NE
trouves-tu pas
étrange, Elsa, que mon oncle Romualdo n'ait
pas répondu à la lettre que mon
père lui a adressée il y a plus de
huit jours ? Papa ne sait qu'en penser ;
il me semble, que c'est de bon augure. En tous cas,
il ne peut plus nous mettre à la porte cette
année.
Les deux cousines étaient dans le
jardin, attendant qu'on les appelât pour le
thé.
- Sais-tu, reprit Rita, que j'ai eu une
lettre de tante Cécile ? Mais elle a
beau me vanter le bonheur d'être au couvent
et se dire parfaitement heureuse, il me semble lire
entre les lignes qu'elle est au contraire
très triste, très malheureuse. Je
regrette de n'avoir pas été plus
aimable pour elle quand elle est partie. Elle me
fait vraiment pitié ma pauvre tante !
Au fait, pourquoi l'appeler
« pauvre », puisqu'elle
s'efforce de gagner le ciel et que certainement un
jour elle aura une des meilleures places
Là-Haut ?
Elle se tue presque par ses jeûnes
et ses macérations : elle ne vit que
pour accomplir de bonnes oeuvres qui profiteront
à elle-même et aux autres.
Hélas ! ce n'est pas moi qui
mériterai jamais le ciel.
- Nanette ne croit pas au mérite
des oeuvres, dit brusquement Elsa, pour laquelle un
ciel peuplé de saintes de l'acabit de Mme
Corvietti avait peu d'attraits. Croire au Seigneur
Jésus, voilà tout ce que nous avons
à faire.
- Est-ce que ta Bible t'ordonne, si tu
crois en Jésus-Christ, de ne pas faire de
bonnes oeuvres ?
Elsa n'eut pas le temps de
répondre, la cloche sonnait ; le
plateau fut apporté à l'ombre des
grands arbres ; tout en servant sa
belle-mère et ses cousins, Rita paraissait
préoccupée.
- As-tu mal de tête, Rita ?
demanda Mme Brindini.
- Oh ! non, petite
mère ; je réfléchissais
seulement à une conversation que nous avons
eue avec Elsa au sujet des bonnes oeuvres qui nous
méritent du bonheur dans ce monde et dans
l'autre. Elsa n'approuve pas les bonnes
oeuvres.
- Je n'ai jamais dit que c'était
mal de faire le bien, interrompit vivement
Elsa ; mais nous ne devons pas le faire en vue
d'une récompense.
- Qu'est-ce que c'est que des oeuvres
méritoires ? demanda Bruce fort
occupé à surveiller les marches et
contre-marches d'un insecte qui faisait une
incursion sur son mollet.
- Les oeuvres, méritoires sont
celles qui nous attirent l'approbation de Dieu et
qui sont l'expiation de nos péchés.
- Tu te trompes, Rita, interrompit Elsa
avec une certaine aigreur ; oncle Alister nous
a répété bien des fois que
nous ne pouvons pas être sauvés par
les oeuvres que nous faisons.
- Est-ce que la Bible ne dit pas quelque
part que nos justices sont comme un linge
souillé ? Alors, moins nous nous en
vanterons, mieux ça vaudra, dit
sentencieusement Bruce.
- Je suis de votre avis et je ne
prétends pas que, pour le moment, nous
soyons des « saints » les uns
ou les autres.
- Ici-bas personne n'est saint ;
nous sommes tous pécheurs.
- Tu changerais peut-être d'avis,
Elsa, si tu lisais la Vie des saints, car, non
seulement ils ont gagné le ciel pour
eux-mêmes, mais encore ils en ont ouvert
l'accès à d'autres.
- Qu'ont-ils donc fait ?
interrogea
Bruce.
- Prenons sainte Christine pour exemple.
Pour faire sortir les âmes du purgatoire,
elle est redescendue du ciel, elle est
entrée dans des fournaises ardentes, elle a
passé jusqu'à six jours sous la
glace, elle s'est laissé entraîner,
tourner et retourner par la roue d'un
moulin.
Sainte Marie d'Égypte a
erré dans un désert pendant
quarante-sept ans, jusqu'à ce que ses
vêtements tombassent en lambeaux.
