- Je suppose, reprit-il en clignant de l'oeil, je suppose que tu l'as demandé à Dieu ?
- Bien sûr ; mais Jacob avait bien demandé au Seigneur de lui rendre Joseph, et pourtant sa prière ne fut pas exaucée.
- Et crois-tu qu'il aurait été préférable que Joseph fût rendu à son père, pendant que Jacob, Benjamin et tous les Égyptiens mouraient de faim ?

La pensée que l'absence définitive de Rita pourrait épargner une calamité nationale n'était pas une consolation pour Elsa.
- Sois sûre qu'elle reviendra saine et sauve, répéta encore le jeune Écossais.
- Pourquoi en es-tu si convaincu ?
- Parce que, parce que... je le sais.

Ce raisonnement, aussi illogique que sans réplique, parut en quelque manière calmer l'angoisse d'Elsa. Ce que voyant, Bruce s'apprêtait à répéter cet argument, quand on entendit le bruit d'une voiture. Il s'élança dans la cour et s'écria presque aussitôt :
- La voilà ! la voilà !

Elsa tomba dans les bras de sa cousine, incapable de prononcer un mot, et les sanglots longtemps contenus éclatèrent avec violence. Marguerite ne comprenait pas la joie et l'émotion avec lesquelles on l'accueillait. Henri ne l'avait pas mise au courant de leurs angoisses Il avait été à Montebagni pour demander conseil à M. Ferrari : là il avait appris que Marguerite venait seulement de partir à pied pour Roccadoro. Trop heureux de la savoir dans le pays et non pas à Rome, il l'avait suivie sur la route et l'avait rejointe à quelques kilomètres du château. Il l'avait fait monter dans son tilbury, et comme elle paraissait exténuée de fatigue, il n'avait pas jugé nécessaire de lui adresser le moindre reproche. Quand elle vit l'émotion de tous les domestiques, les larmes convulsives d'Elsa, qu'elle entendit le fervent : « Dieu soit loué ! » de Mme Mactavish, et qu'enfin elle constata que Mlle Smith était aussi pâle et défaite que l'intendant, elle comprit combien elle avait agi follement.
- Je suis bien fâchée, dit-elle, de vous avoir ainsi tous inquiétés ; je vois maintenant combien j'ai eu tort. D'abord j'ai cru agir pour le mieux, et ensuite j'ai été trop fière pour avouer mes torts. Oh ! Nanette, comme la voix intérieure a parlé ! Il a bien fallu l'écouter et revenir en arrière.
- Le Seigneur en soit béni ! dit la vieille bonne avec ferveur.
- Mon cher Baldi, reprit Marguerite, je vous accusais de manquer de coeur, parce que vous ne vouliez pas me laisser aller près de ma tante. Vous aviez sans doute raison, et j'aurais dû me soumettre. Me pardonnez-vous ?

Pour toute réponse, Henri baisa respectueusement la main de sa jeune maîtresse.
« Il fut un temps, pensait-il, où notre demoiselle ne se serait jamais humiliée devant qui que ce fût, même devant le roi. »

Elsa ne pouvait se détacher de sa cousine ; elle la serrait dans ses bras, l'embrassait avec passion.
- T'ai-je rendue malade, cousine ? Ce serait la pire punition. Je ne mérite pas d'être aimée comme cela.
- Oh ! murmura Elsa, je ne suis pas malade ; je suis seulement trop heureuse, et tout est oublié puisque tu es là.

Mlle Smith s'était retirée dans sa chambre, de pareilles émotions étant trop violentes pour sa frêle constitution, pensait-elle. Rita, secondée par Nanette, obtint enfin qu'Elsa se mit au lit ; mais elle ne quitta le chevet de sa jeune cousine que lorsque celle-ci fut profondément endormie.
Elle se mit à la recherche de Henri elle voulait lui demander s'il avait télégraphié à son père, ainsi qu'il en avait parlé.
L'intendant était encore au château, retenu par le récit que Bruce lui faisait de la visite du père Gaspard.
- Henri, avez-vous envoyé le télégramme à mon père ?
- Non, Mademoiselle j'avais des raisons particulières pour attendre jusqu'à ce soir. Avez-vous confiance en moi ?
- Ce sera la meilleure manière de vous prouver la sincérité de ma repentance, que de vous laisser agir comme vous le jugerez bon.

À ce moment, on vint demander à Mademoiselle si Lucie pouvait venir lui parler.
- Lucie est allée à Rome aujourd'hui avec ma femme ; peut-être aura-t-elle quelque nouvelle à nous donner.

Marguerite regarda Baldi sans paraître le comprendre ; survint alors Lucie, qui apportait à Mademoiselle les amitiés de Mme Corvietti, qu'elle était allée voir au Sacré-Coeur, qui s'était beaucoup informée de chacun en particulier, et qui faisait dire à sa nièce qu'elle était bien et heureuse.
Rita renvoya la jeune fille et se tourna vers l'intendant pour avoir une explication.
- Mademoiselle, lui dit-il, j'ai eu de suite des soupçons sur l'authenticité de cette lettre. Je savais qu'il arrive parfois qu'on falsifie les écritures ; mais je ne voulais pas vous effrayer sans être sûr du fait.
- Croyez-vous que le père Gaspard soit le coupable ?
- Cela me parait probable ; mais quand il verra que nous y voyons clair et savons déjouer ses machinations, il y renoncera de lui-même. N'ayez pas peur de lui.
- Pas un mot de tout ceci à mon père ; il n'aurait plus un moment de repos et reviendrait du jour au lendemain.

L'intendant fut tout à fait de cet avis, mais se promit de redoubler de vigilance ; car, malgré les assurances qu'il donnait à Marguerite, il n'osait espérer être débarrassé du jésuite à si peu de frais.

Les jours passaient ; le père Gaspard ne revint pas.
Bruce s'en attribua toute la gloire, à lui et à Bruno, et se persuada que le prêtre avait été chercher, sous d'autres cieux, un pays où il serait mieux apprécié.

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