JE
n'y puis rien
comprendre, Nanette ; nous avons
été si heureux en l'absence de Mme
Corvietti ; depuis qu'elle est de retour tout
est changé et Rita est plus triste que
jamais ! Je croyais à notre
arrivée que c'était moi qui
l'ennuyais, mais je sais maintenant qu'il n'en est
rien. Quand je vois son visage sombre, je me
demande si c'est pour la même cause que mon
oncle. Lui ne rit plus jamais. Oh !
Nanette ! que Roccadoro est donc
lugubre !
Elsa avait obtenu de sa vieille bonne de
l'accompagner jusqu'au Casino, et c'est là
qu'elle dégonflait son pauvre coeur
oppressé. Mme Mactavish partageait tout
à fait la manière de voir de sa jeune
maîtresse, mais elle ne voulait pas en
convenir ; aussi gardait-elle un silence
prudent. Elsa continua :
- Rita ne semble se soucier de rien, pas
même de nos fouilles qui
l'intéressaient tant, et voici bien
longtemps qu'elle n'est pas venue lire la Bible
avec nous. Dimanche dernier je l'engageais à
monter dans la tourelle ; elle me
répondit presque en colère :
« Non, j'ai promis de ne plus le
faire. » Je suppose que c'est le
père Gaspard ou Mme Corvietti qui lui ont
arraché cette promesse. Comme je voudrais
qu'ils repartissent tous les deux !
Certes, la vieille bonne partageait ce
désir, mais elle continua de se
taire.
- Et pourtant, reprit Elsa, je ne puis
m'empêcher de plaindre Mme Corvietti. Rita
m'a dit qu'elle se laisse presque mourir de faim,
qu'elle passe ses nuits à genoux sur la
pierre, que quelquefois, épuisée par
le jeûne et la fatigue, elle tombe
évanouie ; mais ce n'est pas tout.
Figurez-vous qu'elle se flagelle elle-même
avec un fouet garni de pointes d'acier,
jusqu'à ce que le sang coule. Quelle
idée se fait-elle donc de Dieu, si elle
croit qu'il prend plaisir à sa
souffrance ? Quand je ne la vois pas et que je
pense à elle, j'ai une pitié
profonde ; mais quand elle est là, je
frémis ; pas autant, toutefois, que
lorsque le père Gaspard me regarde avec ses
yeux méchants. J'ai alors envie de crier au
secours.
- Ma chère enfant, dit enfin Mme
Mactavish de sa voix lente et douce, je ne
disconviens pas que dans ce moment la vie n'est pas
couleur de rose à Roccadoro ; mais
prenez patience : après les jours
sombres, le soleil reparaîtra
radieux.
En somme, ces mois d'été
et la vie du château auraient
été bien tristes pour Elsa, si elle
n'avait eu comme diversion ses
fréquentes visites à Bagatelle.
Chaque dimanche, les jeunes Maxwell, avec leur
bonne et les Baldi , se rendaient au service fait
par le professeur Clarence. Le chemin, pour y
arriver, traversait des vignes et un petit
bois ; en passant, Elsa allait chercher les
enfants Clarence, dont l'aînée,
Monique, s'était prise d'une belle passion
pour la jeune Écossaise. Tout ce petit monde
écoutait avec attention les instructions
simples et familières du professeur, qui,
malgré sa science, savait se mettre à
la portée de tous. Le service
terminé, tous ceux qui lé
désiraient prenaient part à une
collation servie dans le jardin, après quoi
on causait un peu, on chantait quelques cantiques,
puis chacun retournait chez soi. Elsa revenait
réconfortée, et quoiqu'elle
regrettât toujours autant son oncle Alister,
et qu'elle se préoccupât de Rita, son
petit visage pâle s'animait, et elle
racontait avec bonheur ce qu'elle avait vu et
entendu à sa tante Éléonore,
qui quittait bien rarement sa chaise
longue.
Les leçons de Bruce
étaient aussi un grand intérêt
dans la vie des deux Maxwell. Sans manifestation
extérieure, Bruce était tendrement
attaché à sa douce petite soeur, et,
comme au temps jadis, il voulait la faire profiter
de ce qu'il apprenait. En répétant
pour elle ce que M. Frank Clarence lui enseignait,
les choses se gravaient mieux dans sa
mémoire. Le jeune précepteur avait
substitué à Jules César de
Shakespeare le Paradis perdu de Milton, qui
enthousiasmait son élève,
épris de poésie. Elsa partageait son
goût, et la bonne Mme Mactavish
commençait à s'inquiéter de les voir si absorbés
par les faits et gestes des habitants du
Pandémonium.
- Enfants, dit-elle un jour, croyez-vous
convenable de parler constamment des anges
déchus, comme s'ils étaient vos
frères et vos soeurs ? Souvenez-vous
que les mauvaises compagnies corrompent les bonnes
moeurs.
- Ne vous tourmentez pas, ma bonne,
répondit Bruce d'un ton rassurant. Je ne
parle jamais de ces démons, pas même
de Satan en personne, avec le moindre
respect.
