LE lendemain matin, de
bonne heure, Marguerite se rendit chez le père Ambroise. Elle le
trouva dans son jardin, au milieu de ses fleurs ; elle était
habituée à l'aider dans ses petits travaux et le distrayait par son
incessant babil. Il ne fut pas long à s'apercevoir qu'elle était
beaucoup plus silencieuse que d'ordinaire.
- Est-elle malade ? est-elle dans quelque nouvel
embarras ? se demandait-il en l'observant.
Au bout d'une demi-heure, ils rentrèrent dans la maison.
- Mon père, avez-vous jamais lu la Bible ? demanda
brusquement la jeune fille.
- Je dois en avoir une quelque part, répondit le
vieillard étonné, mais je ne l'ai jamais lue. Je ne connais que les
portions qui se trouvent dans les offices, ce sont des extraits des
livres saints.
- Pourquoi seulement des extraits ?
- Parce que l'Eglise l'a voulu ainsi et ce n'est pas à
nous à discuter ses décisions.
Ceci fut dit d'un ton de réprimande, mais comme pour se
le faire pardonner, il ajouta aussitôt :
- Vous savez, ma fille, notre bréviaire contient tout ce
qui est nécessaire à notre vie spirituelle ; car outre des
portions de l'Écriture sainte, nous y trouvons aussi la vie des
bienheureux saints. Pas plus tard que ce matin, je lisais l'étonnante
histoire de saint Denis, qui, une fois décapite, fit une lieue en
portant sa tête entre ses mains. Il avait au moins cent ans !
Puisse-t-il nous préserver du mal par sa puissante intercession !
Sans faire la moindre attention à ces mots, Rita
interrompit irrévérencieusement.
- Mon Père, est-ce que la Bible a été écrite par Dieu
lui-même ?
- Les saintes écritures sont la Parole de Dieu ma fille.
- C'est donc un bon livre ?
Le prêtre fit un signe d'assentiment.
- Alors il me semble, mon père, que c'est un devoir pour
chacun de nous de la lire.
- Mais l'Eglise le défend, mon enfant.
- Elsa dit, et je trouve qu'elle a raison, que si
l'Eglise se conforme à ce que commande la Bible, elle n'a aucune
raison pour en défendre la lecture. - Que craint-elle ?
Embarrassé pour répondre, le prêtre se contenta de
répéter :
- L'Eglise le défend, et c'est un péché de désobéir à
l'Eglise.
- Mon père, dit Marguerite avec douceur, ne vous agitez
pas. Je vais chercher dans ce livre si Dieu nous commande de le lire.
S'il le défend, au contraire, je vous promets de ne plus jamais
l'ouvrir.
- Ma chère fille, parlez-en au Père Gaspard.
- Est-il de nouveau ici ? Pourquoi vient-il si
souvent ? Non, je ne lui en parlerai pas ; c'est vous qui
êtes mon directeur spirituel.
- Je m'affaiblis de jour en jour ; il n'est que
juste qu'un plus jeune que moi vienne prendre ma place.
- Vous ne serez jamais trop vieux pour moi, mon bon Père,
dit Rita en s'agenouillant pour recevoir la bénédiction du vieillard.
Au moment où elle sortait de la maison, le personnage
dont elle avait parlé avec une sorte de répulsion sortit de derrière
le porche. Alphonse Gaspard était un homme d'âge moyen, avec une belle
tête, une noble prestance, un air distingué ; mais, en dépit de
cet extérieur agréable, il avait une expression dure et cauteleuse qui
contrastait avec la figure ouverte et vénérable du Père Ambroise.
Alphonse était parent de Bianca Brindini. Après son
mariage avec le colonel Maxwell, le jésuite sut se rendre agréable et
garder ses entrées dans la maison ; lorsque la jeune femme fut
morte, personne ne songea à l'éconduire, et il continua ses visites au
château. Marguerite ne l'aimait pas. Avec l'intuition qu'ont souvent
les enfants, elle devina les intentions du Père Gaspard, qui
n'aspirait à rien moins qu'à devenir son
confesseur, et elle le prit en grippe. Elle n'osait pas faire
connaître ses sentiments à Mme Corvietti, mais elle avoua à son père
la crainte et l'aversion qu'il lui inspirait. Peu à peu, le colonel se
laissa influencer par son enfant, et lui aussi se méfia de plus en
plus du jésuite.
