PENDANT quelques
jours,
Marguerite vécut comme dans un
rêve ; après une si longue
tension d'esprit, Il fallait s'attendre à
une réaction ; mais grâce
à sa belle constitution, elle traversa ces
jours d'affaissement physique et moral, sans que sa
santé en souffrit, et le retour de son
père, qui après une courte absence,
la fit sortir d'elle-même pour reprendre ses
fonctions d'autrefois, son rôle consolateur.
Il est certain que M. Maxwell en avait besoin, car
il était pâli, maigri, accablé
de soucis ; il avait vieilli si rapidement,
que Rita se figurait qu'il avait des cheveux
blancs. Il parlait peu, restait souvent
enfermé dans son cabinet ; mais le
soir, quand il venait rejoindre la famille, il
s'efforçait d'être aimable, et
ramenait ainsi le sourire sur le visage de sa femme
et sur celui d'Elsa.
Il avait deux corvées en
perspective. La première était de donner un
congé définitif au père
Gaspard, auquel il adressa une lettre courte mais
péremptoire ; le père Ambroise
et le professeur Clarence devant désormais
suffire comme conducteurs spirituels pour
Rita.
Le second devoir était plus
pénible et plus délicat. Le colonel
avait fait demander une entrevue à Mme
Corvietti ; en l'attendant, il se promenait de
long en large dans la bibliothèque. Il ne
pouvait pas oublier qu'elle était proche
parente de sa première femme, et que pendant
bien des années elle s'était
occupée de Marguerite avec
dévouement. Si elle avait fait fausse route,
c'est qu'elle s'était laissé
égarer par sa servile obéissance
à son Église ; elle avait
consenti à servir d'instrument à son
confesseur, et, par ferveur religieuse, ils avaient
failli briser deux vies et deux coeurs. Il
était absolument nécessaire
qu'à l'avenir elle ne pût plus exercer
sa funeste influence sur sa nièce.
Heureusement pour M. Maxwell, qui ne
savait trop comment entamer ce sujet, Mme Corvietti
fut la première à rompre la
glace.
- Vous m'avez fait demander un
entretien, colonel, et en cela vous avez
prévenu mes désirs. Je voulais
justement vous dire que je ne pouvais plus rester
auprès de votre fille ; ma tache est
finie. Il n'est que juste que vous sachiez que ma
position a changé. Celui qui fut mon mari
est mort. Je l'ai appris il y a un mois ; le
peu de fortune qu'il n'a pas dissipée me
revient et payera ma dot au Sacré-Coeur de
Rome, où je compte me retirer pour le reste
de mes jours.
M. Maxwell, plus ému qu'il
n'aurait voulu le paraître, lui
répondit :
- Je vous en supplie, Cécile,
réfléchissez bien avant de prendre
une pareille résolution. Vous avez fait
longtemps partie de ma famille - vous n'aviez en
vue, j'en suis certain, que le bien de
Marguerite ; vous vous êtes
trompée avec les meilleures intentions du
monde, et si désormais il vaut mieux que
nous ne vivions pas sous le même toit, je ne
voudrais, pour rien au monde, avoir à me
reprocher de vous avoir fait prendre un parti que
je considère comme
désastreux.
Réprimant un mouvement de
colère, Mme Corvietti reprit d'une voix
basse et calme :
- La vie que j'ambitionne est une vie de
piété et de sainteté.
L'épouse de Christ est, dans son couvent,
à l'abri des tentations et des chutes, et
son sort est mille fois préférable
à celui des femmes qui vivent au milieu des
plaisirs du monde.
Elle baissa les yeux sous le regard
scrutateur de son beau-frère.
- Vous savez aussi bien que moi,
Cécile, que la vie du couvent n'est ni plus
pure ni plus sainte qu'une autre - que l'existence
des nonnes est un emprisonnement, un long martyre,
qui ne profite ni à elles-mêmes ni
à personne. Et c'est pourtant ce que vous
aviez rêvé pour ma
fille !
L'émotion lui coupa la voix, et
le visage impassible de Mme Corvietti se contracta
involontairement.
- Ne prolongeons pas cet entretien,
ajouta le colonel dès qu'il put parler, et
séparons-nous amis. Je vous souhaite la vraie
paix, le
vrai bonheur, que vous ne trouverez qu'au pied de
la croix du Sauveur. Dieu nous fasse la grâce
de nous y conduire tous deux.
Il lui tendit la main, elle lui donna la
sienne, mais sans relever les yeux.
- Il me semble convenable que vous
annonciez vous-même votre prochain
départ à Marguerite et aux autres
membres de la famille.
Quand la grande nouvelle se
répandit dans le château, ce fut une
joie générale qu'on eut grand'peine
à dissimuler ; Mme Corvietti devina ces
sentiments, et elle en fut peinée ; la
froideur de Marguerite, qu'elle aimait à sa
manière, lui fut particulièrement
sensible. Elle ne trouva pas un mot de regret ou
d'affection pour sa tante, et sortit brusquement de
la chambre.
Au moment de quitter
définitivement Roccadoro, la pauvre femme
essaya d'arriver jusqu'au coeur de sa
nièce :
- Marguerite, lui dit-elle, n'as-tu pas
un mot de regret, pas un mot de
tendresse ?
- Tante Cécile, vous avez presque
toujours été bonne pour moi, mais
je...
Elle ne put continuer : sa langue
était paralysée ; elle fit un
mouvement pour se détourner.
Un spasme douloureux contracta le visage
de Mme Corvietti, mais ce fut l'affaire de quelques
secondes ; elle reprit son empire sur
elle-même et dit adieu, sans sourciller,
à toute la famille rassemblée sur le
perron. Au moment de monter en voiture, son regard
angoissé chercha encore Marguerite.
Celle-ci, le visage caché dans son mouchoir,
ne la vit pas ; mais quelqu'un d'autre avait
vu et compris. Elsa Maxwell sauta sur le
marchepied, jeta ses bras autour du cou de la
voyageuse :
- Permettez-moi, Madame, de vous
embrasser et de vous souhaiter bon voyage.
Et c'est ainsi que Cécile
Corvietti quitta le château, sans autre
témoignage d'affection que celui d'une
étrangère, et cette
étrangère était une
hérétique !
Le bruit des roues fit sortir Rita de sa
torpeur.
- Est-ce encore un cauchemar ?
dit-elle en passant sa main sur son front. Elsa,
Bruce, expliquez-moi ce qui se passe; je ne
comprends pas. Êtes-vous des êtres
vivants ou des spectres ?
Bruce, qui considérait toutes
choses par le côté pratique, vint se
placer à côté de, sa soeur et,
répondit
- Assurez-vous par vous-même si
nous sommes vivants ; pincez-nous, et vous
entendrez nos protestations.
Marguerite sourit ; au même
instant elle se sentit attirée dans les bras
de son père :
- Ma fille chérie !
murmurait-il.
- Oh ! père, je sais
maintenant que je ne rêve pas. Le cauchemar,
l'horrible cauchemar qui me poursuivait depuis tant
de mois est parti avec tante Cécile ;
il me reste le bonheur et mon père !
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