Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE V.

LA CLOCHE DE SAINT-BENOÎT.

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IL y avait quelques semaines que les Maxwell étaient établis à Roccadoro. Après le déjeuner, la jeunesse avait suivi Mme Brindini dans son boudoir, la pièce la plus fraîche de la maison.
- Quelqu'un aurait-il l'obligeance de baisser les stores ? dit la maîtresse de la maison d'une voix plaintive ; j'ai mal à la tête et ce grand jour m'éblouit.

Marguerite, qui était dans ses humeurs sombres, fit comme si elle n'entendait pas ; dans un coin de la chambre, Bruce cachait ses joues empourprées derrière un grand album de gravures ; il avait une violente rage de dents et aurait donné bonne chose, à ce moment, pour être une fille et pour oser se plaindre tout à son aise. Il n'y avait pas de domestique à proximité, et quoique effrayée de son audace, Elsa se mette en devoir de descendre le store ; heureusement elle prit le bon cordon, après quoi elle sortit du boudoir pour revenir presqu'aussitôt, armée de deux flacons.
- Tiens, Bruce, dit-elle, essaie de te frotter les gencives avec cet élixir ; Nanette assure que c'est un remède souverain contre le mal aux dents. Tante Éléonore, continua la fillette, permettez-moi de vous mettre une compresse d'eau de Cologne sur le front, et puis je vous éventerai. Rien ne me soulage autant, quand j'ai mal de tête.

Mme Brindini, surprise de cette délicate attention, la laissa faire ; la main légère d'Elsa semblait déjà lui faire du bien, et sans doute elle se serait assoupie si maître Bruce n'était pas venu interrompre la petite garde-malade.
- Enfin, cette vieille dent veut bien me laisser tranquille, dit-il, ce n'est pas trop tôt. Comment, Elsa, c'est là le flacon d'eau de Cologne qu'oncle Alister t'a donné ? Je croyais que tu ne devais jamais t'en servir parce que c'était son dernier cadeau.

Sa soeur mit son doigt sur sa bouche pour lui imposer silence ; il la comprit ; en se retournant pour prendre son livre, son coude effleura le flacon qui tomba sur le parquet et se brisa en mille morceaux. Bruce perdit son calme habituel... Oh ! Elsa, dit-il, je suis désolé ; je t'en achèterais volontiers un autre, mais ce ne sera jamais la même chose, car je sais pourquoi tu tenais tant à celui-là...
Une autre voix se fit entendre : c'était Mme Brindini qui, réveillée en sursaut par cet accident, témoignait sa sympathie à Elsa.
- Je regrette autant que Bruce ce qui est arrivé, dit-elle ; mon mal de tête va mieux, mais ma guérison vous coûte cher.

Elsa ramassait les morceaux de verre, pour cacher ses yeux pleins de larmes ; aussi ne répondit-elle qu'au bout d'un instant.
- Je suis plus fautive que personne ; j'aurais dû mieux placer ce flacon sur la table. Je suis bien heureuse que vous souffriez moins, tante.

Rita avait tout vu et entendu de loin ; elle se rapprocha de sa cousine :
- Personne ne t'avait demandé ton eau de Cologne ; pourquoi as-tu été la chercher ?

Elsa rougit jusqu'à la racine des cheveux.
- J'ai pensé que Jésus serait content, si je le faisais, et j'ai voulu lui plaire.
- Pour plaire à Jésus ! marmotta Rita entre ses dents ; quelle drôle d'idée ! Elle parle vraiment du fils de Marie comme si elle le connaissait, comme s'il était son frère ou son cousin.
- Elsa, dit soudainement Bruce, je crois que nous avons trop bien réveillé tante Éléonore pour qu'elle. puisse se rendormir. Il fait trop chaud pour sortir ; tu pourrais bien nous lire quelque chose d'amusant. - Tante, croyez-vous que je trouverai quelque chose à manger dans l'office ? Je n'ai pas pu déjeuner, et j'ai l'estomac aux talons.

Sur un signe encourageant de sa tante, le jeune homme disparut pour reparaître bientôt avec quelques fruits pour la société et quelque chose de plus substantiel pour lui-même. Il n'avait pas oublié le livre.
Elsa lisait très bien, et l'histoire était intéressante ; ce qui frappait le plus Marguerite, c'étaient les caractères des personnages.
- C'est drôle, pensait-elle ; tous ces gens parlent comme Elsa tout à l'heure ; on dirait qu'ils vivent tous dans l'intimité de Dieu et de son fils, comme avec leurs meilleurs amis. Personne n'a l'air d'avoir peur d'eux.
- Êtes-vous fatiguée, tante ? demanda la lectrice.
- Pas le moins du monde, au contraire ; cela m'a fait le plus grand plaisir, et je pensais justement que c'était délicieux de vous avoir ainsi tous autour de moi.

Rita regarda sa belle-mère avec surprise et, pour la première fois, fut frappée de son air frêle et délicat. Sa conscience lui reprochait sa froide indifférence ; mais une seconde de réflexion ramena sur ses traits son impassibilité ordinaire : « Tante Cécile dit qu'elle ne m'aime pas et qu'elle m'a volé le coeur de mon père. »

À ce moment, la porte s'ouvrit, et Mme Corvietti, après avoir cérémonieusement salué la société, s'installa avec son ouvrage dans une embrasure de fenêtre. Sa seule présence jeta un froid parmi la jeunesse, et Rita surtout devint agitée et inattentive. Elle finit par se lever et trouva moyen, en passant, de faire tomber le livre des mains d'Elsa.
- Pardon, dit-elle comme si elle ne l'avait pas fait exprès ; ne croyez-vous pas que nous avons lu assez longtemps et que nous pourrions bientôt sortir ? Goûtons tout de suite, et nous partirons pour une longue excursion.
- Oh ! si cela ne contrarie pas tante d'avancer l'heure du goûter, ce sera délicieux, s'écria Elsa ravie.

Marguerite rougit, car elle sentit qu'elle avait manqué d'égards pour la maîtresse de la maison. Elle ne savait comment s'excuser, quand la réponse de Mme Brindini l'en dispensa.
- Comme vous voudrez, chers enfants ; sonnez pour qu'on apporte le plateau tout de suite,

Aussitôt le repas terminé, notre trio, escorté par Bruno, le grand chien du Saint-Bernard, se mit en route.
- Où allons-nous ? demanda Rita. Si nous prenions le sentier le long du ruisseau et que nous montions à Saint-Benoît ?

Le son lointain d'une cloche arrivait jusqu'à eux.
- Est-ce le couvent qu'on voit du Casino ? dit Elsa. Celui qui est perché sur ces rochers arides ?

Marguerite ayant répondu affirmativement, nos promeneurs quittèrent le grand chemin pour en prendre un qui serpentait dans les bois. On marchait sur un tapis de mousse, tantôt sous un berceau naturel formé par les grands chênes, tantôt au pied d'immenses rochers ; partout des fleurs sauvages à profusion, des vignes vierges qui suspendaient leurs festons aux troncs des arbres, et au milieu du silence et de la solitude, la cloche retentissait triste et monotone. Bruce rivalisait avec les chèvres pour grimper les pentes les plus inaccessibles ; Elsa faisait une moisson de fleurs, son doux visage rayonnait de joie, tandis que peu à peu Rita perdait de son entrain et de sa vivacité ; son front s'assombrissait, et la tristesse voilait son regard. Elle marchait en avant sans parler, sans admirer le paysage.

Ils rejoignirent ainsi la grande route au moment où la diligence de Tivoli sortait de la forêt. Ce lourd véhicule, attelé de trois haridelles, dont les harnais se composaient de vieilles cordes, passa à côté de nos promeneurs, qui échangèrent des salutations avec les voyageurs. Quelques instants après, au tournant de la route, apparut le monastère de Saint-Benoît, bâti sur un rocher abrupt, mais entouré de vergers, de jardins bien cultivés qui descendaient jusqu'au fond de la vallée.
- Que c'est beau ! s'écria Elsa. Comme les moines doivent y être heureux ! Est-il possible que le jardin d'Eden fût plus beau que cela ? Marguerite, à quoi ces braves gens s'occupent-ils tout le jour ?
- Ils ont leurs dévotions privées, les services à la chapelle, le travail des champs et des jardins. Ils sont heureux, dis-tu ? Je ne le sais pas, mais je le suppose. Leur ordre fut fondé jadis par saint Benoît. Voyez-vous cette ouverture qui ressemble à une grotte, là-bas, sous ce rocher ? C'est là que sont recueillis les os des moines morts depuis longtemps. Là-bas le soleil éclaire un massif de rosiers ; c'est celui sur lequel saint Benoît se roulait par esprit de pénitence. Mais je n'ai pas entendu dire que les frères actuels soient obligés de coucher sur des matelas aussi piquants. Je crois que nous ferons bien de rentrer à la maison ; nous arriverons juste pour dîner.

Bruce aurait bien voulu explorer la grotte funéraire, mais, au grand soulagement d'Elsa, le temps manquait pour cela. Elsa ne disait rien, se demandant, à part elle, si la vie de ces pauvres moines était aussi enviable qu'elle se l'était imaginé.
- Vois-tu ces ombres blanches qui glissent là-bas dans les arbres, Rita ? qu'est-ce que cela peut bien être ?
- C'est une procession ; chaque semaine, les frères ont la permission de faire une promenade hors des murs du couvent.
- Les frères, dis-tu ? les connais-tu ? vont-ils te parler ?
- Est-il possible, répondit Marguerite stupéfaite, que tu ne saches pas qu'ils ne doivent jamais prononcer un mot ?
- Pas même dans leurs heures de récréation ?
- Le silence le plus absolu est la règle de l'ordre ; les voici qui approchent, mettons-nous de côté pour les laisser passer.

Dix hommes défilèrent devant eux ; ils se suivaient à vingt pas de distance, afin de ne pas être tentés d'échanger un mot. Elsa les regardait passer d'abord avec étonnement, ensuite avec consternation ; ils avaient presque tous l'air triste, morne, désespéré ; leurs yeux fixés sur la terre n'osaient se relever pour admirer les oeuvres magnifiques de leur Père céleste. Qui étaient-ils, ces malheureux ? des hommes dans lesquels on avait réussi à tuer les plus nobles aspirations, les affections les plus légitimes. L'écrin restait, mais le diamant qu'il contenait avait été brisé, pulvérisé.
Le regard d'Elsa s'arrêta sur le dernier de la bande c'était un vrai squelette ; il pouvait à peine se traîner, il respirait difficilement et la transpiration perlait sur son front. Il offrait l'emblème de la souffrance physique et du désespoir moral. Elsa le regardait disparaître avec un sentiment de pitié infinie.
- Ainsi, petite cousine, tu admires notre beau couvent de Saint-Benoît ? dit tout à coup Marguerite.

La petite fille cacha sa figure dans ses mains ; le son de la cloche avait perdu tout son charme et sa poésie ; il lui semblait qu'elle répétait sans cesse : hélas ! hélas ! hélas !
- Oh ! dit-elle en sanglotant ; ne me ramène jamais ici je ne veux plus revoir le couvent, ni ces pauvres... pauvres frères, ni entendre cette cloche. Jamais, jamais ! Si seulement je pouvais oublier tout cela.

Marguerite ne répondit pas. Elsa, craignant de l'avoir vexée par ses larmes, s'efforçait de surmonter son émotion, quand un bras caressant fut passé autour de son cou, et une voix émue et un peu tremblante lui murmura à l'oreille :
- Tu plains donc ces pauvres prisonniers, Elsa ? Eh bien ! moi aussi. Tante Cécile prétend que c'est mal de les plaindre, car nous devrions envier leur vie d'abnégation et de sainteté. Dépêchons-nous, nous serons en retard.

Marguerite se remit en marche, et si Elsa avait compté sur elle, ou, à son défaut, sur Bruce pour leur communiquer ses impressions, elle fut bien déçue ; à toutes ses tentatives de conversation, son frère ne répondait que par un hochement de tête et un mutisme absolu. Il n'ouvrit les lèvres qu'au moment d'entrer dans sa chambre pour faire sa toilette pour le dîner.
- C'est inutile, j'y renonce ; j'ai retenu ma langue pendant une heure et c'est tout ce que je puis faire, moi qui m'étais promis de ne pas dire un mot pendant vingt-quatre heures. Et dire qu'il y a des gens condamnés au silence pendant toute leur vie !

Cette diatribe soulagea Bruce, qui reprit, extérieurement du moins, sa sérénité.
En montant ce soir-là pour se coucher, Marguerite entendit chanter dans la tourelle que Mme Mactavish appelait son salon. Elle se glissa sans bruit jusqu'à la porte et put saisir les paroles du cantique

Quand il faudrait marcher dans la nuit sombre,
Quand de la mort je traverserais l'ombre,
Je n'en aurais ni terreur, ni détresse,
Car tu te tiens auprès de moi sans cesse ;
Même au travers de la vallée obscure,
C'est ta houlette, ô Dieu ! qui me rassure.

« La sombre vallée de la mort, voilà justement ce dont j'ai peur, » murmura Rita, tout en cherchant à saisir d'autres paroles ; mais le son qui parvint à son oreille ne fut pas le bienvenu. Elle connaissait le pas de celle qui approchait et qui, sortant de l'ombre, lui dit sévèrement :
- Tu sais, Marguerite, que c'est un péché pour toi d'écouter ces chants. Si tu ne veux pas aggraver ta faute, va-t-en.