Voyant Mme Mactavish secouer la
tête d'un air incrédule :
- Vois-tu, Elsa, dit tout bas Bruce,
Nanette est la meilleure créature du monde,
mais elle n'a pas reçu d'éducation.
Comment pourrait-elle comprendre la
poésie ?
Un soir, Elsa, rentrée dans sa
chambre et n'ayant nullement sommeil, souffla sa
bougie, ouvrit ses persiennes, et s'assit
auprès de la fenêtre pour mieux voir
et admirer le ciel étoilé ; elle
était perdue dans une rêverie, quand
un léger bruit dans le jardin attira son
attention ; deux personnes se dirigeaient vers
l'orangerie : c'étaient Mme Corvietti
et le père Gaspard. Saisie de terreur, la
jeune fille tira doucement les volets et ne fut
rassurée que lorsqu'elle eut rallumé
sa lumière ; elle s'assit contre la
paroi qui séparait sa chambre de celle de sa
cousine... Elle y était à peine qu'il
lui sembla entendre des sanglots
étouffés. Elle prêta
l'oreille : oui, certainement, quelqu'un
pleurait. Sans réfléchir plus
longtemps, elle alla frapper
à la porte de Rita... Il y eut un instant de
silence ; la lueur qui filtrait sous la porte
disparut brusquement, et une voix pleine de
surprise cria :
« Entrez, revenants,
fantômes et
compagnie ! »
Elsa tourna le loquet et resta
stupéfaite. Sa cousine, en robe de dessous,
peignait sa longue chevelure devant une
psyché :
- Viens-tu prendre une leçon de
danse, cousine ? demanda-t-elle en faisant une
pirouette ; à ton service ; mais
à cette heure de la nuit, ce goût
m'étonne de ta part.
Elsa ouvrait des yeux de plus en plus
étonnés.
- Comment, mes essais
chorégraphiques ne te satisfont pas
encore ? Faut-il que je danse jusqu'à
demain matin ?
Marguerite s'était
réfugiée dans un coin sombre ;
mais, de là, elle voyait la lune
éclairant en plein une petite personne en
robe de soie blanche, garnie de larges rubans
noirs, la tête bouclée et le teint
pâle, presqu'une enfant, mais ses yeux
profonds, son expression sérieuse
trahissaient un être grave et raisonnable.
Sous bien des rapports, Elsa Maxwell avait le
développement d'une femme.
- J'avais cru, dit-elle enfin, j'avais
pensé...
- Tes pensées devraient
être des rêves à pareille heure,
cousine.
- Je croyais avoir entendu
pleurer ; je me serai sans doute
trompée.
- Ne t'ai-je pas déjà dit
que tu rêvais ? La rengaine de Nanette
ne t'a donc pas bercée ? Tu aurais mieux fait
de t'adresser
à la fée de la fontaine ;. ne
l'entends-tu pas murmurer ?
Et, prenant dans sa bourse une petite
pièce de monnaie, Rita la jeta de toutes ses
forces par la fenêtre en
criant :
- Petite fée ! petite
fée ! voilà un sou pour toi,
mais envoie-nous de tes compagnes pour nous
endormir avec leurs chants.
Rita tourna sur ses talons, et poussant
sa cousine par les épaules :
- Veux-tu bien aller te coucher !
lui dit-elle - je serais grondée si on nous
savait encore debout à pareille heure.
Bonsoir, bonne nuit !
Avant qu'elle pût répondre,
Elsa était dans le corridor et entendait
Rita fermer sa porte à clef. Cette
comédie ne lui avait pas donné le
change, et malgré la gaieté
forcée de Rita, elle n'en demeura pas moins
convaincue qu'elle avait entendu sangloter.
Le lendemain, Rita ne parut point pour
le déjeuner. Le vent soufflait, la pluie
tombait, le ciel était d'un gris
désespérant. Bruce, que rien
n'émouvait, prit son machintosh, ses livres,
et partit pour Bagatelle. Elsa, derrière la
vitre, le regardait marcher à grandes
enjambées, se sentant plus triste, plus
découragée qu'à
l'ordinaire.
- Je crois vraiment qu'il pleut dedans
et dehors dit une voix rieuse. Qu'as-tu,
cousine ? Ne ferais-tu pas mieux de te mettre
sur le paillasson ? Tu vas inonder le
vestibule.
- Je n'ai rien, dit Elsa en essuyant ses
yeux ; je suis ennuyée de voir tomber
la pluie ; voilà tout.
- Tout ? c'est vraiment peu de
chose ; mais tout le monde, à mon avis,
est malheureux ici-bas : les uns pleurent pour
beaucoup, les autres pour bien peu. Il faut se
secouer. Pour mon compte, je vais voir s'il y a
beaucoup de boue du château au
village.
