Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XI.

NOTRE PÈRE.

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 EN se réveillant le lendemain, Elsa n'avait qu'un vague souvenir de ce qui s'était passé. Comment était-elle revenue dans son lit ? Avait-elle rêvé ou était-ce bien réellement sa cousine qui l'avait fait coucher et qui, en l'embrassant, lui avait murmuré ces mots : « On a beau me répéter que tu es une hérétique, cousine, je ne t'en aime pas moins tous les jours davantage. » Mais si elle ne se rappelait pas certains détails, par contre elle se souvenait très nettement des confidences qu'elle avait reçues.

Marguerite ne descendit pas déjeuner ; elle fit dire par la femme de chambre qu'elle avait un violent mal de tête et priait qu'on la laissât parfaitement tranquille. Elsa fut donc réduite à sa seule société : les heures s'écoulaient lentement, car la pauvre enfant, en se remémorant ce qui s'était passé entre Rita et elle, se reprochait de ne pas avoir su trouver sur-le-champ des raisons péremptoires pour combattre les erreurs de Rita et lui donner en même temps un véritable secours et les consolations dont elle avait besoin. La pauvre petite était si triste que ce fut pour elle un soulagement de s'entendre appeler par son frère. Elle se rappela qu'il lui avait dit : « Tu es la seule qui ne sois pas comme une porte de prison. » Elle courut le rejoindre.
- Elsa Maxwell, lui demanda-t-il, as-tu élu domicile toi aussi dans le royaume du découragement ?
- Non, mais je suis découragée et j'ai besoin que tu m'encourages.
- Eh bien, je vais te réciter mes déclinaisons. J'ai énormément de leçons à apprendre.

Elsa se soumit à cette épreuve de la meilleure grâce du monde, mais son frère ne tarda pas à trouver que son remède manquait de stimulant. Sa répétitrice était distraite ; pas moyen de compter sur elle.
- Elsa Maxwell, reprit-il, vous êtes maussade ce matin ; moi je ne le suis pas. Cela tient sans doute à ce que j'ai un professeur et des leçons, et vous, vous n'en avez pas. Si tu le veux bien, je te céderai le tout pendant une semaine et je prendrai ta place auprès de Nanette et de tante Éléonore. Peu m'importe, je saurai bien toujours dépister Mme Corvietti.
- Tu es un excellent garçon, mais tu ne saisis pas la situation. Je ne suis pas maussade pour mon propre compte, je suis anxieuse pour celui des autres. Je suis sûre que, si on parvenait à s'expliquer, tout irait bien.

L'explication n'était pas très claire et Bruce montra beaucoup d'intelligence, car il répondit aussitôt :
- Ils regardent les événements comme qui dirait par le mauvais côté du télescope. Eh bien ! alors, retourne l'instrument !

Ces paroles furent une inspiration pour Elsa.
- Charles, dit-elle au domestique qui traversait le vestibule portant le courrier sur un plateau, donnez-moi les lettres ; je vais les porter moi-même à monsieur. Bruce, ajouta-t-elle, je vais essayer de le faire regarder par le bon bout.

Bruce répondit par un encourageant signe de tête.
Personne ne répondit au léger coup qu'Elsa frappa à la porte de la bibliothèque ; elle tourna le bouton et vit son oncle assis devant son bureau, la tête entre ses mains ; il tressaillit quand elle posa la main sur son épaule.
- Qu'est-il arrivé, chère petite ? Tu es blanche comme un linge. Le mal de tête est-il contagieux ?
- il ne s'agit pas de cela, balbutia Elsa qui n'osait pas aller plus loin.

Le colonel la regarda plus attentivement, et il était évident que quelque chose d'extraordinaire l'agitait ; il se reprochait d'avoir un peu négligé ses jeunes hôtes ces derniers temps, absorbé qu'il avait été par un surcroît d'affaires.
- As-tu quelque chose qui te trouble, fillette ? et puis-je te venir en aide ?
- Non, mon oncle ; c'est pour Rita que je suis tourmentée.
- Bah ! répondit M. Maxwell avec une pointe d'impatience ; une migraine n'est pas inquiétante elle sera guérie demain.
- Je ne pense pas à son mal de tête ; ce qui la rend malade, c'est la perspective de devenir religieuse ; elle en a le coeur brisé ; et puis elle croit que cela vous est indifférent, et cela la tue.