- Arrêtez un instant, dit Bruce
très perplexe ; vous disiez qu'elles
avaient fait de bonnes oeuvres, mais, dans ce que
vous nous racontez, je ne vois pas quel bien elles
ont fait
soit
à elles-mêmes, soit aux autres,
à moins toutefois que ce ne fût aux
médecins.
Le flegmatique Bruce s'arrêta un
instant pour réprimer une violente envie de
rire.
- Cousine, reprit-il bientôt, si
un jour vous avez des oeuvres méritoires
dont vous ne saurez que faire, songez à moi
qui suis de votre famille et qui risque, bien de ne
jamais arriver là-haut par mon mérite
personnel.
- Comment peux-tu parler ainsi,
Bruce ? murmura Elsa indignée ; on
dirait presque que tu crois à toutes ces
bêtises.
Le visage de Marguerite se rembrunit et
Mme Brindini, pour détourner la
conversation, demanda :
- Quel a été le plus grand
saint ?
- Jésus-Christ, cela va sans
dire, riposta promptement le jeune
garçon ; mais lui ne se serait jamais
fait attacher à une roue de moulin. Il n'en
aurait pas eu le temps ; il avait trop
à faire à guérir les malades
et à consoler les affligés :
voilà les bonnes oeuvres. Oncle Alister
disait toujours que nous n'entrerions au ciel que
parce que notre Sauveur lui-même nous en
avait ouvert l'entrée.
- Je sais cela aussi bien que vous,
répondit Rita impatientée ;
néanmoins nous pouvons nous aussi faire
quelque chose : quand par exemple nous faisons
plus que notre devoir, Dieu nous en tient compte.
Vous n'avez rien à répondre à
cela ?
Mme Brindini vint à la
rescousse.
- J'avoue que je suis incapable de
répliquer, mais nous
prierons Mme Clarence de le faire, car elle a
réponse à tout.
Cette proposition eut l'assentiment
général et les trois enfants
allèrent reprendre leurs pioches et leurs
bêches.
La seule trouvaille qu'ils firent fut un
morceau de marbre blanc. Elsa se mit en tête
que ce devait être un fragment du bras que
son oncle avait mis sous globe dans la
bibliothèque ; elle voulut aller tout
de suite s'en assurer.
Rita l'accompagna et, comme il n'y avait
personne, Elsa
monta sur l'escabeau.
- Je suis sûre que c'est le
morceau manquant et sur lequel il y a une
inscription pareille à celle du bracelet.
Descendons ce bras de là-haut et portons-le
au professeur Clarence qui pourra sans doute nous
la déchiffrer.
- Tu oublies que papa nous a
défendu d'y toucher.
- Oncle Robert ne parlait que du globe,
et si nous prenons bien garde, nous ne le casserons
pas.
Avant que Marguerite eût pu l'en
empêcher, la petite fille avait tendu les
bras pour soulever le globe ; mais soit
qu'elle ne fût pas assez grande, soit qu'elle
ne fût pas assez forte, l'objet lui
échappa des mains et l'aurait
entraînée dans sa chute, si Rita ne se
fut trouvée là pour la retenir. Un
craquement annonça que le globe était
brisé.
Tremblant de tous ses membres, Elsa
descendit de son marchepied et se laissa conduire
dans sa chambre.
- Ici, nous pouvons respirer, dit
Marguerite ; nous avons
fait là de bel ouvrage. Mon père sera
horriblement vexé ; mais ne prends pas
la chose tellement au tragique, cousine.
Peut-être papa ne s'en apercevra-t-il pas
pendant plusieurs jours, et les soupçons
tomberont sur Lucie, qui fait sans cesse de ces
maladresses. Il vaut mieux que la faute retombe sur
elle que sur nous, parce que, dans un premier
moment de colère, papa serait capable de
nous défendre de continuer nos recherches.
Tu es si pâle, que tu feras mieux de rester
ici pendant que j'irai rejoindre Bruce ; de
cette manière, personne ne se doutera de
rien.
Elsa la laissa partir. Elle aurait bien
voulu étouffer ses remords, se persuader
qu'après tout c'était un accident
très réparable, et que puisque Lucie
était coutumière du fait, autant
valait la laisser accuser. On la
dédommagerait d'une manière ou d'une
autre.
Deux jours se passèrent ainsi,
jours de regrets et de tristesse. Le
troisième jour, Marguerite dit en riant
à sa cousine :
- Tu peux être tranquille
maintenant ; j'ai entendu papa, furieux,
appelant Lucie une bonne à rien, une
menteuse, et lui ordonner de quitter la maison dans
les vingt-quatre heures. Ne prends pas cet air
tragique. Lucie est habituée à ces
scènes-là ; trois ou quatre fois
par an, papa la met à la porte ; elle
ne se montre pas de quelques heures, puis elle
reprend son service comme si de rien
n'était. Allons, courage, tout ira
bien.
Laissée seule, Elsa se
répéta ces mots :
« Tout ira bien. » Non, elle
trouvait, au contraire, que tout allait mal, et se
sentait
plus
malheureuse que jamais. En feuilletant sa Bible
d'une main distraite, elle tomba sur ce
passage : Si nous confessons nos
péchés, Il est fidèle et juste
pour nous les pardonner.
Elle s'arrêta soudain. Les mots
étaient écrits comme en lettres de
feu, et elle comprit tout à coup
l'étendue de sa faute et la
nécessité d'une confession
sincère, si elle voulait obtenir un pardon
plein et entier.
Bien que la soirée fût
déjà avancée, elle se mit
à la recherche de sa cousine ; celle-ci
fut très surprise de cette visite tardive,
plus surprise encore quand, au milieu de ses
larmes, Elsa la mit au courant de son
chagrin.
- Pourquoi te mettre dans un pareil
état, cousine ? La chose n'en vaut
vraiment pas la peine ; Lucie a
déjà oublié la semonce qu'elle
a reçue ; nous n'avons peut-être
pas agi avec une droiture parfaite, mais ça
n'a pas d'importance. C'est un petit
péché.
- Je ne crois pas qu'il y ait de petit
péché, Rita, car la Bible dit
expressément que nous ne devons pas
mentir ; et si je n'ai pas menti des
lèvres, j'ai menti par ma conduite. Veux-tu
venir avec moi chez ton père ? Je
n'aurai de repos que lorsque je me serai
confessée.
- Je croyais que les protestants
blâmaient la confession.
- Non pas quand nous avouons nos fautes
à ceux que nous avons offensés. Je me
suis déjà humiliée devant
Dieu, et je sens qu'il m'a pardonnée ;
il me reste à me confesser à ton
père et à Lucie.
- Ma chère enfant, dit le colonel
avec bonté quand la
pauvre petite eut déchargé son coeur,
l'accident en lui-même n'aurait rien
été, si ce globe n'eût
été un cadeau de la mère de
Marguerite. C'est pour cela que j'y tenais. N'en
parlons plus ; tu as atténué ta
faute autant que possible. Je comprends que ce qui
t'afflige le plus maintenant, c'est d'avoir
offensé ton Père céleste, mais
tu sais mieux que moi quelle est sa
miséricorde.
- Père, hasarda Marguerite, vous
n'avez pas encore prononcé notre
sentence.
- Je vous condamne l'une et l'autre
à aller vite vous coucher et à dormir
jusqu'à demain matin.
Les deux jeunes filles
l'embrassèrent tendrement mais avant de
gagner sa chambre, Elsa se mit à la
recherche de Lucie pour lui exprimer ses regrets de
l'avoir laissé gronder à sa place. La
femme de chambre fut très surprise de cette
démarche, remercia avec toute la
volubilité italienne, lui embrassa les mains
et la déclara la plus belle et la plus
aimable des demoiselles. Elsa, honteuse de toutes
ces protestations, courut à la chambre de sa
vieille bonne.
- Nanette, s'écria-t-elle, je
voudrais que vous me grondiez ! J'ai
été si sotte, et tout le monde est si
bon pour moi ! Si quelqu'un me faisait des
reproches, je serais moins honteuse de
moi-même.
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