EN se réveillant
le lendemain, Elsa n'avait qu'un vague souvenir de
ce qui s'était passé. Comment
était-elle revenue dans son lit ?
Avait-elle rêvé ou était-ce
bien réellement sa cousine qui l'avait fait
coucher et qui, en l'embrassant, lui avait
murmuré ces mots : « On a
beau me répéter que tu es une
hérétique, cousine, je ne t'en aime
pas moins tous les jours davantage. »
Mais si elle ne se rappelait pas certains
détails, par contre elle se souvenait
très nettement des confidences qu'elle avait
reçues.
Marguerite ne descendit pas
déjeuner ; elle fit dire par la femme
de chambre qu'elle avait un violent mal de
tête et priait qu'on la laissât
parfaitement tranquille. Elsa fut donc
réduite à sa seule
société : les heures
s'écoulaient lentement, car la pauvre
enfant, en se remémorant ce qui
s'était passé entre Rita et elle, se reprochait de
ne
pas
avoir su trouver sur-le-champ des raisons
péremptoires pour combattre les erreurs de
Rita et lui donner en même temps un
véritable secours et les consolations dont
elle avait besoin. La pauvre petite était si
triste que ce fut pour elle un soulagement de
s'entendre appeler par son frère. Elle se
rappela qu'il lui avait dit : « Tu
es la seule qui ne sois pas comme une porte de
prison. » Elle courut le
rejoindre.
- Elsa Maxwell, lui demanda-t-il, as-tu
élu domicile toi aussi dans le royaume du
découragement ?
- Non, mais je suis
découragée et j'ai besoin que tu
m'encourages.
- Eh bien, je vais te réciter mes
déclinaisons. J'ai énormément
de leçons à apprendre.
Elsa se soumit à cette
épreuve de la meilleure grâce du
monde, mais son frère ne tarda pas à
trouver que son remède manquait de
stimulant. Sa répétitrice
était distraite ; pas moyen de compter
sur elle.
- Elsa Maxwell, reprit-il, vous
êtes maussade ce matin ; moi je ne le
suis pas. Cela tient sans doute à ce que
j'ai un professeur et des leçons, et vous,
vous n'en avez pas. Si tu le veux bien, je te
céderai le tout pendant une semaine et je
prendrai ta place auprès de Nanette et de
tante Éléonore. Peu m'importe, je
saurai bien toujours dépister Mme
Corvietti.
- Tu es un excellent garçon, mais
tu ne saisis pas la situation. Je ne suis pas
maussade pour mon propre compte, je suis anxieuse
pour celui des autres. Je suis sûre que, si
on parvenait à s'expliquer, tout irait bien.
L'explication n'était pas
très claire et Bruce montra beaucoup
d'intelligence, car il répondit
aussitôt :
- Ils regardent les
événements comme qui dirait par le
mauvais côté du télescope. Eh
bien ! alors, retourne
l'instrument !
Ces paroles furent une inspiration pour
Elsa.
- Charles, dit-elle au domestique qui
traversait le vestibule portant le courrier sur un
plateau, donnez-moi les lettres ; je vais les
porter moi-même à monsieur. Bruce,
ajouta-t-elle, je vais essayer de le faire regarder
par le bon bout.
Bruce répondit par un
encourageant signe de tête.
Personne ne répondit au
léger coup qu'Elsa frappa à la porte
de la bibliothèque ; elle tourna le
bouton et vit son oncle assis devant son bureau, la
tête entre ses mains ; il tressaillit
quand elle posa la main sur son
épaule.
- Qu'est-il arrivé, chère
petite ? Tu es blanche comme un linge. Le mal
de tête est-il contagieux ?
- il ne s'agit pas de cela, balbutia
Elsa qui n'osait pas aller plus loin.
Le colonel la regarda plus
attentivement, et il était évident
que quelque chose d'extraordinaire l'agitait ;
il se reprochait d'avoir un peu
négligé ses jeunes hôtes ces
derniers temps, absorbé qu'il avait
été par un surcroît
d'affaires.
- As-tu quelque chose qui te trouble,
fillette ? et puis-je te venir en
aide ?
- Non, mon oncle ; c'est pour
Rita
que je suis tourmentée.
- Bah ! répondit M. Maxwell
avec une pointe d'impatience ; une
migraine
n'est pas inquiétante elle sera
guérie demain.
- Je ne pense pas à son mal de
tête ; ce qui la rend malade, c'est la
perspective de devenir religieuse ; elle en a
le coeur brisé ; et puis elle croit que
cela vous est indifférent, et cela la
tue.
M. Maxwell la saisit brusquement par le
bras.
- Que dis-tu ? devenir
religieuse ? Tu rêves, mon
enfant !
