Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XIV.

LE POÈME ÉPlQUE.

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 JE voudrais bien que nous puissions aider!
- Moi aussi ; mais je ne vois pas trop comment cela serait possible.

Les deux Maxwell, revenant ensemble de Bagatelle, parlaient entre eux de la fameuse hypothèque qui les préoccupait étrangement.
- Peut-être y aurait-il un moyen.
Tu sais qu'oncle Alister nous a laissé de l'argent à toi et à moi ; nous pourrions à notre tour le donner à oncle Robert, cela l'indemniserait de notre nourriture ; il est vrai que si tu manges peu, moi j'ai un gros appétit. J'ai bien essayé, de ne pas manger à ma faim, mais au repas suivant, j'ai dévoré. C'est désastreux.
- On ne nous permettra jamais d'employer à cela notre argent, soupira Elsa, et Nanette m'a dit qu'oncle Robert n'a jamais voulu accepter de pension pour nous. Il aime beaucoup te voir bien manger, et te presse toujours de reprendre des plats.
- Il est certain qu'il en est responsable, repartit Bruce. C'est absurde de ne pas nous laisser disposer de notre argent ; nous n'en avons pas besoin maintenant, et quand nous serons grands, j'en gagnerai tant et plus pour toi et pour moi.
- Il est dur de ne pas pouvoir venir en aide à ceux que nous aimons, quand nous serions si heureux de te faire, riposta Elsa.
- J'y suis, s'écria le jeune garçon ; puisque ces stupides hommes de loi ne veulent pas nous donner d'argent, j'en gagnerai. M. Frank écrit pour des revues, et il m'a dit que c'était bien payé ; je lui demanderai demain comment il faut m'y prendre.

Le lendemain, Bruce avait un fort refroidissement, et à sa grande consternation, défense lui fut faite de sortir.
- Quand pourrai-je quitter ma chambre ? soupirait le prisonnier.
- Patience, patience, mon garçon ! Si la fièvre cède, et si le temps est beau, la semaine prochaine vous rendra votre liberté.
- Est-ce qu'une savante potion ne hâterait pas ma guérison ?
- Cela se pourrait bien, répondit Nanette sans trop écouter ce qu'il lui avait dit.

Marguerite entrait dans la chambre, équipée pour sortir.
- Le petit garçon de la veuve Farfa est mort, dit-elle, je vais y aller. Avez-vous une commission pour le village, Bruce ?
- Le docteur sera-t-il à l'enterrement ?
- Non vraiment ! Croyez-vous que le docteur Condotti ait le temps d'accompagner tous ses clients à leur dernière demeure ?
- Je ne croyais pas, qu'il en tuât autant, riposta Bruce.

Marguerite le secoua par les épaules et disparut.
Lui ne perdit pas son idée de vue ; il se procura, sans paraître y attacher d'importance, l'adresse du docteur, auquel il envoya le télégramme suivant :
« Besoin urgent de potion calmante. Signé : Brindini. » Grande fut la consternation, quand, au milieu de l'après-midi, arriva M. Condotti avec une potion pour le maître de Roccadoro. Celui-ci refusa de la recevoir ; on soupçonna un instant Nanette, mais Bruce avoua qu'il était l'auteur responsable, et pour se consoler de voir ses affaires personnelles tombées dans le domaine public, il avala la potion demandée.
- Une autre fois, lui dit son oncle, quand tu seras inquiet de ta petite santé, avertis-moi, et je me chargerai de la dépêche.
- Très volontiers, car alors je pense que ce sera vous qui la payerez.

Au bout, de quatre jours, à sa grande satisfaction et à celle de son entourage, il fut en si bonne, voie qu'il put retourner prendre ses leçons à Bagatelle. Sa première question fut celle-ci :
- Peut-on gagner de l'argent, en écrivant de la poésie ou quelque chose d'analogue ?
- Certainement ; mais bien entendu, il faut que la poésie soit de la vraie poésie, répondit M. Frank.
- Qu'est-ce donc que de la poésie ?
- De la prose mise en musique.

Après avoir ruminé son affaire pendant deux jours, notre jeune homme avait pris une résolution : il écrirait un poème épique pour faire suite à celui de Shakespeare sur Jules César.
Armé de papier, d'encre et de plumes, il alla s'enfermer dans une des salles du Casino ; un énorme sarcophage lui servirait de table et une statue renversée de siège. Il avait à peine pris ces premières dispositions quand on frappa à la porte ; il l'entr'ouvrit avec précaution. Monique était dans l'allée.
- Que demandez-vous, petite ?
- J'étais venu trouver Elsa, mais, ou m'a dit que tout le monde était sorti ; et comme, de loin, je vous ai vu entrer ici, j'ai pensé que vous valiez mieux que rien.
- Je suis occupé, dit Bruce.
- Que faites-vous ?
- Je gagne de l'argent ; du moins je fais des vers pour des gens qui en ont terriblement besoin...De l'argent, s'entend.
- Vraiment ! et ne pourrais-je pas vous aider ?
- Non, certainement ; je suis un homme et vous n'êtes qu'une femme.
- Les femmes valent bien les hommes, ce me semble, affirma avec sérieux la fillette. Il n'y a aucune différence.
- Vous vous trompez ; M. Milton affirme que l'homme et la femme n'ont pas été faits de la même substance.

Monique avança dédaigneusement les lèvres.
- Croyez-vous donc qu'un peu de poussière vaille mieux que l'os d'une côte ? demanda-t-elle.
- Adam était de mon avis, car il a dit qu'Eve était inférieure à lui, et pour une fois Eve montra du bon sens et ne contredit pas son mari.

Monique ne se souvenait pas d'avoir lu dans aucun des livres saints une aussi peu galante déclaration d'Adam ; mais, n'étant pas très sûre de son fait, elle n'osa pas le contredire.
- Elsa est pourtant une femme ! dit-elle enfin.
- Oh ! oui, je l'avais oubliée, et comme elle vous aime beaucoup, je vais vous laisser entrer.
- Je ne sais pas faire des vers, dit Monique avec modestie, en s'installant sur un vieux vase de bronze renversé ; je n'en lis même jamais, parce que je ne les comprends pas ; mais je pourrai tenir votre encrier.

Ce discours, aveu tacite d'infériorité, mit Bruce en belle humeur.
- Pouvez-vous bien lire ? demanda-t-il.

Quoique cette question fût un peu blessante pour sa collaboratrice, celle-ci répondit par un mouvement de tête plein de dignité.
- Alors, poursuivit Bruce, prenez cette Histoire romaine et lisez-moi la prose pendant que je la mettrai en musique. C'est ce qu'on appelle de la poésie. Pour vous en donner un échantillon, je vais vous lire quelques paragraphes du Paradis perdu :

Adam, descendu du berceau où Eve dormait,
Courut devant.

- Qu'est-ce que cela veut dire, Bruce ? Qui courait ? Était-ce Eve endormie ?
- Non, c'était Adam qui alla la réveiller avant qu'elle fût endormie. Il est tout simple que vous ne compreniez pas, puisque c'est de la poésie. Les vrais poètes s'arrangent toujours pour laisser deviner bien des choses ; c'est une succession d'énigmes. Continuez, et je vais chercher des rimes ; c'est très difficile, mais plus musical. Aussi cela rapportera beaucoup plus d'argent. Commencez au moment où Brutus le poignarde.

Monique, pour montrer sans doute de quoi elle était capable, lisait très vite. Bruce, trop fier pour avouer que cette rapidité rendait sa tâche presque impossible, écrivait sans même pouvoir choisir ses mots. Mais ce poème, dans son incompréhensible magnificence, remplissait Monique d'admiration.

Au bout d'une heure de ce rude labeur, le jeune poète posa la plume.
- Je crois qu'il est à peu près terminé, dit-il avec un soupir de soulagement. Il ne me manque plus que d'y ajouter quelques lignes parsemées de points d'exclamation. Vous savez, c'est indispensable.

En. disant ces mots, il mordait avec fureur le bout de son porte-plume ; puis, pris d'une inspiration nouvelle, il recommença à écrire avec une nouvelle ardeur.
- Il me faut une rime pour heure...
- Fleur, suggéra modestement Monique.
- Tout à fait ce qu'il me faut ; merci, petite.

Et la plume reprit sa course vertigineuse, et les pâtés de tomber dru sur le papier.
- Voilà ! Écoutez maintenant, Monique !

Et, d'une voix émue le jeune auteur, donna lecture de son oeuvre :

Oh ! Jules César ! oh ! monde des merveilles !
Tes yeux sont des éclairs ! ta voix, est le tonnerre !
Ôh ! douleur ! oh ! joie ! oh ! fatale heure !
Ils virent le bouton coupé avant la fleur !

- Je n'y comprends rien, dit Monique ; c'est donc de la vraie poésie ?
- Je ne le comprends pas davantage. Espérons que les lecteurs seront plus habiles que nous. En tous cas, cela fait bon effet ; j'espère que cela me rapportera lourd, car c'est tuant de composer des poèmes comme celui-là. Souvenez-vous, Monique, qu'il faut garder le secret soigneusement. Si on me paye largement je n'oublierai pas que vous m'avez fourni une rime : fleur.

Le lendemain, Bruce prit deux grandes feuilles de papier écolier qui ne suffirent pas pour transcrire ce « grand poème épique » il fallut en prendre une troisième ; mais comme celle-là n'était pas pleine et qu'il était vraiment dommage de perdre tant de papier blanc, notre jeune homme, après mûre réflexion, se décida à insérer sur la page libre un fragment du Paradis perdu.
Ce grand oeuvre terminé, il le mit dans une enveloppe, et se rendit à Bagatelle pour le communiquer au professeur Clarence. Il n'avait pas voulu mettre son précepteur dans la confidence, dans la crainte qu'on ne le soupçonnât de s'être fait aider. Il demanda une audience particulière M. Clarence.
- Voici un poème de ma composition, dit-il ; j'ai pensé que vous sauriez mieux que personne m'indiquer comment je pourrais le faire imprimer. Je l'ai écrit parce que je voulais gagner de l'argent pour deux personnes de ma connaissance qui en ont bien besoin. Je pense qu'il vaut mieux ne pas vous les nommer, cela pourrait les contrarier. Ce sont... un monsieur et sa fille, à propos d'une hypothèque, et cela fait beaucoup de peine à ma soeur. J'ai donc écrit ce poème ; je crains que les éditeurs ne me le payent pas autant que le Paradis Perdu, mais tout de même, ce qu'ils m'accorderont sera bien utile à mon oncle Robert.

Le professeur ne fit pas semblant de s'apercevoir de ce lapsus linguae ; il répondit seulement avec sa bienveillance ordinaire :
- Laissez-moi votre travail, mon ami ; je verrai ce que je pourrai faire pour vous. Soyez sûr, en tout cas, que vous ne vous êtes pas trompé en vous adressant à moi.

Fort satisfait du succès de sa démarche, Bruce reprit le chemin du château. Une idée lui vint tout-à-coup.
- Si le professeur, allait croire que les dernières lignes sont de moi ? La bonne farce ! Après tout, M. Milton est mort, je ne lui porterais aucun préjudice, et cela pourrait bien activer la vente !

Malgré ce raisonnement, il n'avait pas la conscience tout à fait à l'aise. Pour se distraire, il ouvrit le chef-d'oeuvre de Milton au hasard, et tomba sur le conseil tenu par les démons pour arriver le plus sûrement à la perte de l'humanité. Cette histoire, qui d'ordinaire le fascinait complètement, avait perdu son charme ; au bout d'un instant, il jeta le volume d'un air de mauvaise humeur et se mit à battre du tambour avec ses doigts sur le balcon de marbre.
- Qu'est-ce qui arrive à notre paisible Écossais ? lui demanda Marguerite. Est-ce le spectre de Jules César qui trouble sa sérénité ?
- Qui s'inquiète des spectres, des fantômes, des apparitions ? Pas moi ; en tout cas, je réserve mes forces pour combattre Satan, Béelzébut et tous leurs satellites. Adieu, je cours à Bagatelle, rectifier quelque chose qui marche de travers.
- À cette heure-ci, Bruce, y penses-tu ? demanda Elsa étonnée. Je comptais sur un chapitre du Paradis perdu ; tu sais, nous avons laissé Satan dans le jardin d'Eden, où...
- Il est rentré chez lui, où il tient conseil avec ses acolytes sur mes affaires personnelles ; je cours les interrompre, voilà tout.

Et Bruce disparut.
- Qu'est-ce que ce garçon veut dire, suggéra Rita.

Elsa était devenue sérieuse.
- Tu sais, dit-elle, comment Milton décrit l'association que forment tous les anges déchus pour faire tomber les hommes dans le mal. Eh bien ! j'ai l'idée que Bruce a été assailli par quelque tentation particulière, mais je suis sûre qu'il ne succombera pas, parce que Dieu est avec lui.
- Avant que vous vinssiez ici, reprit Marguerite, je croyais, et tante Cécile me le répétait sans cesse, que les protestants se souciaient peu du péché ; mais je vois qu'il n'en est pas ainsi, car vous craignez toujours d'offenser Dieu et de contrister le Seigneur Jésus.

Le lendemain, M. Clarence vint faire une longue visite au colonel. Celui-ci avait un visage tout souriant quand il rejoignit les enfants au jardin.
- Oh ! padre mio ! s'écria Marguerite, comme vous avez l'air content !
- J'espère que cela convient à mon genre de beauté ; j'en suis redevable à notre grave professeur. Quel homme ! son amitié vaut plus qu'une fortune !

Bruce fut frappé de cette remarque ; son oncle lui témoigna plus d'amitié encore que de coutume, et malgré cela l'idée ne lui vînt pas de faire un rapprochement entre les affections et les fortunes, pas plus qu'entre les poèmes et les professeurs.
- Mon cher enfant, lui dit à quelques jours de là M. Clarence, je crois qu'il y a en vous l'étoffe d'un poète ; mais jusqu'à ce moment-là vous ferez mieux de vous contenter d'écrire en prose. Les éditeurs sont de rusés personnages qui demandent des oeuvres très soignées ; ils vous diraient volontiers : « Polissez-le sans cesse et le repolissez. » Vous êtes jeune, les années et l'expérience vous apprendront bien des choses. Ce qui vous paraîtra étrange, et ce que je ne puis vous expliquer, c'est que votre poème, d'une manière indirecte, a procuré à votre oncle ce dont il avait encore plus besoin que d'argent. Êtes-vous, satisfait ?
- Complètement, répondit Bruce en essuyant discrètement ses paupières un peu humides. Je vais acheter une nouvelle bouteille d'encre, et je recommencerai, en les multipliant, mes points d'exclamation. Jules César n'en avait pas la moitié assez. Et tenez, il me semble que sans la polir davantage, nous pouvons jeter mon oeuvre au panier. Je ne regrette l'argent que j'espérais gagner que pour dédommager Monique de la rime « fleur » qu'elle m'a fournie.
- Ne vous inquiétez pas de cela ; moi je garderai votre poème épique comme un précieux souvenir, dit le professeur avec émotion.

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