MADEMOISELLE
Marguerite,
si vous marchez ainsi sur mes brisées, on
pourra bientôt se dispenser de mes services,
ici, dit le docteur Condotti en affectant des airs
féroces. Ce petit séjour à
Rome a transformé ma cliente. Avez-vous
jamais réfléchi qu'en exerçant
la médecine d'une manière aussi
illégale que sournoise, vous ôtiez le
pain de la bouche à un pauvre
praticien ?
- Je n'accepte ni l'accusation,
ni
le compliment, docteur ; ma cousine Elsa et sa
bonne sont les seules coupables.
- Elles devraient bien alors
essayer
leur science au profit de votre père, non
qu'il soit malade, ajouta le bon docteur qui saisit
l'air alarmé de Rita, mais il travaille
trop. Il ne veut pas m'écouter, et je
voudrais envoyer promener toutes ces paperasses et
le sieur Chigi par-dessus le marché.
- Il faut y réfléchir
sérieusement, répondit
Marguerite ; nous trouverons peut-être
un remède.
Le médecin, qui connaissait
et aimait la jeune fille depuis sa naissance,
l'examinait pendant qu'elle s'absorbait dans ses
méditations.
- Elle est toujours la même,
pensait-il : moitié femme,
moitié enfant. Oui, la même, et
pourtant différente depuis quelque temps. Sa
vivacité fait moins souvent place à
des accès de mélancolie ; elle a
une expression heureuse et sereine, qui lui va
à ravir.
- Docteur, j'ai notre
affaire :
si nous ne pouvons pas lui enlever ses paperasses,
comme vous dites, nous pouvons l'enlever à
ses paperasses. M. et Mme Clarence vont faire un
voyage à Naples et aux environs ; ils
voulaient persuader papa de les accompagner, mais
comme lui ne voulait pas quitter petite
mère, il nous a priés de ne pas
souffler mot de ce projet. Eh bien ! que
penseriez-vous de les expédier tous les
deux ?
- C'est merveilleux !
rien ne
pourrait leur être plus favorable. Comment
donc l'avez-vous deviné, petite
sorcière ? Vous en avez
conféré, sans doute, avec votre
vieille amie, la fée du ruisseau ?
À propos, allez-vous toujours lui raconter
vos peines « et lui donner vos
sous ? »
La jeune fille rougit ;
elle
hésita un moment, craignant sans doute les
moqueries du docteur ; pourtant elle se remit
assez vite pour lui répondre :
- J'ai appris bien des choses
depuis
quelque temps, docteur, appris et désappris.
Je ne m'adresse plus à la fée du
ruisseau, ni aux saints du paradis, ni même à la
madone,
j'ai recours au Seigneur Jésus. M. Condotti
tordait sa moustache.
- Oui, oui, dit-il, j'ai entendu
parler de cela ; mais, pourvu que vous ne
retiriez pas votre amitié à votre
vieux docteur, j'ignorerai vos autres changements.
Maintenant il ne faut pas que votre père
puisse se douter que nous complotons ensemble
contre son repos. Je vais lui parler tout de
suite,
Ce même jour se tint un
conseil de famille pour discuter le projet
proposé par le docteur. Il était
évident qu'il souriait beaucoup aux deux
intéressés, mais le chef de famille
se retranchait derrière la question
d'économie.
- C'est là que je vous
attendais, Monsieur le colonel, dit Rita,
j'étais bien sûre que vous diriez que
vous n'êtes pas assez riche pour vous
accorder un voyage d'agrément ; mais je
suis une capitaliste, moi, et vous ne sauriez me
faire un plus grand plaisir qu'en acceptant mon
argent. Vous m'avez toujours dit que ma pension
était beaucoup trop
considérable ; longtemps je mettais
tout de côté pour faire dire des
messes, vous savez pourquoi ; à
présent je n'ai plus le même but, mais
j'ai pris l'habitude d'économiser, et je me
disais souvent que vous en auriez peut-être
besoin un jour. Prenez-le donc, j'en serai si ...
si... heureuse !
- Ma chérie ! fut tout
ce que M. Maxwell put dire.
- Vous nous laisserez un grand
vide,
à nous trois, pauvres
abandonnés ; mais si vous nous revenez
tous deux bien portants, nous ne nous plaindrons
pas.
- Qu'en dit « petite
mère ? » demanda son mari.
- Je n'avais vu que le
côté brillant de ce projet jusqu'au
moment où Rita vient de parler de leur
isolement.