Depuis quelques années, le père Gaspard avait beaucoup
fréquenté le comte Romualdo Brindini, le chef de la maison des
Brindini. De temps à autre, sous prétexte qu'il s'occupait des
affaires du comte, il venait au village, et comme, en effet, le pauvre
vieux curé baissait beaucoup, il paraissait tout indiqué que le
protégé de M. Romualdo Brindini succédât à son vénérable collègue.
Celui-ci était reconnaissant de l'aide que lui apportait Alphonse,
mais, malgré cela, il avait peur de son vicaire. Ce jour-là il vit
arriver Gaspard avec appréhension, le soupçonnant d'avoir entendu sa
conversation avec Marguerite.
- Mon père, dit le nouveau venu d'une voix cassante, vous
avez manqué à votre devoir en ne vous prononçant pas péremptoirement
sur une question que l'Eglise a tranchée d'une manière positive. Cette
enfant n'a pas craint de vous dire que la Bible est pour tous, que
tous doivent la lire, et vous ne l'avez pas reprise. L'Eglise a
pourtant décrété qu'une pareille étude devait faire plus de mal que de
bien et elle nous ordonne, à nous, conducteurs spirituels, de
l'interdire à nos ouailles. Il faut me confier le soin de cette brebis
égarée ; il lui faut une main plus ferme que la vôtre.
- Je lui conseillerai de s'adresser à vous, mon frère,
répondit le vieillard avec humilité.
Marguerite, en rentrant au château, se mit en quête
d'Elsa ; elle la trouva auprès de Nanette ; toutes deux
avaient leur Bible en main et la fillette prenait des notes.
- Elsa, je viens te chercher pour aller ensemble dans le
bois de chênes ; prends ta Bible, mais cache-la au fond de ton
panier.
Avant de conduire, sa cousine dans sa retraite aérienne,
Rita lui fit solennellement promettre de n'en révéler l'existence à
qui que ce fût. Ce ne fut pas sans une véritable anxiété qu'elle
entreprit d'escalader le grand chêne ; jamais elle n'était montée
sur une échelle de cordes, et il fallut la force et l'adresse de Rita
pour lui faire accomplir cette ascension ; une fois installée.
entre les grosses branches, elle trouva la position charmante et très
pittoresque.
À peine furent-elles assises que Rita prit la
parole :
- Sais-tu, Elsa, s'il y a quelque passage dans ta Bible
qui en recommande la lecture ?
- Certainement, il y en a beaucoup. Nanette a pensé que
peut-être tu désirerais les connaître ; nous avons commencé à les
noter.
- Commence par le commencement, dit Rita d'un ton de
commandement, en passant la Bible à sa compagne.
D'abord, Moïse commanda au peuple d'Israël de faire lire
et étudier toute la Parole de Dieu à ses enfants. Néhémie la faisait
lire par Esdras devant tout le peuple, parents et enfants.
- Cela se passait il y a bien des siècles, remarqua
Marguerite.
- Sans doute, mais il en fut de même quand Jésus apparut.
N'a-t-il pas dit aux Juifs : Sondez les Écritures ? Et les
apôtres après lui ont fait la même recommandation à leurs
contemporains et à nous par conséquent.
- Les apôtres ? Comment cela est-il possible,
puisque le saint-père, le successeur des apôtres, défend de lire la
Bible ?
- Les apôtres avaient reçu l'ordre direct du Seigneur
Jésus. Vois ici, Paul prescrit à Timothée de continuer à étudier les
saintes Écritures comme il le faisait depuis son enfance, et il ajoute
que c'est ainsi qu'il deviendra de plus en plus éclairé et savant.
- Mais l'Eglise nous enseigne que la Bible n'est pas
destinée aux ignorants, et cela me semble sage, puisqu'il faut déjà
être instruit pour comprendre les leçons qui y sont contenues.
- Dieu savait bien que par nous-mêmes, avec notre esprit
borné, nous ne saurions saisir ses enseignements ; aussi nous
envoie-t-il le Saint-Esprit pour nous les faire comprendre. Nous
lisions justement avec Nanette l'histoire des habitants de Bérée
auxquels Paul avait prêché l'Évangile, et quand l'apôtre fut parti,
ils continuèrent à faire des recherches et des études bibliques pour
savoir si les enseignements du grand prédicateur étaient conformes à
la Parole de Dieu. Paul dit d'eux qu'ils avaient des sentiments plus
nobles.
- Est-ce là tout, Elsa ?
- Non, il y a encore une foule d'autres passages et Jésus
a fait écrire à Jean à la fin de la Bible Si quelqu'un ajoute quelque
chose à ce livre, Dieu fera venir sur lui les plaies écrites dans ce
livre ; et si quelqu'un ôte quelque chose des paroles du livre de
cette prophétie, Dieu ôtera sa part du livre de vie.
Marguerite resta plongée dans une profonde méditation,
son mobile visage trahissant les diverses impressions qui se
succédaient dans son esprit ; enfin, jetant brusquement la Bible
sur les genoux d'Elsa, elle dit d'un air méprisant :
- Après tout, c'est le livre des hérétiques ; cela
ne me concerne pas.
Indignée de ce mouvement, Elsa allait lui répondre, quand
elle se dit :
- Elle ne la connaît pas, elle ne peut donc pas l'aimer.
Sans faire usage de son échelle, Rita descendit de son
arbre, sans songer à sa cousine, et s'enfonça dans un fourré. De loin,
Elsa l'entendait chanter un air napolitain à gorge déployée, comme si
l'instant d'avant elle n'avait pas été absorbée par des questions
sérieuses. La petite Écossaise commençait à mieux comprendre la nature
mobile de la jeune Italienne ; par conséquent, ce brusque
revirement ne la scandalisa pas trop, mais elle soupira en songeant
que ses recherches bibliques avaient été inutiles.
Elle entendit Bruce qui poussait un cri désespéré et elle
le vit saisi et entraîné par Rita qui le faisait tourner comme une
toupie, malgré ses protestations et ses efforts pour échapper à sa
persécutrice. Puis, tout à coup, la danse cessa, et
les deux valseurs examinèrent un objet que Bruce tenait dans ses
mains. Elsa était trop loin pour entendre ce qu'ils disaient, mais ils
paraissaient tellement absorbés qu'elle devenait de plus en plus
curieuse et impatiente de savoir ce qui se passait. Elle n'osait
appeler, de peur de faire connaître la retraite de Rita.
- Venez vite me rejoindre, dit Bruce en se rapprochant du chêne, et
nous poursuivrons nos fouilles. Où est donc Elsa ? C'est votre
chant qui m'a conduit jusqu'à vous.
- Je la retrouverai bien vite pendant que vous irez
chercher les pelles et les pioches - elle était avec moi il n'y a
qu'un instant.
Bruce s'éloigna à toutes jambes et Rita vint délivrer sa
cousine.
- Vite, Elsa, descend de ton perchoir ! Bruce a
trouvé une médaille, et superbe encore. Il y en a peut-être d'autres,
il faut aller creuser avec lui. Laisse tomber ta Bible dans mon
tablier, ne t'en inquiète pas, je la poserai dans ta chambre. Nous
n'avons qu'une heure de fraîcheur, il faut la mettre à profit.
Les jeunes filles étaient toutes deux très intriguées de
la découverte de Bruce et fort désireuses de partager ses
recherches ; mais l'enthousiasme d'Elsa fut singulièrement,
refroidi quand on lui montra la médaille qui, à ses yeux
inexpérimentés, n'était qu'une vieille vilaine pièce de monnaie toute
rongée. de vert-de-gris.
- Regarde, lui disait Bruce ravi, je l'ai frottée avec un
linge que M. Baldi m'a donné, et maintenant on distingue une tête
d'homme. M. Baldi dit qu'il ne serait pas étonné si ce personnage
représentait Jules César lui-même. Rita aurait aimé que ce fût de l'or
au lieu de bronze, mais le plus important est de savoir de quel
empereur romain elle porte l'effigie.
- Ne perdons pas notre temps en dissertations,
interrompit Marguerite ; mettons-nous à l'oeuvre, peut-être
allons-nous trouver un vrai trésor.
Ils eurent beau creuser, rien de nouveau n'apparut ;
le soleil devenait brûlant, Elsa n'en pouvait plus, tandis que Rita
piochait avec une énergie sans pareille.
- Cousine, tu es fatiguée ; va te reposer à l'ombre.
- Tu es très désireuse de trouver de l'or, n'est-ce pas,
Rita ?
- Oui, car...
Elle s'arrêta.
