LE
mois d'octobre
fut particulièrement beau cette
année-là. M. et Mme Clarence
résolurent d'en profiter pour faire un petit
séjour d'exploration à Rome, et ils
proposèrent à leurs voisins Brindini
d'être de la partie.
Mme Brindini, dont la santé
s'était améliorée, obtint le
consentement de son docteur, et les châteaux
en Espagne allaient leur train. La maison de ville
du professeur pouvait tous les héberger et,
pour les repas, la vieille Joséphine,
dirigée par Mme Clarence et aidée par
les jeunes filles, suffirait à la
besogne.
Nous n'entreprendrons pas de raconter
tout ce que nos amis virent et visitèrent
pendant cette semaine. Un Boedecker serait plus
fidèle historien que nous ; mais Elsa,
pendant plusieurs mois, ne tarit pas dans ses
récits enthousiastes, pour la plus grande
édification, de Mme Mactavish.
On était arrivé à
la veille du départ. Ce jour devait
être consacré à la basilique de
Saint-Paul, quand, pendant le déjeuner,
arriva un message du notaire Chigi qui
réclamait la présence
immédiate du colonel.
- C'était dur, comme le disait
Bruce, que ce vieux légiste intervint
toujours, quand ou se passait si volontiers de
lui.
- Ne prenez pas des airs aussi
désespérés, dit M. Brindini en
partant. Les communications que Chigi a à me
faire ne sont pas toujours aussi importantes qu'il
veut bien le dire. Peut-être reviendrons-nous
bientôt ; en tous cas, nous pourrons
faire notre course à Saint-Paul, demain
matin.
Une heure plus tard, Mme Clarence
recevait un billet. de son mari, qui avait
accompagné le colonel, l'informant que ces
messieurs seraient sans doute retenus jusqu'au
dîner.
- Il ne nous reste qu'à prendre
bravement notre parti de ce contretemps, dit Mme
Clarence en voyant les mines allongées des
jeunes gens, et comme nous ne voulons pas que notre
dernière journée soit ainsi
assombrie, nous trouverons bien moyen de la remplir
agréablement. Pendant que Mme Brindini va se
reposer, Bruce fera le chevalier servant et
accompagnera Rita chez le fruitier et le
pâtissier. Pendant ce temps, Monique et moi
irons inviter les petites filles du docteur Blair,
qui demeurent au premier, à venir
goûter avec nous. Puis nous irons tous
ensemble faire une dernière visite au
musée Brindini, et à Jokébed
en particulier. Mme Brindini et moi en avons tant entendu
parler, que nous
sommes
très désireuses de faire sa
connaissance.
Cette proposition changea si bien le
cours des idées, qu'on fut sur le point
d'envoyer une adresse de remerciements au sieur
Chigi pour avoir bouleversé tous les
plans.
Marguerite connaissait parfaitement les
rues de Rome aussi s'acquitta-t-elle vite et bien
de ses commissions. Bruce trouvait cette
expédition fort de son goût ;
à chaque pas, quelque chose de nouveau
captivait son attention. Ce qui le surprenait et
l'amusait le plus, c'étaient les nombreux
mendiants qui tendaient la main et qui presque tous
servaient de modèles aux peintres en
renom.
- Ah ! voilà Jean-Baptiste,
dit Rita en désignant un homme de taille
moyenne, en costume oriental, avec une tête
admirable. C'est un fieffé coquin qui passe
la moitié de sa vie en prison. Celui-ci est
Cupidon.
Et elle montrait un enfant
habillé de guenilles rouges et noires, qui
la considérait de ses grands yeux noirs et
lui adressait un sourire des plus mutins.
Ce qui plaisait moins au jeune
Écossais, c'était la légion de
prêtres et de moines qui sillonnait les rues.
Ils avaient quelque chose de si commun, de si sale,
que Bruce était forcé de s'avouer que
le père Gaspard leur était pourtant
bien supérieur, extérieurement du
moins.
- Regardez ! s'écria soudain
Marguerite en lui montrant deux religieuses de
l'autre côté de la rue.