- Ce n'est pas vous, père,
dit Marguerite en embrassant sa belle-mère,
qui auriez trouvé quelque chose d'aussi
aimable à nous dire. Voyons, promettez que
vous partirez ? vous serez alors tout à
fait gentils ?
- Il me semble que je dois
répondre : oui. Cette excursion me
sourit infiniment plus que toutes les drogues du
docteur Condotti. Peut-être l'avenir et un
prochain avenir nous réserve-t-il des
difficultés de tous genres, et nous serons
certainement plus forts pour les supporter si nous
nous sommes remontés au physique et au
moral. L'ombre au tableau est de vous laisser tous
trois en arrière.
- Nous aurons beaucoup à
travailler à nos fouilles avant l'hiver,
puis Rita sera maîtresse de maison, ce qui
lui donnera beaucoup d'occupation, dit doucement
Elsa.
- Quant à ça, riposta
gaiement Marguerite, je ne serai maîtresse
que de nom, car je sais bien qui gouvernera, Mme
Mactavish au dedans, M. Baldi au dehors ; et
quand nos volontés ne seront pas d'accord,
nous serons obligés de baisser pavillon. Mon
seul espoir est que Mme Ferrari ne vienne pas
mettre le nez dans nos affaires.
- Je ne pense pas que tu aies
rien
à redouter de ce chef ; ton père
est complètement coulé à
Montebagni depuis : 1°qu'il n'est plus en
bons termes avec le chef de la maison des
Brindini ; 2° depuis qu'il dit hautement
qu'il a quitté
le giron de l'Eglise pour reprendre sa place parmi
les hérétiques.
- Ah !
vraiment ? reprit
Marguerite avec hauteur ; fort heureusement
nous pouvons nous passer de haute et puissante dame
Ferrari de Montebagni.
- Tu viens de me rappeler,
chère fille, que nous ne sommes pas en
Angleterre et qu'à Rome il nous faut compter
avec le « qu'en dira-t-on. »
Comment en quarante-huit heures trouver le chaperon
indispensable ?
Ce fut Elsa qui trouva une
solution
à ce grave problème.
- Pourquoi ne vous
adresseriez-vous
pas à cette jeune vieille demoiselle qui
passe ses étés à Tivoli ?
Rita m'a dit qu'elle était aussi
enchantée de venir passer une journée
à Roccadoro qu'elle Rita en était
ennuyée
- Mlle Smith, ce génie
méconnu, ce spécimen de la
célibataire à la vieille mode ?
s'écria le colonel en riant pendant que sa
fille répondait d'un air
résigné :
- Elle ou une autre, peu
importe,
pourvu que vous partiez pour Naples. Mlle Smith est
capable de se figurer que ces quatre semaines
seront des semaines en paradis.
Deux jours de préparatifs,
d'agitation, et les voyageurs se mirent en
route.
Mlle Smith, d'un âge incertain
quoique mûr, aussi guindée en paroles
qu'en actions, n'avait qu'une
préoccupation : celle de sa
santé. Craignant le chaud, le froid, le
vent, la pluie, l'humidité et la
sécheresse, elle se confinait dans sa
chambre, paraissait aux repas
(car ses nombreuses misères ne lui coupaient
pas l'appétit) et disparaissait ensuite pour
faire de petites siestes
hygiéniques.
Elle n'était du moins pas un
chaperon encombrant.
Nos jeunes gens piochaient avec
courage, huit jours après le départ
de leurs parents, quand on vint prévenir
Marguerite que Mme Ferrari était au
salon.
- Ah bah ! elle consent
à visiter la fille en l'absence du
père ? Nous allons voir cela ;
Elsa, viens m'aider à soutenir la
conversation.
Quoiqu'on ne l'y invitât pas,
Bruce les suivit, curieux de savoir combien de
siècles cette malencontreuse parente allait
rester à Roccadoro.
- Comme vous avez
grandi !
s'écria la dame en s'avançant vers
Rita. Vous avez vraiment beaucoup changé
depuis notre dernière entrevue.
- C'est possible, car il y a
longtemps que nous ne nous sommes
rencontrés, et je crois avoir changé
de bien des manières, tante Chiara,
répondit Marguerite en se redressant
fièrement. Depuis votre dernière
visite à Roccadoro je suis devenue
protestante. J'aime mieux vous le dire tout de
suite, afin que vous sachiez qu'en matière
de religion mon père et moi pensons
identiquement de même.
Après cette
déclaration à brûle-pourpoint,
Marguerite sonna pour demander le
thé.
- Vous avez besoin de prendre
quelque chose après votre longue course, ma
tante, et nous serons heureuses de vous l'offrir.
Vous voudrez bien excuser Mlle Smith qui a la
migraine et a dû se coucher après le
déjeuner.
- Je crois que ces dames n'ont
plus
besoin de moi, murmura Bruce ; pendant
qu'elles vont prendre leur thé, moi je vais
aller inspecter les abeilles du père
Ambroise. Il paraît qu'il va mieux, en sorte
que je ne le fatiguerai pas. Dans ce moment, ce
n'est guère après les abeilles, ou le
père Ambroise que je cours. Il s'agit du
père Gaspard que j'ai aperçu dans un
bosquet, non loin de nos fouilles. Naturellement,
je n'en ai rien dit. Rita, je crois, ne serait pas
contente de le savoir à proximité, et
Elsa n'en fermerait plus l'oeil. Je veux tout de
même savoir ce qu'il fait par ici. J'ai
besoin aussi de faire un peu d'exercice, car j'ai
des douleurs de dos qui menacent de devenir
chroniques, tant j'ai pioché ces derniers
jours. J'aime le curé et, si je le trouve
seul, je pourrai lui demander ce qu'il pense du
pape et de divers autres sujets. Il est si bon, si
peu fanatique, si peu papiste en un mot, que je ne
serais pas étonné si un beau jour il
découvrait qu'il est protestant. Dans ce
cas, le plus tôt sera le mieux.
Quand maître Bruce atteignit
le village, il entra dans la boutique d'un
nommé Jacques, pour y faire quelques petits
achats, mais surtout pour le faire causer, ce qui,
du reste, n'était pas difficile.
- Je suis surpris, dit le jeune
Anglais, que votre charmante petite ville n'attire
pas davantage les étrangers ; vous
êtes si près de Rome,
que...
- Oh ! Monsieur, vous
ne
connaissez pas les Romains ; ils iront
chercher bien loin ce qu'ils ont sous la
main ; je ne connais d'étranger qui
vienne par ici que le père Gaspard...
- Est-il ici dans ce
moment ?
- Il est arrivé hier pour des
affaires du comte, à ce qu'on dit du
moins.
- Il faut que je vous quitte,
Monsieur Jacques j'ai encore une visite à
faire. Au revoir !
Bruce sortit de la boutique d'un
air
d'indifférence parfaitement
joué ; mais en cheminant dans la rue,
son oeil inquisiteur scrutait tous les coins et
recoins. Il entra dans l'église, bien qu'il
eût quelques scrupules. Il n'y avait qu'une
pauvre vieille agenouillée devant l'autel de
la Vierge ; il ne trouva pas trace du
jésuite. Il se rendit donc chez le
père Ambroise.
Celui-ci, un peu moins faible
que
les jours précédents, avait
profité de ce superbe après-midi pour
aller visiter ses abeilles, ses chères
abeilles ! C'est là, près des
ruches, que son jeune visiteur le trouva, et tous
deux furent bientôt plongés dans une
dissertation des plus intéressantes sur
l'apiculture.
Pourtant, au bout d'une heure, le vieux
curé était si fatigué, qu'il
fut reconnaissant de trouver l'épaule de
Bruce pour lui servir d'appui.
- Ne craignez pas de vous
appuyer
bien fort ; je puis parfaitement vous
soutenir.
- Mes forces déclinent
sensiblement, murmura le bon père en se
laissant tomber dans son fauteuil.
- Monsieur Ambroise, dit tout
à coup Bruce, je suis venu pour vous
demander plusieurs choses ; mais nous
renverrons à un autre jour, si vous
êtes trop fatigué. Peut-être
voudriez-vous vous coucher ?
- Je ne me couche pas, dans la
journée.
Bruce interpréta cette
réponse suivant ses désirs, et se
disposa à poser les questions qui lui
brûlaient les lèvres :
- Comment et pourquoi
faites-vous
tant de cas du pape ? A-t-il écrit
beaucoup de livres savants ? Est-ce un brave
et aimable homme comme le roi
d'Italie ?
- Le saint-père est le
successeur du bienheureux saint Pierre, le prince
des apôtres, le vicaire de
Jésus-Christ.
- Il ne ressemble pas du tout
à Simon-Pierre, riposta Bruce en s'accoudant
sur la table. J'aime bien Pierre ; il a un
beau caractère ; ce n'était
pourtant pas le meilleur des douze. Il le savait si
bien, que jamais il n'a essayé de dominer
les onze autres. Il est triste de penser qu'il a
renié son Sauveur ; il est vrai qu'il
l'a bien regretté. Mon oncle Alister nous
disait toujours que nous devions craindre de
ressembler à Pierre dans sa chute ;
tandis qu'au contraire, son relèvement
était un encouragement pour nous. Mais
comment pourriez-vous savoir tout cela, puisque ma
cousine Marguerite assure que vous n'avez jamais lu
la Bible en entier.
Le père Ambroise
scandalisé par ce discours
irrévérencieux, cherchait quelle
réponse il pourrait bien faire, quand Bruce
reprit :
- Qu'est-ce que cela veut dire,
l'infaillibilité du pape ? Ne fait-il
jamais rien de mal ?
- Il est infaillible dans toutes
les
questions qui se rapportent à la foi et
à la morale.
- La morale ? ce sont
les dix
commandements, n'est-ce pas ? Donc, les papes
sont des hommes saints et
irrépréhensibles en ce qui concerne
le mensonge, le vol et le meurtre ?
Le père Ambroise s'agitait
sur sa chaise.
- Est-ce que je me
trompe ? Ne
sont-ils pas impeccables ? Y en a-t-il qui
aient menti ? Pire que cela....
volé ?... plus
encore... ?
- Oui, plus que cela, murmura le
curé tout bas, en songeant à
quelques-uns des papes dont les vices et la
cruauté avaient été l'opprobre
du genre humain.
Voyant que le prêtre
était fatigué, Bruce lui
dit :
- Je vous ennuie avec toutes mes
questions. Je reviendrai un autre jour, car je vous
aime beaucoup, et vous savez des tas de choses sur
les abeilles. Il ne vous manque que d'être
protestant, et je crois que vous êtes en
chemin de le devenir. Je vous apporterai mon
Catéchisme, et je vais chercher dans la
bibliothèque une histoire des
papes.
- Non, jeune homme, cette
lecture
n'est pas pour vous ; il ...
On ne saura jamais ce que le
brave
curé allait dire sur les papes, et s'il
aurait accepté le Catéchisme, car
Bruce se leva brusquement et lui
dit :
- Je vois là-bas quelqu'un
à qui je voudrais parler ; au revoir,
bon père, je n'oublierai pas le
Catéchisme.
Il avait aperçu,
derrière une haie de cactus, la soutane du
père Gaspard. Il partit comme un trait,
mais, sous le porche, il se souvint qu'il avait
laissé la porte entr'ouverte ; il
revint pour la fermer ; le père
Ambroise était dans son fauteuil, pâle
et les yeux fermés ; son visage avait une
expression
indéfinissable de tristesse et de lassitude.
Bruce oublia le père Gaspard et
s'avança dans la chambre.
- Avez-vous oublié quelque
chose, mon ami ? demanda le prêtre.
Venez-vous me rappeler que je ne vous ai pas offert
de vous rafraîchir par cette chaude
soirée ?
Le jeune Anglais s'approcha
davantage.
- Monsieur Ambroise, je vous
aime
beaucoup, beaucoup ; je voudrais que nous
soyons... en tout... du même avis.
Le bon père, qui était
un peu sourd, n'avait saisi que la première
partie de la phrase. Il tendit la main en souriant
à son jeune visiteur ; celui-ci la
saisit et reprit :
- Je voulais dire qu'un jour,
là-haut, nous penserons peut-être de
même ; vous croyez au pape, et moi je
n'y crois pas ; mais cela n'a pas grande
importance, si tous deux nous croyons en Celui qui
est au-dessus du pape. Monsieur Ambroise,
croyez-vous en Dieu ?
- Je crois au Dieu
tout-puissant.
- Croyez-vous en
Jésus-Christ ?
- Et en Jésus-Christ, son
fils unique, notre Sauveur.
- Et peut-être... (avec un peu
d'hésitation) vous croyez au
Saint-Esprit ?
- Je crois au Saint-Esprit, à
la sainte Église...
- En voilà assez,
arrêtez-vous de grâce, interrompit
Bruce avec un soupir de soulagement ; je suis
sûr que là-haut on ne nous en
demandera pas plus long. Nous
sommes d'accord, nous pensons de même sur
l'au delà ; je suis bien, bien
content.
Une minute plus tard il était
dans la rue, mais il était trop tard :
la soutane noire avait disparu.
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