M. Maxwell la saisit brusquement par le bras.
- Que dis-tu ? devenir religieuse ? Tu rêves, mon enfant !
- Non, non, je ne rêve pas. Elle m'a dit, hier soir, que vous aviez donné votre consentement. Mme Corvietti et le père Gaspard lui ont persuadé qu'elle devait prendre le voile ; elle l'a promis ; mais elle m'a déclaré qu'elle aimerait mieux mourir.

Elsa, étouffée par les larmes, ne put continuer ; son oncle, du reste, ne l'écoutait plus. Pendant quelques instants, il resta immobile, regardant sans voir, entendant sans comprendre. Tout d'un coup, il se leva, comme mû par un ressort.
- Maudite femme ! prêtre perfide ! s'écria-t-il. Voilà leur oeuvre ! Je comprends maintenant. Comment ai-je pu être ainsi aveugle ? J'ai péché, ô mon Dieu ! mais la punition est trop dure ! Je ne puis la supporter !

Trop émue pour pouvoir parler, Elsa caressait en silence la main de son oncle, mais il ne bougeait, ni ne parlait. Une idée lui vint : elle se glissa hors du cabinet, et courut à la chambre de Rita. Celle-ci finissait de s'habiller, et sa robe n'était pas plus blanche que son visage.
- Rita ! ton père est bien malheureux ; il a besoin de toi, va vite dans son cabinet.
- Mon père a besoin de moi ? répéta la jeune fille.

Et, sans en entendre davantage, elle descendit quatre à quatre, et en un clin d'oeil fut à côté du colonel.
- Père, père chéri, qu'avez-vous ?

Il leva la tête et la regarda bien en face.
Passant ses bras autour du cou de son père, Marguerite ajouta d'une voix toute vibrante de tendresse :
- Mon bon père, ne voulez-vous pas dire à votre petite Marguerite, ce qui vous fait de la peine ?
- Dis-moi, oh ! dis-moi que tout ce qu'Elsa m'a dit du couvent n'est qu'un affreux cauchemar !

Et, comme Marguerite ne pouvait pas articuler sa réponse :
- Écoute-moi, enfant, poursuivit-il. Ta tante Cécile est venue me trouver il y a quelque temps ; elle m'a dit que tu étais malheureuse ici, que tu détestais ta belle-mère et que ta position te paraissait intenable, surtout depuis l'arrivée de tes cousins. Elle m'a dit que le meilleur moyen de te guérir de ta jalousie serait de t'envoyer pendant un an comme pensionnaire dans un couvent. Hier elle est revenue à la charge, m'assurant que c'était ton plus grand désir. Je n'ai pas voulu m'opposer à ce que je croyais être ton libre choix, mais mon coeur saignait en pensant que ma petite Rita se trouverait plus heureuse loin de son père.
- Tante Cécile vous a dit ÇA ! s'écria enfin Marguerite, ne pouvant comprendre dans quel but on avait combiné un tel tissu de mensonges. Jamais je n'ai dit un mot à personne, sauf au père Gaspard qui m'a pressée de questions, me rappelant qu'il fallait tout dire à son confesseur. Je vais tout vous avouer, mon bon père, du moins tout ce que je sais moi-même, bien que cela doive faire honte à Marguerite Brindini. Oui, j'ai été désolée quand vous vous êtes remarié, car ma tante ne cessait de me répéter que ma vie en serait bouleversée ; elle me disait... mais non, je ne veux pas l'accuser, vous lui en voudriez. D'abord, j'ai cru que rien ne serait changé ; puis peu à peu ma tante me fit remarquer bien des petites choses qui, pour moi, auraient passé inaperçues. J'ai ajouté foi à ses insinuations ; j'ai trouvé que vous aviez l'air de moins vous soucier de votre petite Rita, et même une ou deux fois, vous m'avez parlé... oh ! père, pardonnez-moi ! Je vois bien que j'étais aveuglée par la jalousie. Quand mes cousins sont arrivés, cela a été pis encore, et si Elsa n'avait pas été bonne, douce et tendre comme elle l'est, elle m'aurait bien vite prise en grippe. Moi, j'ai fait tout ce que j'ai pu pour la détester, sans y parvenir. Comme elle est meilleure et plus clairvoyante que moi ! Souvent, quand j'étais vexée de votre négligence apparente, elle me disait simplement : « Je suis sûre qu'oncle Robert a quelque nouveau souci. »
- Carissima mia ! dit le colonel en caressant la chevelure de sa fille, je suis le plus à blâmer là-dedans. Je me suis laissé envahir par mille préoccupations, sans me douter du chagrin que je te faisais. Je croyais vous épargner, et j'aurais mieux fait de vous parler ouvertement de mes affaires. Mais est-ce que vraiment tu étais assez malheureuse pour désirer me quitter pour toujours ?

