Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VII.

JOKÉBED.

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MALGRÉ tous les efforts de Mme Mactavish, le dimanche était long et triste pour ses jeunes maîtres. Ils célébraient le « service » du matin dans la tourelle ; tous trois lisaient quelques chapitres, puis un sermon, et chantaient des cantiques. L'après-midi, ils se réunissaient de nouveau pour ce qu'ils appelaient les « fouilles bibliques, » autrement dit une étude de la Bible.
- Savez-vous mes enfants, dit un jour Mme Mactavish, que nous pourrons peut-être bientôt retourner au temple ?
- Comment cela ? s'écria Elsa, tandis que Bruce écarquillait démesurément ses yeux de hibou.
- Vous avez bien remarqué cette jolie maison blanche, là-haut sur la colline ; on l'appelle « Bagatelle; » elle appartient à un Anglais qui se nomme M. le professeur Clarence, et qui vient y passer l'été avec sa famille. Il a fait convertir une vieille grange en chapelle, et lui-même fait le service tous les dimanches. N'est-ce pas une bonne fortune pour nous ?
- Je me demande si ce professeur se connaîtra en vieilles médailles, observa Bruce.

Et dès que le sermon fut lu et que le dernier verset de cantique eût été chanté, il s'éclipsa pour aller se plonger dans l'étude d'un vieux bouquin dans lequel il espérait trouver les origines de sa monnaie antique.

Elsa aimait particulièrement à s'asseoir sous la véranda, à l'heure du crépuscule et là, toute seule, à se rappeler les souvenirs de son heureuse enfance. C'est à ce moment-là que son oncle Alister lui manquait le plus, car elle avait été accoutumée à passer avec lui ses soirées du dimanche, et personne ne l'avait remplacé pour elle. Elle s'efforçait de ne pas se laisser envahir par la tristesse et les regrets, bien que cela lui fût difficile. Elle était ce soir-là plongée dans ses réflexions, quand un léger bruit lui fit tourner la tête et elle vit son frère le nez dans son livre essayant, malgré l'obscurité croissante, de déchiffrer quelques inscriptions. Il lui sembla qu'une pareille étude n'était pas précisément appropriée au dimanche ; elle se hasarda donc à le suggérer à Bruce. Louchant horriblement malgré ses lunettes, celui-ci lui demanda depuis quand une concordance des Saintes Écritures était un livre profane.
- Tu n'as pas besoin de me regarder comme un païen, Elsa ; je t'assure que mes recherches ne sont pas superficielles ; j'ai un but sérieux que je poursuis. Sais-tu déjà que je vais avoir un précepteur ? et sais-tu qui il est ? Un étudiant en théologie, M. Franck Clarence. Peut-être entre lui, toi et Nanette, finirez-vous par faire de moi un bon petit garçon.
- Oh ! Bruce, que je suis contente ! Ce sera bien moins triste pour toi, car jusqu'ici, tu n'avais que des filles pour toute ressource. Est-ce que ce M. Clarence est parent des habitants de Bagatelle ? Si c'était leur fils !

Bruce montrait peu ses impressions ; comme tous les mortels, il était sujet à des accès de rire ou de larmes, mais il savait les réprimer et conservait une impassibilité vraiment britannique. Il répondit donc à sa soeur :
- Il me paraîtrait difficile qu'il fût le fils du professeur Clarence, attendu qu'il est son neveu,
- Fils ou neveu, peu importe, dit Elsa ; l'essentiel est qu'il soit de la famille.
- Elsa, dit une voix plaintive, es-tu là ?

La petite fille rentra vivement dans la maison ; elle avait oublié que sa tante l'attendait pour lui faire la lecture ; Mme Brindini n'était pas comblée d'attentions et de prévenances, car Marguerite la traitait avec une froide indifférence. Le colonel l'avait beaucoup soignée et gâtée ; mais depuis quelque temps, quoique toujours plein d'égards et de tendresse, il était si occupé et préoccupé qu'elle le voyait beaucoup moins, et la pauvre malade s'attachait d'autant plus à sa jeune nièce que celle-ci était, toujours prête à rendre service et à s'oublier pour les autres.

Elsa avait sonné pour avoir la lampe et elle se mettait en frais d'éloquence pour persuader à Bruce de venir écouter une très intéressante histoire, quand le colonel entra dans le boudoir. Il fut reçu avec une joie évidente par les enfants et par sa femme, dont le visage rayonnait de bonheur.
- Petite demoiselle, dit-il en s'adressant à Elsa, je suis appelé demain à Rome pour affaires, seriez-vous tentés de m'accompagner toi, Bruce et Rita ?

Les yeux étincelants d'Elsa répondirent pour elle. Bruce, non moins ravi, mais toujours calme, s'approcha de son oncle :
- Croyez-vous qu'après avoir tout visité, il nous restera le temps de nous informer si ma médaille est bien de Jules César ?
- Nous pourrons certainement nous occuper de Jules César, répondit gravement M. Brindini. Ce grand homme a quelque réputation dans la ville de Rome. Ma chère femme, quel dommage que vous ne puissiez pas être de la partie
- Mais nous lui raconterons tout ce que nous aurons vu, s'écria Elsa.

Mme Brindini sourit ; pour le moment, elle avait son mari, rien ne lui manquait.

Pendant qu'elle faisait sa toilette de nuit, Elsa se demandait si Rita n'assombrirait pas leur jolie partie du lendemain ; sa cousine avait été presque invisible toute la journée et ne paraissait pas en bonnes dispositions. Quelle ne fut pas sa surprise, le lundi matin, de trouver Marguerite de la meilleure humeur du monde : elle avait secoué tous ses soucis et se proposait de profiter le mieux possible de ce jour de vacances.
Les deux jeunes filles, habillées de même avec des robes de cachemire blanc et des ceintures noires, formaient un charmant tableau. Rita, grande, élancée, avec ses cheveux noirs, ses grands yeux intelligents et malicieux, ses joues colorées, frappait les regards, et ce fut avec un cri parti du coeur qu'Elsa s'écria:
- Tu es la plus jolie jeune fille que j'aie jamais vue, Rita !

Tout le monde se mit à rire.
- Je n'ai pas d'autre remerciement qu'un tendre baiser, dit Marguerite ; mais un pareil compliment mériterait davantage.

Il serait fastidieux de raconter par le menu cette excursion à Rome ; pour les deux jeunes Écossais, la journée fut une succession non interrompue de surprises et de jouissances. La course en voiture à travers les bois pour rejoindre le chemin de fer, l'arrivée à Rome, où M. Brindini donna ordre au cocher d'aller lentement pour que ses neveux pussent voir les monuments devant lesquels on passait ; le Forum, le Colisée, le Capitole leur étaient, connus de nom seulement. Ils arrivèrent enfin au palais Brindini ; là le colonel abandonna les trois enfants, dont Christine Baldi avait consenti à être le chaperon ils eurent tout le loisir de parcourir les galeries de peinture et de sculpture, pendant que M. Maxwell vaquait à ses affaires.

Tandis que Bruce, avec ses allures indépendantes, allait mettre son nez et ses lunettes dans tous les coins et recoins, Elsa et Christine, guidées par Marguerite, faisaient une inspection plus sérieuse des différents salons. La femme de l'intendant n'était guère artiste de nature, mais elle était enchantée de voir l'enthousiasme et le ravissement d'Elsa. Celle-ci n'avait jamais été à pareille fête ; aussi avait-elle de la peine à quitter un tableau ou une statue pour passer à une autre.
- Cela te plaît donc, cousine ? Viens, tu n'as pas encore vu le bijou de la collection.

C'était une statue de femme d'une merveilleuse beauté ; non seulement les membres étaient admirablement modelés, mais le visage avait une expression si pathétique de douleur et de tendresse, que les personnes les moins artistes s'arrêtaient involontairement.
- Qui est-ce ? demanda Elsa tout émue.
- Les uns disent que c'est Niobé après le meurtre de ses enfants ; d'autres, et mon père est de ce nombre, prétendent que c'est une statue longtemps égarée et faite par un de nos ancêtres, de Jokébed, la mère de Moïse, au moment où elle vient d'exposer son fils sur le Nil. Il lui manque un bras entier et les doigts de l'autre main ; d'après la courbe du bras mutilé et la position inclinée de tout le corps, On suppose qu'elle devait tenir quelque chose, le berceau de son enfant probablement. Asseyons-nous là sur ce banc, et je te raconterai l'histoire de cette statue, pendant que Christine, qui la connaît déjà, fera un petit somme.

Bruce, dérangé dans ses voyages d'exploration par les regards inquisiteurs des gardiens du musée, vint rejoindre ses compagnes.
- Tu sais, commença Rita, que ces galeries appartiennent au comte Romualdo Brindini.
- Ton grand-oncle ? Celui auquel appartient cette magnifique villa près de Roccadoro ?
- Oui ! il est le chef de la famille ; il était l'oncle et le père adoptif de ma mère. Il fut enchanté de son mariage, car il aimait mon père comme son fils. Il y a deux ans, papa eut, je ne sais comment, des embarras financiers, et, pour se tirer de ce mauvais pas, il hypothéqua Roccadoro. Voulant éviter un chagrin à mon oncle, il ne lui en parla pas ; de plus, il espérait se libérer en peu de temps. Je crains, quoiqu'on ne m'en dise rien, que les affaires ne marchent pas bien, et le pire, c'est que juste au moment le plus critique, mon autre oncle François mourut, et à partir de ce jour le comte changea de manière d'être vis-à-vis de mon père. Sans raison ostensible, il devint exigeant, quinteux, toujours prêt à blâmer ; ces messieurs eurent une explication qui loin d'adoucir leurs rapports ne fit que les envenimer ; je ne sais comment mon oncle s'y est pris, mais il a réussi à avoir cette hypothèque entre les mains, et mon pauvre père est désormais à sa merci. Je n'ai pas revu mon oncle depuis leur fameuse querelle, et j'espère bien ne le revoir jamais.
- Ce comte Romualdo est un méchant homme, décréta Bruce avec solennité.

Le visage de Marguerite changea d'expression.
- Autrefois, dit-elle, il était bon et affectueux : je l'aimais de toute mon âme, presque autant que mon père, et maintenant je le déteste autant que je puis détester quelqu'un.
- Je comprends maintenant pourquoi tu as un tel désir de trouver un trésor, dit Elsa ; c'est pour racheter l'hypothèque.
- Oui, c'est une de mes raisons ; mais j'en ai une autre, et celle-ci est la plus forte.

Ces mots furent dits avec emportement et des larmes dans les yeux.
- Si nous revenions à la statue, suggéra Bruce, qui suivait toujours son idée.
- Je l'avais oubliée ; elle fut découverte peu de temps après ma naissance, dans un coin quelconque de la propriété : du moins, nos domestiques l'ont affirmé sous serment ; mais Henri Baldi n'était pas présent, et lui seul dit toujours la vérité. Uniquement pour taquiner mon père, oncle Romualdo prétendit que c'était en travaillant avec ses gens, que ceux de mon père avaient fait cette trouvaille dans l'enclos de la villa. On en plaisanta longtemps, et cela paraissait oublié, quand après sa brouille avec papa, le comte revint sur cette vieille affaire. Vous ai-je dit que mon oncle François était un original, admirateur passionné de sculpture ? Il avait fait son testament sans notaire, se méfiant de tous les hommes de loi. Quand il mourut, on découvrit ce document dans un endroit excentrique. Après avoir fait connaître ses dernières volontés, venait cette clause : « Je laisse à R. Brindini, qui a trouvé la statue cataloguée sous le titre : La mère de Moïse, une somme de trois cent cinquante mille francs. »
- Trois cent cinquante mille francs ! s'écria Elsa. Mais voilà de quoi racheter l'hypothèque !
- Oui, si nous l'avions ; mais les hommes d'affaires de mon oncle ont attaqué le testament sous prétexte que le R. Brindini était leur client, que la statue n'était qu'une Niobé, et non La mère de Moïse, et qu'enfin il n'y avait aucune preuve qu'elle eût été trouvée dans les terres de Roccadoro. Il est plus que probable que si mon père avait voulu entamer un procès, il l'aurait gagné : du moins, Me Chigi (le notaire) l'assure ; mais nous n'étions pas assez riches pour nous lancer dans une pareille aventure. Le comte le savait et avait dressé ses batteries en conséquence. Ne parlons plus du comte Brindini, cela me met dans une telle fureur que je ne sais plus ce que je dis.

Et Marguerite se leva brusquement.
Elsa ne quittait pas la statue des yeux.
- Je suis sûre, dit-elle tout à coup, que c'est Jokébed, et qu'elle est si triste parce qu'elle se demande avec angoisse ce que va devenir son petit garçon. Si seulement nous pouvions retrouver le bébé ! Cela serait la meilleure preuve que la statue appartient bien à oncle Robert.

