Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XVII.

BRUCE ET LE PÈRE AMBROISE.

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MADEMOISELLE Marguerite, si vous marchez ainsi sur mes brisées, on pourra bientôt se dispenser de mes services, ici, dit le docteur Condotti en affectant des airs féroces. Ce petit séjour à Rome a transformé ma cliente. Avez-vous jamais réfléchi qu'en exerçant la médecine d'une manière aussi illégale que sournoise, vous ôtiez le pain de la bouche à un pauvre praticien ?
- Je n'accepte ni l'accusation, ni le compliment, docteur ; ma cousine Elsa et sa bonne sont les seules coupables.
- Elles devraient bien alors essayer leur science au profit de votre père, non qu'il soit malade, ajouta le bon docteur qui saisit l'air alarmé de Rita, mais il travaille trop. Il ne veut pas m'écouter, et je voudrais envoyer promener toutes ces paperasses et le sieur Chigi par-dessus le marché.
- Il faut y réfléchir sérieusement, répondit Marguerite ; nous trouverons peut-être un remède.

Le médecin, qui connaissait et aimait la jeune fille depuis sa naissance, l'examinait pendant qu'elle s'absorbait dans ses méditations.
- Elle est toujours la même, pensait-il : moitié femme, moitié enfant. Oui, la même, et pourtant différente depuis quelque temps. Sa vivacité fait moins souvent place à des accès de mélancolie ; elle a une expression heureuse et sereine, qui lui va à ravir.
- Docteur, j'ai notre affaire : si nous ne pouvons pas lui enlever ses paperasses, comme vous dites, nous pouvons l'enlever à ses paperasses. M. et Mme Clarence vont faire un voyage à Naples et aux environs ; ils voulaient persuader papa de les accompagner, mais comme lui ne voulait pas quitter petite mère, il nous a priés de ne pas souffler mot de ce projet. Eh bien ! que penseriez-vous de les expédier tous les deux ?
- C'est merveilleux ! rien ne pourrait leur être plus favorable. Comment donc l'avez-vous deviné, petite sorcière ? Vous en avez conféré, sans doute, avec votre vieille amie, la fée du ruisseau ? À propos, allez-vous toujours lui raconter vos peines « et lui donner vos sous ? »

La jeune fille rougit ; elle hésita un moment, craignant sans doute les moqueries du docteur ; pourtant elle se remit assez vite pour lui répondre :
- J'ai appris bien des choses depuis quelque temps, docteur, appris et désappris. Je ne m'adresse plus à la fée du ruisseau, ni aux saints du paradis, ni même à la madone, j'ai recours au Seigneur Jésus. M. Condotti tordait sa moustache.
- Oui, oui, dit-il, j'ai entendu parler de cela ; mais, pourvu que vous ne retiriez pas votre amitié à votre vieux docteur, j'ignorerai vos autres changements. Maintenant il ne faut pas que votre père puisse se douter que nous complotons ensemble contre son repos. Je vais lui parler tout de suite,

Ce même jour se tint un conseil de famille pour discuter le projet proposé par le docteur. Il était évident qu'il souriait beaucoup aux deux intéressés, mais le chef de famille se retranchait derrière la question d'économie.
- C'est là que je vous attendais, Monsieur le colonel, dit Rita, j'étais bien sûre que vous diriez que vous n'êtes pas assez riche pour vous accorder un voyage d'agrément ; mais je suis une capitaliste, moi, et vous ne sauriez me faire un plus grand plaisir qu'en acceptant mon argent. Vous m'avez toujours dit que ma pension était beaucoup trop considérable ; longtemps je mettais tout de côté pour faire dire des messes, vous savez pourquoi ; à présent je n'ai plus le même but, mais j'ai pris l'habitude d'économiser, et je me disais souvent que vous en auriez peut-être besoin un jour. Prenez-le donc, j'en serai si ... si... heureuse !
- Ma chérie ! fut tout ce que M. Maxwell put dire.
- Vous nous laisserez un grand vide, à nous trois, pauvres abandonnés ; mais si vous nous revenez tous deux bien portants, nous ne nous plaindrons pas.
- Qu'en dit « petite mère ? » demanda son mari.
- Je n'avais vu que le côté brillant de ce projet jusqu'au moment où Rita vient de parler de leur isolement.
- Ce n'est pas vous, père, dit Marguerite en embrassant sa belle-mère, qui auriez trouvé quelque chose d'aussi aimable à nous dire. Voyons, promettez que vous partirez ? vous serez alors tout à fait gentils ?
- Il me semble que je dois répondre : oui. Cette excursion me sourit infiniment plus que toutes les drogues du docteur Condotti. Peut-être l'avenir et un prochain avenir nous réserve-t-il des difficultés de tous genres, et nous serons certainement plus forts pour les supporter si nous nous sommes remontés au physique et au moral. L'ombre au tableau est de vous laisser tous trois en arrière.
- Nous aurons beaucoup à travailler à nos fouilles avant l'hiver, puis Rita sera maîtresse de maison, ce qui lui donnera beaucoup d'occupation, dit doucement Elsa.
- Quant à ça, riposta gaiement Marguerite, je ne serai maîtresse que de nom, car je sais bien qui gouvernera, Mme Mactavish au dedans, M. Baldi au dehors ; et quand nos volontés ne seront pas d'accord, nous serons obligés de baisser pavillon. Mon seul espoir est que Mme Ferrari ne vienne pas mettre le nez dans nos affaires.
- Je ne pense pas que tu aies rien à redouter de ce chef ; ton père est complètement coulé à Montebagni depuis : 1°qu'il n'est plus en bons termes avec le chef de la maison des Brindini ; 2° depuis qu'il dit hautement qu'il a quitté le giron de l'Eglise pour reprendre sa place parmi les hérétiques.
- Ah ! vraiment ? reprit Marguerite avec hauteur ; fort heureusement nous pouvons nous passer de haute et puissante dame Ferrari de Montebagni.
- Tu viens de me rappeler, chère fille, que nous ne sommes pas en Angleterre et qu'à Rome il nous faut compter avec le « qu'en dira-t-on. » Comment en quarante-huit heures trouver le chaperon indispensable ?

Ce fut Elsa qui trouva une solution à ce grave problème.
- Pourquoi ne vous adresseriez-vous pas à cette jeune vieille demoiselle qui passe ses étés à Tivoli ? Rita m'a dit qu'elle était aussi enchantée de venir passer une journée à Roccadoro qu'elle Rita en était ennuyée
- Mlle Smith, ce génie méconnu, ce spécimen de la célibataire à la vieille mode ? s'écria le colonel en riant pendant que sa fille répondait d'un air résigné :
- Elle ou une autre, peu importe, pourvu que vous partiez pour Naples. Mlle Smith est capable de se figurer que ces quatre semaines seront des semaines en paradis.

Deux jours de préparatifs, d'agitation, et les voyageurs se mirent en route.
Mlle Smith, d'un âge incertain quoique mûr, aussi guindée en paroles qu'en actions, n'avait qu'une préoccupation : celle de sa santé. Craignant le chaud, le froid, le vent, la pluie, l'humidité et la sécheresse, elle se confinait dans sa chambre, paraissait aux repas (car ses nombreuses misères ne lui coupaient pas l'appétit) et disparaissait ensuite pour faire de petites siestes hygiéniques.
Elle n'était du moins pas un chaperon encombrant.

Nos jeunes gens piochaient avec courage, huit jours après le départ de leurs parents, quand on vint prévenir Marguerite que Mme Ferrari était au salon.
- Ah bah ! elle consent à visiter la fille en l'absence du père ? Nous allons voir cela ; Elsa, viens m'aider à soutenir la conversation.

Quoiqu'on ne l'y invitât pas, Bruce les suivit, curieux de savoir combien de siècles cette malencontreuse parente allait rester à Roccadoro.
- Comme vous avez grandi ! s'écria la dame en s'avançant vers Rita. Vous avez vraiment beaucoup changé depuis notre dernière entrevue.
- C'est possible, car il y a longtemps que nous ne nous sommes rencontrés, et je crois avoir changé de bien des manières, tante Chiara, répondit Marguerite en se redressant fièrement. Depuis votre dernière visite à Roccadoro je suis devenue protestante. J'aime mieux vous le dire tout de suite, afin que vous sachiez qu'en matière de religion mon père et moi pensons identiquement de même.

Après cette déclaration à brûle-pourpoint, Marguerite sonna pour demander le thé.
- Vous avez besoin de prendre quelque chose après votre longue course, ma tante, et nous serons heureuses de vous l'offrir. Vous voudrez bien excuser Mlle Smith qui a la migraine et a dû se coucher après le déjeuner.

- Je crois que ces dames n'ont plus besoin de moi, murmura Bruce ; pendant qu'elles vont prendre leur thé, moi je vais aller inspecter les abeilles du père Ambroise. Il paraît qu'il va mieux, en sorte que je ne le fatiguerai pas. Dans ce moment, ce n'est guère après les abeilles, ou le père Ambroise que je cours. Il s'agit du père Gaspard que j'ai aperçu dans un bosquet, non loin de nos fouilles. Naturellement, je n'en ai rien dit. Rita, je crois, ne serait pas contente de le savoir à proximité, et Elsa n'en fermerait plus l'oeil. Je veux tout de même savoir ce qu'il fait par ici. J'ai besoin aussi de faire un peu d'exercice, car j'ai des douleurs de dos qui menacent de devenir chroniques, tant j'ai pioché ces derniers jours. J'aime le curé et, si je le trouve seul, je pourrai lui demander ce qu'il pense du pape et de divers autres sujets. Il est si bon, si peu fanatique, si peu papiste en un mot, que je ne serais pas étonné si un beau jour il découvrait qu'il est protestant. Dans ce cas, le plus tôt sera le mieux.

Quand maître Bruce atteignit le village, il entra dans la boutique d'un nommé Jacques, pour y faire quelques petits achats, mais surtout pour le faire causer, ce qui, du reste, n'était pas difficile.
- Je suis surpris, dit le jeune Anglais, que votre charmante petite ville n'attire pas davantage les étrangers ; vous êtes si près de Rome, que...
- Oh ! Monsieur, vous ne connaissez pas les Romains ; ils iront chercher bien loin ce qu'ils ont sous la main ; je ne connais d'étranger qui vienne par ici que le père Gaspard...
- Est-il ici dans ce moment ?
- Il est arrivé hier pour des affaires du comte, à ce qu'on dit du moins.
- Il faut que je vous quitte, Monsieur Jacques j'ai encore une visite à faire. Au revoir !

Bruce sortit de la boutique d'un air d'indifférence parfaitement joué ; mais en cheminant dans la rue, son oeil inquisiteur scrutait tous les coins et recoins. Il entra dans l'église, bien qu'il eût quelques scrupules. Il n'y avait qu'une pauvre vieille agenouillée devant l'autel de la Vierge ; il ne trouva pas trace du jésuite. Il se rendit donc chez le père Ambroise.
Celui-ci, un peu moins faible que les jours précédents, avait profité de ce superbe après-midi pour aller visiter ses abeilles, ses chères abeilles ! C'est là, près des ruches, que son jeune visiteur le trouva, et tous deux furent bientôt plongés dans une dissertation des plus intéressantes sur l'apiculture.




Pourtant, au bout d'une heure, le vieux curé était si fatigué, qu'il fut reconnaissant de trouver l'épaule de Bruce pour lui servir d'appui.
- Ne craignez pas de vous appuyer bien fort ; je puis parfaitement vous soutenir.
- Mes forces déclinent sensiblement, murmura le bon père en se laissant tomber dans son fauteuil.
- Monsieur Ambroise, dit tout à coup Bruce, je suis venu pour vous demander plusieurs choses ; mais nous renverrons à un autre jour, si vous êtes trop fatigué. Peut-être voudriez-vous vous coucher ?
- Je ne me couche pas, dans la journée.

Bruce interpréta cette réponse suivant ses désirs, et se disposa à poser les questions qui lui brûlaient les lèvres :
- Comment et pourquoi faites-vous tant de cas du pape ? A-t-il écrit beaucoup de livres savants ? Est-ce un brave et aimable homme comme le roi d'Italie ?
- Le saint-père est le successeur du bienheureux saint Pierre, le prince des apôtres, le vicaire de Jésus-Christ.
- Il ne ressemble pas du tout à Simon-Pierre, riposta Bruce en s'accoudant sur la table. J'aime bien Pierre ; il a un beau caractère ; ce n'était pourtant pas le meilleur des douze. Il le savait si bien, que jamais il n'a essayé de dominer les onze autres. Il est triste de penser qu'il a renié son Sauveur ; il est vrai qu'il l'a bien regretté. Mon oncle Alister nous disait toujours que nous devions craindre de ressembler à Pierre dans sa chute ; tandis qu'au contraire, son relèvement était un encouragement pour nous. Mais comment pourriez-vous savoir tout cela, puisque ma cousine Marguerite assure que vous n'avez jamais lu la Bible en entier.

Le père Ambroise scandalisé par ce discours irrévérencieux, cherchait quelle réponse il pourrait bien faire, quand Bruce reprit :
- Qu'est-ce que cela veut dire, l'infaillibilité du pape ? Ne fait-il jamais rien de mal ?
- Il est infaillible dans toutes les questions qui se rapportent à la foi et à la morale.
- La morale ? ce sont les dix commandements, n'est-ce pas ? Donc, les papes sont des hommes saints et irrépréhensibles en ce qui concerne le mensonge, le vol et le meurtre ?

Le père Ambroise s'agitait sur sa chaise.
- Est-ce que je me trompe ? Ne sont-ils pas impeccables ? Y en a-t-il qui aient menti ? Pire que cela.... volé ?... plus encore... ?
- Oui, plus que cela, murmura le curé tout bas, en songeant à quelques-uns des papes dont les vices et la cruauté avaient été l'opprobre du genre humain.

Voyant que le prêtre était fatigué, Bruce lui dit :
- Je vous ennuie avec toutes mes questions. Je reviendrai un autre jour, car je vous aime beaucoup, et vous savez des tas de choses sur les abeilles. Il ne vous manque que d'être protestant, et je crois que vous êtes en chemin de le devenir. Je vous apporterai mon Catéchisme, et je vais chercher dans la bibliothèque une histoire des papes.
- Non, jeune homme, cette lecture n'est pas pour vous ; il ...

On ne saura jamais ce que le brave curé allait dire sur les papes, et s'il aurait accepté le Catéchisme, car Bruce se leva brusquement et lui dit :
- Je vois là-bas quelqu'un à qui je voudrais parler ; au revoir, bon père, je n'oublierai pas le Catéchisme.

Il avait aperçu, derrière une haie de cactus, la soutane du père Gaspard. Il partit comme un trait, mais, sous le porche, il se souvint qu'il avait laissé la porte entr'ouverte ; il revint pour la fermer ; le père Ambroise était dans son fauteuil, pâle et les yeux fermés ; son visage avait une expression indéfinissable de tristesse et de lassitude. Bruce oublia le père Gaspard et s'avança dans la chambre.
- Avez-vous oublié quelque chose, mon ami ? demanda le prêtre. Venez-vous me rappeler que je ne vous ai pas offert de vous rafraîchir par cette chaude soirée ?

Le jeune Anglais s'approcha davantage.
- Monsieur Ambroise, je vous aime beaucoup, beaucoup ; je voudrais que nous soyons... en tout... du même avis.

Le bon père, qui était un peu sourd, n'avait saisi que la première partie de la phrase. Il tendit la main en souriant à son jeune visiteur ; celui-ci la saisit et reprit :
- Je voulais dire qu'un jour, là-haut, nous penserons peut-être de même ; vous croyez au pape, et moi je n'y crois pas ; mais cela n'a pas grande importance, si tous deux nous croyons en Celui qui est au-dessus du pape. Monsieur Ambroise, croyez-vous en Dieu ?
- Je crois au Dieu tout-puissant.
- Croyez-vous en Jésus-Christ ?
- Et en Jésus-Christ, son fils unique, notre Sauveur.
- Et peut-être... (avec un peu d'hésitation) vous croyez au Saint-Esprit ?
- Je crois au Saint-Esprit, à la sainte Église...
- En voilà assez, arrêtez-vous de grâce, interrompit Bruce avec un soupir de soulagement ; je suis sûr que là-haut on ne nous en demandera pas plus long. Nous sommes d'accord, nous pensons de même sur l'au delà ; je suis bien, bien content.

Une minute plus tard il était dans la rue, mais il était trop tard : la soutane noire avait disparu.

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