Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XVIII.

LE ROCHER DES SIÈCLES.

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ELSA était dans le boudoir, absorbée par la composition d'une lettre pour Naples, quand Marguerite vint la rejoindre.
- Es-tu malade, Rita ? te voilà toute pâle.
- Le père Gaspard est revenu, je l'ai aperçu...
- Pas au château, je suppose, puisque mon oncle lui en a interdit l'entrée.
- Il est au village ; mais dès qu'il saura que papa est absent il fera une tentative pour me voir, sois-en sûre.
- Nous avertirons M. Baldi qui donnera des ordres. aux domestiques...
- Tu ne sais donc pas que tous les Baldi du monde n'empêcheront pas cet homme d'arriver jusqu'à moi, s'il l'a mis dans sa tête ? Il essayera de me prouver que je dois tenir la promesse qu'il m'avait jadis extorquée d'entrer dans un couvent ; et, et...

L'émotion lui coupa la voix.
- Tu n'as pas besoin de l'écouter, et si même tu l'entends, tu n'es pas obligée de lui obéir.
- Mais voilà justement le malheur ; c'est que je ne serai pas capable de conserver mon libre arbitre ; tu ne sais pas, tu ne peux pas savoir l'empire que cet homme a eu sur moi, et qu'il aurait peut-être encore. Il pouvait me faire croire, me faire promettre tout ce qu'il voulait, lors même que tout mon être se révoltait contre lui. C'est de moi-même, de ma faiblesse que j'ai peur, quand il me parlera de parjure ; de la colère de Dieu, des peines éternelles.
- Chérie ! les temps sont changés.
- Mais moi je suis toujours la même, et je n'ai pas la force de lutter contre cet homme.
- Non, tu n'es pas la même, car tu appartiens au Seigneur, et il a dit dans sa parole : Ma force s'accomplit dans ta faiblesse.
- Merci, Elsa, tu me donnes du courage, et je sens que mes craintes s'évanouissent. Je vais suivre ton conseil et prier Henri de défendre l'entrée de la maison à mon ancien confesseur.

Une semaine se passa ainsi, sans que le jésuite donnât signe de vie ; toutes les précautions avaient été prises contre lui.

Un après-midi, la vieille Maruccia fit prévenir Rita que le père Ambroise était bien faible et désirait, la voir. Aussitôt Marguerite, accompagnée d'Elsa et de Mme Mactavish, se rendit au presbytère. Elles trouvèrent le vénérable prêtre dans son fauteuil près de la fenêtre ouverte, tellement accablé que même la voix de sa petite favorite ne dissipa pas son engourdissement.
- Il est dans cet état depuis ce matin, dit Maruccia en essuyant ses yeux.

Le vieillard tourna la tête de son côté.
- Je suis si faible ! murmura-t-il, faible comme un petit enfant ! Je voudrais m'appuyer sur quelque chose, et j'ai perdu mon soutien.

Il tendait sa main défaillante ; Rita la saisit, et cet attouchement parut le calmer.
- Chante-lui un cantique, Elsa.

La fillette ne se le fit pas dire deux fois. Elle commença aussitôt :

J'ai entendu la voix de Jésus qui disait
Venez à moi et vous reposez.

Le malade la comprenait, car il répéta Le repos, le lieu du repos.
Elsa reprit :

Rocher des âges
Laisse-moi me reposer en toi.
Que l'eau et le sang,
Qui découlent de ton côté percé,
Soient ma double guérison
Et me délivrent de la puissance du péché.

L'agitation du père Ambroise était calmée : son visage avait repris quelque sérénité, et il répéta plusieurs fois : « Laisse-moi me reposer en toi. » Il se souleva pour mieux voir les deux cousines agenouillées près de lui.
- Ma bien-aimée petite, commença-t-il.

Mais sa tête se pencha en arrière et il retomba dans un état d'inconscience.
- Nous ferons mieux de le laisser aux soins de Maruccia, dit Mme Mactavish ; nous ne pouvons plus rien pour lui.

Marguerite baisa avec respect la pauvre main ridée qu'elle tenait entre les siennes et sortit du presbytère. À la porte se tenait le père Gaspard. Rita fit un pas en arrière, puis reprenant possession d'elle-même elle salua froidement et passa.
Elle ne revit pas le père Ambroise ; le même soir, il s'endormit de son dernier sommeil. Ce fut un grand chagrin pour Marguerite qui l'avait toujours aimé et vénéré.
- Nanette, demanda Elsa à sa vieille bonne, pendant que la cloche du village sonnait le trépas du bon curé, vous croyez bien que le père Ambroise est au ciel, maintenant ?
- Sans aucun doute. Notre Seigneur n'a-t-il pas dit qu'il serait peu redemandé à ceux qui auraient peu reçu ? Le père Ambroise n'avait ici-bas qu'une vague connaissance du Sauveur, il ne le voyait qu'au travers de brouillards et de nuages ; mais à présent il le contemple dans l'éblouissante clarté du ciel.

Rita, qui n'était pas loin, entendit ces mots « Il le contemple dans l'éblouissante clarté du ciel. » Ces paroles furent pour elle une douce consolation.

Le dimanche soir, deux lettres passèrent par le bureau de poste de Brindini : l'une allant à Rome, l'autre venant de cette ville ; quoique l'écriture sur chaque adresse parût très différente, elles n'en émanaient pas moins de la même personne.
L'une d'elles, destinée à Mme Corvietti, en religion « soeur Agnès, » lui parvint après avoir été lue par la supérieure, suivant la règle du Sacré-Coeur. Nous n'en donnerons ici que les passages qui se rapportent à notre histoire :

« Je ne désespère pas encore, » disait le père Gaspard, de sauver Mlle Brindini. Son père est absent, et nous devons mettre à profit cette circonstance qui favorise nos plans. Il faut que votre nièce vienne vous voir au couvent. Avec sa nature ardente, enthousiaste et ses aspirations religieuses, il sera facile de la convaincre qu'elle se doit à l'Eglise, et qu'une vie dévouée au service de Dieu pourra seule faire sortir sa mère du purgatoire. Une fois loin des influences pernicieuses qui l'entourent, elle subira la nôtre, et nous la ramènerons dans le giron de l'Eglise. Le moment d'agir est venu. Je lui, ferai savoir que vous êtes malade, que vous désirez, la revoir, et j'aurai soin d'exagérer assez les choses pour que vous receviez sa visite sans délai. Vous ne lui montrerez la vie monastique que sous ses beaux côtés - que tout ce qui pourrait l'effrayer ou lui répugner reste dans l'ombre ; agissez avec habileté sur ses qualités, ses défauts, ses aspirations, ses goûts - en travaillant ainsi pour ramener cette brebis égarée, souvenez-vous, ma soeur, que vous ne devez vous laisser arrêter par aucun scrupule, par aucune faiblesse, qu'il faut tout détruire, tout briser pour atteindre le but : le salut de cette âme immortelle.

Je ne sais pas encore ce que je ferai ; ma présence ici me paraît très utile, et d'un autre côté, je devrais être auprès du comte pour réprimer ses velléités, sans cesse renaissantes, d'une visite à sa villa. S'il y allait et qu'il revît le colonel, une réconciliation pourrait s'opérer, et c'est ce qu'il faut empêcher à tout prix. M. Maxwell doit quitter le pays, sans quoi nous verrons sa déplorable influence s'exercer autour de lui, et sa famille entière passer au protestantisme. Il faut publier la nouvelle de son apostasie, de manière à le mettre au ban de l'opinion publique et le forcer à s'éloigner sans retour. »

La seconde lettre, timbrée de Rome, fut remise à Marguerite pendant qu'aidée par ses cousins elle faisait les préparatifs d'un pique-nique dans la forêt voisine. Les enfants de Bagatelle devaient se joindre à eux pour aller cueillir des châtaignes, et tout ce petit monde se faisait une fête de cette journée passée dans les bois.
- Elsa ! s'écria Marguerite après avoir lu sa lettre ma tante est malade, elle me demande, je vais partir tout de suite.
- Est-ce de Mme Corvietti qu'il s'agit ? Ce n'est pourtant pas son écriture, répondit Elsa en prenant le papier.
- Évidemment, elle n'aura pas pu finir la lettre elle-même, car même les premières lignes sont tracées d'une main si tremblante, que je n'aurais pas cru qu'elles fussent écrites par elle. Pauvre tante Cécile ! elle doit être bien malade ! Je veux y aller tout de suite, dès ce matin.
- Cela n'est pas possible, Rita ; tu sais que mon oncle nous a défendu de faire la moindre course en chemin de fer sans Mlle Smith, et elle vient d'aller se recoucher avec une de ses crises nerveuses, et avec son foie malade.
- Ce qui serait plus extraordinaire, murmura Bruce, serait qu'elle allât se coucher sans son foie. Le jeune homme n'était pas fâché d'avoir quelqu'un sur qui déverser sa bile, car il entrevoyait la ruine imminente du pique-nique.
- Henri m'accompagnera, dit Marguerite en tirant la sonnette - je vais l'envoyer chercher. N'essaie pas de me retenir, Elsa ; je sens que mon devoir est d'aller auprès de ma tante. Je ne lui ai pas rendu son baiser quand elle est partie, et si elle venait à mourir, je ne me pardonnerais jamais mon manque de coeur.

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