- Non, non, je ne rêve pas. Elle
m'a dit, hier soir, que vous aviez donné
votre consentement. Mme Corvietti et le père
Gaspard lui ont persuadé qu'elle devait
prendre le voile ; elle l'a promis ; mais
elle m'a déclaré qu'elle aimerait
mieux mourir.
Elsa, étouffée par les
larmes, ne put continuer ; son oncle, du
reste, ne l'écoutait plus. Pendant quelques
instants, il resta immobile, regardant sans voir,
entendant sans comprendre. Tout d'un coup, il se
leva, comme mû par un ressort.
- Maudite femme ! prêtre
perfide ! s'écria-t-il. Voilà
leur oeuvre ! Je comprends maintenant. Comment
ai-je pu être ainsi aveugle ? J'ai
péché, ô mon Dieu ! mais
la punition est trop dure ! Je ne puis la
supporter !
Trop émue pour pouvoir parler,
Elsa caressait en silence la main de son oncle,
mais il ne bougeait, ni ne parlait. Une idée
lui vint : elle se glissa hors du cabinet, et
courut à la chambre de Rita. Celle-ci
finissait de s'habiller, et sa robe n'était
pas plus blanche que son visage.
- Rita ! ton père est bien
malheureux ; il a besoin de toi, va vite dans
son cabinet.
- Mon père a besoin de moi ?
répéta la jeune fille.
Et, sans en entendre davantage, elle
descendit quatre à quatre, et en un clin
d'oeil fut à côté du
colonel.
- Père, père chéri,
qu'avez-vous ?
Il leva la tête et la regarda bien
en face.
Passant ses bras autour du cou de son
père, Marguerite ajouta d'une voix toute
vibrante de tendresse :
- Mon bon père, ne voulez-vous
pas dire à votre petite Marguerite, ce qui
vous fait de la peine ?
- Dis-moi, oh ! dis-moi que tout
ce
qu'Elsa m'a dit du couvent n'est qu'un affreux
cauchemar !
Et, comme Marguerite ne pouvait pas
articuler sa réponse :
- Écoute-moi, enfant,
poursuivit-il. Ta tante Cécile est venue me
trouver il y a quelque temps ; elle m'a dit
que tu étais malheureuse ici, que tu
détestais ta belle-mère et que ta
position te paraissait intenable, surtout depuis
l'arrivée de tes cousins. Elle m'a dit que
le meilleur moyen de te guérir de ta
jalousie serait de t'envoyer pendant un an comme
pensionnaire dans un couvent. Hier elle est revenue
à la charge, m'assurant que c'était
ton plus grand désir. Je n'ai pas voulu
m'opposer à ce que je croyais être ton
libre choix, mais mon coeur saignait en pensant que
ma petite Rita se trouverait plus heureuse loin de
son père.
- Tante Cécile vous a dit
ÇA ! s'écria enfin Marguerite,
ne pouvant comprendre dans quel but on avait
combiné un tel tissu de mensonges. Jamais je
n'ai dit un mot à personne, sauf au
père Gaspard qui m'a
pressée de questions, me rappelant qu'il
fallait tout dire à son confesseur. Je vais
tout vous avouer, mon bon père, du moins
tout ce que je sais moi-même, bien que cela
doive faire honte à Marguerite Brindini.
Oui, j'ai été désolée
quand vous vous êtes remarié, car ma
tante ne cessait de me répéter que ma
vie en serait bouleversée ; elle me
disait... mais non, je ne veux pas l'accuser, vous
lui en voudriez. D'abord, j'ai cru que rien ne
serait changé ; puis peu à peu
ma tante me fit remarquer bien des petites choses
qui, pour moi, auraient passé
inaperçues. J'ai ajouté foi à
ses insinuations ; j'ai trouvé que vous
aviez l'air de moins vous soucier de votre petite
Rita, et même une ou deux fois, vous m'avez
parlé... oh ! père,
pardonnez-moi ! Je vois bien que
j'étais aveuglée par la jalousie.
Quand mes cousins sont arrivés, cela a
été pis encore, et si Elsa n'avait
pas été bonne, douce et tendre comme
elle l'est, elle m'aurait bien vite prise en
grippe. Moi, j'ai fait tout ce que j'ai pu pour la
détester, sans y parvenir. Comme elle est
meilleure et plus clairvoyante que moi !
Souvent, quand j'étais vexée de votre
négligence apparente, elle me disait
simplement : « Je suis sûre
qu'oncle Robert a quelque nouveau
souci. »
- Carissima mia ! dit le colonel
en
caressant la chevelure de sa fille, je suis le plus
à blâmer là-dedans. Je me suis
laissé envahir par mille
préoccupations, sans me douter du chagrin
que je te faisais. Je croyais vous épargner,
et j'aurais mieux fait de vous parler ouvertement
de mes affaires. Mais est-ce que vraiment tu étais
assez
malheureuse pour désirer me quitter pour
toujours ?
- Non, non, père. Tante
Cécile m'a dit et
répété que vous seriez tous
plus heureux à la maison, si je m'en allais,
et que tous ces nuages, toutes ces angoisses
seraient dissipées, si j'écoutais la
voix de Dieu qui m'appelait pour remplir le voeu
sacré que j'avais fait dans mon enfance.
J'étais une très petite fille, quand
tante et le père Gaspard me firent
promettre, - ce dont je ne comprenais nullement la
portée, - d'entrer plus tard dans une sainte
congrégation. En grandissant, je me disais
que jamais vous n'y consentiriez. Quand on
s'aperçut que je n'avais aucune envie
d'embrasser la vie monacale, on tenta de me
démontrer que c'était mon devoir
vis-à-vis de ma mère et
vis-à-vis de vous. Père,
défendez-moi d'entrer au couvent, je vous
obéirai joyeusement. Vous seul avez le droit
de disposer de moi.
- Te le défendre ? Oui,
certes ! Et tant que je vivrai je mettrai tout
en oeuvre pour t'empêcher de commettre un
pareil suicide. Tu ne connais la vie monastique que
superficiellement ; tu ne sais pas ce que les
murs d'un cloître peuvent renfermer
d'angoisse et de désespoir. Et penser que ma
petite Rita allait être condamnée
à un pareil supplice ! On m'a
aisément, trop aisément
persuadé qu'il serait avantageux pour toi,
au point de vue de tes études, de passer
quelques mois au Sacré-Coeur. Une fois que
tu aurais été en leur pouvoir, ils
auraient pu achever leur oeuvre
ténébreuse. Je n'aurais appris la
vérité que trop tard pour te
sauver !
La pensée d'une pareille
catastrophe le saisit avec tant de force, qu'il
tomba sur son fauteuil, tremblant de la tête
aux pieds. Rita, au contraire,
délivrée du fardeau qui
l'écrasait depuis si longtemps, ne se
sentait pas de joie ; elle se jeta au cou de
son père.
- Père, père, je suis
sauvée ! s'écriait-elle d'une
voix joyeuse. Vous me défendez de partir, je
vous obéirai, car vous seul pouviez me
délier de mon serment. Vous êtes mon
père.
Ces derniers mots produisirent une
réaction chez le colonel.
- Marguerite, dit-il gravement, tu ne
sais pas ce que tu dis ; tu crois que ton
devoir est de m'obéir, écoute-moi
avant de te prononcer : Il y a seize ans, pour
épouser ta mère, je me suis fait
catholique ; ce n'était pas par
conviction, mais par intérêt. J'en
avais parfaitement conscience. J'ai donc
joué la comédie ; j'ai fait le
mal pour qu'il en résultât du bien,
c'est la doctrine de l'Eglise à laquelle je
suis censé appartenir. Puis-je donc
condamner ceux qui, partant du même principe,
ont failli faire notre malheur ? C'est au nom
de Dieu que ta tante et son directeur ont
essayé de t'enlever de mon foyer pour te
vouer, toi et ta fortune, au service de
l'Eglise ! Moi qui ai manqué de
loyauté, de droiture, puis-je condamner les
autres ? Suis-je digne du respect et de
l'obéissance qu'une fille doit à son
père ?
Marguerite, saisie par la
solennité de ces paroles, resta un moment
interdite ; mais elle vint bientôt se
jeter dans les bras de M. Maxwell et lui dit tout
bas :
- Mon père, je croyais que vous
aviez toujours été un modèle
de droiture et de nobles sentiments.
Heureusement elle ne vit pas la honte
que ces simples paroles amenèrent sur le
front de son père ; mais elle comprit
qu'il souffrait. Appuyant sa joue contre la sienne,
elle ajouta d'une voix caressante :
- Elsa dit que je dois rester
auprès de vous tant que vous aurez besoin de
moi - vous ne pourrez vous débarrasser de
moi que lorsque vous me renverrez. Je sens que
c'est mon devoir d'agir ainsi.
Le colonel la serra sur son coeur, et
reprenant sa promenade dans la chambre, il
reprit :
- Je ne me doutais pas de la
vipère que je réchauffais dans mon
sein. Misérable femme ! Sans la
miséricorde de Dieu, elle et ce prêtre
astucieux auraient réussi à ruiner
notre bonheur domestique et à condamner ma
fille à un sort pire que la mort. Qu'ai-je
osé dire ? La miséricorde de
Dieu ! En quoi l'ai-je méritée,
moi qui ai renié ma foi, qui l'ai
sacrifiée à un fantôme
doré !
Marguerite fut émue de ces
regrets si sincères, de cette douleur si
profonde.
- Père chéri, dit-elle, il
est écrit, dans le livre d'Elsa, que si nous
portons nos douleurs au pied de la croix,
Jésus nous aidera. J'ai essayé une
fois de le faire, et il m'a semblé que je
recevais force et courage. Allons donc tout droit
à lui ; vous devez en connaître
le chemin, vous qui l'avez appris autrefois dans la
maison paternelle.
Elle s'agenouilla, et son père
suivit son exemple mais aucune parole ne venait sur
ses lèvres. Ces simples
mots : « Vous l'avez appris dans la
maison paternelle, » avaient
ravivé le souvenir des prières de sa
mère, de celles plus récentes encore
de son frère, et de la
légèreté avec laquelle il
avait repoussé les appels du Seigneur.
Écrasé par le sentiment de ses
péchés, il courba la tête en
murmurant - « Seigneur, sois
apaisé envers moi qui suis
pécheur ! » Et Rita ajouta
doucement : « Au nom de
Jésus-Christ. Amen. »
Puis lentement, respectueusement, le
colonel commença l'Oraison dominicale.
Arrivé à cette demande :
Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons
à ceux qui nous ont offensés, il
hésita un instant. Mais, sensible à
l'amour qui lui était accordé,
à lui l'enfant prodigue, il termina la
prière.
- Père, dit Marguerite, quelque
chose me dit que je ne serai jamais religieuse, et
pourtant il y a encore pour moi un sujet
d'angoisse. Nous avons parlé l'autre jour
avec Elsa du purgatoire : elle m'assure qu'il
n'en est pas du tout question dans la Bible. Je
voudrais tant être assurée qu'elle ne
se trompe pas ! C'est si affreux le
purgatoire ! Y croyez-vous ?
- Comment pourrais-je admettre un dogme
aussi antichrétien ? Comment
pourrais-je croire que telles personnes monteront
au ciel parce qu'elles ont beaucoup d'argent pour
faire dire des messes, tandis que de pauvres gens
qui ont fait leur devoir, aimé et servi Dieu
ici-bas, resteront éternellement dans les
flammes de l'enfer, parce qu'ils n'ont pas de quoi
payer assez de messes pour les
délivrer ? Combien je regrette de ne
pas avoir davantage étudié ces
questions !
- Nous chercherons ensemble dans la
Bible pour voir si réellement l'Eglise a
menti en nous menaçant du purgatoire, et
s'il n'en existe pas, ce sera trop de
bonheur !
Marguerite était si émue
à cette seule possibilité, qu'elle ne
pouvait retenir ses larmes ; son père
la calma par les plus tendres caresses. Ils avaient
passé ainsi de longues heures sans se rendre
compte du temps qui s'écoulait, quand la
première cloche du dîner vint les
ramener à la réalité.
- Je crains d'avoir été
bien égoïste en vous gardant si
longtemps pour moi toute seule, dit
Marguerite.
- Non, ma chérie ; mais
laisse-moi seul un moment. Au revoir, enfant
bien-aimée que Dieu m'a
rendue !
Rita fermait doucement la porte de la
bibliothèque, quand elle se trouva en face
de sa tante. Celle-ci fut frappée de la
sorte de transfiguration subie par la jeune
fille.
- Que t'est-il arrivé,
Marguerite ? Tu parais toute autre que ce
matin.
- Je viens de causer avec mon
père, fut la réponse.
Et, sans un mot de plus, Rita entra dans
le boudoir.
Mme Brindini était
déjà tout habillée sur sa
chaise-longue, Elsa furetait en tous sens comme une
âme en peine, et Bruce s'efforçait de
commencer la conversation.
- Comment, Rita, tu n'es pas prête
pour le dîner ? Je ne
puis m'imaginer ce que vous êtes devenus tout
l'après-midi, ton père et toi. Je
vous croyais sortis, puisque vous n'êtes pas
venus pour le thé, et voilà qu'on
m'apprend que ton père était dans son
cabinet.
- C'est moi qui suis la coupable, petite
mère, et qui ai ainsi accaparé papa.
Me pardonnez-vous ? ajouta Rita en se baissant
vers sa belle-mère.
Ces mots, le ton dont ils furent dits,
cette appellation « petite
mère, » jusqu'alors inconnue,
touchèrent la pauvre invalide ; elle
tendit la joue et reçut ainsi le premier
baiser qu'elles eussent encore
échangé. Ce fut le premier, mais non
pas le dernier.
Elsa n'avait pas besoin de longues
explications pour comprendre que tout allait bien.
Néanmoins il lui tardait de connaître
les détails de l'entrevue. Aussi fut-elle
enchantée quand Rita lui dit en
passant :
- Viens ce soir dans ma chambre ;
j'ai à te parler.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |