Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE X.

UN RAYON DE SOLEIL.

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 C'ÉTAIT un dimanche ; le service était fini et la petite congrégation était rassemblée dans le jardin ; la petite Monique, qui s'était nichée tout près d'Elsa, lui dit à l'oreille :
- Voyez là-bas votre cousine Marguerite.

En effet, dans ce même moment, Rita saluait Mme Clarence, tout aussi surprise qu'Elsa de cette apparition. Même en l'absence de Mme Corvietti, sa nièce n'était jamais venue le dimanche à Bagatelle, aussi sa présence fit-elle sensation ; mais la maîtresse de la maison se garda bien de laisser paraître son étonnement. Elle lui fit un accueil des plus maternels, et lorsqu'on rentra dans le salon pour étudier des cantiques, Rita se plaça tout à côté de l'harmonium ; elle refusa le recueil que Monique lui apporta, et là, le visage appuyé sur ses mains, elle resta immobile comme une statue. Dormait-elle ? écoutait-elle ? Voilà ce qu'Elsa aurait bien voulu savoir. Quand les villageois furent partis, Mme Clarence, qui n'avait pas quitté l'instrument, dit à mi-voix :
- Que ferions-nous, si dans les heures de tristesse ou d'angoisse nous n'entendions pas la voix de Jésus, disant : Venez à moi et vous trouverez le repos de vos âmes.

Marguerite releva vivement la tête.
- On me dit que c'est à la mère de Dieu que nous devons nous adresser ; que parce qu'elle a été femme et mère, son coeur est plus tendre, plus sympathique pour tout ce qui souffre. Est-ce vrai ? je l'ai priée, priée de toutes les forces de mon âme, et... jamais je n'ai été exaucée.

Monique écoutait sans comprendre ; mais si les mots n'avaient aucun sens pour elle, les larmes de Rita lui allaient au coeur ; elle vint passer une main caressante sur les joues de la jeune fille en lui disant :
- Avez-vous du chagrin, Mademoiselle ? Jésus vous consolera.

Marguerite baisa la petite main sans essayer de parler. Mme Clarence se pencha vers elle.
- Mon enfant, dit-elle, Dieu doua Marie de tendresse et de sympathie ; ces sentiments n'étaient-ils pas le reflet de ceux de notre Père céleste ?
- Oh ! Madame, redites-moi ces paroles.

Mme Clarence répéta ce qu'elle venait de dire, puis en feuilletant sa Bible elle ajouta :
- Dans la crainte que les hommes ne méconnussent son amour et sa tendre miséricorde, notre Père céleste nous a dit dans sa parole : Je vous consolerai comme une mère console son fils.
- Oh ! s'écria Marguerite, voilà justement ce dont j'ai besoin : une mère et des consolations.
- Chère enfant, reprit Mme Clarence très émue, en Jésus vous trouverez l'un et l'autre.

La conversation en resta là, car il était temps de rentrer au château ; mais, en prenant congé de leur aimable hôtesse, Rita ne put s'empêcher de lui dire :
- Je ne sais quelle impulsion irrésistible m'a conduite ici aujourd'hui. J'ai violé la promesse que j'avais faite de ne plus jamais avoir affaire au livre des hérétiques. Il est de mon devoir, sans doute, d'essayer d'oublier ce que vous m'avez dit. Cela viendra plus tard, peut-être, mais pour le moment c'est écrit dans mon coeur en lettres de feu. Adieu, Madame.

Elle tendit la main à Mme Clarence ; celle-ci l'attira vers elle et l'embrassa doucement - Rita lui jeta les bras autour du cou ; l'instant d'après elle disait à Elsa :
- Partons vite, nous serons en retard.

La nuit suivante, Elsa ne pouvait pas dormir ; elle se tournait et retournait dans son lit sans trouver du repos. Elle était préoccupée de Rita, qui n'avait pas paru au dîner. Le colonel avait été plus triste, plus sombre qu'à l'ordinaire, et il n'avait pas même demandé où elle était.

Bruce, pourtant assez philosophe de sa nature, avait demandé tout bas à sa soeur en sortant de table :
- Crois-tu que quelqu'un soit mort ? Tout le monde a des airs d'enterrement. De grâce, ne suis pas leur exemple, car tu es la seule qui conserves un peu d'animation.

