JE
voudrais bien
que nous puissions aider!
- Moi aussi ; mais je ne vois pas
trop comment cela serait possible.
Les deux Maxwell, revenant ensemble de
Bagatelle, parlaient entre eux de la fameuse
hypothèque qui les préoccupait
étrangement.
- Peut-être y aurait-il un
moyen.
Tu sais qu'oncle Alister nous a
laissé de l'argent à toi et à
moi ; nous pourrions à notre tour le
donner à oncle Robert, cela l'indemniserait
de notre nourriture ; il est vrai que si tu
manges peu, moi j'ai un gros appétit. J'ai
bien essayé, de ne pas manger à ma
faim, mais au repas suivant, j'ai
dévoré. C'est
désastreux.
- On ne nous permettra jamais d'employer
à cela notre argent, soupira Elsa, et
Nanette m'a dit qu'oncle Robert n'a jamais voulu
accepter de pension pour nous.
Il aime beaucoup te voir bien manger, et te presse
toujours de reprendre des plats.
- Il est certain qu'il en est
responsable, repartit Bruce. C'est absurde de ne
pas nous laisser disposer de notre argent ;
nous n'en avons pas besoin maintenant, et quand
nous serons grands, j'en gagnerai tant et plus pour
toi et pour moi.
- Il est dur de ne pas pouvoir venir en
aide à ceux que nous aimons, quand nous
serions si heureux de te faire, riposta
Elsa.
- J'y suis, s'écria le jeune
garçon ; puisque ces stupides hommes de
loi ne veulent pas nous donner d'argent, j'en
gagnerai. M. Frank écrit pour des revues, et
il m'a dit que c'était bien
payé ; je lui demanderai demain comment
il faut m'y prendre.
Le lendemain, Bruce avait un fort
refroidissement, et à sa grande
consternation, défense lui fut faite de
sortir.
- Quand pourrai-je quitter ma
chambre ? soupirait le prisonnier.
- Patience, patience, mon
garçon ! Si la fièvre
cède, et si le temps est beau, la semaine
prochaine vous rendra votre liberté.
- Est-ce qu'une savante potion ne
hâterait pas ma
guérison ?
- Cela se pourrait bien, répondit
Nanette sans trop écouter ce qu'il lui avait
dit.
Marguerite entrait dans la chambre,
équipée pour sortir.
- Le petit garçon de la veuve
Farfa est mort, dit-elle, je
vais y aller. Avez-vous une commission pour le
village, Bruce ?
- Le docteur sera-t-il à
l'enterrement ?
- Non vraiment ! Croyez-vous que
le
docteur Condotti ait le temps d'accompagner tous
ses clients à leur dernière
demeure ?
- Je ne croyais pas, qu'il en tuât
autant, riposta Bruce.
Marguerite le secoua par les
épaules et disparut.
Lui ne perdit pas son idée de
vue ; il se procura, sans paraître y
attacher d'importance, l'adresse du docteur, auquel
il envoya le télégramme
suivant :
« Besoin urgent de potion
calmante. Signé : Brindini. »
Grande fut la consternation, quand, au milieu de
l'après-midi, arriva M. Condotti avec une
potion pour le maître de Roccadoro. Celui-ci
refusa de la recevoir ; on soupçonna un
instant Nanette, mais Bruce avoua qu'il
était l'auteur responsable, et pour se
consoler de voir ses affaires personnelles
tombées dans le domaine public, il avala la
potion demandée.
- Une autre fois, lui dit son oncle,
quand tu seras inquiet de ta petite santé,
avertis-moi, et je me chargerai de la
dépêche.
- Très volontiers, car alors je
pense que ce sera vous qui la payerez.
Au bout, de quatre jours, à sa
grande satisfaction et à celle de son
entourage, il fut en si bonne, voie qu'il put
retourner prendre ses leçons à
Bagatelle. Sa première question fut
celle-ci :
- Peut-on gagner de l'argent, en
écrivant de la poésie ou quelque
chose d'analogue ?
- Certainement ; mais bien
entendu,
il faut que la poésie soit de la vraie
poésie, répondit M. Frank.