Saisie par la soudaineté et la dureté de cet ordre elle obéit sans faire d'objection ; mais elle ne fut pas plus tôt dans sa chambre que sa colère éclata : elle frappait du pied et ses yeux lançaient des éclairs.
- Tante Cécile, je crois que je vous déteste ! Ne pourriez-vous pas me laisser en paix pendant le peu de temps qui me reste ?

Mais son ressentiment se fondit en larmes ; elle s'agenouilla devant son lit, et répétait au milieu de ses sanglots :
- Je suis si malheureuse ! si malheureuse ! et personne qui puisse m'aider, personne !

Le lendemain, quand le chant des cantiques arriva jusqu'à Rita, elle n'osa pas s'aventurer dans le corridor ; elle resta dans sa chambre. Elle entendit Elsa descendre de la tourelle et rentrer chez elle ; leurs appartements se touchaient. Quelques minutes après tout était silencieux.
« Peut-elle être déjà couchée ? » pensa Marguerite.
La réponse ne se fit pas attendre Elsa se mit à chanter

Jésus m'aime, je le sais
C'est la Bible qui le dit.
Les petits lui appartiennent,
Ils sont faibles, - il est fort.

Rita n'avait pas perdu un mot. Poussée par une impulsion irrésistible, elle ouvrit doucement sa porte, jeta un regard inquiet dans le corridor, et, sans prendre le temps de frapper, elle entra dans la chambre de sa cousine.
Elsa, dans l'obscurité, était assise sur une chaise basse près de la fenêtre ; elle fut toute surprise de cette visite inattendue. Rita était encore pour elle une énigme sous beaucoup de rapports ; elle l'aimait tout en ayant peur d'elle. Mais dans ce moment, le visage de Marguerite avait une telle expression d'angoisse et de douleur, qu'Elsa se sentit saisie d'une tendre compassion ; elle laissa sa cousine s'asseoir sur le parquet à côté d'elle, et poser sa tête sur ses genoux ; elle s'enhardit même jusqu'à caresser l'opulente chevelure de Rita. Elle avait le front brûlant.
- Elsa, es-tu heureuse ? Dis-moi la vérité, dit brusquement Marguerite.

Quoique surprise de cette question inattendue, la jeune fille répondit sans hésiter :
- Je crois que je puis dire que je suis heureuse pas toujours à la surface, parce que les contrariétés, les difficultés me surprennent parfois, mais rien ne peut altérer le bonheur que j'ai au fond du coeur, car j'appartiens à mon Sauveur et rien ne pourrait me séparer de lui.

- Eh bien, moi, je suis tout le contraire de toi ; à la surface, je suis gaie, joyeuse ; je ris, je danse, mais au fond du coeur, je suis triste à en mourir et malheureuse comme les pierres. Oh ! si je pouvais jamais trouver le bonheur, le vrai bonheur ! mais il n'est pas pour moi, et je ne connaîtrai jamais que l'angoisse et les larmes.
- Chère Rita, il y a du bonheur en réserve pour toi aussi. Ne te souviens-tu pas de ces belles paroles : Venez à moi, vous tous qui êtes travaillés et chargés, et je vous donnerai le repos ?
- Jamais je ne les ai entendues. Qui les a dites ? Quel est ce « moi »
- Elles sont dans la Bible, et c'est Jésus qui les a prononcées.
- Oh ! la Bible ! il ne faut pas me parler de ce livre ; c'est un mauvais livre que nous ne devons pas lire. Tante Cécile dirait que je suis coupable de t'avoir questionnée et écoutée. J'avais oublié que tu étais « évangélique. » Ne m'en dis pas davantage, car je serais obligée de m'en aller, et je n'en ai pas envie. Cela me repose la tête et le coeur d'être près de toi, quoique tu sois une hérétique.

Et Rita reprit sa position auprès de sa cousine, dont la main caressante passait et repassait sur la tête de la pauvre désolée.
- Rita, reprit Elsa après un instant de silence durant lequel elle avait demandé à Dieu de lui enseigner ce qu'elle devait dire, je ne te dirai qu'une chose : la Bible ne peut pas être un mauvais livre, puisque c'est la parole de Dieu. Demande-le à ton confesseur et, si c'est la parole de Dieu, alors...

Rita lui mit la main sur la bouche.
- Chut, dit-elle, j'ai cru entendre marcher dans le corridor.

Les deux. jeunes filles, restèrent un moment immobiles. Tout était silencieux. Marguerite, rassurée, se releva, embrassa Elsa et lui dit tout bas:
- Couche-toi, cousine ; j'ai été égoïste en te retenant si tard. Bonsoir, dors, bien.

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