La pauvre Elsa ne se sentait pas en brillantes dispositions, mais ces paroles lui redonnèrent courage et elle fit de nouveaux efforts pour distraire sa tante et son frère. Quand elle se trouva seule et dans l'obscurité, elle ne pouvait secouer le pressentiment pénible qui l'oppressait ; elle venait enfin de s'assoupir, quand elle entendit craquer la porte de sa cousine et celle-ci marcher dans sa chambre ; puis il se fit un silence, bientôt troublé par le bruit de sanglots et de cris étouffés ; elle se mit sur son séant. Oui, c'était bien de chez Rita que venaient ces sons. Sans plus tergiverser, Elsa sauta du lit, mit sa robe de chambre et ses pantoufles, et, sans même heurter à la porte, entra dans la chambre voisine. La lampe brûlait encore, et, à sa lueur, elle vit, accroupie devant un petit autel et une image de la madone, celle qu'elle cherchait. Courir à elle, la prendre dans ses bras fut l'affaire d'un instant.
- Rita, chère Rita, pourquoi pleurer ainsi ? Je ne puis te voir malheureuse, dis-moi au moins ce que tu as.

Pendant longtemps les sanglots empêchèrent Marguerite de répondre ; elle se laissait caresser, et ses larmes coulaient toujours plus abondantes ; enfin elle balbutia :
- Il faut aller te coucher, Elsa ; tu n'y peux rien. Je vais aussi me mettre au lit.
- Je ne m'en irai pas jusqu'à ce que tu m'aies confié ton chagrin.
- Je voudrais pouvoir le faire, bien que ni toi ni personne ne puissiez rien pour moi ; et pourtant ce serait un soulagement pour moi que de te le dire.
- Eh bien ! tu parleras ! Et si je ne puis te venir en aide, nous prierons ensemble le Sauveur de te délivrer.

Les rôles étaient changés ; Rita était écrasée, anéantie, et cherchait un appui auprès de sa jeune cousine, d'ordinaire si timide, si craintive, mais qui, dans ce moment-là, avait une force qui lui venait d'En Haut. Baissant la voix, car même dans cette heure d'angoisse, Rita n'oubliait pas qu'il fallait être prudent, elle dit à mots entrecoupés
- Je vais entrer au couvent. Il y a longtemps que je le craignais, mais j'espérais toujours que quelque obstacle surviendrait ; maintenant tout espoir est perdu - je serai religieuse, et... et... ce sera bientôt.

Un nouveau sanglot lui coupa la voix.
- Rita, tu ne seras jamais religieuse, répondit Elsa avec une conviction profonde ; tu commettrais une mauvaise action. Même s'il n'y avait aucune autre raison pour t'en empêcher, mon oncle et ma tante ont besoin de toi, tandis que tu n'es nullement nécessaire dans un couvent. Oncle Alister nous a toujours dit, que nous devions en premier lieu remplir les devoirs que Dieu nous imposait dans nos familles et que nous ne servirions jamais aussi bien notre divin Maître que si nous restions dans la position où Il nous a lui-même placés.
- Mais justement, ce qu'il y a de pire, s'écria Rita suffoquée par ses larmes, c'est que papa ne se soucie pas de ce que je deviens. Oh ! c'est sûr, c'est bien sûr, il n'aime plus sa petite Marguerite comme autrefois. Il n'a plus besoin d'elle !

Un nouveau paroxysme de douleur lui coupa la voix.
Stupéfaite de ce qu'elle entendait, Elsa ne savait que dire ; mais quand elle eut compris de quoi il était question :
- Il y a une erreur, dit-elle avec force ; tu ne peux pas croire qu'oncle Robert te verrait entrer au couvent avec plaisir ?
- Aujourd'hui même, tante Cécile lui a parlé de mon départ pour le Sacré-Coeur, et il a répondu qu'il ne s'y opposerait pas, si je le désirais.
- Ce n'est pas possible, il y a un malentendu, répéta Elsa avec obstination ; il n'a pas compris, car je suis sûre qu'il serait désolé. As-tu réellement envie de te faire religieuse ?
- Moi ? plutôt mourir ! répondit Rita avec emportement. Sais-tu ce que cela veut dire de se faire religieuse ? On est enfermée dans les murs d'un couvent qui vous étouffent, on est perdue, morte pour tout et pour tous. Il faudra dire adieu pour toujours ici-bas à mon bien-aimé père. Je ne le reverrai plus que de loin en loin, derrière les grilles de ma prison. Ce sera un péché de penser à lui, de l'aimer comme je l'ai aimé jusqu'ici, et jamais, jamais je ne pourrai échapper à ce long supplice. La mort seule m'en délivrera. Comment peux tu me demander si c'est de mon plein gré que je ferai ce pas décisif ?
- Pourquoi alors y consentir ?
- Écoute, Elsa. Ma mère est dans le purgatoire mon père n'est pas assez riche pour faire dire beaucoup de messes pour le repos de son âme. Je ne puis toucher un sou de ma fortune jusqu'à ma majorité. C'est pour cela encore plus que pour l'hypothèque que je désirais tant découvrir un trésor, et j'espérais que si je donnais beaucoup, beaucoup d'argent à notre sainte mère l'Eglise, je n'aurais pas besoin de me donner moi-même. Et maintenant, toutes mes espérances sont anéanties. Il n'y a, me dit-on, qu'un seul moyen de délivrer ma pauvre mère, c'est d'entrer au couvent. Alors ma dot d'abord, et toute ma fortune, plus tard, reviendra à la communauté, et ma pauvre mère sortira du purgatoire.
- Ta mère était donc une bien méchante femme ?
- Ma bien-aimée mère une méchante femme ! Elle si bonne, si douce, si charitable ! Non ! c'était une sainte !
- Alors, Rita, pourquoi te tourmenter ainsi ? Elle est au ciel, et non en enfer.
- Tu n'as pas compris : elle est en purgatoire, où vont les justes, après leur mort, pour être brûlés pendant quelques années, jusqu'à ce qu'ils soient purifiés de leurs péchés.

Elsa avait enfin compris et ne put réprimer un sourire.
- Quand je te disais qu'il y avait erreur ! Le purgatoire n'existe pas, puisque la Bible n'en fait mention nulle part. Jésus n'a-t-il pas dit au brigand sur la croix : Aujourd'hui tu seras avec moi en paradis ? Tu ne peux pas croire que le Seigneur ferait attendre ta mère plus longtemps que le brigand ?
- Jésus a-t-il vraiment dit : aujourd'hui ?
- Certainement, je te le montrerai dans l'Évangile ; tu verras...

Marguerite l'interrompit, car une autre pensée plus angoissante encore l'avait saisie :
- Le père Gaspard et tante Cécile m'ont dit que si je manquais au serment que j'ai fait il y a bien des années, j'attirerais sur moi les plus terribles malédictions. Ils prétendent que c'est au couvent, et au couvent seulement que je pourrai prier comme il faut pour mon pauvre père qui, malgré son abjuration, restera toujours entaché d'hérésie, et qu'une fois l'épouse du Seigneur, j'attirerai sur moi et sur tous les miens les plus précieuses bénédictions. Ils m'ont montré un tableau du purgatoire ; si tu avais vu les tortures atroces de tous ces pauvres gens ! Et ils m'ont désigné, sur un bûcher, ma bonne mère qui tendait ses bras vers moi pour implorer ma pitié. Jamais je n'oublierai ses traits convulsés, et je me dis que tous les sacrifices, la mort même, sont acceptables pour délivrer ma bien-aimée mère.

Marguerite frissonnait de la tête aux pieds ; son émotion se communiquait à Elsa, qui dit tout haut :
« Seigneur Jésus, aie pitié de nous ! Aide-moi pour que je puisse aider Rita ! »

Les deux jeunes filles furent calmées par cette invocation, et quand Elsa eut retrouvé son sang-froid elle reprit la parole.
- Comment peux-tu croire des choses semblables ? Si avec de l'argent nous pouvions gagner le ciel, pourquoi aurait-il été nécessaire que Dieu envoyât son propre fils pour nous sauver ? Non, le sang de Jésus nous purifie de tout péché, et, si nous croyons en lui, si nous nous confions en lui, les messes, la vierge et les saints sont parfaitement inutiles. Il n'est pas une seule fois question de couvent dans la Bible. Eh bien ! Dieu te demande à toi de ne pas quitter mon oncle et ma tante aussi longtemps du moins qu'ils auront besoin de toi, car...

La main de Rita vint se placer sur la bouche de sa cousine.
- Chut ! dit-elle tout bas ; j'ai entendu marcher dans le corridor.

Elles gardèrent le silence, pendant qu'une ombre glissait sur les dalles et vint écouter à leur porte.
- Je me suis trompée, murmura Mme Corvietti, j'avais cru entendre parler. Pauvre enfant, elle se sera endormie !




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