Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XII.

CHAÎNES BRISÉES.

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 PENDANT quelques jours, Marguerite vécut comme dans un rêve ; après une si longue tension d'esprit, Il fallait s'attendre à une réaction ; mais grâce à sa belle constitution, elle traversa ces jours d'affaissement physique et moral, sans que sa santé en souffrit, et le retour de son père, qui après une courte absence, la fit sortir d'elle-même pour reprendre ses fonctions d'autrefois, son rôle consolateur. Il est certain que M. Maxwell en avait besoin, car il était pâli, maigri, accablé de soucis ; il avait vieilli si rapidement, que Rita se figurait qu'il avait des cheveux blancs. Il parlait peu, restait souvent enfermé dans son cabinet ; mais le soir, quand il venait rejoindre la famille, il s'efforçait d'être aimable, et ramenait ainsi le sourire sur le visage de sa femme et sur celui d'Elsa.
Il avait deux corvées en perspective. La première était de donner un congé définitif au père Gaspard, auquel il adressa une lettre courte mais péremptoire ; le père Ambroise et le professeur Clarence devant désormais suffire comme conducteurs spirituels pour Rita.
Le second devoir était plus pénible et plus délicat. Le colonel avait fait demander une entrevue à Mme Corvietti ; en l'attendant, il se promenait de long en large dans la bibliothèque. Il ne pouvait pas oublier qu'elle était proche parente de sa première femme, et que pendant bien des années elle s'était occupée de Marguerite avec dévouement. Si elle avait fait fausse route, c'est qu'elle s'était laissé égarer par sa servile obéissance à son Église ; elle avait consenti à servir d'instrument à son confesseur, et, par ferveur religieuse, ils avaient failli briser deux vies et deux coeurs. Il était absolument nécessaire qu'à l'avenir elle ne pût plus exercer sa funeste influence sur sa nièce.

Heureusement pour M. Maxwell, qui ne savait trop comment entamer ce sujet, Mme Corvietti fut la première à rompre la glace.
- Vous m'avez fait demander un entretien, colonel, et en cela vous avez prévenu mes désirs. Je voulais justement vous dire que je ne pouvais plus rester auprès de votre fille ; ma tache est finie. Il n'est que juste que vous sachiez que ma position a changé. Celui qui fut mon mari est mort. Je l'ai appris il y a un mois ; le peu de fortune qu'il n'a pas dissipée me revient et payera ma dot au Sacré-Coeur de Rome, où je compte me retirer pour le reste de mes jours.

M. Maxwell, plus ému qu'il n'aurait voulu le paraître, lui répondit :
- Je vous en supplie, Cécile, réfléchissez bien avant de prendre une pareille résolution. Vous avez fait longtemps partie de ma famille - vous n'aviez en vue, j'en suis certain, que le bien de Marguerite ; vous vous êtes trompée avec les meilleures intentions du monde, et si désormais il vaut mieux que nous ne vivions pas sous le même toit, je ne voudrais, pour rien au monde, avoir à me reprocher de vous avoir fait prendre un parti que je considère comme désastreux.

Réprimant un mouvement de colère, Mme Corvietti reprit d'une voix basse et calme :
- La vie que j'ambitionne est une vie de piété et de sainteté. L'épouse de Christ est, dans son couvent, à l'abri des tentations et des chutes, et son sort est mille fois préférable à celui des femmes qui vivent au milieu des plaisirs du monde.

Elle baissa les yeux sous le regard scrutateur de son beau-frère.
- Vous savez aussi bien que moi, Cécile, que la vie du couvent n'est ni plus pure ni plus sainte qu'une autre - que l'existence des nonnes est un emprisonnement, un long martyre, qui ne profite ni à elles-mêmes ni à personne. Et c'est pourtant ce que vous aviez rêvé pour ma fille !

L'émotion lui coupa la voix, et le visage impassible de Mme Corvietti se contracta involontairement.
- Ne prolongeons pas cet entretien, ajouta le colonel dès qu'il put parler, et séparons-nous amis. Je vous souhaite la vraie paix, le vrai bonheur, que vous ne trouverez qu'au pied de la croix du Sauveur. Dieu nous fasse la grâce de nous y conduire tous deux.

Il lui tendit la main, elle lui donna la sienne, mais sans relever les yeux.
- Il me semble convenable que vous annonciez vous-même votre prochain départ à Marguerite et aux autres membres de la famille.

Quand la grande nouvelle se répandit dans le château, ce fut une joie générale qu'on eut grand'peine à dissimuler ; Mme Corvietti devina ces sentiments, et elle en fut peinée ; la froideur de Marguerite, qu'elle aimait à sa manière, lui fut particulièrement sensible. Elle ne trouva pas un mot de regret ou d'affection pour sa tante, et sortit brusquement de la chambre.
Au moment de quitter définitivement Roccadoro, la pauvre femme essaya d'arriver jusqu'au coeur de sa nièce :
- Marguerite, lui dit-elle, n'as-tu pas un mot de regret, pas un mot de tendresse ?
- Tante Cécile, vous avez presque toujours été bonne pour moi, mais je...

Elle ne put continuer : sa langue était paralysée ; elle fit un mouvement pour se détourner.
Un spasme douloureux contracta le visage de Mme Corvietti, mais ce fut l'affaire de quelques secondes ; elle reprit son empire sur elle-même et dit adieu, sans sourciller, à toute la famille rassemblée sur le perron. Au moment de monter en voiture, son regard angoissé chercha encore Marguerite. Celle-ci, le visage caché dans son mouchoir, ne la vit pas ; mais quelqu'un d'autre avait vu et compris. Elsa Maxwell sauta sur le marchepied, jeta ses bras autour du cou de la voyageuse :
- Permettez-moi, Madame, de vous embrasser et de vous souhaiter bon voyage.

Et c'est ainsi que Cécile Corvietti quitta le château, sans autre témoignage d'affection que celui d'une étrangère, et cette étrangère était une hérétique !
Le bruit des roues fit sortir Rita de sa torpeur.
- Est-ce encore un cauchemar ? dit-elle en passant sa main sur son front. Elsa, Bruce, expliquez-moi ce qui se passe; je ne comprends pas. Êtes-vous des êtres vivants ou des spectres ?

Bruce, qui considérait toutes choses par le côté pratique, vint se placer à côté de, sa soeur et, répondit
- Assurez-vous par vous-même si nous sommes vivants ; pincez-nous, et vous entendrez nos protestations.

Marguerite sourit ; au même instant elle se sentit attirée dans les bras de son père :
- Ma fille chérie ! murmurait-il.
- Oh ! père, je sais maintenant que je ne rêve pas. Le cauchemar, l'horrible cauchemar qui me poursuivait depuis tant de mois est parti avec tante Cécile ; il me reste le bonheur et mon père !

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