Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XV.

L'ACCIDENT.

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 NE trouves-tu pas étrange, Elsa, que mon oncle Romualdo n'ait pas répondu à la lettre que mon père lui a adressée il y a plus de huit jours ? Papa ne sait qu'en penser ; il me semble, que c'est de bon augure. En tous cas, il ne peut plus nous mettre à la porte cette année.
Les deux cousines étaient dans le jardin, attendant qu'on les appelât pour le thé.
- Sais-tu, reprit Rita, que j'ai eu une lettre de tante Cécile ? Mais elle a beau me vanter le bonheur d'être au couvent et se dire parfaitement heureuse, il me semble lire entre les lignes qu'elle est au contraire très triste, très malheureuse. Je regrette de n'avoir pas été plus aimable pour elle quand elle est partie. Elle me fait vraiment pitié ma pauvre tante ! Au fait, pourquoi l'appeler « pauvre », puisqu'elle s'efforce de gagner le ciel et que certainement un jour elle aura une des meilleures places Là-Haut ?
Elle se tue presque par ses jeûnes et ses macérations : elle ne vit que pour accomplir de bonnes oeuvres qui profiteront à elle-même et aux autres. Hélas ! ce n'est pas moi qui mériterai jamais le ciel.
- Nanette ne croit pas au mérite des oeuvres, dit brusquement Elsa, pour laquelle un ciel peuplé de saintes de l'acabit de Mme Corvietti avait peu d'attraits. Croire au Seigneur Jésus, voilà tout ce que nous avons à faire.
- Est-ce que ta Bible t'ordonne, si tu crois en Jésus-Christ, de ne pas faire de bonnes oeuvres ?

Elsa n'eut pas le temps de répondre, la cloche sonnait ; le plateau fut apporté à l'ombre des grands arbres ; tout en servant sa belle-mère et ses cousins, Rita paraissait préoccupée.
- As-tu mal de tête, Rita ? demanda Mme Brindini.
- Oh ! non, petite mère ; je réfléchissais seulement à une conversation que nous avons eue avec Elsa au sujet des bonnes oeuvres qui nous méritent du bonheur dans ce monde et dans l'autre. Elsa n'approuve pas les bonnes oeuvres.
- Je n'ai jamais dit que c'était mal de faire le bien, interrompit vivement Elsa ; mais nous ne devons pas le faire en vue d'une récompense.
- Qu'est-ce que c'est que des oeuvres méritoires ? demanda Bruce fort occupé à surveiller les marches et contre-marches d'un insecte qui faisait une incursion sur son mollet.
- Les oeuvres, méritoires sont celles qui nous attirent l'approbation de Dieu et qui sont l'expiation de nos péchés.
- Tu te trompes, Rita, interrompit Elsa avec une certaine aigreur ; oncle Alister nous a répété bien des fois que nous ne pouvons pas être sauvés par les oeuvres que nous faisons.
- Est-ce que la Bible ne dit pas quelque part que nos justices sont comme un linge souillé ? Alors, moins nous nous en vanterons, mieux ça vaudra, dit sentencieusement Bruce.
- Je suis de votre avis et je ne prétends pas que, pour le moment, nous soyons des « saints » les uns ou les autres.
- Ici-bas personne n'est saint ; nous sommes tous pécheurs.
- Tu changerais peut-être d'avis, Elsa, si tu lisais la Vie des saints, car, non seulement ils ont gagné le ciel pour eux-mêmes, mais encore ils en ont ouvert l'accès à d'autres.
- Qu'ont-ils donc fait ? interrogea Bruce.
- Prenons sainte Christine pour exemple. Pour faire sortir les âmes du purgatoire, elle est redescendue du ciel, elle est entrée dans des fournaises ardentes, elle a passé jusqu'à six jours sous la glace, elle s'est laissé entraîner, tourner et retourner par la roue d'un moulin.
Sainte Marie d'Égypte a erré dans un désert pendant quarante-sept ans, jusqu'à ce que ses vêtements tombassent en lambeaux.


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- Arrêtez un instant, dit Bruce très perplexe ; vous disiez qu'elles avaient fait de bonnes oeuvres, mais, dans ce que vous nous racontez, je ne vois pas quel bien elles ont fait soit à elles-mêmes, soit aux autres, à moins toutefois que ce ne fût aux médecins.

Le flegmatique Bruce s'arrêta un instant pour réprimer une violente envie de rire.
- Cousine, reprit-il bientôt, si un jour vous avez des oeuvres méritoires dont vous ne saurez que faire, songez à moi qui suis de votre famille et qui risque, bien de ne jamais arriver là-haut par mon mérite personnel.
- Comment peux-tu parler ainsi, Bruce ? murmura Elsa indignée ; on dirait presque que tu crois à toutes ces bêtises.

Le visage de Marguerite se rembrunit et Mme Brindini, pour détourner la conversation, demanda :
- Quel a été le plus grand saint ?
- Jésus-Christ, cela va sans dire, riposta promptement le jeune garçon ; mais lui ne se serait jamais fait attacher à une roue de moulin. Il n'en aurait pas eu le temps ; il avait trop à faire à guérir les malades et à consoler les affligés : voilà les bonnes oeuvres. Oncle Alister disait toujours que nous n'entrerions au ciel que parce que notre Sauveur lui-même nous en avait ouvert l'entrée.
- Je sais cela aussi bien que vous, répondit Rita impatientée ; néanmoins nous pouvons nous aussi faire quelque chose : quand par exemple nous faisons plus que notre devoir, Dieu nous en tient compte. Vous n'avez rien à répondre à cela ?

Mme Brindini vint à la rescousse.
- J'avoue que je suis incapable de répliquer, mais nous prierons Mme Clarence de le faire, car elle a réponse à tout.

Cette proposition eut l'assentiment général et les trois enfants allèrent reprendre leurs pioches et leurs bêches.
La seule trouvaille qu'ils firent fut un morceau de marbre blanc. Elsa se mit en tête que ce devait être un fragment du bras que son oncle avait mis sous globe dans la bibliothèque ; elle voulut aller tout de suite s'en assurer.
Rita l'accompagna et, comme il n'y avait personne, Elsa monta sur l'escabeau.
- Je suis sûre que c'est le morceau manquant et sur lequel il y a une inscription pareille à celle du bracelet. Descendons ce bras de là-haut et portons-le au professeur Clarence qui pourra sans doute nous la déchiffrer.
- Tu oublies que papa nous a défendu d'y toucher.
- Oncle Robert ne parlait que du globe, et si nous prenons bien garde, nous ne le casserons pas.

Avant que Marguerite eût pu l'en empêcher, la petite fille avait tendu les bras pour soulever le globe ; mais soit qu'elle ne fût pas assez grande, soit qu'elle ne fût pas assez forte, l'objet lui échappa des mains et l'aurait entraînée dans sa chute, si Rita ne se fut trouvée là pour la retenir. Un craquement annonça que le globe était brisé.
Tremblant de tous ses membres, Elsa descendit de son marchepied et se laissa conduire dans sa chambre.
- Ici, nous pouvons respirer, dit Marguerite ; nous avons fait là de bel ouvrage. Mon père sera horriblement vexé ; mais ne prends pas la chose tellement au tragique, cousine. Peut-être papa ne s'en apercevra-t-il pas pendant plusieurs jours, et les soupçons tomberont sur Lucie, qui fait sans cesse de ces maladresses. Il vaut mieux que la faute retombe sur elle que sur nous, parce que, dans un premier moment de colère, papa serait capable de nous défendre de continuer nos recherches. Tu es si pâle, que tu feras mieux de rester ici pendant que j'irai rejoindre Bruce ; de cette manière, personne ne se doutera de rien.