L'une d'elles était jeune et
fraîche ; la plus âgée ressemblait à un
spectre.
Néanmoins, Cécile Corvietti
était encore reconnaissable.
- Je veux lui parler ; il le
faut ; traversons la rue.
Au même moment, un embarras de
voitures les cloua à leur place, et presque
aussitôt on entendit ces mots :
« Le roi ! le
roi ! »
Il fallut bien se ranger pour laisser
passer le cortège royal, et Bruce, se voyant
là le seul représentant de la
Grande-Bretagne, monta sur une borne et salua Sa
Majesté avec tout l'aplomb d'un
ambassadeur.
Nos jeunes gens étaient si
absorbés par le spectacle qui se
déroulait sous leurs yeux, qu'ils ne firent
pas attention à une voiture occupée
par deux messieurs qui les examinaient
attentivement. L'un d'eux était un
prêtre, l'autre un vieillard dont le visage,
malgré sa rudesse, exerçait un
véritable attrait.
Marguerite était tout à
fait à son avantage avec sa toilette grise
et rose, et son large chapeau de paille, garni de
grosses plumes noires. Elle ne s'apercevait pas que
le vieux monsieur la dévisageait ; mais
le prêtre en prenait note et attendait avec
impatience que les chevaux pussent avancer. Quand
enfin cortège et voitures eurent disparu,
Marguerite dit d'un ton
découragé :
- Inutile de chercher à les
rejoindre ; elles ont disparu ; nous
n'avons qu'à poursuivre notre
chemin.
Lorsque tous les préparatifs du
goûter furent terminés et que la
société se prépara à
aller au Musée, Rita demanda à rester
au logis.
- J'arrangerai ces fruits et ces fleurs,
dit-elle. Je serais sûre,
sans cela, de revenir de mauvaise humeur comme
çà m'arrive chaque fois que je rentre
dans le palais de mon oncle.
Mme Clarence devinant que quelque chose
avait dû impressionner la jeune fille et
qu'elle avait besoin de solitude, donna le signal
du départ.
Il n'y avait presque personne dans les
galeries, ce qui enchanta Elsa ; après
avoir donné un coup d'oeil rapide aux divers
tableaux et sculptures, ces dames furent enfin
conduites devant la statue de Jokébed. Elles
restèrent si longtemps en contemplation
devant ce chef-d'oeuvre, qu'elles attirèrent
l'attention d'un vieux monsieur, évidemment
un habitué du musée, qui se promenait
sans pourtant regarder grand'chose. Il pouvait
avoir soixante et dix ans, au minimum ; ses
cheveux étaient blancs, et ses yeux noirs,
d'une vivacité toute juvénile,
brillaient sous d'épais sourcils gris de
fer.
Son regard tomba sur Bruce, lequel,
fidèle à ses habitudes, rôdait
de côté et d'autre, cherchant quelle
découverte il pourrait bien faire.
- Où donc ai-je rencontré
ce spécimen de John Bull ? se
demandait-il. Ah ! j'y suis ! C'est lui
qui escortait Mlle Brindini au passage du roi. Ce
sont bien les mêmes yeux clignotants de
hibou ! Ce doit être un de ces
hérétiques dont on m'a tant
parlé, - ces suppôts de Satan qui
doivent la perdre pour le présent et pour
l'éternité. - Ah ! le voici qui
vient de mon côté ; je vais
l'aborder.
- Qui êtes-vous, jeune
homme ? demanda le vieillard en lui posant la
main sur le bras.
Bruce, pris par surprise, regarda son
interlocuteur de côté.
- C'est un chef de brigands des
Abruzzes, pensa-t-il. Je ne veux pas lui dire mon
nom. Un de mes compatriotes, dit-il tout haut, m'a
baptisé : un nébuleux
mystérieux.
- Encore un de ces toqués
d'Anglais, murmura le vieux monsieur en
s'approchant du groupe qui entourait
Jokébed.
