Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE IX.

JOURS SOMBRES.

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 JE n'y puis rien comprendre, Nanette ; nous avons été si heureux en l'absence de Mme Corvietti ; depuis qu'elle est de retour tout est changé et Rita est plus triste que jamais ! Je croyais à notre arrivée que c'était moi qui l'ennuyais, mais je sais maintenant qu'il n'en est rien. Quand je vois son visage sombre, je me demande si c'est pour la même cause que mon oncle. Lui ne rit plus jamais. Oh ! Nanette ! que Roccadoro est donc lugubre !

Elsa avait obtenu de sa vieille bonne de l'accompagner jusqu'au Casino, et c'est là qu'elle dégonflait son pauvre coeur oppressé. Mme Mactavish partageait tout à fait la manière de voir de sa jeune maîtresse, mais elle ne voulait pas en convenir ; aussi gardait-elle un silence prudent. Elsa continua :
- Rita ne semble se soucier de rien, pas même de nos fouilles qui l'intéressaient tant, et voici bien longtemps qu'elle n'est pas venue lire la Bible avec nous. Dimanche dernier je l'engageais à monter dans la tourelle ; elle me répondit presque en colère : « Non, j'ai promis de ne plus le faire. » Je suppose que c'est le père Gaspard ou Mme Corvietti qui lui ont arraché cette promesse. Comme je voudrais qu'ils repartissent tous les deux !

Certes, la vieille bonne partageait ce désir, mais elle continua de se taire.
- Et pourtant, reprit Elsa, je ne puis m'empêcher de plaindre Mme Corvietti. Rita m'a dit qu'elle se laisse presque mourir de faim, qu'elle passe ses nuits à genoux sur la pierre, que quelquefois, épuisée par le jeûne et la fatigue, elle tombe évanouie ; mais ce n'est pas tout. Figurez-vous qu'elle se flagelle elle-même avec un fouet garni de pointes d'acier, jusqu'à ce que le sang coule. Quelle idée se fait-elle donc de Dieu, si elle croit qu'il prend plaisir à sa souffrance ? Quand je ne la vois pas et que je pense à elle, j'ai une pitié profonde ; mais quand elle est là, je frémis ; pas autant, toutefois, que lorsque le père Gaspard me regarde avec ses yeux méchants. J'ai alors envie de crier au secours.
- Ma chère enfant, dit enfin Mme Mactavish de sa voix lente et douce, je ne disconviens pas que dans ce moment la vie n'est pas couleur de rose à Roccadoro ; mais prenez patience : après les jours sombres, le soleil reparaîtra radieux.

En somme, ces mois d'été et la vie du château auraient été bien tristes pour Elsa, si elle n'avait eu comme diversion ses fréquentes visites à Bagatelle. Chaque dimanche, les jeunes Maxwell, avec leur bonne et les Baldi , se rendaient au service fait par le professeur Clarence. Le chemin, pour y arriver, traversait des vignes et un petit bois ; en passant, Elsa allait chercher les enfants Clarence, dont l'aînée, Monique, s'était prise d'une belle passion pour la jeune Écossaise. Tout ce petit monde écoutait avec attention les instructions simples et familières du professeur, qui, malgré sa science, savait se mettre à la portée de tous. Le service terminé, tous ceux qui lé désiraient prenaient part à une collation servie dans le jardin, après quoi on causait un peu, on chantait quelques cantiques, puis chacun retournait chez soi. Elsa revenait réconfortée, et quoiqu'elle regrettât toujours autant son oncle Alister, et qu'elle se préoccupât de Rita, son petit visage pâle s'animait, et elle racontait avec bonheur ce qu'elle avait vu et entendu à sa tante Éléonore, qui quittait bien rarement sa chaise longue.

Les leçons de Bruce étaient aussi un grand intérêt dans la vie des deux Maxwell. Sans manifestation extérieure, Bruce était tendrement attaché à sa douce petite soeur, et, comme au temps jadis, il voulait la faire profiter de ce qu'il apprenait. En répétant pour elle ce que M. Frank Clarence lui enseignait, les choses se gravaient mieux dans sa mémoire. Le jeune précepteur avait substitué à Jules César de Shakespeare le Paradis perdu de Milton, qui enthousiasmait son élève, épris de poésie. Elsa partageait son goût, et la bonne Mme Mactavish commençait à s'inquiéter de les voir si absorbés par les faits et gestes des habitants du Pandémonium.
- Enfants, dit-elle un jour, croyez-vous convenable de parler constamment des anges déchus, comme s'ils étaient vos frères et vos soeurs ? Souvenez-vous que les mauvaises compagnies corrompent les bonnes moeurs.
- Ne vous tourmentez pas, ma bonne, répondit Bruce d'un ton rassurant. Je ne parle jamais de ces démons, pas même de Satan en personne, avec le moindre respect.