- Non, non, père. Tante Cécile m'a dit et répété que vous seriez tous plus heureux à la maison, si je m'en allais, et que tous ces nuages, toutes ces angoisses seraient dissipées, si j'écoutais la voix de Dieu qui m'appelait pour remplir le voeu sacré que j'avais fait dans mon enfance. J'étais une très petite fille, quand tante et le père Gaspard me firent promettre, - ce dont je ne comprenais nullement la portée, - d'entrer plus tard dans une sainte congrégation. En grandissant, je me disais que jamais vous n'y consentiriez. Quand on s'aperçut que je n'avais aucune envie d'embrasser la vie monacale, on tenta de me démontrer que c'était mon devoir vis-à-vis de ma mère et vis-à-vis de vous. Père, défendez-moi d'entrer au couvent, je vous obéirai joyeusement. Vous seul avez le droit de disposer de moi.
- Te le défendre ? Oui, certes ! Et tant que je vivrai je mettrai tout en oeuvre pour t'empêcher de commettre un pareil suicide. Tu ne connais la vie monastique que superficiellement ; tu ne sais pas ce que les murs d'un cloître peuvent renfermer d'angoisse et de désespoir. Et penser que ma petite Rita allait être condamnée à un pareil supplice ! On m'a aisément, trop aisément persuadé qu'il serait avantageux pour toi, au point de vue de tes études, de passer quelques mois au Sacré-Coeur. Une fois que tu aurais été en leur pouvoir, ils auraient pu achever leur oeuvre ténébreuse. Je n'aurais appris la vérité que trop tard pour te sauver !

La pensée d'une pareille catastrophe le saisit avec tant de force, qu'il tomba sur son fauteuil, tremblant de la tête aux pieds. Rita, au contraire, délivrée du fardeau qui l'écrasait depuis si longtemps, ne se sentait pas de joie ; elle se jeta au cou de son père.
- Père, père, je suis sauvée ! s'écriait-elle d'une voix joyeuse. Vous me défendez de partir, je vous obéirai, car vous seul pouviez me délier de mon serment. Vous êtes mon père.

Ces derniers mots produisirent une réaction chez le colonel.
- Marguerite, dit-il gravement, tu ne sais pas ce que tu dis ; tu crois que ton devoir est de m'obéir, écoute-moi avant de te prononcer : Il y a seize ans, pour épouser ta mère, je me suis fait catholique ; ce n'était pas par conviction, mais par intérêt. J'en avais parfaitement conscience. J'ai donc joué la comédie ; j'ai fait le mal pour qu'il en résultât du bien, c'est la doctrine de l'Eglise à laquelle je suis censé appartenir. Puis-je donc condamner ceux qui, partant du même principe, ont failli faire notre malheur ? C'est au nom de Dieu que ta tante et son directeur ont essayé de t'enlever de mon foyer pour te vouer, toi et ta fortune, au service de l'Eglise ! Moi qui ai manqué de loyauté, de droiture, puis-je condamner les autres ? Suis-je digne du respect et de l'obéissance qu'une fille doit à son père ?

Marguerite, saisie par la solennité de ces paroles, resta un moment interdite ; mais elle vint bientôt se jeter dans les bras de M. Maxwell et lui dit tout bas :
- Mon père, je croyais que vous aviez toujours été un modèle de droiture et de nobles sentiments.

Heureusement elle ne vit pas la honte que ces simples paroles amenèrent sur le front de son père ; mais elle comprit qu'il souffrait. Appuyant sa joue contre la sienne, elle ajouta d'une voix caressante :
- Elsa dit que je dois rester auprès de vous tant que vous aurez besoin de moi - vous ne pourrez vous débarrasser de moi que lorsque vous me renverrez. Je sens que c'est mon devoir d'agir ainsi.

Le colonel la serra sur son coeur, et reprenant sa promenade dans la chambre, il reprit :
- Je ne me doutais pas de la vipère que je réchauffais dans mon sein. Misérable femme ! Sans la miséricorde de Dieu, elle et ce prêtre astucieux auraient réussi à ruiner notre bonheur domestique et à condamner ma fille à un sort pire que la mort. Qu'ai-je osé dire ? La miséricorde de Dieu ! En quoi l'ai-je méritée, moi qui ai renié ma foi, qui l'ai sacrifiée à un fantôme doré !

Marguerite fut émue de ces regrets si sincères, de cette douleur si profonde.
- Père chéri, dit-elle, il est écrit, dans le livre d'Elsa, que si nous portons nos douleurs au pied de la croix, Jésus nous aidera. J'ai essayé une fois de le faire, et il m'a semblé que je recevais force et courage. Allons donc tout droit à lui ; vous devez en connaître le chemin, vous qui l'avez appris autrefois dans la maison paternelle.

Elle s'agenouilla, et son père suivit son exemple mais aucune parole ne venait sur ses lèvres. Ces simples mots : « Vous l'avez appris dans la maison paternelle, » avaient ravivé le souvenir des prières de sa mère, de celles plus récentes encore de son frère, et de la légèreté avec laquelle il avait repoussé les appels du Seigneur. Écrasé par le sentiment de ses péchés, il courba la tête en murmurant - « Seigneur, sois apaisé envers moi qui suis pécheur ! » Et Rita ajouta doucement : « Au nom de Jésus-Christ. Amen. »

Puis lentement, respectueusement, le colonel commença l'Oraison dominicale. Arrivé à cette demande : Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, il hésita un instant. Mais, sensible à l'amour qui lui était accordé, à lui l'enfant prodigue, il termina la prière.
- Père, dit Marguerite, quelque chose me dit que je ne serai jamais religieuse, et pourtant il y a encore pour moi un sujet d'angoisse. Nous avons parlé l'autre jour avec Elsa du purgatoire : elle m'assure qu'il n'en est pas du tout question dans la Bible. Je voudrais tant être assurée qu'elle ne se trompe pas ! C'est si affreux le purgatoire ! Y croyez-vous ?
- Comment pourrais-je admettre un dogme aussi antichrétien ? Comment pourrais-je croire que telles personnes monteront au ciel parce qu'elles ont beaucoup d'argent pour faire dire des messes, tandis que de pauvres gens qui ont fait leur devoir, aimé et servi Dieu ici-bas, resteront éternellement dans les flammes de l'enfer, parce qu'ils n'ont pas de quoi payer assez de messes pour les délivrer ? Combien je regrette de ne pas avoir davantage étudié ces questions !
- Nous chercherons ensemble dans la Bible pour voir si réellement l'Eglise a menti en nous menaçant du purgatoire, et s'il n'en existe pas, ce sera trop de bonheur !

Marguerite était si émue à cette seule possibilité, qu'elle ne pouvait retenir ses larmes ; son père la calma par les plus tendres caresses. Ils avaient passé ainsi de longues heures sans se rendre compte du temps qui s'écoulait, quand la première cloche du dîner vint les ramener à la réalité.
- Je crains d'avoir été bien égoïste en vous gardant si longtemps pour moi toute seule, dit Marguerite.
- Non, ma chérie ; mais laisse-moi seul un moment. Au revoir, enfant bien-aimée que Dieu m'a rendue !

Rita fermait doucement la porte de la bibliothèque, quand elle se trouva en face de sa tante. Celle-ci fut frappée de la sorte de transfiguration subie par la jeune fille.
- Que t'est-il arrivé, Marguerite ? Tu parais toute autre que ce matin.
- Je viens de causer avec mon père, fut la réponse.

Et, sans un mot de plus, Rita entra dans le boudoir.
Mme Brindini était déjà tout habillée sur sa chaise-longue, Elsa furetait en tous sens comme une âme en peine, et Bruce s'efforçait de commencer la conversation.
- Comment, Rita, tu n'es pas prête pour le dîner ? Je ne puis m'imaginer ce que vous êtes devenus tout l'après-midi, ton père et toi. Je vous croyais sortis, puisque vous n'êtes pas venus pour le thé, et voilà qu'on m'apprend que ton père était dans son cabinet.
- C'est moi qui suis la coupable, petite mère, et qui ai ainsi accaparé papa. Me pardonnez-vous ? ajouta Rita en se baissant vers sa belle-mère.

Ces mots, le ton dont ils furent dits, cette appellation « petite mère, » jusqu'alors inconnue, touchèrent la pauvre invalide ; elle tendit la joue et reçut ainsi le premier baiser qu'elles eussent encore échangé. Ce fut le premier, mais non pas le dernier.

Elsa n'avait pas besoin de longues explications pour comprendre que tout allait bien. Néanmoins il lui tardait de connaître les détails de l'entrevue. Aussi fut-elle enchantée quand Rita lui dit en passant :
- Viens ce soir dans ma chambre ; j'ai à te parler.

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