Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XVI.

LA PARABOLE.

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 LE mois d'octobre fut particulièrement beau cette année-là. M. et Mme Clarence résolurent d'en profiter pour faire un petit séjour d'exploration à Rome, et ils proposèrent à leurs voisins Brindini d'être de la partie.
Mme Brindini, dont la santé s'était améliorée, obtint le consentement de son docteur, et les châteaux en Espagne allaient leur train. La maison de ville du professeur pouvait tous les héberger et, pour les repas, la vieille Joséphine, dirigée par Mme Clarence et aidée par les jeunes filles, suffirait à la besogne.

Nous n'entreprendrons pas de raconter tout ce que nos amis virent et visitèrent pendant cette semaine. Un Boedecker serait plus fidèle historien que nous ; mais Elsa, pendant plusieurs mois, ne tarit pas dans ses récits enthousiastes, pour la plus grande édification, de Mme Mactavish.

On était arrivé à la veille du départ. Ce jour devait être consacré à la basilique de Saint-Paul, quand, pendant le déjeuner, arriva un message du notaire Chigi qui réclamait la présence immédiate du colonel.
- C'était dur, comme le disait Bruce, que ce vieux légiste intervint toujours, quand ou se passait si volontiers de lui.
- Ne prenez pas des airs aussi désespérés, dit M. Brindini en partant. Les communications que Chigi a à me faire ne sont pas toujours aussi importantes qu'il veut bien le dire. Peut-être reviendrons-nous bientôt ; en tous cas, nous pourrons faire notre course à Saint-Paul, demain matin.

Une heure plus tard, Mme Clarence recevait un billet. de son mari, qui avait accompagné le colonel, l'informant que ces messieurs seraient sans doute retenus jusqu'au dîner.
- Il ne nous reste qu'à prendre bravement notre parti de ce contretemps, dit Mme Clarence en voyant les mines allongées des jeunes gens, et comme nous ne voulons pas que notre dernière journée soit ainsi assombrie, nous trouverons bien moyen de la remplir agréablement. Pendant que Mme Brindini va se reposer, Bruce fera le chevalier servant et accompagnera Rita chez le fruitier et le pâtissier. Pendant ce temps, Monique et moi irons inviter les petites filles du docteur Blair, qui demeurent au premier, à venir goûter avec nous. Puis nous irons tous ensemble faire une dernière visite au musée Brindini, et à Jokébed en particulier. Mme Brindini et moi en avons tant entendu parler, que nous sommes très désireuses de faire sa connaissance.

Cette proposition changea si bien le cours des idées, qu'on fut sur le point d'envoyer une adresse de remerciements au sieur Chigi pour avoir bouleversé tous les plans.

Marguerite connaissait parfaitement les rues de Rome aussi s'acquitta-t-elle vite et bien de ses commissions. Bruce trouvait cette expédition fort de son goût ; à chaque pas, quelque chose de nouveau captivait son attention. Ce qui le surprenait et l'amusait le plus, c'étaient les nombreux mendiants qui tendaient la main et qui presque tous servaient de modèles aux peintres en renom.
- Ah ! voilà Jean-Baptiste, dit Rita en désignant un homme de taille moyenne, en costume oriental, avec une tête admirable. C'est un fieffé coquin qui passe la moitié de sa vie en prison. Celui-ci est Cupidon.

Et elle montrait un enfant habillé de guenilles rouges et noires, qui la considérait de ses grands yeux noirs et lui adressait un sourire des plus mutins.
Ce qui plaisait moins au jeune Écossais, c'était la légion de prêtres et de moines qui sillonnait les rues. Ils avaient quelque chose de si commun, de si sale, que Bruce était forcé de s'avouer que le père Gaspard leur était pourtant bien supérieur, extérieurement du moins.
- Regardez ! s'écria soudain Marguerite en lui montrant deux religieuses de l'autre côté de la rue.

L'une d'elles était jeune et fraîche ; la plus âgée ressemblait à un spectre. Néanmoins, Cécile Corvietti était encore reconnaissable.
- Je veux lui parler ; il le faut ; traversons la rue.

Au même moment, un embarras de voitures les cloua à leur place, et presque aussitôt on entendit ces mots : « Le roi ! le roi ! »
Il fallut bien se ranger pour laisser passer le cortège royal, et Bruce, se voyant là le seul représentant de la Grande-Bretagne, monta sur une borne et salua Sa Majesté avec tout l'aplomb d'un ambassadeur.
Nos jeunes gens étaient si absorbés par le spectacle qui se déroulait sous leurs yeux, qu'ils ne firent pas attention à une voiture occupée par deux messieurs qui les examinaient attentivement. L'un d'eux était un prêtre, l'autre un vieillard dont le visage, malgré sa rudesse, exerçait un véritable attrait.

Marguerite était tout à fait à son avantage avec sa toilette grise et rose, et son large chapeau de paille, garni de grosses plumes noires. Elle ne s'apercevait pas que le vieux monsieur la dévisageait ; mais le prêtre en prenait note et attendait avec impatience que les chevaux pussent avancer. Quand enfin cortège et voitures eurent disparu, Marguerite dit d'un ton découragé :
- Inutile de chercher à les rejoindre ; elles ont disparu ; nous n'avons qu'à poursuivre notre chemin.

Lorsque tous les préparatifs du goûter furent terminés et que la société se prépara à aller au Musée, Rita demanda à rester au logis.
- J'arrangerai ces fruits et ces fleurs, dit-elle. Je serais sûre, sans cela, de revenir de mauvaise humeur comme çà m'arrive chaque fois que je rentre dans le palais de mon oncle.

Mme Clarence devinant que quelque chose avait dû impressionner la jeune fille et qu'elle avait besoin de solitude, donna le signal du départ.
Il n'y avait presque personne dans les galeries, ce qui enchanta Elsa ; après avoir donné un coup d'oeil rapide aux divers tableaux et sculptures, ces dames furent enfin conduites devant la statue de Jokébed. Elles restèrent si longtemps en contemplation devant ce chef-d'oeuvre, qu'elles attirèrent l'attention d'un vieux monsieur, évidemment un habitué du musée, qui se promenait sans pourtant regarder grand'chose. Il pouvait avoir soixante et dix ans, au minimum ; ses cheveux étaient blancs, et ses yeux noirs, d'une vivacité toute juvénile, brillaient sous d'épais sourcils gris de fer.
Son regard tomba sur Bruce, lequel, fidèle à ses habitudes, rôdait de côté et d'autre, cherchant quelle découverte il pourrait bien faire.
- Où donc ai-je rencontré ce spécimen de John Bull ? se demandait-il. Ah ! j'y suis ! C'est lui qui escortait Mlle Brindini au passage du roi. Ce sont bien les mêmes yeux clignotants de hibou ! Ce doit être un de ces hérétiques dont on m'a tant parlé, - ces suppôts de Satan qui doivent la perdre pour le présent et pour l'éternité. - Ah ! le voici qui vient de mon côté ; je vais l'aborder.
- Qui êtes-vous, jeune homme ? demanda le vieillard en lui posant la main sur le bras.

Bruce, pris par surprise, regarda son interlocuteur de côté.
- C'est un chef de brigands des Abruzzes, pensa-t-il. Je ne veux pas lui dire mon nom. Un de mes compatriotes, dit-il tout haut, m'a baptisé : un nébuleux mystérieux.
- Encore un de ces toqués d'Anglais, murmura le vieux monsieur en s'approchant du groupe qui entourait Jokébed.

Il arriva juste à temps pour entendre ces mots :
« Que ce comte Romualdo Brindini doit donc être un méchant homme ! Oui, il faut qu'il soit bien méchant, pour que Rita le déteste comme elle le fait. »
« Ah ! ah ! murmura le vieillard, c'est dans ces aimables sentiments que l'élève son père ! C'est ainsi qu'il lui représente l'oncle de sa mère, qu'il lui en fait un Barbe-Bleue ? »
- Je n'ai jamais osé lui dire, continua la voix claire d'Elsa, que c'est mal de détester les gens, parce que je crois bien que si j'avais un oncle comme le sien, j'agirais comme elle !

Mme Clarence lui fit signe de se taire, car dans ce chef de brigands, au dire de Bruce, elle avait cru trouver une certaine ressemblance avec Marguerite, et un instinct secret lui disait qu'il fallait être sur ses gardes.

En revenant à la maison, Marguerite et les deux jeunes convives les accueillirent de leur mieux ; tout le monde fit honneur au goûter, et comme la pluie était venue, et avec elle le rafraîchissement de la température, on se groupa avec plaisir autour d'un joyeux feu de sarments. Alors commencèrent les jeux qui ne tardèrent pas à devenir si bruyants, que Mme Clarence proposa quelque chose de plus tranquille, afin de ménager les nerfs de Mme Brindini.

- C'est vous alors qui serez la victime, maman, car votre unique ressource est de nous raconter une histoire. C'est le seul moyen de nous calmer.
- Une histoire ? répéta Mme Clarence ; mais si je n'en connais pas ? Rita pourra peut-être me remplacer. Qu'étudiez-vous donc de si intéressant dans cette bûche incandescente ?
- J'y vois, j'y vois un visage, mais un visage si triste !... Un visage que j'ai entrevu cet après-midi, celui de tante Cécile, qui me poursuit comme un cauchemar. Pourquoi la vie est-elle composée de contrastes si poignants ? Pourquoi sommes-nous ici tous si heureux, et pourquoi tante Cécile a-t-elle l'air du désespoir en personne ?
- Oh ! Madame, si seulement vous pouviez nous dire, murmura Elsa...
- Quoi donc, ma chérie ?
- L'autre jour, nous parlions de Mme Corvietti et des oeuvres méritoires et surérogatoires. J'ai voulu expliquer à Rita que Jésus avait tout accompli pour chacun de nous et que nous n'avons qu'à croire en Lui ; mais je n'ai pas su m'en tirer, et tante Éléonore nous a conseillé de nous adresser à vous.
- Peut-être pourrai-je vous rendre la chose plus claire à l'aide d'une parabole :

« Un grand roi possédait un esclave, auquel il confia le soin d'une serre renfermant une foule de plantes rares et précieuses. Cette serre avait dix fenêtres. Le maître, qui partait pour un long voyage, recommanda à son serviteur de tenir les vitres toujours très propres, afin que le soleil pût pénétrer dans l'édifice. « Si tu t'acquittes bien et consciencieusement de tes devoirs, » lui dit-il, « à mon retour je te donnerai la liberté, et je t'adopterai pour mon fils. »

» Il semblait facile de gagner une aussi haute récompense. Aussi le serviteur se mit joyeusement à l'oeuvre, jusqu'à ce qu'un jour il se dît : « Pourquoi ne m'accorderais-je pas un peu de repos ? » Et il négligea pendant quelques jours de laver les fenêtres. Quand il voulut reprendre son éponge, il trouva une couche de poussière si épaisse qu'il dut prendre une brosse, et comme sa besogne n'avançait pas, il fut pris d'un mouvement de colère, et, par inadvertance, cassa les vitres. Pendant qu'il déplorait son impatience, un orage éclata, acheva de briser les fenêtres ; la pluie, la grêle entrèrent dans la serre, et détruisirent toutes les plantes. Le jardinier infidèle, assis sur un escabeau, pleurait et se lamentait quand son maître revint. Voyant les dégâts, il s'écria : « Méchant et paresseux serviteur, tu n'étais donc pas digne de ma confiance ! Tu iras en prison jusqu'à ce que tu puisses me rembourser les vitres brisées ! »

» Comme le serviteur se jetait à ses pieds pour implorer son pardon, le fils du roi vint à passer. « Mon fils, » dit le père, « ne peux-tu rien pour ce misérable esclave ? »

» Le jeune homme ne répondit que par un sourire angélique, et, se penchant vers l'esclave, il lui dit doucement : « Ne crains pas, je t'aiderai » Il toucha les fenêtres, et les vitres furent réparées les plantes brisées se redressèrent, les fleurs fanées furent plus fraîches qu'auparavant ; mais il y avait sur toutes ces choses une empreinte sanglante qui prouvait que le fils du roi s'était blessé en réparant le mal.

» Vous n'aurez pas de peine à comprendre avec quelle reconnaissance et quel amour le pauvre jardinier se remit à l'oeuvre ! Il était bien résolu à ne plus retomber dans sa paresse et sa négligence - mais, hélas ! de temps à autre encore il s'oubliait, et toujours son jeune maître venait à son secours. Il était si absorbé dans le soin qu'il prenait de ses dix fenêtres, afin qu'elles fussent toujours bien claires pour laisser passer les rayons du soleil, qu'il ne voyait pas les fleurs se changer en fruits ; plus il travaillait, et mieux il se rendait compte qu'il ne pourrait jamais faire trop pour son maître, et même jamais assez.