Il arriva juste à temps pour
entendre ces mots :
« Que ce comte Romualdo
Brindini doit donc être un méchant
homme ! Oui, il faut qu'il soit bien
méchant, pour que Rita le déteste
comme elle le fait. »
« Ah ! ah !
murmura
le vieillard, c'est dans ces aimables sentiments
que l'élève son père !
C'est ainsi qu'il lui représente l'oncle de
sa mère, qu'il lui en fait un
Barbe-Bleue ? »
- Je n'ai jamais osé lui dire,
continua la voix claire d'Elsa, que c'est mal de
détester les gens, parce que je crois bien
que si j'avais un oncle comme le sien, j'agirais
comme elle !
Mme Clarence lui fit signe de se taire,
car dans ce chef de brigands, au dire de Bruce,
elle avait cru trouver une certaine ressemblance
avec Marguerite, et un instinct secret lui disait
qu'il fallait être sur ses gardes.
En revenant à la maison,
Marguerite et les deux jeunes convives les
accueillirent de leur mieux ; tout le monde
fit honneur au goûter, et comme la pluie
était venue, et avec elle le
rafraîchissement de la température, on
se groupa avec plaisir autour d'un joyeux feu de
sarments.
Alors
commencèrent les jeux qui ne
tardèrent pas à devenir si bruyants,
que Mme Clarence proposa quelque chose de plus
tranquille, afin de ménager les nerfs de Mme
Brindini.
- C'est vous alors qui serez la victime,
maman, car votre unique ressource est de nous
raconter une histoire. C'est le seul moyen de nous
calmer.
- Une histoire ?
répéta Mme Clarence ; mais si je
n'en connais pas ? Rita pourra peut-être
me remplacer. Qu'étudiez-vous donc de si
intéressant dans cette bûche
incandescente ?
- J'y vois, j'y vois un visage, mais un
visage si triste !... Un visage que j'ai
entrevu cet après-midi, celui de tante
Cécile, qui me poursuit comme un cauchemar.
Pourquoi la vie est-elle composée de
contrastes si poignants ? Pourquoi sommes-nous
ici tous si heureux, et pourquoi tante
Cécile a-t-elle l'air du désespoir en
personne ?
- Oh ! Madame, si seulement vous
pouviez nous dire, murmura Elsa...
- Quoi donc, ma
chérie ?
- L'autre jour, nous parlions de Mme
Corvietti et des oeuvres méritoires et
surérogatoires. J'ai voulu expliquer
à Rita que Jésus avait tout accompli
pour chacun de nous et que nous n'avons qu'à
croire en Lui ; mais je n'ai pas su m'en
tirer, et tante Éléonore nous a
conseillé de nous adresser à
vous.
- Peut-être pourrai-je vous rendre
la chose plus claire à l'aide d'une
parabole :
« Un grand roi
possédait un esclave, auquel il confia le
soin d'une serre renfermant une foule de plantes
rares et
précieuses. Cette serre avait dix
fenêtres. Le maître, qui partait pour
un long voyage, recommanda à son serviteur
de tenir les vitres toujours très propres,
afin que le soleil pût pénétrer
dans l'édifice. « Si tu
t'acquittes bien et consciencieusement de tes
devoirs, » lui dit-il,
« à mon retour je te donnerai la
liberté, et je t'adopterai pour mon
fils. »
» Il semblait facile de
gagner une aussi haute récompense. Aussi le
serviteur se mit joyeusement à l'oeuvre,
jusqu'à ce qu'un jour il se dît :
« Pourquoi ne m'accorderais-je pas un peu
de repos ? » Et il négligea
pendant quelques jours de laver les fenêtres.