Elle partit malgré la pluie,
laissant Elsa avec une nouvelle envie de pleurer,
« car, » se disait-elle,
« au lieu de faire du bien à Rita,
je ne lui fais que du mal. »
Le soleil reparut dans
l'après-midi, et notre petite amie Elsa se
disposait à aller à Bagatelle, pour
se réconforter un peu, quand on
annonça des visites. Elle avait bien envie
de s'en aller ; mais comme on ne put trouver
Marguerite, elle se décida à rester
au salon pour aider sa tante à recevoir ses
visiteurs. Ce fut un vrai sacrifice.
La famille Ferrari de Montebagni
était parente éloignée de la
mère de Marguerite. Celle-ci avait pris tout
enfant l'habitude de dire : « Tante
Charlotte », et la personne ainsi
dénommée n'épargnait ni les
conseils, ni les remontrances à sa jeune
parente.
Mme Brindini la connaissait fort peu, et
la conversation aurait langui, si Elsa n'eût
pas payé de sa personne. Mais tout en
cherchant des sujets nouveaux, la pauvre petite se
disait intérieurement « Si au
moins Marguerite
revenait ! »
Pendant ce temps-là, Mlle Rita
était à proximité, bien
cachée derrière des tentures ;
elle entendait tout ce qui se disait et pouvait
même voir Mme Brindini et sa nièce qui
faisaient des frais inaccoutumés.
« Je ferais peut-être
bien de venir à leur aide, »
pensait Marguerite ; « mais je
n'aime pas les Ferrari, et je ne
suis pas disposée à les entretenir.
Du reste, cela regarde ma belle-mère.
Pourquoi me
déranger ? »
Enfin, la voiture fut annoncée,
et Mme Ferrari prit congé.
- Oh ! Elsa, que serais-je
devenue
sans toi ? dit en soupirant Mme Brindini.
- Il faut vous reposer maintenant,
chère tante, répondit la fillette
tout heureuse. Vous allez dormir un moment, puis on
vous portera au bosquet. Nous lirons un chapitre de
notre livre, et nous oublierons Mme
Ferrari.
Bientôt, en effet, la malade
s'assoupit, et Marguerite entra dans le salon sur
la pointe des pieds.
- Quel dommage que tu ne sois pas
arrivée plus tôt ! dit Elsa. Tu
serais venue à notre aide, pendant cette
longue visite des Ferrari. Viens prendre une tasse
de thé, je l'ai tenu au chaud pour toi.
Ah ! on m'a bien recommandé de te dire
que celle des demoiselles Ferrari que tu aimes et
que tu appelles « cousine
Hélène », doit venir dans
quinze jours.
- Il faut absolument que tu m'expliques
quelque chose qui dépasse ma
compréhension, dit Marguerite en savourant
son thé. Tu me fais l'effet d'être
deux personnes en une seule. Ce matin, tu
étais larmoyante pour rien du tout, et cet
après-midi, où tu aurais eu de bonnes
raisons pour être grognon, tu es aimable et
de bonne humeur. Pourquoi cela ?
- C'est qu'en effet, il y a deux moi,
répondit Elsa en rougissant. Celui que tu as
vu ce matin ingrat, de mauvaise humeur, et l'autre
est celui que Jésus change par sa
grâce.
Marguerite paraissait intriguée.
Elsa continua :
- Tu sais que le Seigneur Jésus
communique sa force à ceux qui sont
faibles ; c'est donc lui qui agit en
moi.
- Ma religion ne m'aide pas à
vaincre mes défauts ni à devenir
meilleure, soupira la jeune fille.
Et ses yeux brillaient d'un feu
sombre.
- Chère Rita, murmura Elsa,
est-ce que cela ne te reposerait pas et ne te
ferait pas du bien, si nous lisions quelques
chapitres de la Bible ? Nous serions si
tranquilles sur le balcon.
- Je ne le pense pas, répondit
une voix dure et amère ; je l'ai
déjà dit que j'avais promis.
Et Marguerite disparut.
Pauvre Elsa ! Elle aurait tant
voulu être, utile à sa cousine,
l'aider à porter le fardeau qui lui pesait
si lourdement ! Mais elle sentait son
impuissance.
« Seigneur, »
murmura-t-elle, « je voudrais tant aider
Rita, et elle ne veut pas me laisser faire. Sois
toi-même son secours et son
libérateur. Rends-moi plus soumise, plus
joyeuse, afin qu'elle voie combien tu es bon... et
secourable... »
- Qu'as-tu, Elsa ? demanda Mme
Brindini qui venait de se réveiller.
- J'espère que je ne vous ai pas
dérangée, tante ? Je pensais
à Rita et je demandais à Dieu de lui
venir en aide.
- Je voudrais, moi aussi, savoir
implorer le secours de Dieu, comme tu le fais. Je
vois bien que mon mari et sa fille ont quelque
poignante préoccupation.
Je voudrais tant les soulager !
mais je ne le puis. Elsa, veux-tu prier pour
eux ?
- J'ai besoin, avant tout, que
Jésus lui-même m'enseigne à
prier ; mais il a dit que là où
deux ou trois s'assembleront, il sera au milieu
d'eux. Il nous exaucera, quand nous lui parlerons
d'oncle Robert et de Rita.
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