Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XIX.

À DROITE OU A GAUCHE.

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HENRI Baldi répondit promptement à l'appel de sa jeune, maîtresse ; elle lui communiqua la lettre qu'il examina en tous sens et si longuement, que Marguerite s'impatienta :
- Vous voyez, Henri, que je dois partir sans retard ; la lettre dit bien que demain quelqu'un viendra m'attendre à la gare, mais je ne puis attendre jusqu'à demain. Ma tante pourrait mourir d'ici là. Vous m'accompagnerez en ville.
- Non, Mademoiselle, fut la réponse bien décidée. J'ai un rendez-vous à Tivoli, que je pourrais difficilement remettre ; mais ce n'est pas là ma meilleure raison. Votre père vous a confiée à moi pendant son absence, et je suis sûr qu'il n'approuverait pas ce voyage. Laissez-moi lui télégraphier, et dès que nous aurons son approbation, nous partirons.

Le ton et la manière d'être de l'intendant étaient parfaitement respectueux, et Rita le connaissait assez pour comprendre que son refus était irrévocable. Elle le congédia donc sans insister ; mais elle avait un air si résolu que Henri se dit à lui-même :
- Je n'aime pas son silence ; si je ne me trompe, elle n'accepte pas mon autorité, et je la crois capable d'un coup de tête. J'ai l'intime et absolue conviction que cette lettre ne vient pas de Mme Corvietti et qu'il y a quelque piège là-dessous. Toujours est-il que je remettrai ma course à Tivoli.

Il se dirigea vivement vers sa demeure.
- Christine, dit-il à sa femme, il faut que tu ailles à Rome par le premier train et que tu emmènes Lucie avec toi.

Il lui raconta l'histoire de la lettre, puis ajouta :
- Je ne crois pas un mot de cette histoire, et nous ne pouvons pas être assez prudents en l'absence de M. Maxwell. Voici donc ce que je propose. Tu as besoin d'un manteau d'hiver : voilà un excellent prétexte, et tu emmènes Lucie, qui mérite bien un jour de congé. Pendant que tu feras ta commission, tu l'enverras au Sacré-Coeur, sous prétexte de porter des nouvelles de notre demoiselle à sa tante. Il faut qu'elle s'arrange pour voir Mme Corvietti et pour lui parler.
- Bien, je comprends ; va avertir Lucie ; nous avons juste le temps d'arriver à la gare.

Après avoir expédié sa femme, Henri revint à l'écurie pour décommander son cheval. Le groom était en train d'atteler le petit panier que Mademoiselle avait demandé pour les conduire dans la forêt.
- Je lui ai fait tort, pensa Baldi, en lui prêtant des projets extravagants, quand elle ne pensait qu'à son pique-nique.

Les jeunes gens étaient réunis dans la tourelle pour le culte du matin. Rita les avait fait un peu attendre ; elle arriva enfin, le visage soucieux. Nanette voulut lui adresser quelques mots de sympathie, auxquels elle coupa court en disant :
- La voiture sera devant la porte dans une demi-heure.

Le chapitre à lire ce jour-là était le XXXII d'Esaïe.
- Qu'est-ce que ce verset 21 veut dire, Nanette ? demanda Elsa : Tes oreilles entendront la parole de celui qui sera derrière toi et qui le dira : C'est ici, le chemin ; marchez-y sans vous détourner ni à droite ni à gauche. Avez-vous jamais entendu cette voix, ma bonne ? Pas moi, en tous les cas.
- Ma chère petite , lorsque nous avons une décision à prendre ou un devoir à remplir, nous avons à nous décider pour ou contre, et notre conscience nous montre le chemin que nous devons suivre. D'un autre côté, nous sommes souvent sollicités et entraînés dans une mauvaise voie, et nous sommes ballottés et incertains. C'est alors que nous devons chercher à discerner la voix de Dieu et suivre résolument sa volonté, sans nous laisser arrêter et sans pencher ni à droite ni à gauche.
- J'entends la voiture, dit Marguerite, voulant interrompre la conversation ; il est temps de partir.

Sans se montrer, l'intendant vit partir la jeunesse ; Marguerite conduisait et se dirigea du côté de Bagatelle ; arrivés là, il fallut s'arrêter pour prendre les enfants Clarence et un supplément de paniers de provisions ; au moment où la voiture allait s'ébranler, Marguerite remit les guides au groom, et, prétextant un violent mal de tête, annonça son intention de ne pas aller dans la forêt, mais de rentrer directement au château, promettant, si elle allait mieux, de les rejoindre dans l'après-midi.
- As-tu vraiment si mal que cela ? demanda Elsa avec une tendre sympathie. Laisse-moi rentrer avec toi.
- Non, non, je préfère rester seule.

Et elle descendit vivement le sentier ; bientôt elle disparut aux yeux des récolteurs de châtaignes, qui étaient tout déconfits de cette désertion inattendue.

Après un quart d'heure de marche, Marguerite atteignit un tournant de la grande route, où une voiture fermée l'attendait ; Jeannette y était déjà installée ; la jeune fille prit place dans le véhicule.
- Conduisez-nous à la gare le plus vite possible, dit-elle.

Puis elle s'enfonça dans son coin sans dire un mot à sa compagne, ferma les yeux et se laissa aller à ses réflexions. Le bruit d'un sanglot la tira de son anéantissement.
- Qu'avez-vous, Jeannette ? êtes-vous malade ?
- Non, Mademoiselle ; mais j'ai eu ce matin de bien tristes nouvelles de chez nous. Mes parents sont menacés d'être mis à la porte s'ils ne payent pas leur loyer demain. Ils ont fait ce qu'ils ont pu pour réunir la somme nécessaire, mais sans y parvenir.
- Cela ne doit pas être, dit Marguerite toujours prompte à partager les chagrins d'autrui. Si vous n'avez pas assez d'argent pour les tirer de peine, je vous aiderai. Pourquoi ne me l'avoir pas dit ce matin ? Je vous aurais de suite envoyée chez vos parents.
- Mademoiselle m'avait dit qu'elle aurait besoin de moi aujourd'hui.
- Vous irez alors ce soir ; en revenant de Rome nous passons non loin de chez vous, je pourrai vous y déposer.

La reconnaissance de Jeannette fut vive ; mais lorsqu'elle l'eut exprimée avec une exubérance toute italienne, Marguerite garda le silence jusqu'à la station du chemin de fer.
Pendant ce temps-là, les pauvres excursionnistes étaient arrivés dans la forêt, mais avec Rita avaient disparu la vie et l'entrain.

Elsa avait trouvé la manière d'être de sa cousine, contrainte, mystérieuse même, et ne pouvait se défendre d'une certaine anxiété. Elle voulait de son mieux remplacer l'absente et s'efforçait d'être aimable et gaie. Mais ses efforts n'électrisaient personne, la conversation languissait, le déjeuner même ne ranima pas les esprits, en sorte que lorsque quelqu'un fit la motion de rentrer au logis et de remettre à une autre fois (lorsque Rita pourrait venir) la seconde partie du pique-nique, tout le monde fut d'accord pour reprendre le chemin de Roccadoro.
Quelle ne fut pas leur consternation quand, en arrivant au château, ils apprirent que Marguerite n'était pas rentrée. Mme Mactavish s'efforçait de les rassurer, quand M. Baldi arriva à son tour, couvert de poussière et l'air fort soucieux. En revenant de sa course à Tivoli, il avait appris à l'écurie que Mlle Marguerite avait donné ordre au vieux cocher Mathieu d'atteler le landau ; il avait supposé d'abord que c'était pour l'usage de Mlle Smith, mais... Le pauvre homme avait perdu son sang-froid habituel.
- J'ai peur, dit-il.

Il s'arrêta net en voyant le visage bouleversé d'Elsa.
- Je vais aller jusqu'à la gare, reprit-il, et si là j'apprends que je dois poursuivre mon voyage jusqu'à Rome, je vous télégraphierai.
- Laissez-moi aller avec vous, Monsieur Baldi, demanda Bruce.
- Il vaudrait mieux, je crois, que vous restiez au château, Monsieur. Il n'y a ici que quelques femmes...
- Je comprends : vous trouvez qu'il faut un homme, en cas de besoin.
- Et puis, continua Baldi en baissant la voix, si par malheur le père Gaspard se présentait, vous aideriez Sansone à le mettre à la porte.
- Entendu, riposta le jeune homme. Je vous promets que je monterai la garde.

Bruce se posta sous la véranda, en compagnie de Bruno. Sansone, non loin de là, pouvait faire une petite sieste, pendant qu'Elsa cherchait un refuge auprès de sa fidèle bonne. Celle-ci s'efforçait de faire taire ses appréhensions pour calmer celles de sa petite maîtresse. Mlle Smith ne cessait d'énumérer tous les accidents qui pourraient arriver à Marguerite, mais Mme Mactavish et Henri savaient au fond du coeur que la pauvre enfant était exposée à de bien plus grands dangers.
Bruce surveillait surtout l'avenue principale, oubliant qu'on pouvait arriver au château par différents chemins ; Bruno, avec son ouïe fine, donna l'alarme ; en se retournant, Bruce vit un homme en soutane qui sortait du bois voisin - il n'hésita pas à venir se placer sur les marches du perron.
- Bonjour, jeune Monsieur, dit le nouveau venu de sa voix la plus suave.
- Bonjour, Monsieur Gaspard ; j'ai le regret de vous dire que ma cousine ne peut pas vous recevoir.

L'ecclésiastique salua.
- Nous avons des malades dans la maison, poursuivit-il d'une voix assez élevée, non pour réveiller Sansone, mais pour amener Elsa.
- Des malades ? répéta le jésuite. Est-ce Mademoiselle qui est malade ?

Bruce fit un signe affirmatif.
- Qu'est-ce qui peut avoir causé cette maladie ? demanda le prêtre, troublé de ce contretemps inattendu.
- De mauvaises nouvelles suffisent parfois à rendre les gens malades, fut la réponse énigmatique.
- De mauvaises nouvelles ? répéta comme un perroquet le père Gaspard en dévisageant son interlocuteur. Quand est-ce que Mlle Marguerite s'est alitée ?
- Elle s'est mise au lit hier soir ; je ne vous dis pas qu'elle était malade, ni qu'elle se portât bien ; ce que je vous dis maintenant, c'est que je ne compte plus répondre à vos questions. La demoiselle dont je vous parle est très nerveuse aujourd'hui et forcée de garder la chambre, et pour peu que vous restiez là en face de nous, je ne réponds pas de ma soeur, qui pourrait bien vous régaler d'une attaque de nerfs. Ne croyez-vous pas que c'est contagieux ? Voyant le prêtre hésiter :
- Il me semble que Bruno est bien agité ; il a peut-être les dents agacées (le chien montrait en grognant ses crocs formidables), et il ne fait pas bon être aux prises avec un Saint-Bernard qui a « ses nerfs. » On ne sait jamais de quoi il peut être capable.
- Soyez mon interprète auprès de Mlle Brindini, dit enfin le père Gaspard en reculant de quelques pas, et veuillez lui transmettre les souvenirs affectueux de son confesseur.

Avec un profond salut, il partit sans paraître entendre Bruce qui lui disait qu'il n'oublierait pas de dire à son oncle qu'il avait manqué la visite de M. Gaspard.
- Bruce, lui as-tu vraiment dit que Rita était malade ?
- Non, c'est lui qui me l'a dit ; je l'ai contredit une fois, mais comme deux négations valent une affirmation, je me suis tu.

À ce moment, un télégramme arriva ainsi conçu
« Des billets pris pour Rome. Personne parti. Vais voir à Montebagni. »

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