- Qu'est-ce donc que de la
poésie ?
- De la prose mise en musique.
Après avoir ruminé son
affaire pendant deux jours, notre jeune homme avait
pris une résolution : il
écrirait un poème épique pour
faire suite à celui de Shakespeare sur Jules
César.
Armé de papier, d'encre et de
plumes, il alla s'enfermer dans une des salles du
Casino ; un énorme sarcophage lui
servirait de table et une statue renversée
de siège. Il avait à peine pris ces
premières dispositions quand on frappa
à la porte ; il l'entr'ouvrit avec
précaution. Monique était dans
l'allée.
- Que demandez-vous,
petite ?
- J'étais venu trouver Elsa,
mais, ou m'a dit que tout le monde était
sorti ; et comme, de loin, je vous ai vu
entrer ici, j'ai pensé que vous valiez mieux
que rien.
- Je suis occupé, dit
Bruce.
- Que faites-vous ?
- Je gagne de l'argent ; du moins
je fais des vers pour des gens qui en ont
terriblement besoin...De l'argent,
s'entend.
- Vraiment ! et ne pourrais-je
pas
vous aider ?
- Non, certainement ; je suis un
homme et vous n'êtes qu'une femme.
- Les femmes valent bien les hommes, ce
me semble, affirma avec sérieux la fillette.
Il n'y a aucune différence.
- Vous vous trompez ; M. Milton
affirme que l'homme et la femme n'ont pas
été faits de la même
substance.
Monique avança
dédaigneusement les lèvres.
- Croyez-vous donc qu'un peu de
poussière vaille mieux que l'os d'une
côte ? demanda-t-elle.
- Adam était de mon avis, car il
a dit qu'Eve était inférieure
à lui, et pour une fois Eve montra du bon
sens et ne contredit pas son mari.
Monique ne se souvenait pas d'avoir lu
dans aucun des livres saints une aussi peu galante
déclaration d'Adam ; mais,
n'étant pas très sûre de son
fait, elle n'osa pas le contredire.
- Elsa est pourtant une femme !
dit-elle enfin.
- Oh ! oui, je l'avais
oubliée, et comme elle vous aime beaucoup,
je vais vous laisser entrer.
- Je ne sais pas faire des vers, dit
Monique avec modestie, en s'installant sur un vieux
vase de bronze renversé ; je n'en lis
même jamais, parce que je ne les comprends
pas ; mais je pourrai tenir votre
encrier.
Ce discours, aveu tacite
d'infériorité, mit Bruce en belle
humeur.
- Pouvez-vous bien lire ?
demanda-t-il.
Quoique cette question fût un peu
blessante pour sa collaboratrice, celle-ci
répondit par un mouvement de tête
plein de dignité.
- Alors, poursuivit Bruce, prenez cette
Histoire romaine et lisez-moi la prose pendant que
je la mettrai en musique. C'est ce qu'on appelle de
la poésie. Pour vous en
donner un échantillon, je vais vous lire
quelques paragraphes du Paradis perdu :
Adam, descendu du berceau où Eve dormait,
Courut devant.
- Qu'est-ce que cela veut dire, Bruce ? Qui
courait ? Était-ce Eve
endormie ?
- Non, c'était Adam qui alla la
réveiller avant qu'elle fût endormie.
Il est tout simple que vous ne compreniez pas,
puisque c'est de la poésie. Les vrais
poètes s'arrangent toujours pour laisser
deviner bien des choses ; c'est une succession
d'énigmes. Continuez, et je vais chercher
des rimes ; c'est très difficile, mais
plus musical. Aussi cela rapportera beaucoup plus
d'argent. Commencez au moment où Brutus le
poignarde.
Monique, pour montrer sans doute de quoi
elle était capable, lisait très vite.
Bruce, trop fier pour avouer que cette
rapidité rendait sa tâche presque
impossible, écrivait sans même pouvoir
choisir ses mots. Mais ce poème, dans son
incompréhensible magnificence, remplissait
Monique d'admiration.
Au bout d'une heure de ce rude labeur,
le jeune poète posa la plume.
- Je crois qu'il est à peu
près terminé, dit-il avec un soupir
de soulagement. Il ne me manque plus que d'y
ajouter quelques lignes parsemées de points
d'exclamation. Vous savez, c'est
indispensable.
En. disant ces mots, il mordait avec
fureur le bout de son porte-plume ; puis, pris
d'une inspiration nouvelle, il
recommença à écrire avec une
nouvelle ardeur.
- Il me faut une rime pour
heure...
- Fleur, suggéra modestement
Monique.
- Tout à fait ce qu'il me
faut ; merci, petite.
Et la plume reprit sa course
vertigineuse, et les pâtés de tomber
dru sur le papier.
- Voilà ! Écoutez
maintenant, Monique !
Et, d'une voix émue le jeune
auteur, donna lecture de son oeuvre :
- Oh ! Jules César ! oh ! monde des merveilles !
- Tes yeux sont des éclairs ! ta voix, est le tonnerre !
- Ôh ! douleur ! oh ! joie ! oh ! fatale heure !
- Ils virent le bouton coupé avant la fleur !
- Je n'y comprends rien, dit Monique ;
c'est donc de la vraie poésie ?
- Je ne le comprends pas davantage.
Espérons que les lecteurs seront plus
habiles que nous. En tous cas, cela fait bon
effet ; j'espère que cela me rapportera
lourd, car c'est tuant de composer des
poèmes comme celui-là. Souvenez-vous,
Monique, qu'il faut garder le secret soigneusement.
Si on me paye largement je n'oublierai pas que vous
m'avez fourni une rime : fleur.
Le lendemain, Bruce prit deux grandes
feuilles de papier écolier qui ne suffirent
pas pour transcrire ce « grand
poème épique » il fallut en
prendre une troisième ; mais comme
celle-là n'était pas pleine et qu'il
était vraiment dommage de perdre tant de
papier blanc, notre jeune homme, après
mûre réflexion, se
décida à insérer sur la page
libre un fragment du Paradis perdu.
Ce grand oeuvre terminé, il le
mit dans une enveloppe, et se rendit à
Bagatelle pour le communiquer au professeur
Clarence. Il n'avait pas voulu mettre son
précepteur dans la confidence, dans la
crainte qu'on ne le soupçonnât de
s'être fait aider. Il demanda une audience
particulière M. Clarence.
- Voici un poème de ma
composition, dit-il ; j'ai pensé que
vous sauriez mieux que personne m'indiquer comment
je pourrais le faire imprimer. Je l'ai écrit
parce que je voulais gagner de l'argent pour deux
personnes de ma connaissance qui en ont bien
besoin. Je pense qu'il vaut mieux ne pas vous les
nommer, cela pourrait les contrarier. Ce sont... un
monsieur et sa fille, à propos d'une
hypothèque, et cela fait beaucoup de peine
à ma soeur. J'ai donc écrit ce
poème ; je crains que les
éditeurs ne me le payent pas autant que le
Paradis Perdu, mais tout de même, ce qu'ils
m'accorderont sera bien utile à mon oncle
Robert.
Le professeur ne fit pas semblant de
s'apercevoir de ce lapsus linguae ; il
répondit seulement avec sa bienveillance
ordinaire :
- Laissez-moi votre travail, mon
ami ; je verrai ce que je pourrai faire pour
vous. Soyez sûr, en tout cas, que vous ne
vous êtes pas trompé en vous adressant
à moi.
Fort satisfait du succès de sa
démarche, Bruce reprit le chemin du
château. Une idée lui vint
tout-à-coup.
- Si le professeur, allait croire que
les dernières lignes sont
de moi ? La bonne farce ! Après
tout, M. Milton est mort, je ne lui porterais aucun
préjudice, et cela pourrait bien activer la
vente !