- Je vais essayer de travailler encore un moment, dans ce
cas-là.
- Je ne le souffrirai pas.
Et, lui ôtant la bêche des mains, Marguerite la fit
asseoir, en lui donnant un tendre baiser.
Émue et reconnaissante de cette caresse inaccoutumée,
Elsa regardait travailler sa cousine, quand l'horloge du village sonna
onze heures. Rita dégrafa son cache-poussière et le jeta par terre
ainsi que ses gants, et murmurant quelques mots de confession du père
Gaspard, elle s'éloigna en courant.
Elle ne parut pas au déjeuner ; elle fit dire
qu'elle avait la migraine et priait qu'on la laissât seule. Ce ne
fut que le soir, assez tard, quand la température se fut rafraîchie,
que les deux cousines se rencontrèrent sur la terrasse.
Marguerite, pâle et les yeux battus, était appuyée contre
une colonne de marbre.
- Est-ce que tu es encore souffrante, Rita ? ou bien
t'est-il arrivé quelque chose ?
- Quelque chose ? Oui, je suis maudite par Dieu et
par l'Eglise, à cause de ton livre d'hérétique. Il a dit, poursuivit
Rita en voyant l'air consterné de sa compagne, qu'il ne pouvait me
donner l'absolution que si je promettais de ne plus jamais ouvrir une
Bible. Je ne sais pas pourquoi, mais je n'ai pas voulu promettre, et
il m'a excommuniée.
- Rita, de qui parles-tu ? Est-ce d'oncle
Robert ?
- Quelle stupidité ! Non ; je suis allée à
confesse, et c'est le père Gaspard qui m'a traitée ainsi.
- Lui avais-tu fait quelque tort ?
- Tu ne peux comprendre ce qui s'est passé, puisque dans
votre religion vous ne vous confessez point.
- En cela, tu te trompes, Rita. Quand nous avons fait
tort à quelqu'un, nous le lui confessons ainsi qu'à Dieu, et quand
c'est Dieu que nous avons offensé, c'est à lui que nous nous
confessons. Cela ne regarde que Lui et nous.
- Je te répète que tu ne peux pas comprendre. Nous, nous
nous confessons à un prêtre pour obtenir l'absolution ; tu sais
que cela veut dire le pardon complet de nos péchés. Eh bien ! le
père Gaspard a refusé de m'absoudre.
- Si ce n'est que cela, s'écria joyeusement Elsa, peu
importe. Jésus te pardonnera, car il est le seul qui ait le pouvoir de
le faire.
Marguerite paraissait incrédule ; aussi sa cousine
reprit :
- La Bible nous dit que Dieu seul peut pardonner les
péchés : pourquoi alors s'adresser à un prêtre qui est un homme
comme les autres, pécheur comme les autres, et qui s'arroge le droit
de donner l'absolution, que le Seigneur seul peut nous donner ?
Te sens-tu meilleure et plus heureuse quand ton confesseur te renvoie
absoute ? Non, n'est-ce pas ? Va donc droit à Jésus, et tu
sentiras bien que c'est lui et lui seul qui peut rendre la paix à nos
âmes pécheresses et repentantes.
- Comment se fait-il, Elsa, que tu saches trouver dans la
Bible des réponses à toutes mes questions ?
- Un des hommes qu'oncle Alister aimait le mieux en ce
monde, s'est fait catholique. Ce fut un immense chagrin pour
lui ; il nous a dit que cela ne serait pas arrivé si son ami
avait étudié sérieusement les saintes Écritures ; c'est pourquoi
il a tenu à nous faire lire et relire la Bible, afin que nous
puissions comprendre ce que nous croyons.
- Elsa, sais-tu qui était cette personne qu'oncle Alister
aimait si tendrement ? demanda Rita à voix basse.
- J'ai pensé quelquefois que c'était peut-être oncle
Robert.
Une ombre s'interposa entre la lune et les jeunes filles.
- Marguerite, dit Mme Corvietti d'une voix plus glaciale
que de coutume, j'ai besoin de te parler. Viens dans ma chambre.
L'idée de désobéir ne vint pas à Rita. Elle se dégagea du
bras caressant de sa cousine, mais se pencha vers son oreille et lui
dit tout bas
- Mets des marques pour moi dans ta Bible et pose-la dans
ma chambre. Si je dois être maudite, au moins que ce soit pour quelque
chose.
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