QUELLE
robe
mets-tu ce soir, Elsa ? Tu sais que c'est
l'anniversaire de naissance de papa et celui de son
mariage avec petite mère. Il faut faire des
frais pour leur montrer que nous nous en
souvenons.
- Ce que je puis certifier, c'est que
toi, tu es charmante, Rita. Quant à moi, peu
importe.
Marguerite accepta le compliment comme
s'il se fût simplement adressé
à sa toilette ; car, bien qu'elle
sût qu'elle était jolie, elle
n'était nullement vaine de sa
beauté.
- Nous avons, Henri et moi, orné
la table de fleurs ; mais il a mis les plus
fraîches de côté pour que nous
les mettions dans nos cheveux. Il faut mettre cette
robe de mousseline et des rubans mauve. Ne mettons
pas de noir pour un jour de fête.
Les deux cousines descendirent ensemble
dans le salon, où Mme
Brindini les avait précédées
et leur fit compliment sur leurs jolies toilettes.
La cloche du dîner avait sonné, et
Bruce n'arrivait pas ; on le découvrit
enfin dans la serre, faisant de vains efforts pour
introduire un énorme bouton de cactus dans
la boutonnière de sa veste.
La soirée fut charmante ;
parents et enfants étaient à
l'unisson ; chacun payait de sa personne, et
si le maître de la maison était
toujours soucieux et préoccupé, il
réussissait si bien à le dissimuler,
qu'il parvenait presque à oublier.
Après les jeux, le concert ; tout le
monde paya son écot : même Elsa
surmonta sa timidité pour chanter quelques
vieilles ballades écossaises qui rappelaient
mille souvenirs d'enfance au colonel, et le mirent
si bien en verve que, pendant plus d'une heure, il
amusa tout son auditoire par le récit de ses
fredaines de jeunesse.
L'animation était à son
comble quand le valet de chambre apporta le
courrier du soir.
Marguerite fut la première
à s'apercevoir du voile de tristesse qui se
répandit sur le visage de son père
pendant qu'il lisait une lettre, dont la forme et
le volume trahissaient l'origine. C'étaient
des papiers d'affaires.
- Qu'y a-t-il de nouveau,
père ? demanda-t-elle.
Le colonel tendit la main à sa
fille et passa le bras, autour de la taille de sa
femme avant de répondre.
- C'est toujours la vieille histoire,
dit-il enfin. Cette question d'hypothèque
revient sur le tapis, et plus menaçante que
jamais. Mon homme d'affaires ne voit pas le moyen
de me tirer de là. Peut-être, et cela plus tôt que
nous ne
le pensons, serons-nous forcés de quitter
Roccadoro. Longtemps je vous ai laissé
ignorer ce qui nous menace, mais je ne me sens plus
le droit de laisser cette catastrophe tomber sur
vous sans que vous y soyez
préparées.
Mme Brindini se serra contre son mari,
sans parler.
- Et c'est l'oeuvre de mon
oncle ?
interrogea Marguerite. Comment peut-il être
si cruel ?
- Je ne le comprends pas plus que
toi ; cela ne lui ressemble pas, et pourtant
les poursuites sont faites en son nom. Si j'avais
un peu de temps devant moi, je crois que je
pourrais me libérer ; mais...
- Ne pourrait-on obtenir un
délai, père ?
- Moins que jamais maintenant, car je
vais lui faire une communication qui mettra le feu
aux poudres. Mes enfants, dit le colonel à
Elsa et à Bruce qui se glissaient hors du
salon, ne vous en allez pas ; vous êtes
membres de la famille, et, comme tels, vous devez
entendre ce que je vais dire. Je vais écrire
au comte Romualdo que mon abjuration, il y a seize
ans, n'était et n'est encore qu'une vaine
comédie. Je ne partage pas les croyances de
l'Eglise dont je suis censé faire partie, et
je ne puis mentir plus longtemps à ma
conscience et à Dieu. Quelles que puissent
en être les conséquences pour les
miens et pour moi-même, je dois dire la
vérité.