Malgré ce raisonnement, il
n'avait pas la conscience tout à fait
à l'aise. Pour se distraire, il ouvrit le
chef-d'oeuvre de Milton au hasard, et tomba sur le
conseil tenu par les démons pour arriver le
plus sûrement à la perte de
l'humanité. Cette histoire, qui d'ordinaire
le fascinait complètement, avait perdu son
charme ; au bout d'un instant, il jeta le
volume d'un air de mauvaise humeur et se mit
à battre du tambour avec ses doigts sur le
balcon de marbre.
- Qu'est-ce qui arrive à notre
paisible Écossais ? lui demanda
Marguerite. Est-ce le spectre de Jules César
qui trouble sa
sérénité ?
- Qui s'inquiète des spectres,
des fantômes, des apparitions ? Pas
moi ; en tout cas, je réserve mes
forces pour combattre Satan,
Béelzébut et tous leurs satellites.
Adieu, je cours à Bagatelle, rectifier
quelque chose qui marche de travers.
- À cette heure-ci, Bruce, y
penses-tu ? demanda Elsa
étonnée. Je comptais sur un chapitre
du Paradis perdu ; tu sais, nous avons
laissé Satan dans le jardin d'Eden,
où...
- Il est rentré chez lui,
où il tient conseil avec ses acolytes sur
mes affaires personnelles ; je cours les
interrompre, voilà tout.
Et Bruce disparut.
- Qu'est-ce que ce garçon veut
dire, suggéra Rita.
Elsa était devenue
sérieuse.
- Tu sais, dit-elle, comment Milton
décrit l'association que forment tous les
anges déchus pour faire tomber les hommes
dans le mal. Eh bien ! j'ai l'idée que
Bruce a été assailli par quelque
tentation particulière, mais je suis
sûre qu'il ne succombera pas, parce que Dieu
est avec lui.
- Avant que vous vinssiez ici, reprit
Marguerite, je croyais, et tante Cécile me
le répétait sans cesse, que les
protestants se souciaient peu du
péché ; mais je vois qu'il n'en
est pas ainsi, car vous craignez toujours
d'offenser Dieu et de contrister le Seigneur
Jésus.
Le lendemain, M. Clarence vint faire une
longue visite au colonel. Celui-ci avait un visage
tout souriant quand il rejoignit les enfants au
jardin.
- Oh ! padre mio !
s'écria Marguerite, comme vous avez l'air
content !
- J'espère que cela convient
à mon genre de beauté ; j'en
suis redevable à notre grave professeur.
Quel homme ! son amitié vaut plus
qu'une fortune !
Bruce fut frappé de cette
remarque ; son oncle lui témoigna plus
d'amitié encore que de coutume, et
malgré cela l'idée ne lui vînt
pas de faire un rapprochement entre les affections
et les fortunes, pas plus qu'entre les
poèmes et les professeurs.
- Mon cher enfant, lui dit à
quelques jours de là M. Clarence, je crois
qu'il y a en vous l'étoffe d'un
poète ; mais jusqu'à ce
moment-là vous ferez mieux de vous contenter
d'écrire en prose. Les éditeurs sont
de rusés personnages qui demandent des
oeuvres très soignées ; ils vous
diraient volontiers : « Polissez-le sans
cesse et le
repolissez. » Vous êtes jeune, les
années et l'expérience vous
apprendront bien des choses. Ce qui vous
paraîtra étrange, et ce que je ne puis
vous expliquer, c'est que votre poème, d'une
manière indirecte, a procuré à
votre oncle ce dont il avait encore plus besoin que
d'argent. Êtes-vous, satisfait ?
- Complètement, répondit
Bruce en essuyant discrètement ses
paupières un peu humides. Je vais acheter
une nouvelle bouteille d'encre, et je
recommencerai, en les multipliant, mes points
d'exclamation. Jules César n'en avait pas la
moitié assez. Et tenez, il me semble que
sans la polir davantage, nous pouvons jeter mon
oeuvre au panier. Je ne regrette l'argent que
j'espérais gagner que pour dédommager
Monique de la rime « fleur »
qu'elle m'a fournie.
- Ne vous inquiétez pas de
cela ; moi je garderai votre poème
épique comme un précieux souvenir,
dit le professeur avec émotion.
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