Marguerite ne répondit pas ; elle regardait sans voir, car sa pensée était loin de là.
- Ah ! Rita, dit Bruce en retirant un fragment de journal du fond de sa poche, voici quelque chose que j'ai mis de côté pour vous.

Elle tendit nonchalamment la main, et sans paraître empressée, jeta les yeux sur le papier, mais son expression changea aussitôt.

- Écoute, Elsa : « Hier, les ouvriers qui travaillent aux fondations d'un couvent sur le mont Aventin ont fait une intéressante découverte : il s'agit d'un grand vase de terre plein de plusieurs centaines de pièces d'or, si bien conservées et si brillantes, qu'on dirait qu'elles viennent d'être frappées. Elles portent d'un côté la date du règne de l'empereur Lucius Vérus et de l'autre l'effigie de ce prince. »

Marguerite resta un instant silencieuse, puis elle poussa un profond soupir.
- Courage, Rita ! murmura Elsa. Nous allons nous remettre tous les trois à l'oeuvre, et nous demanderons à Dieu de bénir nos recherches, et de nous faire trouver beaucoup d'or. S'il ne nous exauce pas comme nous le lui demanderons, soyons sûrs, néanmoins, qu'Il répondra à notre prière. Oncle Alister disait que souvent Dieu nous refuse ce que nous désirons le plus pour nous donner quelque chose de mieux.
- Je ne sais pas ce qui nous serait plus utile que de l'or, répondît Marguerite, et quant à prier, a quoi cela sert-il ? J'ai tant dit d'Ave et de Pater, et jamais je n'ai reçu de réponse.
- Au lieu de réciter votre chapelet comme vous le faites , il serait plus simple et plus commode d'avoir un moulin à prières, comme les Chinois. Si vous croyez que Dieu écoute vos vaines redites, vous vous figurez donc qu'Il n'a pas grand'chose à faire, et s'Il ne vous écoute pas, à quoi sert de recommencer toujours ?

Leur conversation fut interrompue par l'arrivée du colonel ; il avait l'air si préoccupé, qu'évidemment l'entrevue avec le notaire n'avait pas été satisfaisante. Rita vint prendre son bras ; elle s'appuyait tendrement contre lui, pendant que les deux Maxwell racontaient leurs impressions et le plaisir qu'ils avaient eu.
- J'ai trouvé sur ma route une statue de Jules César, et je l'ai comparée avec ma médaille, dit Bruce en tirant de sa poche une petite boîte à pilules qui contenait son trésor ; mais ce n'est pas mon homme, il est trop vieux.

Un éclat de rire accueillit cette déclaration.
- Croyez-vous peut que le portrait qui est sur ma médaille soit Jules César dans sa jeunesse ? ajouta Bruce en réintégrant sa boite dans sa cachette. Je n'en serais pas surpris.

On déjeuna au restaurant avant d'aller visiter l'église de Saint-Pierre.
- Saint-Pierre ! dit tout bas le jeune Écossais. C'est là qu'on voit l'orteil de l'apôtre, et là que demeure le pape ! Quel bonheur !

Un sentiment de respect et presque d'effroi saisit toute la jeunesse, quand elle se vit dans cette immense et imposante basilique. Marguerite prit de l'eau bénite, fit le signe de la croix, et alla s'agenouiller dans une des chapelles, puis elle fit la révérence devant le maître-autel, baisa le soi-disant orteil de saint Pierre, et vint ensuite rejoindre la société. C'était la première fois que les Maxwell entraient dans une église catholique ; aussi eurent-ils mille explications à demander.
- Père, dit tout bas Marguerite, voilà là-bas le cardinal Borelli ; il vous a reconnu.

Une expression de contrariété et de répugnance voila les traits du colonel ; mais comme il ne pouvait faire autrement, il se dirigea vers le cardinal.
- N'auriez-vous pas quelque histoire dans le genre de celle de la statue, que vous pourriez nous raconter, ma cousine ? demanda Bruce qui commençait à sentir la fatigue, bien qu'il ne voulût pas en convenir.

Marguerite ne se fit pas prier ; ils s'installèrent sur des chaises, dans un coin de l'immense édifice, et toute pénétrée d'un sentiment vrai de dévotion, Rita se mit à raconter toutes sortes de miracles, Plus merveilleux les uns que les autres, qui avaient été opérés par telle ou telle relique. Un malheureux infirme, perclus de rhumatismes et à moitié paralysé, avait été instantanément guéri par l'attouchement de la main desséchée d'un martyr. Un autre, perdu de vices, avait été régénéré par une petite madone en cire.

Elsa, qui l'écoutait avec le plus vif intérêt, l'interrompit ici pour lui demander si ce n'était pas mal de raconter des contes de fée religieux.
- Des contes de fées ! répéta Rita ; mais ce que je vous dis est parfaitement authentique.
- Je suis fâché que tu l'aies interrompue, Elsa, dit Bruce - ce qu'elle disait m'amusait beaucoup. Mais, cousine, si vos reliques ou vos statues peuvent opérer de si grands miracles, elles peuvent vous envoyer le trésor désiré sans que nous ayons la peine de bêcher et de piocher. Et si la main d'un squelette a les vertus curatives que vous lui attribuez, pourquoi y a-t-il encore tant d'estropiés et de malades en ce monde ? Tout ça, c'est des bêtises ! Votre madone est un morceau de cire, et votre main de martyr un os comme les autres.

Au moment où Marguerite sentait la colère lui monter au cerveau, le colonel les rejoignit, et, après les avoir fait goûter chez un pâtissier, les conduisit jusqu'à la gare où Christine les rejoignit, car M. Maxwell devait coucher à Rome pour terminer ses affaires.

Pendant le trajet en voiture du chemin de fer au château, comme la nuit était venue et qu'on ne pouvait rien distinguer, Bruce et Christine s'installèrent pour dormir ; Elsa, trop excitée pour avoir sommeil, se demandait si sa cousine était éveillée ou assoupie, quand une main se glissa dans la sienne.
- Elsa, quand tu pries, t'adresses-tu toujours directement à Dieu ?
- Oui, toujours ; il n'y a que Lui qui puisse nous entendre.
- L'Eglise nous enseigne que nous devons prier la Vierge Marie.
- La Bible n'a jamais dit cela. Et puis, quand tu as quelque chose à demander à Dieu, ne désires-tu pas arriver à Lui le plus vite possible ? Quand Jésus était sur la terre, sa mère voulut un jour lui parler, et elle ne put parvenir jusqu'à lui ; elle dut lui envoyer un message. N'est-ce pas la meilleure preuve qu'elle ne peut pas nous servir d'intermédiaire puisqu'elle dut avoir recours elle-même à ce moyen pour avertir son fils qu'elle le demandait ? Il faut donc aller tout droit au Sauveur.
- L'Eglise nous dit que, sans l'intervention de Marie, nous ne pourrions fuir la colère de Jésus. Il est terrible dans son courroux, et si sa bonne et tendre mère, dont le coeur saigne pour les pêcheurs, n'intercédait pas pour nous, jamais il ne nous pardonnerait.

Elsa fondit en larmes.
- Rita ! Rita ! comment peux-tu parler ainsi de ce Sauveur, si tendre, si compatissant ? Tu dois lui faire beaucoup de peine.
- Petite cousine, dit Marguerite en la prenant dans ses bras, ne pleure pas ainsi ; je ne voulais pas te contrarier, mais il y a tant de choses que je ne puis pas comprendre ! Quand je t'entends parler si simplement de prier Dieu et Jésus-Christ, je voudrais en savoir plus long. La prière est un secours pour toi : pour moi, jamais. Comment puis-je savoir si la sainte Vierge m'écoute et se soucie d'une pauvre fille comme moi ?
- Je sais que mon Père qui est au ciel et que le Seigneur Jésus m'entendent, Rita. Jésus n'a pas changé : il est toujours le même qu'au temps de son séjour sur la terre, où il prenait les petits enfants dans ses bras lorsque ses disciples voulaient les repousser. Il était las et fatigué, et pourtant il n'hésita pas à faire un long chemin pour aller dans la maison de Jaïrus rendre aux pauvres parents leur petite fille morte ; il lui dit : « Petite fille, lève-toi ! » Et il la mit entre les bras de son père et de sa mère, et craignant que, dans leur grande joie, ils oubliassent qu'elle pouvait avoir faim, il dit : « Donnez-lui à manger. »
- Parle encore, Elsa ! Jamais je n'ai entendu raconter cela ; que c'est beau !
- Une mauvaise femme voulut un jour venir à Lui, et, parce qu'elle avait été méchante, personne ne voulait la recevoir. Peut-être même la douce Vierge Marie l'aurait-elle repoussée. Jésus ne fit pas ainsi. Il condamnait ses péchés, mais il l'aimait elle, et avait pitié d'elle. Quand elle vint s'agenouiller devant lui, humiliée et repentante, arrosant ses pieds de ses larmes et les essuyant avec ses cheveux, il lui pardonna ses fautes et la renvoya heureuse et pardonnée.

Marguerite avait enlevé son chapeau et posé sa tête sur l'épaule de sa cousine ; elles gardaient toutes deux le silence, quand tout à coup une violente secousse tira tous nos voyageurs de leur torpeur.
- Sommes-nous tous morts ? s'écria Bruce.

Marguerite mit la tête à la portière.
- Qu'est-ce, Matthieu ? demanda-t-elle.
- C'est ce vieil imbécile de meunier, sourd comme un pot, qui nous a accrochés au passage les chevaux effrayés se sont cabrés et ont cassé le timon de la voiture. Je n'ai pas assez de cordes pour l'attacher solidement, et à moi seul je ne puis en venir à bout. Madame Baldi, je vois de la lumière là-bas, vous pourriez aller chercher du secours.
- Je crois que c'est Bagatelle, répondit Christine ; je vais y aller bien vite, car vous ne pouvez pas quitter vos chevaux. Ces demoiselles veulent-elles rester ou m'accompagner ?
- Oh ! laissez-nous aller avec vous ! s'écria Elsa plus morte que vive.
- N'ayez pas peur, ce ne sera rien ; donnez-moi le bras.

En peu de minutes, ils atteignirent la maison la porte fut promptement ouverte et ils virent une dame dans le vestibule. Elle avait une expression de douceur et de bonté des plus attrayantes. Elsa devina instinctivement qui elle devait être et s'élançant vers elle :
- Vous êtes Mme Clarence, n'est-ce pas ?

Les explications suivirent, et Mme Clarence, - car c'était elle, - dépêcha plusieurs de ses domestiques au secours de Matthieu.
- Mes pauvres enfants, dit-elle, comme vous devez être fatigués, et quelle peur vous avez eue ! Vous allez prendre quelque chose avant de vous remettre en route.

Elsa était tout à fait sous le charme de cet accueil maternel, et même Marguerite, qui au premier abord s'était tenue sur la réserve, subissait cette douce influence.
- Où est l'étudiant en théologie ? demanda Bruce avec une brusquerie inconsciente.
- Mon neveu Frank ? Ah ! il serait du plus grand secours pour votre cocher. Ah ! le voici justement.

Bruce le regardait fixement.
- Lundi prochain, il paraît que vous devez me donner des leçons ; j'aurais voulu les commencer demain.

Un salut accueillit ce compliment.
- Ce n'est pas tout : nous avons eu un accident de voiture ; notre cocher est en détresse au bas de la colline, et on a besoin de vous là-bas.

L'étudiant en théologie ne se le fit pas dire deux fois ; il prit sa course vers la grande route, suivi de près par son futur élève. Bientôt le désastre fut réparé, et il fallut songer au départ.
- Vous reviendrez me voir, n'est-ce pas, ma chère petite ? dit Mme Clarence en embrassant Elsa.
- J'en serai bien contente. Et nous permettrez-vous, à ma bonne à mon frère et à moi, de venir le dimanche à votre service ?
- Nous serons très heureux si vous pouvez venir. Dans quinze jours mon mari sera ici, et alors nous commencerons nos réunions.

Nos excursionnistes arrivèrent sans autre aventure à Roccadoro, où l'on commençait à s'inquiéter de ce retour tardif. Mme Brindini avait la migraine et s'était couchée de bonne heure ; mais Mme Mactavish les attendait et alla assister à leur souper. Marguerite et Bruce y firent honneur, tandis qu'Elsa avait trop de choses à raconter à sa vieille bonne pour avoir envie de manger.

Plus tard, pendant que Nanette lui brossait les cheveux, avant de la mettre au lit, la fillette lui dit :
- Savez-vous, Nanette, nous avons été au Vatican, qui est, paraît-il, la maison du pape ; mais nous ne l'avons pas vu. J'aurais pourtant bien aimé l'entrevoir, tout au moins.

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