Elsa la laissa partir. Elle aurait bien voulu étouffer ses remords, se persuader qu'après tout c'était un accident très réparable, et que puisque Lucie était coutumière du fait, autant valait la laisser accuser. On la dédommagerait d'une manière ou d'une autre.

Deux jours se passèrent ainsi, jours de regrets et de tristesse. Le troisième jour, Marguerite dit en riant à sa cousine :
- Tu peux être tranquille maintenant ; j'ai entendu papa, furieux, appelant Lucie une bonne à rien, une menteuse, et lui ordonner de quitter la maison dans les vingt-quatre heures. Ne prends pas cet air tragique. Lucie est habituée à ces scènes-là ; trois ou quatre fois par an, papa la met à la porte ; elle ne se montre pas de quelques heures, puis elle reprend son service comme si de rien n'était. Allons, courage, tout ira bien.

Laissée seule, Elsa se répéta ces mots : « Tout ira bien. » Non, elle trouvait, au contraire, que tout allait mal, et se sentait plus malheureuse que jamais. En feuilletant sa Bible d'une main distraite, elle tomba sur ce passage : Si nous confessons nos péchés, Il est fidèle et juste pour nous les pardonner.
Elle s'arrêta soudain. Les mots étaient écrits comme en lettres de feu, et elle comprit tout à coup l'étendue de sa faute et la nécessité d'une confession sincère, si elle voulait obtenir un pardon plein et entier.

Bien que la soirée fût déjà avancée, elle se mit à la recherche de sa cousine ; celle-ci fut très surprise de cette visite tardive, plus surprise encore quand, au milieu de ses larmes, Elsa la mit au courant de son chagrin.
- Pourquoi te mettre dans un pareil état, cousine ? La chose n'en vaut vraiment pas la peine ; Lucie a déjà oublié la semonce qu'elle a reçue ; nous n'avons peut-être pas agi avec une droiture parfaite, mais ça n'a pas d'importance. C'est un petit péché.
- Je ne crois pas qu'il y ait de petit péché, Rita, car la Bible dit expressément que nous ne devons pas mentir ; et si je n'ai pas menti des lèvres, j'ai menti par ma conduite. Veux-tu venir avec moi chez ton père ? Je n'aurai de repos que lorsque je me serai confessée.
- Je croyais que les protestants blâmaient la confession.
- Non pas quand nous avouons nos fautes à ceux que nous avons offensés. Je me suis déjà humiliée devant Dieu, et je sens qu'il m'a pardonnée ; il me reste à me confesser à ton père et à Lucie.
- Ma chère enfant, dit le colonel avec bonté quand la pauvre petite eut déchargé son coeur, l'accident en lui-même n'aurait rien été, si ce globe n'eût été un cadeau de la mère de Marguerite. C'est pour cela que j'y tenais. N'en parlons plus ; tu as atténué ta faute autant que possible. Je comprends que ce qui t'afflige le plus maintenant, c'est d'avoir offensé ton Père céleste, mais tu sais mieux que moi quelle est sa miséricorde.
- Père, hasarda Marguerite, vous n'avez pas encore prononcé notre sentence.
- Je vous condamne l'une et l'autre à aller vite vous coucher et à dormir jusqu'à demain matin.

Les deux jeunes filles l'embrassèrent tendrement mais avant de gagner sa chambre, Elsa se mit à la recherche de Lucie pour lui exprimer ses regrets de l'avoir laissé gronder à sa place. La femme de chambre fut très surprise de cette démarche, remercia avec toute la volubilité italienne, lui embrassa les mains et la déclara la plus belle et la plus aimable des demoiselles. Elsa, honteuse de toutes ces protestations, courut à la chambre de sa vieille bonne.
- Nanette, s'écria-t-elle, je voudrais que vous me grondiez ! J'ai été si sotte, et tout le monde est si bon pour moi ! Si quelqu'un me faisait des reproches, je serais moins honteuse de moi-même.

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