C'ÉTAIT un
dimanche ; le service était fini et la
petite congrégation était
rassemblée dans le jardin ; la petite
Monique, qui s'était nichée tout
près d'Elsa, lui dit à
l'oreille :
- Voyez là-bas votre cousine
Marguerite.
En effet, dans ce même moment,
Rita saluait Mme Clarence, tout aussi surprise
qu'Elsa de cette apparition. Même en
l'absence de Mme Corvietti, sa nièce
n'était jamais venue le dimanche à
Bagatelle, aussi sa présence fit-elle
sensation ; mais la maîtresse de la
maison se garda bien de laisser paraître son
étonnement. Elle lui fit un accueil des plus
maternels, et lorsqu'on rentra dans le salon pour
étudier des cantiques, Rita se plaça
tout à côté de
l'harmonium ; elle refusa le recueil que
Monique lui apporta, et là, le visage
appuyé sur ses mains, elle resta immobile
comme une statue. Dormait-elle ?
écoutait-elle ? Voilà ce qu'Elsa aurait bien
voulu savoir.
Quand
les villageois furent partis, Mme Clarence, qui
n'avait pas quitté l'instrument, dit
à mi-voix :
- Que ferions-nous, si dans les heures
de tristesse ou d'angoisse nous n'entendions pas la
voix de Jésus, disant : Venez à
moi et vous trouverez le repos de vos
âmes.
Marguerite releva vivement la
tête.
- On me dit que c'est à la
mère de Dieu que nous devons nous
adresser ; que parce qu'elle a
été femme et mère, son coeur
est plus tendre, plus sympathique pour tout ce qui
souffre. Est-ce vrai ? je l'ai priée,
priée de toutes les forces de mon âme,
et... jamais je n'ai été
exaucée.
Monique écoutait sans
comprendre ; mais si les mots n'avaient aucun
sens pour elle, les larmes de Rita lui allaient au
coeur ; elle vint passer une main caressante
sur les joues de la jeune fille en lui
disant :
- Avez-vous du chagrin,
Mademoiselle ? Jésus vous
consolera.
Marguerite baisa la petite main sans
essayer de parler. Mme Clarence se pencha vers
elle.
- Mon enfant, dit-elle, Dieu doua Marie
de tendresse et de sympathie ; ces sentiments
n'étaient-ils pas le reflet de ceux de notre
Père céleste ?
- Oh ! Madame, redites-moi ces
paroles.
Mme Clarence répéta ce
qu'elle venait de dire, puis en feuilletant sa
Bible elle ajouta :
- Dans la crainte que les hommes ne
méconnussent son amour et sa tendre
miséricorde, notre Père céleste nous a dit dans
sa parole : Je vous consolerai comme une
mère console son fils.
- Oh ! s'écria Marguerite,
voilà justement ce dont j'ai besoin :
une mère et des consolations.
- Chère enfant, reprit Mme
Clarence très émue, en Jésus
vous trouverez l'un et l'autre.
La conversation en resta là, car
il était temps de rentrer au
château ; mais, en prenant congé
de leur aimable hôtesse, Rita ne put
s'empêcher de lui dire :
- Je ne sais quelle impulsion
irrésistible m'a conduite ici aujourd'hui.
J'ai violé la promesse que j'avais faite de
ne plus jamais avoir affaire au livre des
hérétiques. Il est de mon devoir,
sans doute, d'essayer d'oublier ce que vous m'avez
dit. Cela viendra plus tard, peut-être, mais
pour le moment c'est écrit dans mon coeur en
lettres de feu. Adieu, Madame.
Elle tendit la main à Mme
Clarence ; celle-ci l'attira vers elle et
l'embrassa doucement - Rita lui jeta les bras
autour du cou ; l'instant d'après elle
disait à Elsa :
- Partons vite, nous serons en
retard.
La nuit suivante, Elsa ne pouvait pas
dormir ; elle se tournait et retournait dans
son lit sans trouver du repos. Elle était
préoccupée de Rita, qui n'avait pas
paru au dîner. Le colonel avait
été plus triste, plus sombre
qu'à l'ordinaire, et il n'avait pas
même demandé où elle
était.
Bruce, pourtant assez philosophe de sa
nature, avait demandé tout bas à sa
soeur en sortant de table :
- Crois-tu que quelqu'un soit
mort ? Tout le monde a des airs d'enterrement.
De grâce, ne suis pas leur exemple, car tu es
la seule qui conserves un peu d'animation.
La pauvre Elsa ne se sentait pas en
brillantes dispositions, mais ces paroles lui
redonnèrent courage et elle fit de nouveaux
efforts pour distraire sa tante et son
frère. Quand elle se trouva seule et dans
l'obscurité, elle ne pouvait secouer le
pressentiment pénible qui
l'oppressait ; elle venait enfin de
s'assoupir, quand elle entendit craquer la porte de
sa cousine et celle-ci marcher dans sa
chambre ; puis il se fit un silence,
bientôt troublé par le bruit de
sanglots et de cris étouffés ;
elle se mit sur son séant. Oui,
c'était bien de chez Rita que venaient ces
sons. Sans plus tergiverser, Elsa sauta du lit, mit
sa robe de chambre et ses pantoufles, et, sans
même heurter à la porte, entra dans la
chambre voisine. La lampe brûlait encore, et,
à sa lueur, elle vit, accroupie devant un
petit autel et une image de la madone, celle
qu'elle cherchait. Courir à elle, la prendre
dans ses bras fut l'affaire d'un instant.
- Rita, chère Rita, pourquoi
pleurer ainsi ? Je ne puis te voir
malheureuse, dis-moi au moins ce que tu as.
Pendant longtemps les sanglots
empêchèrent Marguerite de
répondre ; elle se laissait caresser,
et ses larmes coulaient toujours plus
abondantes ; enfin elle
balbutia :
- Il faut aller te coucher,
Elsa ;
tu n'y peux rien. Je vais aussi me mettre au lit.
- Je ne m'en irai pas jusqu'à ce
que tu m'aies confié ton chagrin.
- Je voudrais pouvoir le faire, bien que
ni toi ni personne ne puissiez rien pour moi ;
et pourtant ce serait un soulagement pour moi que
de te le dire.
- Eh bien ! tu
parleras ! Et
si je ne puis te venir en aide, nous prierons
ensemble le Sauveur de te délivrer.
Les rôles étaient
changés ; Rita était
écrasée, anéantie, et
cherchait un appui auprès de sa jeune
cousine, d'ordinaire si timide, si craintive, mais
qui, dans ce moment-là, avait une force qui
lui venait d'En Haut. Baissant la voix, car
même dans cette heure d'angoisse, Rita
n'oubliait pas qu'il fallait être prudent,
elle dit à mots entrecoupés
- Je vais entrer au couvent. Il y a
longtemps que je le craignais, mais
j'espérais toujours que quelque obstacle
surviendrait ; maintenant tout espoir est
perdu - je serai religieuse, et... et... ce sera
bientôt.
Un nouveau sanglot lui coupa la
voix.
- Rita, tu ne seras jamais religieuse,
répondit Elsa avec une conviction
profonde ; tu commettrais une mauvaise action.
Même s'il n'y avait aucune autre raison pour
t'en empêcher, mon oncle et ma tante ont
besoin de toi, tandis que tu n'es nullement
nécessaire dans un couvent. Oncle Alister
nous a toujours dit, que nous devions en premier
lieu remplir les devoirs que Dieu nous imposait
dans nos familles et que nous ne servirions jamais
aussi bien notre divin Maître que si nous
restions dans la position où Il nous a
lui-même placés.
- Mais justement, ce qu'il y a de pire,
s'écria Rita suffoquée par ses
larmes, c'est que papa ne se soucie pas de ce que
je deviens. Oh ! c'est sûr, c'est bien
sûr, il n'aime plus sa petite Marguerite
comme autrefois. Il n'a plus besoin
d'elle !
Un nouveau paroxysme de douleur lui
coupa la voix.
Stupéfaite de ce qu'elle
entendait, Elsa ne savait que dire ; mais
quand elle eut compris de quoi il était
question :
- Il y a une erreur, dit-elle avec
force ; tu ne peux pas croire qu'oncle Robert
te verrait entrer au couvent avec
plaisir ?
- Aujourd'hui même, tante
Cécile lui a parlé de mon
départ pour le Sacré-Coeur, et il a
répondu qu'il ne s'y opposerait pas, si je
le désirais.
- Ce n'est pas possible, il y a un
malentendu, répéta Elsa avec
obstination ; il n'a pas compris, car je suis
sûre qu'il serait désolé. As-tu
réellement envie de te faire
religieuse ?
- Moi ? plutôt mourir !
répondit Rita avec emportement. Sais-tu ce
que cela veut dire de se faire religieuse ? On
est enfermée dans les murs d'un couvent qui
vous étouffent, on est perdue, morte pour
tout et pour tous. Il faudra dire adieu pour
toujours ici-bas à mon bien-aimé
père. Je ne le reverrai plus que de loin en
loin, derrière les grilles de ma prison. Ce
sera un péché de penser à lui,
de l'aimer comme je l'ai aimé jusqu'ici, et
jamais, jamais je ne pourrai échapper
à ce long supplice. La mort seule m'en
délivrera. Comment peux tu me demander si
c'est de mon plein gré que je ferai ce pas
décisif ?
- Pourquoi alors y
consentir ?
- Écoute, Elsa. Ma mère
est dans le purgatoire mon père n'est pas
assez riche pour faire dire beaucoup de messes pour
le repos de son âme. Je ne puis toucher un
sou de ma fortune jusqu'à ma
majorité. C'est pour cela encore plus que
pour l'hypothèque que je désirais
tant découvrir un trésor, et
j'espérais que si je donnais beaucoup,
beaucoup d'argent à notre sainte mère
l'Eglise, je n'aurais pas besoin de me donner
moi-même. Et maintenant, toutes mes
espérances sont anéanties. Il n'y a,
me dit-on, qu'un seul moyen de délivrer ma
pauvre mère, c'est d'entrer au couvent.
Alors ma dot d'abord, et toute ma fortune, plus
tard, reviendra à la communauté, et
ma pauvre mère sortira du
purgatoire.
- Ta mère était donc une
bien méchante femme ?
- Ma bien-aimée mère une
méchante femme ! Elle si bonne, si
douce, si charitable ! Non !
c'était une sainte !
- Alors, Rita, pourquoi te tourmenter
ainsi ? Elle est au ciel, et non en
enfer.
- Tu n'as pas compris : elle est
en
purgatoire, où vont les justes, après
leur mort, pour être brûlés
pendant quelques années, jusqu'à ce
qu'ils soient purifiés de leurs
péchés.
Elsa avait enfin compris et ne put
réprimer un sourire.
- Quand je te disais qu'il y avait
erreur ! Le purgatoire n'existe pas, puisque
la Bible n'en fait mention nulle part. Jésus
n'a-t-il pas dit au brigand sur la croix :
Aujourd'hui tu seras avec moi en paradis ? Tu
ne peux pas croire que
le
Seigneur ferait attendre ta mère plus
longtemps que le brigand ?
- Jésus a-t-il vraiment
dit : aujourd'hui ?
- Certainement, je te le montrerai dans
l'Évangile ; tu verras...
Marguerite l'interrompit, car une autre
pensée plus angoissante encore l'avait
saisie :
- Le père Gaspard et tante
Cécile m'ont dit que si je manquais au
serment que j'ai fait il y a bien des
années, j'attirerais sur moi les plus
terribles malédictions. Ils
prétendent que c'est au couvent, et au
couvent seulement que je pourrai prier comme il
faut pour mon pauvre père qui, malgré
son abjuration, restera toujours entaché
d'hérésie, et qu'une fois
l'épouse du Seigneur, j'attirerai sur moi et
sur tous les miens les plus précieuses
bénédictions. Ils m'ont montré
un tableau du purgatoire ; si tu avais vu les
tortures atroces de tous ces pauvres gens ! Et
ils m'ont désigné, sur un
bûcher, ma bonne mère qui tendait ses
bras vers moi pour implorer ma pitié. Jamais
je n'oublierai ses traits convulsés, et je
me dis que tous les sacrifices, la mort même,
sont acceptables pour délivrer ma
bien-aimée mère.
Marguerite frissonnait de la tête
aux pieds ; son émotion se communiquait
à Elsa, qui dit tout haut :
« Seigneur Jésus, aie
pitié de nous ! Aide-moi pour que je
puisse aider Rita ! »
Les deux jeunes filles furent
calmées par cette invocation, et quand Elsa
eut retrouvé son sang-froid elle reprit la
parole.
- Comment peux-tu croire des choses
semblables ? Si avec de
l'argent nous pouvions gagner le ciel, pourquoi
aurait-il été nécessaire que
Dieu envoyât son propre fils pour nous
sauver ? Non, le sang de Jésus nous
purifie de tout péché, et, si nous
croyons en lui, si nous nous confions en lui, les
messes, la vierge et les saints sont parfaitement
inutiles. Il n'est pas une seule fois question de
couvent dans la Bible. Eh bien ! Dieu te
demande à toi de ne pas quitter mon oncle et
ma tante aussi longtemps du moins qu'ils auront
besoin de toi, car...
La main de Rita vint se placer sur la
bouche de sa cousine.
- Chut ! dit-elle tout
bas ;
j'ai entendu marcher dans le corridor.
Elles gardèrent le silence,
pendant qu'une ombre glissait sur les dalles et
vint écouter à leur porte.
- Je me suis trompée, murmura Mme
Corvietti, j'avais cru entendre parler. Pauvre
enfant, elle se sera endormie !
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