ELSA
était dans
le boudoir, absorbée par la composition
d'une lettre pour Naples, quand Marguerite vint la
rejoindre.
- Es-tu malade, Rita ?
te
voilà toute pâle.
- Le père Gaspard est revenu,
je l'ai aperçu...
- Pas au château, je suppose,
puisque mon oncle lui en a interdit
l'entrée.
- Il est au village ;
mais
dès qu'il saura que papa est absent il fera
une tentative pour me voir, sois-en
sûre.
- Nous avertirons M. Baldi qui
donnera des ordres. aux domestiques...
- Tu ne sais donc pas que tous
les
Baldi du monde n'empêcheront pas cet homme
d'arriver jusqu'à moi, s'il l'a mis dans sa
tête ? Il essayera de me prouver que je
dois tenir la promesse qu'il m'avait jadis
extorquée d'entrer
dans un couvent ; et, et...
L'émotion lui coupa la
voix.
- Tu n'as pas besoin de
l'écouter, et si même tu l'entends, tu
n'es pas obligée de lui
obéir.
- Mais voilà justement le
malheur ; c'est que je ne serai pas capable de
conserver mon libre arbitre ; tu ne sais pas,
tu ne peux pas savoir l'empire que cet homme a eu
sur moi, et qu'il aurait peut-être encore. Il
pouvait me faire croire, me faire promettre tout ce
qu'il voulait, lors même que tout mon
être se révoltait contre lui. C'est de
moi-même, de ma faiblesse que j'ai peur,
quand il me parlera de parjure ; de la
colère de Dieu, des peines
éternelles.
- Chérie ! les temps
sont changés.
- Mais moi je suis toujours la
même, et je n'ai pas la force de lutter
contre cet homme.
- Non, tu n'es pas la même,
car tu appartiens au Seigneur, et il a dit dans sa
parole : Ma force s'accomplit dans ta
faiblesse.
- Merci, Elsa, tu me donnes du
courage, et je sens que mes craintes
s'évanouissent. Je vais suivre ton conseil
et prier Henri de défendre l'entrée
de la maison à mon ancien
confesseur.
Une semaine se passa ainsi, sans
que
le jésuite donnât signe de vie ;
toutes les précautions avaient
été prises contre lui.
Un après-midi, la vieille
Maruccia fit prévenir Rita que le
père Ambroise était bien faible et
désirait, la voir. Aussitôt
Marguerite, accompagnée d'Elsa et de Mme
Mactavish, se rendit au presbytère. Elles
trouvèrent le vénérable
prêtre dans son fauteuil près de la fenêtre
ouverte, tellement
accablé que même la voix de sa petite
favorite ne dissipa pas son
engourdissement.
- Il est dans cet état depuis
ce matin, dit Maruccia en essuyant ses
yeux.
Le vieillard tourna la tête de
son côté.
- Je suis si faible !
murmura-t-il, faible comme un petit enfant !
Je voudrais m'appuyer sur quelque chose, et j'ai
perdu mon soutien.
Il tendait sa main
défaillante ; Rita la saisit, et cet
attouchement parut le calmer.
- Chante-lui un cantique,
Elsa.
La fillette ne se le fit pas
dire
deux fois. Elle commença
aussitôt :
- J'ai entendu la voix de Jésus qui disait
- Venez à moi et vous reposez.
Le malade la comprenait, car il
répéta Le repos, le lieu du
repos.
Elsa reprit :
- Rocher des âges
- Laisse-moi me reposer en toi.
- Que l'eau et le sang,
- Qui découlent de ton côté percé,
- Soient ma double guérison
- Et me délivrent de la puissance du péché.
L'agitation du père Ambroise était
calmée : son visage avait repris
quelque sérénité, et il
répéta plusieurs fois :
« Laisse-moi me reposer en
toi. » Il se souleva pour mieux voir les
deux cousines agenouillées près de
lui.
- Ma bien-aimée petite,
commença-t-il.
Mais sa tête se pencha en
arrière et il retomba dans un état
d'inconscience.
- Nous ferons mieux de le
laisser
aux soins de Maruccia, dit Mme Mactavish ;
nous ne pouvons plus rien pour lui.
Marguerite baisa avec respect la
pauvre main ridée qu'elle tenait entre les
siennes et sortit du presbytère. À la
porte se tenait le père Gaspard. Rita fit un
pas en arrière, puis reprenant possession
d'elle-même elle salua froidement et
passa.
Elle ne revit pas le père
Ambroise ; le même soir, il s'endormit
de son dernier sommeil. Ce fut un grand chagrin
pour Marguerite qui l'avait toujours aimé et
vénéré.
- Nanette, demanda Elsa à sa
vieille bonne, pendant que la cloche du village
sonnait le trépas du bon curé, vous
croyez bien que le père Ambroise est au
ciel, maintenant ?
- Sans aucun doute. Notre
Seigneur
n'a-t-il pas dit qu'il serait peu redemandé
à ceux qui auraient peu reçu ?
Le père Ambroise n'avait ici-bas qu'une
vague connaissance du Sauveur, il ne le voyait
qu'au travers de brouillards et de nuages ;
mais à présent il le contemple dans
l'éblouissante clarté du
ciel.
Rita, qui n'était pas loin,
entendit ces mots « Il le contemple dans
l'éblouissante clarté du
ciel. » Ces paroles furent pour elle une
douce consolation.
Le dimanche soir, deux lettres
passèrent par le bureau de poste de
Brindini : l'une allant à Rome, l'autre
venant de cette ville ; quoique
l'écriture sur chaque adresse parût très
différente, elles n'en émanaient pas
moins de la même personne.
L'une d'elles, destinée
à Mme Corvietti, en religion
« soeur Agnès, » lui
parvint après avoir été lue
par la supérieure, suivant la règle
du Sacré-Coeur. Nous n'en donnerons ici que
les passages qui se rapportent à notre
histoire :
« Je ne
désespère pas encore, »
disait le père Gaspard, de sauver Mlle
Brindini. Son père est absent, et nous
devons mettre à profit cette circonstance
qui favorise nos plans. Il faut que votre
nièce vienne vous voir au couvent. Avec sa
nature ardente, enthousiaste et ses aspirations
religieuses, il sera facile de la convaincre
qu'elle se doit à l'Eglise, et qu'une vie
dévouée au service de Dieu pourra
seule faire sortir sa mère du purgatoire.
Une fois loin des influences pernicieuses qui
l'entourent, elle subira la nôtre, et nous la
ramènerons dans le giron de l'Eglise. Le
moment d'agir est venu. Je lui, ferai savoir que
vous êtes malade, que vous désirez, la
revoir, et j'aurai soin d'exagérer assez les
choses pour que vous receviez sa visite sans
délai. Vous ne lui montrerez la vie
monastique que sous ses beaux côtés -
que tout ce qui pourrait l'effrayer ou lui
répugner reste dans l'ombre ; agissez
avec habileté sur ses qualités, ses
défauts, ses aspirations, ses goûts -
en travaillant ainsi pour ramener cette brebis
égarée, souvenez-vous, ma soeur, que
vous ne devez vous laisser arrêter par aucun
scrupule, par aucune faiblesse, qu'il faut tout
détruire, tout briser
pour atteindre le but : le salut de cette
âme immortelle.
Je ne sais pas encore
ce que je
ferai ; ma présence ici me paraît
très utile, et d'un autre côté,
je devrais être auprès du comte pour
réprimer ses velléités, sans
cesse renaissantes, d'une visite à sa villa.
S'il y allait et qu'il revît le colonel, une
réconciliation pourrait s'opérer, et
c'est ce qu'il faut empêcher à tout
prix. M. Maxwell doit quitter le pays, sans quoi
nous verrons sa déplorable influence
s'exercer autour de lui, et sa famille
entière passer au protestantisme. Il faut
publier la nouvelle de son apostasie, de
manière à le mettre au ban de
l'opinion publique et le forcer à
s'éloigner sans
retour. »
La seconde lettre, timbrée de
Rome, fut remise à Marguerite pendant
qu'aidée par ses cousins elle faisait les
préparatifs d'un pique-nique dans la
forêt voisine. Les enfants de Bagatelle
devaient se joindre à eux pour aller
cueillir des châtaignes, et tout ce petit
monde se faisait une fête de cette
journée passée dans les
bois.
- Elsa ! s'écria
Marguerite après avoir lu sa lettre ma tante
est malade, elle me demande, je vais partir tout de
suite.
- Est-ce de Mme Corvietti qu'il
s'agit ? Ce n'est pourtant pas son
écriture, répondit Elsa en prenant le
papier.
- Évidemment, elle n'aura pas
pu finir la lettre elle-même, car même
les premières lignes sont tracées d'une main si
tremblante,
que je
n'aurais pas cru qu'elles fussent écrites
par elle. Pauvre tante Cécile ! elle
doit être bien malade ! Je veux y aller
tout de suite, dès ce matin.
- Cela n'est pas possible,
Rita ; tu sais que mon oncle nous a
défendu de faire la moindre course en chemin
de fer sans Mlle Smith, et elle vient d'aller se
recoucher avec une de ses crises nerveuses, et avec
son foie malade.
- Ce qui serait plus
extraordinaire,
murmura Bruce, serait qu'elle allât se
coucher sans son foie. Le jeune homme
n'était pas fâché d'avoir
quelqu'un sur qui déverser sa bile, car il
entrevoyait la ruine imminente du
pique-nique.
- Henri m'accompagnera, dit
Marguerite en tirant la sonnette - je vais
l'envoyer chercher. N'essaie pas de me retenir,
Elsa ; je sens que mon devoir est d'aller
auprès de ma tante. Je ne lui ai pas rendu
son baiser quand elle est partie, et si elle venait
à mourir, je ne me pardonnerais jamais mon
manque de coeur.
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