Quand il voulut reprendre son éponge, il
trouva une couche de poussière si
épaisse qu'il dut prendre une brosse, et
comme sa besogne n'avançait pas, il fut pris
d'un mouvement de colère, et, par
inadvertance, cassa les vitres. Pendant qu'il
déplorait son impatience, un orage
éclata, acheva de briser les
fenêtres ; la pluie, la grêle
entrèrent dans la serre, et
détruisirent toutes les plantes. Le
jardinier infidèle, assis sur un escabeau,
pleurait et se lamentait quand son maître
revint. Voyant les dégâts, il
s'écria : « Méchant et
paresseux serviteur, tu n'étais donc pas
digne de ma confiance ! Tu iras en prison
jusqu'à ce que tu puisses me rembourser les
vitres
brisées ! »
» Comme le serviteur se
jetait à ses pieds pour implorer son pardon,
le fils du roi vint à passer.
« Mon fils, » dit le
père, « ne peux-tu rien pour ce
misérable
esclave ? »
» Le jeune homme ne
répondit que par un sourire angélique, et, se
penchant vers l'esclave, il lui dit
doucement : « Ne crains pas, je
t'aiderai » Il toucha les fenêtres,
et les vitres furent réparées les
plantes brisées se redressèrent, les
fleurs fanées furent plus fraîches
qu'auparavant ; mais il y avait sur toutes ces
choses une empreinte sanglante qui prouvait que le
fils du roi s'était blessé en
réparant le mal.
» Vous n'aurez pas de
peine
à comprendre avec quelle reconnaissance et
quel amour le pauvre jardinier se remit à
l'oeuvre ! Il était bien résolu
à ne plus retomber dans sa paresse et sa
négligence - mais, hélas ! de
temps à autre encore il s'oubliait, et
toujours son jeune maître venait à son
secours. Il était si absorbé dans le
soin qu'il prenait de ses dix fenêtres, afin
qu'elles fussent toujours bien claires pour laisser
passer les rayons du soleil, qu'il ne voyait pas
les fleurs se changer en fruits ; plus il
travaillait, et mieux il se rendait compte qu'il ne
pourrait jamais faire trop pour son maître,
et même jamais assez.
» Lorsqu'enfin le roi
revint
de son grand voyage, il se jeta à ses pieds,
et lui dit « 0 mon seigneur,
pardonnez-moi, je n'ai pas toujours rempli ma
tâche comme je l'aurais
voulu ! » - « A qui sont
ces ravissantes fleurs et ces beaux fruits ?
n'est-ce pas toi qui les a
cultivés ? » -
« C'est mon jeune maître qui a tout
fait. Dieu m'est témoin, seigneur, que je
vous aimais et aurais voulu vous le prouver ;
j'aurais voulu faire quelque chose d'extraordinaire
pour vous prouver ma gratitude, et jamais je n'ai
pu remplir exactement. ma tâche quotidienne.
Non, je n'ai rien pu faire de surérogatoire,
mais j'ai chanté en travaillant pour prouver à
tout le monde
combien j'étais heureux à votre
service. » Le roi, après avoir
regardé les traces de sang laissées
par les mains de son fils, releva son esclave avec
bonté, et lui dit : Cela va bien, bon
et fidèle serviteur. Entre dans la joie de
ton Seigneur. »
- Et maintenant, dit Mme
Clarence,
qui m'expliquera le sens de cette
parabole ?
- C'est une jolie histoire,
mère, répondit la petite
Monique ; mais je ne sais pas si je la
comprends bien. Dieu nous a donné à
chacun une tâche à remplir ; nous
ne le faisons pas toujours ; mais si nous
essayons, Jésus nous aide.
- Et vous, Elsa, que
dites-vous ?
- J'ai pensé que les dix
fenêtres étaient les dix commandements
de la loi de Dieu ; nous les transgressons
bien souvent, et nous mériterions une
punition que Jésus a subie pour nous en
préserver. Dieu a pitié de nous, et
par amour pour Jésus, il nous bénit
et nous pardonne.
La conversation
s'engagea ;
chacun dit son mot, demanda des explications ;
seule, Marguerite gardait le silence, mais sur son
visage se voyait le reflet d'une grande joie et
d'une paix profonde. Elle secoua enfin son mutisme,
et tout en embrassant Mme Clarence, lui
dit :
- Je suis de l'avis de
Monique : votre histoire est très
intéressante ; elle est même plus
que ça !