Voyant Mme Mactavish secouer la tête d'un air incrédule :
- Vois-tu, Elsa, dit tout bas Bruce, Nanette est la meilleure créature du monde, mais elle n'a pas reçu d'éducation. Comment pourrait-elle comprendre la poésie ?

Un soir, Elsa, rentrée dans sa chambre et n'ayant nullement sommeil, souffla sa bougie, ouvrit ses persiennes, et s'assit auprès de la fenêtre pour mieux voir et admirer le ciel étoilé ; elle était perdue dans une rêverie, quand un léger bruit dans le jardin attira son attention ; deux personnes se dirigeaient vers l'orangerie : c'étaient Mme Corvietti et le père Gaspard. Saisie de terreur, la jeune fille tira doucement les volets et ne fut rassurée que lorsqu'elle eut rallumé sa lumière ; elle s'assit contre la paroi qui séparait sa chambre de celle de sa cousine... Elle y était à peine qu'il lui sembla entendre des sanglots étouffés. Elle prêta l'oreille : oui, certainement, quelqu'un pleurait. Sans réfléchir plus longtemps, elle alla frapper à la porte de Rita... Il y eut un instant de silence ; la lueur qui filtrait sous la porte disparut brusquement, et une voix pleine de surprise cria :
« Entrez, revenants, fantômes et compagnie ! »

Elsa tourna le loquet et resta stupéfaite. Sa cousine, en robe de dessous, peignait sa longue chevelure devant une psyché :
- Viens-tu prendre une leçon de danse, cousine ? demanda-t-elle en faisant une pirouette ; à ton service ; mais à cette heure de la nuit, ce goût m'étonne de ta part.

Elsa ouvrait des yeux de plus en plus étonnés.
- Comment, mes essais chorégraphiques ne te satisfont pas encore ? Faut-il que je danse jusqu'à demain matin ?

Marguerite s'était réfugiée dans un coin sombre ; mais, de là, elle voyait la lune éclairant en plein une petite personne en robe de soie blanche, garnie de larges rubans noirs, la tête bouclée et le teint pâle, presqu'une enfant, mais ses yeux profonds, son expression sérieuse trahissaient un être grave et raisonnable. Sous bien des rapports, Elsa Maxwell avait le développement d'une femme.
- J'avais cru, dit-elle enfin, j'avais pensé...
- Tes pensées devraient être des rêves à pareille heure, cousine.
- Je croyais avoir entendu pleurer ; je me serai sans doute trompée.
- Ne t'ai-je pas déjà dit que tu rêvais ? La rengaine de Nanette ne t'a donc pas bercée ? Tu aurais mieux fait de t'adresser à la fée de la fontaine ;. ne l'entends-tu pas murmurer ?

Et, prenant dans sa bourse une petite pièce de monnaie, Rita la jeta de toutes ses forces par la fenêtre en criant :
- Petite fée ! petite fée ! voilà un sou pour toi, mais envoie-nous de tes compagnes pour nous endormir avec leurs chants.

Rita tourna sur ses talons, et poussant sa cousine par les épaules :
- Veux-tu bien aller te coucher ! lui dit-elle - je serais grondée si on nous savait encore debout à pareille heure. Bonsoir, bonne nuit !

Avant qu'elle pût répondre, Elsa était dans le corridor et entendait Rita fermer sa porte à clef. Cette comédie ne lui avait pas donné le change, et malgré la gaieté forcée de Rita, elle n'en demeura pas moins convaincue qu'elle avait entendu sangloter.

Le lendemain, Rita ne parut point pour le déjeuner. Le vent soufflait, la pluie tombait, le ciel était d'un gris désespérant. Bruce, que rien n'émouvait, prit son machintosh, ses livres, et partit pour Bagatelle. Elsa, derrière la vitre, le regardait marcher à grandes enjambées, se sentant plus triste, plus découragée qu'à l'ordinaire.
- Je crois vraiment qu'il pleut dedans et dehors dit une voix rieuse. Qu'as-tu, cousine ? Ne ferais-tu pas mieux de te mettre sur le paillasson ? Tu vas inonder le vestibule.
- Je n'ai rien, dit Elsa en essuyant ses yeux ; je suis ennuyée de voir tomber la pluie ; voilà tout.
- Tout ? c'est vraiment peu de chose ; mais tout le monde, à mon avis, est malheureux ici-bas : les uns pleurent pour beaucoup, les autres pour bien peu. Il faut se secouer. Pour mon compte, je vais voir s'il y a beaucoup de boue du château au village.

Elle partit malgré la pluie, laissant Elsa avec une nouvelle envie de pleurer, « car, » se disait-elle, « au lieu de faire du bien à Rita, je ne lui fais que du mal. »

Le soleil reparut dans l'après-midi, et notre petite amie Elsa se disposait à aller à Bagatelle, pour se réconforter un peu, quand on annonça des visites. Elle avait bien envie de s'en aller ; mais comme on ne put trouver Marguerite, elle se décida à rester au salon pour aider sa tante à recevoir ses visiteurs. Ce fut un vrai sacrifice.

La famille Ferrari de Montebagni était parente éloignée de la mère de Marguerite. Celle-ci avait pris tout enfant l'habitude de dire : « Tante Charlotte », et la personne ainsi dénommée n'épargnait ni les conseils, ni les remontrances à sa jeune parente.
Mme Brindini la connaissait fort peu, et la conversation aurait langui, si Elsa n'eût pas payé de sa personne. Mais tout en cherchant des sujets nouveaux, la pauvre petite se disait intérieurement « Si au moins Marguerite revenait ! »

Pendant ce temps-là, Mlle Rita était à proximité, bien cachée derrière des tentures ; elle entendait tout ce qui se disait et pouvait même voir Mme Brindini et sa nièce qui faisaient des frais inaccoutumés.

« Je ferais peut-être bien de venir à leur aide, » pensait Marguerite ; « mais je n'aime pas les Ferrari, et je ne suis pas disposée à les entretenir. Du reste, cela regarde ma belle-mère. Pourquoi me déranger ? »

Enfin, la voiture fut annoncée, et Mme Ferrari prit congé.
- Oh ! Elsa, que serais-je devenue sans toi ? dit en soupirant Mme Brindini.
- Il faut vous reposer maintenant, chère tante, répondit la fillette tout heureuse. Vous allez dormir un moment, puis on vous portera au bosquet. Nous lirons un chapitre de notre livre, et nous oublierons Mme Ferrari.

Bientôt, en effet, la malade s'assoupit, et Marguerite entra dans le salon sur la pointe des pieds.
- Quel dommage que tu ne sois pas arrivée plus tôt ! dit Elsa. Tu serais venue à notre aide, pendant cette longue visite des Ferrari. Viens prendre une tasse de thé, je l'ai tenu au chaud pour toi. Ah ! on m'a bien recommandé de te dire que celle des demoiselles Ferrari que tu aimes et que tu appelles « cousine Hélène », doit venir dans quinze jours.
- Il faut absolument que tu m'expliques quelque chose qui dépasse ma compréhension, dit Marguerite en savourant son thé. Tu me fais l'effet d'être deux personnes en une seule. Ce matin, tu étais larmoyante pour rien du tout, et cet après-midi, où tu aurais eu de bonnes raisons pour être grognon, tu es aimable et de bonne humeur. Pourquoi cela ?
- C'est qu'en effet, il y a deux moi, répondit Elsa en rougissant. Celui que tu as vu ce matin ingrat, de mauvaise humeur, et l'autre est celui que Jésus change par sa grâce.

Marguerite paraissait intriguée. Elsa continua :
- Tu sais que le Seigneur Jésus communique sa force à ceux qui sont faibles ; c'est donc lui qui agit en moi.
- Ma religion ne m'aide pas à vaincre mes défauts ni à devenir meilleure, soupira la jeune fille.

Et ses yeux brillaient d'un feu sombre.
- Chère Rita, murmura Elsa, est-ce que cela ne te reposerait pas et ne te ferait pas du bien, si nous lisions quelques chapitres de la Bible ? Nous serions si tranquilles sur le balcon.
- Je ne le pense pas, répondit une voix dure et amère ; je l'ai déjà dit que j'avais promis.

Et Marguerite disparut.
Pauvre Elsa ! Elle aurait tant voulu être, utile à sa cousine, l'aider à porter le fardeau qui lui pesait si lourdement ! Mais elle sentait son impuissance.
« Seigneur, » murmura-t-elle, « je voudrais tant aider Rita, et elle ne veut pas me laisser faire. Sois toi-même son secours et son libérateur. Rends-moi plus soumise, plus joyeuse, afin qu'elle voie combien tu es bon... et secourable... »
- Qu'as-tu, Elsa ? demanda Mme Brindini qui venait de se réveiller.
- J'espère que je ne vous ai pas dérangée, tante ? Je pensais à Rita et je demandais à Dieu de lui venir en aide.
- Je voudrais, moi aussi, savoir implorer le secours de Dieu, comme tu le fais. Je vois bien que mon mari et sa fille ont quelque poignante préoccupation.
Je voudrais tant les soulager ! mais je ne le puis. Elsa, veux-tu prier pour eux ?

- J'ai besoin, avant tout, que Jésus lui-même m'enseigne à prier ; mais il a dit que là où deux ou trois s'assembleront, il sera au milieu d'eux. Il nous exaucera, quand nous lui parlerons d'oncle Robert et de Rita.

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