LES
jours et les
semaines qui suivirent cette excursion à
Rome passèrent rapidement et joyeusement
à Roccadoro. Notre trio avait repris avec
courage pioches et pelles. Elsa avait la noble
ambition de découvrir le bébé
de Jokébed, et aussi de seconder Rita dans
ses recherches aurifères.
À côté de cela, les
jeunes filles trouvaient du temps pour
étudier la Bible sous la direction de Mme
Mactavish, malgré les défenses et les
menaces du père Gaspard. Elsa admirait
beaucoup le courage de sa cousine, qui jusqu'alors
n'avait jamais osé désobéir
à son conducteur spirituel. Ce prêtre,
en effet, exerçait une sorte de fascination
sur la jeune fille ; lorsqu'elle était
en sa présence, sa volonté
était paralysée, et elle subissait
son influence sans pouvoir s'y soustraire, quelque
désir qu'elle en eût.
Le jour où M. Maxwell avait
emmené les enfants à Rome, Mme
Corvietti avait quitté le château sans
dire où elle allait et sans donner son
adresse. Marguerite aurait été
scandalisée si on lui avait dit que cette
absence était un soulagement pour
elle ; mais il n'en était pas moins
vrai que sa gaieté, son entrain
étaient revenus, qu'elle circulait dans la
maison en chantant comme un oiseau, et que Henri,
en entendant ses joyeux éclats de rire, ne
pouvait s'empêcher de dire :
« Pauvre enfant ! elle est heureuse
maintenant ! Pourvu que cela
dure ! »
Ces bonnes dispositions de Marguerite
avaient une heureuse influence sur son père.
Celui-ci paraissait moins soucieux, prenait place
plus souvent au cercle de famille, et
s'intéressait même à la
fièvre qui s'était emparée de
la jeunesse. Il allait souvent assister à
leurs travaux et les plaisantait sur le
succès possible, quoique peu probable, de
leurs fouilles.
Nanette et Mme Brindini étaient
moins enchantées de cette toquade, l'une
parce qu'on salissait ses vêtements, l'autre
parce qu'elle était souvent privée de
la douce société d'Elsa. Bruce fut le
premier à deviner cette impression de sa
tante, et pour lui procurer un peu de distraction,
il parvint à installer un hamac sous les
arbres à proximité de
« leurs travaux, » de
manière à ce que la malade pût
venir, elle aussi, surveiller et encourager les
travailleurs.
Le champ de leurs opérations
était dans ce qu'on appelait « le
bosquet, » non loin du nouveau jardin
potager dont Henri dirigeait l'installation, et sur
les confins de la propriété du comte
Romualdo. Si nos jeunes amis ne
faisaient pas encore les grandes découvertes
auxquelles ils aspiraient, il ne se passait
pourtant guère de jours sans qu'ils
trouvassent quelque poterie, quelque beau morceau
de marbre, etc.
Marguerite se rapprochait peu à
peu de sa belle-mère, depuis que tante
Cécile n'était plus là pour
lui répéter sans cesse, que Mme
Brindini ne l'aimait pas, qu'elle avait pris sa
place dans le coeur de son père, et qu'on
n'avait plus besoin d'elle à Roccadoro.
Aimante et généreuse comme
l'était Rita, elle se sentait émue de
pitié en présence d'une pauvre
créature toujours malade et toujours
timorée.
Un soir que toute la famille
était réunie au bosquet, un
domestique vint prévenir que Mme Clarence
demandait ces dames. Marguerite, prompte comme
l'éclair, courut au salon et ramena leur
aimable visiteuse. La conversation ne fut pas
longue à s'engager, comme c'est toujours le
cas quand une mutuelle sympathie attire les coeurs,
et chacun regretta, au bout d'une heure, de voir
Mme Clarence se lever pour prendre
congé.
- Êtes-vous donc si
pressée ? demanda Mme Brindini -
promettez-nous au moins de revenir prendre le
thé avec nous.
- Très volontiers, et
j'espère que vous pourrez bientôt
supporter la voiture et venir jusqu'à
Bagatelle. Je serai très contente si vos
enfants veulent bien venir faire connaissance avec
les miens.
M. Maxwell arrivait à ce
moment :
- Robert, voici Mme Clarence qui a
été si bonne pour les enfants l'autre
soir.
Le colonel la connaissait
déjà un peu, ainsi que son mari, et
ne demandait pas mieux que d'entrer en relations
directes. Ce fut à regret que Mme Clarence
quitta la famille Brindini ; mais
c'était l'anniversaire de naissance d'un de
ses enfants, et elle avait promis de revenir pour
le goûter.
- J'avais une requête à
vous adresser, colonel, dit-elle en se levant. Mon
mari a l'habitude, tous les dimanches, de faire un
service religieux. Permettriez-vous à Bruce
et à Elsa d'y assister, ainsi que leur
bonne ?
- Madame, répondit M. Maxwell,
tous les membres de ma famille, quels qu'ils
soient, ont ma pleine autorisation ; j'aurai
soin de le leur faire savoir.
Un silence suivit des paroles.
Marguerite était indignée de voir son
père encourager des pratiques
hérétiques, mais elle se tut.
Mme Clarence fut la première
à revenir de sa surprise.
- Merci, dit-elle.
Puis, se tournant vers Mme
Brindini
- Adieu, Madame ; je suis si
touchée de votre aimable accueil, que je
crains bien pour vous que mes visites ne deviennent
très fréquentes.
On se sépara avec une
entière cordialité.
Cette semaine devait être
mémorable, car un matin que les jeunes gens
étaient à leurs fouilles, Elsa
s'arrêta brusquement. Sa pioche avait
frappé contre quelque chose de dur. Elle se
baissa pour voir ce qui en était et retira
de la terre un bras en marbre blanc, d'un modelage
exquis. Au-dessus du poignet se trouvait un
bracelet
admirablement sculpté. Marguerite disait que
c'étaient des arabesques fantastiques. Elsa
croyait à une inscription
mystérieuse. Elle n'osait pas articuler la
pensée qui lui était venue.
« Si nous avions
retrouvé le bras qui manque à la
statue de Jokébed ? » se
disait-elle, « et que ces
caractères illisibles en fussent la
preuve ? »
Henri n'était pas à
proximité, lui si versé dans les
antiquités ; en sorte que les jeunes
filles vinrent frapper à la porte de la
bibliothèque, pour montrer leur trouvaille
à M. Maxwell. Ce ne fut qu'en entendant des
voix qui semblaient discuter, que Rita se souvint
que M. Chigi, le notaire, devait venir ce
jour-là. Mais il était trop tard pour
reculer. La voix du colonel criait :
- Entrez.
- Pardonnez-nous de vous
déranger, père ; nous avions
oublié que vous n'étiez pas seul, et
nous venions vous montrer ce qu'Elsa vient de
trouver dans le bosquet.
- Oui, oui, c'est très joli,
répondit M. Brindini, distrait, en mettant
de côté le trésor
d'Elsa.
Le notaire intervint :
- Parbleu ! dit-il en soulevant
respectueusement ce bras de marbre, vous êtes
bien dégoûté, colonel ;
c'est un morceau rare, un vrai bijou. Phidias
aurait volontiers signé cette
oeuvre-là.
- J'avoue que je serais actuellement
plus satisfait d'un trésor d'une
espèce plus sonnante, riposta son
client ; mais puisque vous assurez qu'il a de
la valeur, nous le traiterons avec tout le respect
qui lui est dû.
En parlant ainsi, il se leva, monta sur
un marche-pied et déposa
le marbre sous un globe de cristal, sur le haut
d'un secrétaire.
- Que personne n'y touche
désormais, car contenu et contenant sont
également précieux.
Elsa, un peu désappointée
de l'indifférence de son oncle, se consolait
en songeant à l'admiration du notaire ;
elle reprit sa pioche, pendant que Marguerite
travaillait en silence. Celle-ci entendait encore
ces paroles de son père :
« J'aimerais mieux un trésor d'une
espèce plus sonnante. »
Tout d'un coup, elle
s'arrêta.
- Tu m'as dit, Elsa, que si Dieu ne nous
envoyait pas d'or, il pouvait néanmoins nous
envoyer un trésor infiniment plus
précieux ; crois-tu donc que ce bras de
marbre a plus de valeur qu'un morceau d'or ?
Crois-tu toujours que ta manière de prier
soit préférable à la
mienne ? Il me semble qu'elles se
valent.
- Oncle Alister nous a souvent
répété que nous devons parfois
attendre longtemps avant que Dieu nous
réponde. Si Dieu avait voulu que nous nous
adressions à quelque autre que lui, il nous
l'aurait certainement dit, et il aurait
recommandé aux apôtres d'enseigner
à l'Eglise de prier Marie et les
saints ; mais ils ne parlent jamais de Marie
dans aucune de leurs épîtres. Nanette
croit que Dieu a prévu ce qui devait
arriver, car il a fait écrire par Paul
à Timothée : Il y a un seul
médiateur entre Dieu et les hommes :
Jésus-Christ.
Avant que Rita pût
répondre, Henri vint la prévenir que
le pauvre père Ambroise avait eu une
nouvelle attaque.
- Il a repris connaissance, ajouta
l'intendant ; mais le meilleur remède
pour lui sera une visite de sa chère
demoiselle.
- Allons le voir tout de suite ;
venez avec moi, dit Marguerite à ses cousins
je vais voir si Dorothée a de la
gelée ; c'est ce qui soutient le mieux
mon vieil ami, et la nourriture qu'il
préfère.
Quand elle se fut
éloignée, Elsa demanda tout bas
à son frère :
- Crois-tu que nous puissions aller chez
un prêtre catholique ?
Henri, qui avait saisi ces mots, lui
répondit :
- Oh ! Mademoiselle, le père
Ambroise n'est pas à redouter ; au
contraire, il est bienveillant et bon. Il ne vit
que pour faire du bien aux pauvres et aux malades.
Vous n'avez aucune crainte à avoir.
- Jésus-Christ lui-même
n'est-il pas entré dans la maison de
mauvaises gens ? demanda Bruce, qui avait
très envie de voir un prêtre en chair
et en os.
- Mais Jésus n'y allait que pour
leur faire du bien.
- Et nous, ferons-nous du mal à
M. Ambroise ?
Marguerite vint les rejoindre, et tous
trois descendirent rapidement la colline jusqu'au
village. Le bon vieux curé n'était
pas, comme à l'ordinaire, dans son
jardin ; il était dans son cabinet, sur
un fauteuil, près de la fenêtre. Il
sourit en voyant entrer Marguerite.
- Mon bon père, dit celle-ci en
s'agenouillant pour recevoir sa
bénédiction, je ne savais pas que
vous aviez été souffrant. J'ai
amené mes cousins pour vous les
présenter.
Le vieillard essaya de se lever, mais il
était trop faible ; il dut se contenter
de leur tendre la main, que les jeunes Maxwell
serrèrent avec plaisir, tant il avait de
courtoisie et de bonté dans son
accueil.
- Peut-être vos jeunes parents
voudraient-ils, goûter mon miel et aller
visiter mes ruches ?
Rita saisit cette occasion d'aller
à la cuisine trouver la vieille Maruccia,
aussi grognon que dévouée ; elle
se déridait pourtant toujours à la
vue de la « demoiselle » et lui
laissait faire tout ce qu'elle voulait ; mais
avant de convier ses cousins à goûter
la collation qu'on leur offrait, Rita exigea que
son cher confesseur avalât la gelée
qu'elle lui avait apportée ; il essaya
pour lui faire plaisir, mais il fut vite
rassasié.