» Lorsqu'enfin le roi revint de son grand voyage, il se jeta à ses pieds, et lui dit « 0 mon seigneur, pardonnez-moi, je n'ai pas toujours rempli ma tâche comme je l'aurais voulu ! » - « A qui sont ces ravissantes fleurs et ces beaux fruits ? n'est-ce pas toi qui les a cultivés ? » - « C'est mon jeune maître qui a tout fait. Dieu m'est témoin, seigneur, que je vous aimais et aurais voulu vous le prouver ; j'aurais voulu faire quelque chose d'extraordinaire pour vous prouver ma gratitude, et jamais je n'ai pu remplir exactement. ma tâche quotidienne. Non, je n'ai rien pu faire de surérogatoire, mais j'ai chanté en travaillant pour prouver à tout le monde combien j'étais heureux à votre service. » Le roi, après avoir regardé les traces de sang laissées par les mains de son fils, releva son esclave avec bonté, et lui dit : Cela va bien, bon et fidèle serviteur. Entre dans la joie de ton Seigneur. »

- Et maintenant, dit Mme Clarence, qui m'expliquera le sens de cette parabole ?
- C'est une jolie histoire, mère, répondit la petite Monique ; mais je ne sais pas si je la comprends bien. Dieu nous a donné à chacun une tâche à remplir ; nous ne le faisons pas toujours ; mais si nous essayons, Jésus nous aide.
- Et vous, Elsa, que dites-vous ?
- J'ai pensé que les dix fenêtres étaient les dix commandements de la loi de Dieu ; nous les transgressons bien souvent, et nous mériterions une punition que Jésus a subie pour nous en préserver. Dieu a pitié de nous, et par amour pour Jésus, il nous bénit et nous pardonne.

La conversation s'engagea ; chacun dit son mot, demanda des explications ; seule, Marguerite gardait le silence, mais sur son visage se voyait le reflet d'une grande joie et d'une paix profonde. Elle secoua enfin son mutisme, et tout en embrassant Mme Clarence, lui dit :
- Je suis de l'avis de Monique : votre histoire est très intéressante ; elle est même plus que ça !
- Parce qu'elle est l'histoire de Dieu, mon enfant, et que tout ce qui nous vient de lui est parfait.

Les messieurs étaient rentrés, le souper achevé, et quand les jeunes gens eurent été se coucher pour se préparer aux fatigues du lendemain, les parents restèrent encore au coin du feu.
- Robert, dit Mme Brindini, vous avez l'air harassé ce soir.
- Nous avons passé un drôle d'après-midi, répondit le professeur : c'était un vrai jeu de cache-cache.

Ces messieurs alors racontèrent qu'en arrivant chez le notaire, ils avaient trouvé ce monsieur en possession d'une lettre qui était parvenue entre ses mains de la façon la plus étrange. Il avait été bousculé le matin, dans la rue, par un valet de chambre qui portait tout un courrier à la poste ; sans que personne s'en aperçût, une des lettres était tombée dans la boue, et pendant que M. Chigi adressait des reproches au maladroit, il avait mis le pied sur la missive, le domestique, hébété par sa maladresse et sentant qu'il méritait une semonce, n'avait pas demandé son reste et avait déjà disparu, quand le notaire vit la lettre et la ramassa. Elle était adressée au colonel ; et comme elle n'était pas timbrée, le tabellion la mit dans sa poche pour la remettre lui-même à son client.
- J'espère au moins, dit Mme Brindini, que ce n'était pas une de ces méchantes lettres du comte ?
- Au contraire, répondit le colonel en riant ; et ce qui est surprenant, c'est que c'est la première de son écriture que je reçois depuis deux ans ; et quoique ce fût une réponse à la mienne, par laquelle je lui annonçais que j'abandonnais l'Eglise de Rome, il ne faisait pas même allusion à cette circonstance, se plaignant de ma négligence, de mon manque de coeur, et me menaçant vaguement à propos de l'hypothèque,
- Et néanmoins., ce qui prouve que tous les goûts, sont dans la nature, interrompit le professeur, ce brave garçon a été très satisfait de cette épître, et nous a accusés, Chigi et moi, de manquer de sentiment, parce que nous ne nous sommes pas extasiés sur l'amabilité et la tendresse du comte.
- Vous exagérez un peu, mon ami, riposta M. Maxwell en souriant ; néanmoins j'avoue que j'ai été touché, même de ses récriminations, parce qu'elles. prouvent que son affection pour nous subsiste toujours. Je le connais si bien, que je puis comprendre ses plus étranges sorties.
- Avez-vous répondu à cette lettre ? demanda Mme Clarence.
- Pas encore. Votre mari et Chigi ont été tous deux d'avis qu'il fallait faire une nouvelle tentative pour avoir une entrevue avec mon oncle. Chigi est convaincu qu'il y a quelque intrigue en jeu, et que nous ne connaîtrons le dessous des cartes qu'après une explication de vive voix. Nous sommes allés au palais ; l'homme d'affaires nous a dit que le comte était parti pour tout l'hiver ; toutefois nous avons tout lieu de ne pas le croire. Dans la cour, nous avons. rencontré un domestique qui nous a dit que mon oncle était allé faire une promenade - on lui avait recommandé, de dire qu'il était à Monte-Carlo. Sur ces entrefaites, la nuit était venue, le gaz était allumé, et au moment de revenir, j'ai vu de la lumière dans le cabinet de mon oncle.
-
Et entre la lampe et la fenêtre, interrompit M. Clarence, la tonsure d'un prêtre se dessinait clairement.
- Allons donc ! reprit le colonel, c'était le sommet chauve de la tête de mon oncle, que vous avez prise pour une tonsure.
- Avez-vous au moins vu votre ancien ami, le majordome Jérôme ? demanda Mme Brindini.
- Oui - il nous a dit que son maître était en France, mais pendant que ses lèvres parlaient, ses yeux me disaient tout le contraire. Le grand vestibule était rempli de malles et de caisses, ce qui me fait croire que le comte partira, mais n'est pas parti. J'ai probablement manqué la dernière occasion que j'aurais eue de le voir.
- Vous me permettrez, colonel, de ne pas être de votre avis ; vous calomniez ma vue qui est au moins aussi bonne que la vôtre ; j'y vois plus clair que vous, car c'est à peine si vous admettez que quelqu'un vous a desservi près de votre oncle, tandis que moi, je suis parfaitement convaincu qu'au fond de tout cela se trouve ce prêtre, dont vous avez fait votre ennemi, qui a su s'insinuer dans les bonnes grâces du comte jusqu'à devenir son secrétaire particulier, et qui se nomme le père Gaspard.
- C'est parce que vous avez cette conviction que vous voyez partout tonsure et soutane. Quel avantage trouverait-il, je vous le demande, à nous tenir séparés ? N'y aurait-il pas plutôt avantage pour lui à nous réconcilier ?
- La vengeance est parfois bien douce...
- Décrivez-moi le comte, demanda Mme Clarence.
- Grand, cheveux blancs, des yeux noirs perçants, démarche aristocratique, physionomie remarquable qu'il ne parvient pas, malgré tous ses efforts, à rendre féroce.
- Eh bien ! alors, je suis convaincue que le comte est à Rome et que nous l'avons vu aujourd'hui au musée. J'espère qu'il ne comprend pas très bien l'anglais, sans quoi il aurait été peu flatté de ce qui se disait sur son compte.
- Robert, parlerez-vous de tout cela à votre fille ?
- Pas pour le moment ; elle a eu assez de soucis ces temps-ci.

Marguerite, qui d'ordinaire scrutait la physionomie de son père, avait été trop absorbée par d'autres pensées pour l'examiner ce soir-là. Elle pensait surtout à sa tante dont le visage désolé la poursuivait comme un mauvais rêve. Quand les deux cousines furent montées dans leur chambre, un mot dit par Elsa éveilla l'attention de Rita.
- Oh ! cousine, comment ai-je pu être aussi oublieuse ? Que dirais-tu s'il se trouvait que tu avais deviné juste, et que l'inscription sur le bracelet de notre bras de marbre était de l'hébreu ? Eh bien ! tu as raison ; j'avais pris une copie exacte de ces caractères et je les ai montrés ce matin au professeur Clarence, qui a déchiffré le nom de...
- Moïse ? s'exclama Elsa ravie.
- Non, simplement Lévy.
- Alors ce n'est pas Jokébed ?
- Qui sait ? elle portait peut-être les deux noms, Lévy et Jokébed.
- Lévy est un nom d'homme, et la mère de Moïse était une femme.
- Néanmoins, il serait possible que Lévy fût le nom de quelqu'un ou de quelque chose qui se rapportait à Moïse.

Les jeunes filles prirent leur Bible pour voir si elles y trouveraient quelque éclaircissement. Elles trouvèrent, au deuxième chapitre de l'Exode : Or un homme de la maison de Lévy alla et épousa une fille de Lévy...
- Oh ! Rita, si c'étaient vraiment les parents de Moïse ! Vois, Lévy était le grand-père d'Amram, le père de Moïse, et ce même Lévy était le père de Jokébed, laquelle avait épousé son neveu !
- C'est donc bien Jokébed. Sans doute, au moment de leurs fiançailles, Amram donna ce bracelet à sa tante et y fit graver leurs noms. Oh ! Elsa, dès que nous serons de retour à la maison, nous allons reprendre nos fouilles avec ardeur. Il faut que nous rendions le bébé à Jokébed.

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