Il se fit un silence que rompit
Marguerite en se penchant vers sa
belle-mère :
- Lui dirons-nous, vous et moi, petite
mère, qu'il agit honnêtement,
noblement, et que nous l'aimerons un peu plus
après qu'avant ? Nous quitterons notre Roccadoro,
sinon sans
regrets,
du moins sans désespoir, puisque nous serons
toujours ensemble. Il nous restera notre
tendresse... et un nom sans tache !
Le colonel, très ému, fit
un tour ou deux dans le salon.
- La bonté et la
miséricorde de Dieu sont sur moi,
murmura-t-il. Je redoutais de faire ce pas
décisif, à cause de mes
bien-aimées, et ce sont elles qui me
facilitent le chemin.
Bientôt la conversation reprit, et
Rita développa d'une manière si
animée ses projets pour l'avenir, que le
malaise et la tristesse générale
furent vite dissipés. Aussitôt qu'elle
serait majeure elle rachèterait Roccadoro,
qui leur semblerait cent fois plus beau et plus
délicieux qu'avant l'exil.
- Sans compter, ajouta-t-elle gaiement,
que nous trouverons peut-être encore le
trésor après lequel nous soupirons si
ardemment.
Le lendemain de la fête, le
travail des jeunes gens n'avait pas
été récompensé, car ils
n'avaient absolument rien découvert. Rita
était silencieuse et
préoccupée.
- À quoi penses-tu, Rita ?
lui demanda Elsa. Es-tu désappointée
de notre insuccès
d'aujourd'hui ?
- Jusqu'à un certain point ;
mais cela ne m'empêche pas de me sentir calme
et heureuse.
- Peut-être, Mademoiselle
Marguerite, est-ce parce que vous pouvez dire comme
le roi David : Ta loi m'est plus
précieuse que mille pièces d'or et
d'argent ? Vous éprouvez que les
promesses de Dieu peuvent nous aider à
porter nos fardeaux.
- Vous avez raison, Nanette ;
faisons donc encore quelques fouilles
bibliques.
- Rita, tu étais
tourmentée l'autre jour par la doctrine du
purgatoire. Demandons à ma bonne de nous
trouver les passages qui disent que les enfants de
Dieu iront droit au ciel.
Si la recherche ne fut pas longue, elle
fut fructueuse ; néanmoins Marguerite
ne se déridait pas.
- Qu'est-ce qui vous embarrasse encore,
Mademoiselle Marguerite ? Il me semble que
Paul est bien affirmatif quand il dit : Absent
de corps, présent avec le Seigneur.
N'avez-vous pas assez de confiance en Celui qui est
mort pour vous sauver, pour croire qu'il vous
introduira lui-même dans son
royaume ?
- Oui, je crois à la vertu du
sacrifice du Christ mais je trouve que vous,
protestants, vous ouvrez bien facilement le
ciel ; car enfin, si nous n'avons pas subi
ici-bas la punition due à nos
péchés, n'est-il pas naturel que nous
souffrions dans le purgatoire ? que nous
soyons ainsi purifiés de nos petits
péchés, et rendus dignes d'entrer
dans le paradis ?
- il n'y a pas de petits
péchés ; nous sommes tous
coupables, tous perdus pour avoir
transgressé la loi de Dieu ; mais
Jésus a payé notre rançon, il
nous a réconciliés avec son
Père ; son sang seul peut nous sauver
et nous n'avons pas besoin du purgatoire.
- En supposant qu'il pût exister
un endroit comme le purgatoire, dit Bruce
solennellement, combien de temps, le diable nous y
retiendrait-il ? Un an,
croyez-vous ?
- Vous n'y comprenez rien, Bruce. Ce
n'est pas le diable, mais Dieu
qui nous envoie en purgatoire pour nous
épurer. Personne ne sait pour combien
d'années on y est prisonnier. Le père
Gaspard m'a parlé de centaines
d'années, et c'est pour abréger le
supplice de ces pauvres âmes que nous faisons
dire tant de messes.
- Ne vous inquiétez pas de faire
dire des messes, Mademoiselle Marguerite ;
soyez assurée que Dieu a lui-même
recueilli votre mère dans ses bras. Vous
pouvez bien la lui confier, n'est-ce pas ?
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |