HENRI
Baldi
répondit promptement à l'appel de sa
jeune, maîtresse ; elle lui communiqua
la lettre qu'il examina en tous sens et si
longuement, que Marguerite
s'impatienta :
- Vous voyez, Henri, que je dois partir
sans retard ; la lettre dit bien que demain
quelqu'un viendra m'attendre à la gare, mais
je ne puis attendre jusqu'à demain. Ma tante
pourrait mourir d'ici là. Vous
m'accompagnerez en ville.
- Non, Mademoiselle, fut la
réponse bien décidée. J'ai un
rendez-vous à Tivoli, que je pourrais
difficilement remettre ; mais ce n'est pas
là ma meilleure raison. Votre père
vous a confiée à moi pendant son
absence, et je suis sûr qu'il n'approuverait
pas ce voyage. Laissez-moi lui
télégraphier, et dès que nous
aurons son approbation, nous partirons.
Le ton et la manière d'être
de l'intendant étaient parfaitement respectueux,
et
Rita le connaissait assez pour comprendre que son
refus était irrévocable. Elle le
congédia donc sans insister ; mais elle
avait un air si résolu que Henri se dit
à lui-même :
- Je n'aime pas son silence ; si
je
ne me trompe, elle n'accepte pas mon
autorité, et je la crois capable d'un coup
de tête. J'ai l'intime et absolue conviction
que cette lettre ne vient pas de Mme Corvietti et
qu'il y a quelque piège là-dessous.
Toujours est-il que je remettrai ma course à
Tivoli.
Il se dirigea vivement vers sa
demeure.
- Christine, dit-il à sa femme,
il faut que tu ailles à Rome par le premier
train et que tu emmènes Lucie avec
toi.
Il lui raconta l'histoire de la lettre,
puis ajouta :
- Je ne crois pas un mot de cette
histoire, et nous ne pouvons pas être assez
prudents en l'absence de M. Maxwell. Voici donc ce
que je propose. Tu as besoin d'un manteau
d'hiver : voilà un excellent
prétexte, et tu emmènes Lucie, qui
mérite bien un jour de congé. Pendant
que tu feras ta commission, tu l'enverras au
Sacré-Coeur, sous prétexte de porter
des nouvelles de notre demoiselle à sa
tante. Il faut qu'elle s'arrange pour voir Mme
Corvietti et pour lui parler.
- Bien, je comprends ; va avertir
Lucie ; nous avons juste le temps d'arriver
à la gare.
Après avoir expédié
sa femme, Henri revint à l'écurie
pour décommander son cheval. Le groom
était en train d'atteler le petit panier que
Mademoiselle avait demandé pour les conduire
dans la forêt.
- Je lui ai fait tort, pensa Baldi, en
lui prêtant des projets
extravagants, quand elle ne pensait qu'à son
pique-nique.
Les jeunes gens étaient
réunis dans la tourelle pour le culte du
matin. Rita les avait fait un peu attendre ;
elle arriva enfin, le visage soucieux. Nanette
voulut lui adresser quelques mots de sympathie,
auxquels elle coupa court en disant :
- La voiture sera devant la porte dans
une demi-heure.
Le chapitre à lire ce
jour-là était le XXXII
d'Esaïe.
- Qu'est-ce que ce verset 21 veut dire,
Nanette ? demanda Elsa : Tes oreilles
entendront la parole de celui qui sera
derrière toi et qui le dira : C'est
ici, le chemin ; marchez-y sans vous
détourner ni à droite ni à
gauche. Avez-vous jamais entendu cette voix, ma
bonne ? Pas moi, en tous les cas.
- Ma chère petite , lorsque nous
avons une décision à prendre ou un
devoir à remplir, nous avons à nous
décider pour ou contre, et notre conscience
nous montre le chemin que nous devons suivre. D'un
autre côté, nous sommes souvent
sollicités et entraînés dans
une mauvaise voie, et nous sommes ballottés
et incertains. C'est alors que nous devons chercher
à discerner la voix de Dieu et suivre
résolument sa volonté, sans nous
laisser arrêter et sans pencher ni à
droite ni à gauche.
- J'entends la voiture, dit Marguerite,
voulant interrompre la conversation ; il est
temps de partir.
Sans se montrer, l'intendant vit partir
la jeunesse ; Marguerite conduisait et se
dirigea du côté de Bagatelle ;
arrivés là, il fallut s'arrêter
pour prendre les enfants
Clarence et un supplément de paniers de
provisions ; au moment où la voiture
allait s'ébranler, Marguerite remit les
guides au groom, et, prétextant un violent
mal de tête, annonça son intention de
ne pas aller dans la forêt, mais de rentrer
directement au château, promettant, si elle
allait mieux, de les rejoindre dans
l'après-midi.
- As-tu vraiment si mal que
cela ?
demanda Elsa avec une tendre sympathie. Laisse-moi
rentrer avec toi.
- Non, non, je préfère
rester seule.
Et elle descendit vivement le
sentier ; bientôt elle disparut aux yeux
des récolteurs de châtaignes, qui
étaient tout déconfits de cette
désertion inattendue.
Après un quart d'heure de marche,
Marguerite atteignit un tournant de la grande
route, où une voiture fermée
l'attendait ; Jeannette y était
déjà installée ; la jeune
fille prit place dans le véhicule.
- Conduisez-nous à la gare le
plus vite possible, dit-elle.
Puis elle s'enfonça dans son coin
sans dire un mot à sa compagne, ferma les
yeux et se laissa aller à ses
réflexions. Le bruit d'un sanglot la tira de
son anéantissement.
- Qu'avez-vous, Jeannette ?
êtes-vous malade ?
- Non, Mademoiselle ; mais j'ai
eu
ce matin de bien tristes nouvelles de chez nous.
Mes parents sont menacés d'être mis
à la porte s'ils ne payent pas leur loyer
demain. Ils ont fait ce qu'ils ont pu pour
réunir la somme nécessaire, mais sans
y parvenir.
- Cela ne doit pas être, dit
Marguerite toujours prompte
à partager les chagrins d'autrui. Si vous
n'avez pas assez d'argent pour les tirer de peine,
je vous aiderai. Pourquoi ne me l'avoir pas dit ce
matin ? Je vous aurais de suite envoyée
chez vos parents.
- Mademoiselle m'avait dit qu'elle
aurait besoin de moi aujourd'hui.
- Vous irez alors ce soir ; en
revenant de Rome nous passons non loin de chez
vous, je pourrai vous y déposer.
La reconnaissance de Jeannette fut
vive ; mais lorsqu'elle l'eut exprimée
avec une exubérance toute italienne,
Marguerite garda le silence jusqu'à la
station du chemin de fer.
Pendant ce temps-là, les pauvres
excursionnistes étaient arrivés dans
la forêt, mais avec Rita avaient disparu la
vie et l'entrain.
Elsa avait trouvé la
manière d'être de sa cousine,
contrainte, mystérieuse même, et ne
pouvait se défendre d'une certaine
anxiété. Elle voulait de son mieux
remplacer l'absente et s'efforçait
d'être aimable et gaie. Mais ses efforts
n'électrisaient personne, la conversation
languissait, le déjeuner même ne
ranima pas les esprits, en sorte que lorsque
quelqu'un fit la motion de rentrer au logis et de
remettre à une autre fois (lorsque Rita
pourrait venir) la seconde partie du pique-nique,
tout le monde fut d'accord pour reprendre le chemin
de Roccadoro.
Quelle ne fut pas leur consternation
quand, en arrivant au château, ils apprirent
que Marguerite n'était pas rentrée.
Mme Mactavish s'efforçait de les rassurer, quand
M. Baldi
arriva
à son tour, couvert de poussière et
l'air fort soucieux. En revenant de sa course
à Tivoli, il avait appris à
l'écurie que Mlle Marguerite avait
donné ordre au vieux cocher Mathieu
d'atteler le landau ; il avait supposé
d'abord que c'était pour l'usage de Mlle
Smith, mais... Le pauvre homme avait perdu son
sang-froid habituel.
- J'ai peur, dit-il.
Il s'arrêta net en voyant le
visage bouleversé d'Elsa.
- Je vais aller jusqu'à la gare,
reprit-il, et si là j'apprends que je dois
poursuivre mon voyage jusqu'à Rome, je vous
télégraphierai.
- Laissez-moi aller avec vous, Monsieur
Baldi, demanda Bruce.
- Il vaudrait mieux, je crois, que vous
restiez au château, Monsieur. Il n'y a ici
que quelques femmes...
- Je comprends : vous trouvez
qu'il
faut un homme, en cas de besoin.
- Et puis, continua Baldi en baissant la
voix, si par malheur le père Gaspard se
présentait, vous aideriez Sansone à
le mettre à la porte.
- Entendu, riposta le jeune homme. Je
vous promets que je monterai la garde.
Bruce se posta sous la véranda,
en compagnie de Bruno. Sansone, non loin de
là, pouvait faire une petite sieste, pendant
qu'Elsa cherchait un refuge auprès de sa
fidèle bonne. Celle-ci s'efforçait de
faire taire ses appréhensions pour calmer
celles de sa petite maîtresse. Mlle Smith ne
cessait d'énumérer tous les accidents
qui pourraient arriver à Marguerite, mais Mme
Mactavish
et Henri savaient au fond du coeur que la pauvre
enfant était exposée à de bien
plus grands dangers.
Bruce surveillait surtout l'avenue
principale, oubliant qu'on pouvait arriver au
château par différents chemins ;
Bruno, avec son ouïe fine, donna
l'alarme ; en se retournant, Bruce vit un
homme en soutane qui sortait du bois voisin - il
n'hésita pas à venir se placer sur
les marches du perron.
- Bonjour, jeune Monsieur, dit le
nouveau venu de sa voix la plus suave.
- Bonjour, Monsieur Gaspard ;
j'ai
le regret de vous dire que ma cousine ne peut pas
vous recevoir.
L'ecclésiastique salua.
- Nous avons des malades dans la maison,
poursuivit-il d'une voix assez
élevée, non pour réveiller
Sansone, mais pour amener Elsa.
- Des malades ?
répéta le jésuite. Est-ce
Mademoiselle qui est malade ?
Bruce fit un signe affirmatif.
- Qu'est-ce qui peut avoir causé
cette maladie ? demanda le prêtre,
troublé de ce contretemps inattendu.
- De mauvaises nouvelles suffisent
parfois à rendre les gens malades, fut la
réponse énigmatique.
- De mauvaises nouvelles ?
répéta comme un perroquet le
père Gaspard en dévisageant son
interlocuteur. Quand est-ce que Mlle Marguerite
s'est alitée ?
- Elle s'est mise au lit hier
soir ; je ne vous dis pas qu'elle était
malade, ni qu'elle se portât bien ; ce
que je vous dis maintenant, c'est que je ne compte plus
répondre à
vos questions. La demoiselle dont je vous parle est
très nerveuse aujourd'hui et forcée
de garder la chambre, et pour peu que vous restiez
là en face de nous, je ne réponds pas
de ma soeur, qui pourrait bien vous régaler
d'une attaque de nerfs. Ne croyez-vous pas que
c'est contagieux ? Voyant le prêtre
hésiter :
- Il me semble que Bruno est bien
agité ; il a peut-être les dents
agacées (le chien montrait en grognant ses
crocs formidables), et il ne fait pas bon
être aux prises avec un Saint-Bernard qui a
« ses nerfs. » On ne sait
jamais de quoi il peut être capable.
- Soyez mon interprète
auprès de Mlle Brindini, dit enfin le
père Gaspard en reculant de quelques pas, et
veuillez lui transmettre les souvenirs affectueux
de son confesseur.
Avec un profond salut, il partit sans
paraître entendre Bruce qui lui disait qu'il
n'oublierait pas de dire à son oncle qu'il
avait manqué la visite de M.
Gaspard.
- Bruce, lui as-tu vraiment dit que Rita
était malade ?
- Non, c'est lui qui me l'a dit ;
je l'ai contredit une fois, mais comme deux
négations valent une affirmation, je me suis
tu.
À ce moment, un
télégramme arriva ainsi
conçu
« Des billets pris pour Rome.
Personne parti. Vais voir à
Montebagni. »
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