- Comment va-t-on à
Roccadoro ? demanda-t-il ; votre tante a
dû vous manquer ; on m'a dit qu'elle
revenait la semaine prochaine.
Rita tressaillit, sa main
tremblait.
- J'ai eu ce matin un mot du père
Gaspard, continua le malade - il me dit qu'il fera
probablement le voyage avec Mme Corvietti :
ils quitteront le couvent mardi.
- Quel couvent, mon
père ?
- Avez-vous oublié que le
père Gaspard est le directeur de la
congrégation du Sacré-Coeur ?
Votre tante y a fait un séjour pour
préparer l'admission de quelques novices,
paraît-il.
Elsa fut frappée de la
pâleur de sa cousine et saisit la tasse que
Rita avait presque laissé tomber ; le
prêtre, inconscient de l'effet que ses
paroles avaient produit, continuait à
parler, mais les mots lui arrivaient difficilement.
Rita
s'était détournée pour cacher
son émotion quand elle fut
réveillée comme en sursaut par ce cri
d'Elsa :
- Rita ! Rita ! regarde
le bon
Père, il est malade !
Marguerite fut en un clin d'oeil
à côté de son vieil ami qui
avait perdu connaissance. Il était
étendu sans mouvement, les yeux
fermés, les traits tirés. La jeune
fille, presque aussi défaite que lui, lui
souleva la tête, lui frappa dans les mains
et, voyant qu'il ne revenait pas à lui,
envoya Elsa à la recherche de
Maruccia.
La vieille femme accourut, dénoua
la cravate, éventa son maître,
invoquant la sainte Vierge et tous les saints du
paradis, jusqu'à ce qu'enfin il entr'ouvrit
lentement les yeux.
- Le voilà mieux, il reprend
connaissance, dit-elle avec un soupir de
soulagement ; je crois qu'il n'a plus besoin
que de tranquillité.
- Nous allons vous quitter,
Maruccia ; personne ne sait le soigner aussi
bien que vous, dit Rita en embrassant les joues
ridées de la brave femme qu'elle connaissait
et aimait depuis qu'elle était au monde.
Laissez-moi seulement lui arranger ses oreillers.
Vous avez besoin de repos, bon Père,
ajouta-t-elle en lui souriant avec
tendresse.
- Oui, fut la faible
réponse ; j'ai besoin de repos, je suis
bien fatigué.
- Elsa, avant de nous en aller, chante
un de tes cantiques, cela lui fera du bien.
Le programme d'Elsa en fait d'hymnes
italiennes n'était pas
bien étendu. Aussi eut-elle vite fait son
choix :
- J'ai entendu la voix de Jésus disant :
- Venez à moi et vous reposez.
- Repose donc en paix, toi qui es fatigué :
- Viens dans mes bras, viens sur mon coeur.
Le vieillard écoutait avidement. Chaque
mot répondait à ses besoins ; de
grosses larmes coulaient lentement sur ses joues
ridées ; au moment où Elsa, qui
s'était agenouillée près du
fauteuil pour mieux se faire entendre, allait se
relever, la main du moribond se posa sur sa
tête et il lui donna sa
bénédiction comme il l'avait
donnée à Marguerite.
- J'aime le curé et j'aime ses
abeilles, dit Bruce pendant qu'ils retournaient au
château ; mais personne ne lui
répondit. Les deux jeunes filles
étaient plongées dans leurs
réflexions.
- Nanette, dit Elsa à sa bonne
quand elles furent en
tête-à-tête, quoique ce soit un
prêtre catholique qui m'ait bénie, je
crois que cela me portera bonheur. Dieu l'exaucera
pour sûr.
- Soyez tranquille, ma
chérie ; d'après ce que M. Baldi
m'a raconté, le bon Père est un
enfant de Dieu, un de ceux auquel il a
été peu donné et par
conséquent il sera peu redemandé. il
est ignorant, mais il a le coeur droit et
honnête.
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