MALGRÉ
tous les
efforts de Mme Mactavish, le dimanche était
long et triste pour ses jeunes maîtres. Ils
célébraient le
« service » du matin dans la
tourelle ; tous trois lisaient quelques
chapitres, puis un sermon, et chantaient des
cantiques. L'après-midi, ils se
réunissaient de nouveau pour ce qu'ils
appelaient les « fouilles
bibliques, » autrement dit une
étude de la Bible.
- Savez-vous mes enfants, dit un jour
Mme Mactavish, que nous pourrons peut-être
bientôt retourner au temple ?
- Comment cela ? s'écria
Elsa, tandis que Bruce écarquillait
démesurément ses yeux de
hibou.
- Vous avez bien remarqué cette
jolie maison blanche, là-haut sur la colline
; on l'appelle « Bagatelle; » elle
appartient à un Anglais qui se nomme M. le
professeur Clarence, et qui vient y passer
l'été avec sa
famille. Il a fait convertir une vieille grange en
chapelle, et lui-même fait le service tous
les dimanches. N'est-ce pas une bonne fortune pour
nous ?
- Je me demande si ce professeur se
connaîtra en vieilles médailles,
observa Bruce.
Et dès que le sermon fut lu et
que le dernier verset de cantique eût
été chanté, il
s'éclipsa pour aller se plonger dans
l'étude d'un vieux bouquin dans lequel il
espérait trouver les origines de sa monnaie
antique.
Elsa aimait particulièrement
à s'asseoir sous la véranda, à
l'heure du crépuscule et là, toute
seule, à se rappeler les souvenirs de son
heureuse enfance. C'est à ce
moment-là que son oncle Alister lui manquait
le plus, car elle avait été
accoutumée à passer avec lui ses
soirées du dimanche, et personne ne l'avait
remplacé pour elle. Elle s'efforçait
de ne pas se laisser envahir par la tristesse et
les regrets, bien que cela lui fût difficile.
Elle était ce soir-là plongée
dans ses réflexions, quand un léger
bruit lui fit tourner la tête et elle vit son
frère le nez dans son livre essayant,
malgré l'obscurité croissante, de
déchiffrer quelques inscriptions. Il lui
sembla qu'une pareille étude n'était
pas précisément appropriée au
dimanche ; elle se hasarda donc à le
suggérer à Bruce. Louchant
horriblement malgré ses lunettes, celui-ci
lui demanda depuis quand une concordance des
Saintes Écritures était un livre
profane.
- Tu n'as pas besoin de me regarder
comme un païen, Elsa ; je t'assure que
mes recherches ne sont pas
superficielles ; j'ai un but sérieux
que je poursuis. Sais-tu déjà que je
vais avoir un précepteur ? et sais-tu
qui il est ? Un étudiant en
théologie, M. Franck Clarence.
Peut-être entre lui, toi et Nanette,
finirez-vous par faire de moi un bon petit
garçon.
- Oh ! Bruce, que je suis
contente ! Ce sera bien moins triste pour toi,
car jusqu'ici, tu n'avais que des filles pour toute
ressource. Est-ce que ce M. Clarence est parent des
habitants de Bagatelle ? Si c'était
leur fils !
Bruce montrait peu ses
impressions ; comme tous les mortels, il
était sujet à des accès de
rire ou de larmes, mais il savait les
réprimer et conservait une
impassibilité vraiment britannique. Il
répondit donc à sa
soeur :
- Il me paraîtrait difficile qu'il
fût le fils du professeur Clarence, attendu
qu'il est son neveu,
- Fils ou neveu, peu importe, dit
Elsa ; l'essentiel est qu'il soit de la
famille.
- Elsa, dit une voix plaintive, es-tu
là ?