- Parce qu'elle est l'histoire
de
Dieu, mon enfant, et que tout ce qui nous vient de
lui est parfait.
Les messieurs étaient
rentrés, le souper achevé, et quand
les jeunes gens eurent été se coucher
pour se préparer aux
fatigues du lendemain, les parents restèrent
encore au coin du feu.
- Robert, dit Mme Brindini, vous
avez l'air harassé ce soir.
- Nous avons passé un
drôle d'après-midi, répondit le
professeur : c'était un vrai jeu de
cache-cache.
Ces messieurs alors
racontèrent qu'en arrivant chez le notaire,
ils avaient trouvé ce monsieur en possession
d'une lettre qui était parvenue entre ses
mains de la façon la plus étrange. Il
avait été bousculé le matin,
dans la rue, par un valet de chambre qui portait
tout un courrier à la poste ; sans que
personne s'en aperçût, une des lettres
était tombée dans la boue, et pendant
que M. Chigi adressait des reproches au maladroit,
il avait mis le pied sur la missive, le domestique,
hébété par sa maladresse et
sentant qu'il méritait une semonce, n'avait
pas demandé son reste et avait
déjà disparu, quand le notaire vit la
lettre et la ramassa. Elle était
adressée au colonel ; et comme elle
n'était pas timbrée, le tabellion la
mit dans sa poche pour la remettre lui-même
à son client.
- J'espère au moins, dit Mme
Brindini, que ce n'était pas une de ces
méchantes lettres du comte ?
- Au contraire, répondit le
colonel en riant ; et ce qui est surprenant,
c'est que c'est la première de son
écriture que je reçois depuis deux
ans ; et quoique ce fût une
réponse à la mienne, par laquelle je
lui annonçais que j'abandonnais l'Eglise de
Rome, il ne faisait pas même allusion
à cette circonstance, se plaignant de ma
négligence, de mon manque de coeur, et me menaçant
vaguement
à propos de l'hypothèque,
- Et néanmoins., ce qui
prouve que tous les goûts, sont dans la
nature, interrompit le professeur, ce brave
garçon a été très
satisfait de cette épître, et nous a
accusés, Chigi et moi, de manquer de
sentiment, parce que nous ne nous sommes pas
extasiés sur l'amabilité et la
tendresse du comte.
- Vous exagérez un peu, mon
ami, riposta M. Maxwell en souriant ;
néanmoins j'avoue que j'ai été
touché, même de ses
récriminations, parce qu'elles. prouvent que
son affection pour nous subsiste toujours. Je le
connais si bien, que je puis comprendre ses plus
étranges sorties.
- Avez-vous répondu à
cette lettre ? demanda Mme
Clarence.
- Pas encore. Votre mari et
Chigi
ont été tous deux d'avis qu'il
fallait faire une nouvelle tentative pour avoir une
entrevue avec mon oncle. Chigi est convaincu qu'il
y a quelque intrigue en jeu, et que nous ne
connaîtrons le dessous des cartes
qu'après une explication de vive voix. Nous
sommes allés au palais ; l'homme
d'affaires nous a dit que le comte était
parti pour tout l'hiver ; toutefois nous avons
tout lieu de ne pas le croire. Dans la cour, nous
avons. rencontré un domestique qui nous a
dit que mon oncle était allé faire
une promenade - on lui avait recommandé, de
dire qu'il était à Monte-Carlo. Sur
ces entrefaites, la nuit était venue, le gaz
était allumé, et au moment de
revenir, j'ai vu de la lumière dans le
cabinet de mon oncle.
- Et entre la lampe et la
fenêtre, interrompit M.
Clarence, la tonsure d'un prêtre se dessinait
clairement.
- Allons donc ! reprit
le
colonel, c'était le sommet chauve de la
tête de mon oncle, que vous avez prise pour
une tonsure.
- Avez-vous au moins vu votre
ancien
ami, le majordome Jérôme ?
demanda Mme Brindini.
- Oui - il nous a dit que son
maître était en France, mais pendant
que ses lèvres parlaient, ses yeux me
disaient tout le contraire. Le grand vestibule
était rempli de malles et de caisses, ce qui
me fait croire que le comte partira, mais n'est pas
parti. J'ai probablement manqué la
dernière occasion que j'aurais eue de le
voir.
- Vous me permettrez, colonel,
de ne
pas être de votre avis ; vous calomniez
ma vue qui est au moins aussi bonne que la
vôtre ; j'y vois plus clair que vous,
car c'est à peine si vous admettez que
quelqu'un vous a desservi près de votre
oncle, tandis que moi, je suis parfaitement
convaincu qu'au fond de tout cela se trouve ce
prêtre, dont vous avez fait votre ennemi, qui
a su s'insinuer dans les bonnes grâces du
comte jusqu'à devenir son secrétaire
particulier, et qui se nomme le père
Gaspard.
- C'est parce que vous avez
cette
conviction que vous voyez partout tonsure et
soutane. Quel avantage trouverait-il, je vous le
demande, à nous tenir
séparés ? N'y aurait-il pas
plutôt avantage pour lui à nous
réconcilier ?
- La vengeance est parfois bien
douce...
- Décrivez-moi le comte,
demanda Mme Clarence.
- Grand, cheveux blancs, des
yeux
noirs perçants, démarche
aristocratique, physionomie remarquable qu'il ne
parvient pas, malgré tous ses efforts,
à rendre féroce.
- Eh bien ! alors, je
suis
convaincue que le comte est à Rome et que
nous l'avons vu aujourd'hui au musée.
J'espère qu'il ne comprend pas très
bien l'anglais, sans quoi il aurait
été peu flatté de ce qui se
disait sur son compte.
- Robert, parlerez-vous de tout
cela
à votre fille ?
- Pas pour le moment ;
elle a
eu assez de soucis ces temps-ci.
Marguerite, qui d'ordinaire
scrutait
la physionomie de son père, avait
été trop absorbée par d'autres
pensées pour l'examiner ce soir-là.
Elle pensait surtout à sa tante dont le
visage désolé la poursuivait comme un
mauvais rêve. Quand les deux cousines furent
montées dans leur chambre, un mot dit par
Elsa éveilla l'attention de Rita.
- Oh ! cousine, comment
ai-je
pu être aussi oublieuse ? Que dirais-tu
s'il se trouvait que tu avais deviné juste,
et que l'inscription sur le bracelet de notre bras
de marbre était de l'hébreu ? Eh
bien ! tu as raison ; j'avais pris une
copie exacte de ces caractères et je les ai
montrés ce matin au professeur Clarence, qui
a déchiffré le nom de...
- Moïse ? s'exclama
Elsa
ravie.
- Non, simplement
Lévy.
- Alors ce n'est pas
Jokébed ?
- Qui sait ? elle
portait
peut-être les deux noms, Lévy et
Jokébed.
- Lévy est un nom d'homme, et
la mère de Moïse était une
femme.
- Néanmoins, il serait
possible que Lévy fût le nom de
quelqu'un ou de quelque chose qui se rapportait
à Moïse.
Les jeunes filles prirent leur
Bible
pour voir si elles y trouveraient quelque
éclaircissement. Elles trouvèrent, au
deuxième chapitre de l'Exode : Or un
homme de la maison de Lévy alla et
épousa une fille de
Lévy...
- Oh ! Rita, si
c'étaient vraiment les parents de
Moïse ! Vois, Lévy était le
grand-père d'Amram, le père de
Moïse, et ce même Lévy
était le père de Jokébed,
laquelle avait épousé son
neveu !
- C'est donc bien Jokébed.
Sans doute, au moment de leurs fiançailles,
Amram donna ce bracelet à sa tante et y fit
graver leurs noms. Oh ! Elsa, dès que
nous serons de retour à la maison, nous
allons reprendre nos fouilles avec ardeur. Il faut
que nous rendions le bébé à
Jokébed.
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