La petite fille rentra vivement dans la
maison ; elle avait oublié que sa tante
l'attendait pour lui faire la lecture ; Mme
Brindini n'était pas comblée
d'attentions et de prévenances, car
Marguerite la traitait avec une froide
indifférence. Le colonel l'avait beaucoup
soignée et gâtée ; mais
depuis quelque temps, quoique toujours plein
d'égards et de tendresse, il était si
occupé et préoccupé qu'elle le
voyait beaucoup moins, et la pauvre malade
s'attachait d'autant plus à sa jeune
nièce que celle-ci était, toujours
prête à rendre service et à
s'oublier pour les autres.
Elsa avait sonné pour avoir la
lampe et elle se mettait en frais
d'éloquence pour persuader à Bruce de
venir écouter une très
intéressante histoire, quand le colonel
entra dans le boudoir. Il fut reçu avec une
joie évidente par les enfants et par sa
femme, dont le visage rayonnait de bonheur.
- Petite demoiselle, dit-il en
s'adressant à Elsa, je suis appelé
demain à Rome pour affaires, seriez-vous
tentés de m'accompagner toi, Bruce et
Rita ?
Les yeux étincelants d'Elsa
répondirent pour elle. Bruce, non moins
ravi, mais toujours calme, s'approcha de son
oncle :
- Croyez-vous qu'après avoir tout
visité, il nous restera le temps de nous
informer si ma médaille est bien de Jules
César ?
- Nous pourrons certainement nous
occuper de Jules César, répondit
gravement M. Brindini. Ce grand homme a quelque
réputation dans la ville de Rome. Ma
chère femme, quel dommage que vous ne
puissiez pas être de la partie
- Mais nous lui raconterons tout ce que
nous aurons vu, s'écria Elsa.
Mme Brindini sourit ; pour le
moment, elle avait son mari, rien ne lui
manquait.
Pendant qu'elle faisait sa toilette de
nuit, Elsa se demandait si Rita n'assombrirait pas
leur jolie partie du lendemain ; sa cousine
avait été presque invisible toute la
journée et ne paraissait pas en bonnes
dispositions. Quelle ne fut pas sa surprise, le
lundi matin, de trouver Marguerite de la meilleure
humeur du monde : elle avait secoué
tous ses soucis et se proposait
de profiter le mieux possible de ce jour de
vacances.
Les deux jeunes filles, habillées
de même avec des robes de cachemire blanc et
des ceintures noires, formaient un charmant
tableau. Rita, grande, élancée, avec
ses cheveux noirs, ses grands yeux intelligents et
malicieux, ses joues colorées, frappait les
regards, et ce fut avec un cri parti du coeur
qu'Elsa s'écria:
- Tu es la plus jolie jeune fille que
j'aie jamais vue, Rita !
Tout le monde se mit à
rire.
- Je n'ai pas d'autre remerciement qu'un
tendre baiser, dit Marguerite ; mais un pareil
compliment mériterait davantage.
Il serait fastidieux de raconter par le
menu cette excursion à Rome ; pour les
deux jeunes Écossais, la journée fut
une succession non interrompue de surprises et de
jouissances. La course en voiture à travers
les bois pour rejoindre le chemin de fer,
l'arrivée à Rome, où M.
Brindini donna ordre au cocher d'aller lentement
pour que ses neveux pussent voir les monuments
devant lesquels on passait ; le Forum, le
Colisée, le Capitole leur étaient,
connus de nom seulement. Ils arrivèrent
enfin au palais Brindini ; là le
colonel abandonna les trois enfants, dont Christine
Baldi avait consenti à être le
chaperon ils eurent tout le loisir de parcourir les
galeries de peinture et de sculpture, pendant que
M. Maxwell vaquait à ses affaires.
Tandis que Bruce, avec ses allures
indépendantes, allait
mettre son nez et ses lunettes dans tous les coins
et recoins, Elsa et Christine, guidées par
Marguerite, faisaient une inspection plus
sérieuse des différents salons. La
femme de l'intendant n'était guère
artiste de nature, mais elle était
enchantée de voir l'enthousiasme et le
ravissement d'Elsa. Celle-ci n'avait jamais
été à pareille
fête ; aussi avait-elle de la peine
à quitter un tableau ou une statue pour
passer à une autre.
- Cela te plaît donc,
cousine ? Viens, tu n'as pas encore vu le
bijou de la collection.
C'était une statue de femme d'une
merveilleuse beauté ; non seulement les
membres étaient admirablement
modelés, mais le visage avait une expression
si pathétique de douleur et de tendresse,
que les personnes les moins artistes
s'arrêtaient involontairement.
- Qui est-ce ? demanda Elsa tout
émue.
- Les uns disent que c'est Niobé
après le meurtre de ses enfants ;
d'autres, et mon père est de ce nombre,
prétendent que c'est une statue longtemps
égarée et faite par un de nos
ancêtres, de Jokébed, la mère
de Moïse, au moment où elle vient
d'exposer son fils sur le Nil. Il lui manque un
bras entier et les doigts de l'autre main ;
d'après la courbe du bras mutilé et
la position inclinée de tout le corps, On
suppose qu'elle devait tenir quelque chose, le
berceau de son enfant probablement. Asseyons-nous
là sur ce banc, et je te raconterai
l'histoire de cette statue, pendant que Christine,
qui la connaît déjà, fera un
petit somme.
Bruce, dérangé dans ses
voyages d'exploration par les regards inquisiteurs
des gardiens du musée, vint rejoindre ses
compagnes.
- Tu sais, commença Rita, que ces
galeries appartiennent au comte Romualdo
Brindini.
- Ton grand-oncle ? Celui auquel
appartient cette magnifique villa près de
Roccadoro ?
- Oui ! il est le chef de la
famille ; il était l'oncle et le
père adoptif de ma mère. Il fut
enchanté de son mariage, car il aimait mon
père comme son fils. Il y a deux ans, papa
eut, je ne sais comment, des embarras financiers,
et, pour se tirer de ce mauvais pas, il
hypothéqua Roccadoro. Voulant éviter
un chagrin à mon oncle, il ne lui en parla
pas ; de plus, il espérait se
libérer en peu de temps. Je crains,
quoiqu'on ne m'en dise rien, que les affaires ne
marchent pas bien, et le pire, c'est que juste au
moment le plus critique, mon autre oncle
François mourut, et à partir de ce
jour le comte changea de manière
d'être vis-à-vis de mon père.
Sans raison ostensible, il devint exigeant,
quinteux, toujours prêt à
blâmer ; ces messieurs eurent une
explication qui loin d'adoucir leurs rapports ne
fit que les envenimer ; je ne sais comment mon
oncle s'y est pris, mais il a réussi
à avoir cette hypothèque entre les
mains, et mon pauvre père est
désormais à sa merci. Je n'ai pas
revu mon oncle depuis leur fameuse querelle, et
j'espère bien ne le revoir jamais.
- Ce comte Romualdo est un
méchant homme, décréta Bruce
avec solennité.
Le visage de Marguerite changea
d'expression.
- Autrefois, dit-elle, il était
bon et affectueux : je l'aimais de toute mon
âme, presque autant que mon père, et
maintenant je le déteste autant que je puis
détester quelqu'un.
- Je comprends maintenant pourquoi tu as
un tel désir de trouver un trésor,
dit Elsa ; c'est pour racheter
l'hypothèque.
- Oui, c'est une de mes raisons ;
mais j'en ai une autre, et celle-ci est la plus
forte.
Ces mots furent dits avec emportement et
des larmes dans les yeux.
- Si nous revenions à la statue,
suggéra Bruce, qui suivait toujours son
idée.
- Je l'avais oubliée ; elle
fut découverte peu de temps après ma
naissance, dans un coin quelconque de la
propriété : du moins, nos
domestiques l'ont affirmé sous
serment ; mais Henri Baldi n'était pas
présent, et lui seul dit toujours la
vérité. Uniquement pour taquiner mon
père, oncle Romualdo prétendit que
c'était en travaillant avec ses gens, que
ceux de mon père avaient fait cette
trouvaille dans l'enclos de la villa. On en
plaisanta longtemps, et cela paraissait
oublié, quand après sa brouille avec
papa, le comte revint sur cette vieille affaire.
Vous ai-je dit que mon oncle François
était un original, admirateur
passionné de sculpture ? Il avait fait
son testament sans notaire, se méfiant de
tous les hommes de loi. Quand il mourut, on
découvrit ce document dans un endroit
excentrique. Après avoir fait
connaître ses dernières
volontés, venait cette clause :
« Je laisse à R. Brindini, qui a
trouvé la statue cataloguée sous le titre : La
mère
de
Moïse, une somme de trois cent cinquante mille
francs. »
- Trois cent cinquante mille
francs ! s'écria Elsa. Mais
voilà de quoi racheter
l'hypothèque !
- Oui, si nous l'avions ; mais
les
hommes d'affaires de mon oncle ont attaqué
le testament sous prétexte que le R.
Brindini était leur client, que la statue
n'était qu'une Niobé, et non La
mère de Moïse, et qu'enfin il n'y avait
aucune preuve qu'elle eût été
trouvée dans les terres de Roccadoro. Il est
plus que probable que si mon père avait
voulu entamer un procès, il l'aurait
gagné : du moins, Me Chigi (le notaire)
l'assure ; mais nous n'étions pas assez
riches pour nous lancer dans une pareille aventure.
Le comte le savait et avait dressé ses
batteries en conséquence. Ne parlons plus du
comte Brindini, cela me met dans une telle fureur
que je ne sais plus ce que je dis.
Et Marguerite se leva
brusquement.
Elsa ne quittait pas la statue des
yeux.
- Je suis sûre, dit-elle tout
à coup, que c'est Jokébed, et qu'elle
est si triste parce qu'elle se demande avec
angoisse ce que va devenir son petit garçon.
Si seulement nous pouvions retrouver le
bébé ! Cela serait la meilleure
preuve que la statue appartient bien à oncle
Robert.
Marguerite ne répondit pas ;
elle regardait sans voir, car sa pensée
était loin de là.
- Ah ! Rita, dit Bruce en
retirant
un fragment de journal du fond de sa poche, voici
quelque chose que j'ai mis de côté
pour vous.
Elle tendit nonchalamment la main, et
sans paraître empressée, jeta les yeux
sur le papier, mais son expression changea
aussitôt.
- Écoute, Elsa :
« Hier, les ouvriers qui travaillent aux
fondations d'un couvent sur le mont Aventin ont
fait une intéressante
découverte : il s'agit d'un grand vase
de terre plein de plusieurs centaines de
pièces d'or, si bien conservées et si
brillantes, qu'on dirait qu'elles viennent
d'être frappées. Elles portent d'un
côté la date du règne de
l'empereur Lucius Vérus et de l'autre
l'effigie de ce prince. »
Marguerite resta un instant silencieuse,
puis elle poussa un profond soupir.
- Courage, Rita ! murmura Elsa.
Nous allons nous remettre tous les trois à
l'oeuvre, et nous demanderons à Dieu de
bénir nos recherches, et de nous faire
trouver beaucoup d'or. S'il ne nous exauce pas
comme nous le lui demanderons, soyons sûrs,
néanmoins, qu'Il répondra à
notre prière. Oncle Alister disait que
souvent Dieu nous refuse ce que nous
désirons le plus pour nous donner quelque
chose de mieux.
- Je ne sais pas ce qui nous serait plus
utile que de l'or, répondît
Marguerite, et quant à prier, a quoi cela
sert-il ? J'ai tant dit d'Ave et de Pater, et
jamais je n'ai reçu de
réponse.
- Au lieu de réciter votre
chapelet comme vous le faites , il serait plus
simple et plus commode d'avoir un moulin à
prières, comme les Chinois. Si vous croyez
que Dieu écoute vos vaines redites, vous
vous figurez donc qu'Il n'a pas grand'chose
à faire, et s'Il ne vous
écoute pas, à quoi sert de
recommencer toujours ?
Leur conversation fut interrompue par
l'arrivée du colonel ; il avait l'air
si préoccupé, qu'évidemment
l'entrevue avec le notaire n'avait pas
été satisfaisante. Rita vint prendre
son bras ; elle s'appuyait tendrement contre
lui, pendant que les deux Maxwell racontaient leurs
impressions et le plaisir qu'ils avaient
eu.
- J'ai trouvé sur ma route une
statue de Jules César, et je l'ai
comparée avec ma médaille, dit Bruce
en tirant de sa poche une petite boîte
à pilules qui contenait son
trésor ; mais ce n'est pas mon homme,
il est trop vieux.
Un éclat de rire accueillit cette
déclaration.
- Croyez-vous peut que le portrait qui
est sur ma médaille soit Jules César
dans sa jeunesse ? ajouta Bruce en
réintégrant sa boite dans sa
cachette. Je n'en serais pas surpris.
On déjeuna au restaurant avant
d'aller visiter l'église de
Saint-Pierre.
- Saint-Pierre ! dit tout bas le
jeune Écossais. C'est là qu'on voit
l'orteil de l'apôtre, et là que
demeure le pape ! Quel bonheur !
Un sentiment de respect et presque
d'effroi saisit toute la jeunesse, quand elle se
vit dans cette immense et imposante basilique.
Marguerite prit de l'eau bénite, fit le
signe de la croix, et alla s'agenouiller dans une
des chapelles, puis elle fit la
révérence devant le
maître-autel, baisa le soi-disant orteil de
saint Pierre, et vint ensuite rejoindre la
société. C'était la
première fois que les Maxwell entraient dans une
église
catholique ; aussi eurent-ils mille
explications à demander.
- Père, dit tout bas Marguerite,
voilà là-bas le cardinal
Borelli ; il vous a reconnu.
Une expression de
contrariété et de répugnance
voila les traits du colonel ; mais comme il ne
pouvait faire autrement, il se dirigea vers le
cardinal.
- N'auriez-vous pas quelque histoire
dans le genre de celle de la statue, que vous
pourriez nous raconter, ma cousine ? demanda
Bruce qui commençait à sentir la
fatigue, bien qu'il ne voulût pas en
convenir.
Marguerite ne se fit pas prier ;
ils s'installèrent sur des chaises, dans un
coin de l'immense édifice, et toute
pénétrée d'un sentiment vrai
de dévotion, Rita se mit à raconter
toutes sortes de miracles, Plus merveilleux les uns
que les autres, qui avaient été
opérés par telle ou telle relique. Un
malheureux infirme, perclus de rhumatismes et
à moitié paralysé, avait
été instantanément
guéri par l'attouchement de la main
desséchée d'un martyr. Un autre,
perdu de vices, avait été
régénéré par une petite
madone en cire.
Elsa, qui l'écoutait avec le plus
vif intérêt, l'interrompit ici pour
lui demander si ce n'était pas mal de
raconter des contes de fée
religieux.
- Des contes de fées !
répéta Rita ; mais ce que je
vous dis est parfaitement authentique.
- Je suis fâché que tu
l'aies interrompue, Elsa, dit Bruce - ce qu'elle
disait m'amusait beaucoup. Mais, cousine, si vos
reliques ou vos statues peuvent opérer de si
grands miracles, elles peuvent vous envoyer le
trésor
désiré sans que nous ayons la peine
de bêcher et de piocher. Et si la main d'un
squelette a les vertus curatives que vous lui
attribuez, pourquoi y a-t-il encore tant
d'estropiés et de malades en ce monde ?
Tout ça, c'est des bêtises !
Votre madone est un morceau de cire, et votre main
de martyr un os comme les autres.
Au moment où Marguerite sentait
la colère lui monter au cerveau, le colonel
les rejoignit, et, après les avoir fait
goûter chez un pâtissier, les conduisit
jusqu'à la gare où Christine les
rejoignit, car M. Maxwell devait coucher à
Rome pour terminer ses affaires.
Pendant le trajet en voiture du chemin
de fer au château, comme la nuit était
venue et qu'on ne pouvait rien distinguer, Bruce et
Christine s'installèrent pour dormir ;
Elsa, trop excitée pour avoir sommeil, se
demandait si sa cousine était
éveillée ou assoupie, quand une main
se glissa dans la sienne.
- Elsa, quand tu pries, t'adresses-tu
toujours directement à Dieu ?
- Oui, toujours ; il n'y a que
Lui
qui puisse nous entendre.
- L'Eglise nous enseigne que nous devons
prier la Vierge Marie.
- La Bible n'a jamais dit cela. Et puis,
quand tu as quelque chose à demander
à Dieu, ne désires-tu pas arriver
à Lui le plus vite possible ? Quand
Jésus était sur la terre, sa
mère voulut un jour lui parler, et elle ne
put parvenir jusqu'à lui ; elle dut lui
envoyer un message. N'est-ce pas la meilleure
preuve qu'elle ne peut pas nous
servir d'intermédiaire puisqu'elle dut avoir
recours elle-même à ce moyen pour
avertir son fils qu'elle le demandait ? Il
faut donc aller tout droit au Sauveur.
- L'Eglise nous dit que, sans
l'intervention de Marie, nous ne pourrions fuir la
colère de Jésus. Il est terrible dans
son courroux, et si sa bonne et tendre mère,
dont le coeur saigne pour les pêcheurs,
n'intercédait pas pour nous, jamais il ne
nous pardonnerait.
Elsa fondit en larmes.
- Rita ! Rita ! comment
peux-tu parler ainsi de ce Sauveur, si tendre, si
compatissant ? Tu dois lui faire beaucoup de
peine.
- Petite cousine, dit Marguerite en la
prenant dans ses bras, ne pleure pas ainsi ;
je ne voulais pas te contrarier, mais il y a tant
de choses que je ne puis pas comprendre !
Quand je t'entends parler si simplement de prier
Dieu et Jésus-Christ, je voudrais en savoir
plus long. La prière est un secours pour
toi : pour moi, jamais. Comment puis-je savoir
si la sainte Vierge m'écoute et se soucie
d'une pauvre fille comme moi ?
- Je sais que mon Père qui est au
ciel et que le Seigneur Jésus m'entendent,
Rita. Jésus n'a pas changé : il est
toujours le même qu'au temps de son
séjour sur la terre, où il prenait
les petits enfants dans ses bras lorsque ses
disciples voulaient les repousser. Il était
las et fatigué, et pourtant il
n'hésita pas à faire un long chemin
pour aller dans la maison de Jaïrus rendre aux
pauvres parents leur petite fille morte ; il
lui
dit :
« Petite fille,
lève-toi ! » Et il la mit
entre les bras de son père et de sa
mère, et craignant que, dans leur grande
joie, ils oubliassent qu'elle pouvait avoir faim,
il dit : « Donnez-lui à
manger. »
- Parle encore, Elsa ! Jamais je
n'ai entendu raconter cela ; que c'est
beau !
- Une mauvaise femme voulut un jour
venir à Lui, et, parce qu'elle avait
été méchante, personne ne
voulait la recevoir. Peut-être même la
douce Vierge Marie l'aurait-elle repoussée.
Jésus ne fit pas ainsi. Il condamnait ses
péchés, mais il l'aimait elle, et
avait pitié d'elle. Quand elle vint
s'agenouiller devant lui, humiliée et
repentante, arrosant ses pieds de ses larmes et les
essuyant avec ses cheveux, il lui pardonna ses
fautes et la renvoya heureuse et
pardonnée.
Marguerite avait enlevé son
chapeau et posé sa tête sur
l'épaule de sa cousine ; elles
gardaient toutes deux le silence, quand tout
à coup une violente secousse tira tous nos
voyageurs de leur torpeur.
- Sommes-nous tous morts ?
s'écria Bruce.
Marguerite mit la tête à la
portière.
- Qu'est-ce, Matthieu ?
demanda-t-elle.
- C'est ce vieil imbécile de
meunier, sourd comme un pot, qui nous a
accrochés au passage les chevaux
effrayés se sont cabrés et ont
cassé le timon de la voiture. Je n'ai pas
assez de cordes pour l'attacher solidement, et
à moi seul je ne puis en venir à
bout. Madame Baldi, je vois de la
lumière là-bas, vous pourriez aller
chercher du secours.
- Je crois que c'est Bagatelle,
répondit Christine ; je vais y aller
bien vite, car vous ne pouvez pas quitter vos
chevaux. Ces demoiselles veulent-elles rester ou
m'accompagner ?
- Oh ! laissez-nous aller avec
vous ! s'écria Elsa plus morte que
vive.
- N'ayez pas peur, ce ne sera
rien ; donnez-moi le bras.
En peu de minutes, ils atteignirent la
maison la porte fut promptement ouverte et ils
virent une dame dans le vestibule. Elle avait une
expression de douceur et de bonté des plus
attrayantes. Elsa devina instinctivement qui elle
devait être et s'élançant vers
elle :
- Vous êtes Mme Clarence, n'est-ce
pas ?
Les explications suivirent, et Mme
Clarence, - car c'était elle, -
dépêcha plusieurs de ses domestiques
au secours de Matthieu.
- Mes pauvres enfants, dit-elle, comme
vous devez être fatigués, et quelle
peur vous avez eue ! Vous allez prendre
quelque chose avant de vous remettre en
route.
Elsa était tout à fait
sous le charme de cet accueil maternel, et
même Marguerite, qui au premier abord
s'était tenue sur la réserve,
subissait cette douce influence.
- Où est l'étudiant en
théologie ? demanda Bruce avec une
brusquerie inconsciente.
- Mon neveu Frank ? Ah !
il
serait du plus grand secours pour
votre cocher. Ah ! le voici justement.
Bruce le regardait fixement.
- Lundi prochain, il paraît que
vous devez me donner des leçons ;
j'aurais voulu les commencer demain.
Un salut accueillit ce
compliment.
- Ce n'est pas tout : nous avons
eu
un accident de voiture ; notre cocher est en
détresse au bas de la colline, et on a
besoin de vous là-bas.
L'étudiant en théologie ne
se le fit pas dire deux fois ; il prit sa
course vers la grande route, suivi de près
par son futur élève. Bientôt le
désastre fut réparé, et il
fallut songer au départ.
- Vous reviendrez me voir, n'est-ce pas,
ma chère petite ? dit Mme Clarence en
embrassant Elsa.
- J'en serai bien contente. Et nous
permettrez-vous, à ma bonne à mon
frère et à moi, de venir le dimanche
à votre service ?
- Nous serons très heureux si
vous pouvez venir. Dans quinze jours mon mari sera
ici, et alors nous commencerons nos
réunions.
Nos excursionnistes arrivèrent
sans autre aventure à Roccadoro, où
l'on commençait à s'inquiéter
de ce retour tardif. Mme Brindini avait la migraine
et s'était couchée de bonne
heure ; mais Mme Mactavish les attendait et
alla assister à leur souper. Marguerite et
Bruce y firent honneur, tandis qu'Elsa avait trop
de choses à raconter à sa vieille
bonne pour avoir envie de manger.
Plus tard, pendant que Nanette lui
brossait les cheveux, avant de la mettre au lit, la
fillette lui dit :
- Savez-vous, Nanette, nous avons
été au Vatican, qui est,
paraît-il, la maison du pape ; mais nous
ne l'avons pas vu. J'aurais pourtant bien
aimé l'entrevoir, tout au moins.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |