ELSA
s'était
endormie sur le canapé. Sa bonne, assise
auprès d'elle, laissa glisser son ouvrage
sur ses genoux et se perdit dans ses
réflexions et ses souvenirs.
Nancy, ou comme on l'appelait par
politesse, Mme Mactavish, était au service
de la famille Maxwell depuis son adolescence.
Après la mort de Mme Alister, elle avait
dirigé le ménage et soigné les
deux neveux orphelins que son maître avait
adoptés. Sa tendresse, son
dévouement, lui avaient valu le surnom de
« bonne Nanette, » que tous les
membres de la famille lui donnaient.
Malgré sa répugnance
à quitter son pays, elle n'avait pas
hésité à partir avec M.
Maxwell et les enfants : elle les aurait plus
volontiers suivis aux antipodes qu'en Italie ;
mais elle garda ses pressentiments, ne fit aucune
objection, et pourtant vivre dans le même pays que
le pape et
entourée de catholiques, lui paraissait une
véritable épreuve ; mais elle
comptait sur le courage et les fermes convictions
de M. Alister pour combattre le prétendu
vicaire de Jésus-Christ. Quand, au bout de
dix-huit mois, Mme Mactavish ferma les yeux
à son bien-aimé maître, et se
trouva seule avec les enfants, en pays inconnu,
tous trois étrangers dans une ville
étrangère, son énergie fut
près de l'abandonner. Le colonel Maxwell
avait fait son possible pour l'encourager et la
consoler, en l'assurant qu'ils trouveraient tous
trois une réception affectueuse et une
résidence agréable à
Roccadoro. Elle comprenait elle-même que
c'était l'arrangement le plus
désirable, et néanmoins le coeur lui
manquait au moment de se transporter aux environs
de Rome.
Le soir de l'enterrement de son
maître, la pauvre femme, se croyant bien
seule, se laissa aller à son
chagrin :
« Oh ! pourquoi
avons-nous quitté notre patrie, »
disait-elle en pleurant. « Que
deviendrons-nous dans ce pays inconnu ? Je
sais bien que M. Robert est là ; mais
il s'est fait catholique, que Dieu le lui
pardonne ! penser que nous sommes
condamnés à vivre au milieu de ces
quasi-idolâtres. Que deviendrons-nous ?
que deviendrons-nous ? »
Elle s'arrêta brusquement, car
Elsa, entrée sans bruit, était
là, debout devant elle, toute pâle et
tremblante à la vue du désespoir de
sa chère bonne.
- Ne faites pas attention à ce
que j'ai dit ; je n'ai pas plus de bon sens
que tous ces pauvres ignorants qui nous entourent.
Que pourraient nous faire le pape et tous ses
cardinaux, si
Dieu
nous garde et nous conduit ?
Si Mme Mactavish eut d'autres
accès de découragement, personne n'en
sut jamais rien, sauf Celui auquel elle apportait
tous ses soucis, toutes ses tristesses. Elle resta,
ce qu'elle avait toujours été, le
soutien, l'appui des deux orphelins, qui avaient
appris à compter sur elle, en temps et hors
de temps.
Ce fut un immense soulagement pour la
vieille écossaise de trouver deux
coreligionnaires à Roccadoro. L'intendant et
sa femme étaient protestants, et si aux
débuts de leur séjour dans le pays on
les avait regardés d'un mauvais oeil, les
préjugés tombaient un à un
devant leur conduite si simple, si ferme, si
conséquente avec leurs principes. Nanette
constata avec reconnaissance que les Baldi, mari et
femme, étaient universellement aimés
et respectés, quoique
évangéliques, comme on disait dans le
pays.
Un an avant le mariage du colonel avec
Blanche Brindini, le jeune officier avait
été sauvé d'une mort certaine
par Henri Baldi ; une amitié
sérieuse et profonde se forma entre eux, en
sorte que lorsque Henri eut terminé son
service militaire il accepta avec joie la place
d'intendant du château de Roccadoro. Depuis
quinze ans il remplissait ces fonctions avec un
zèle et un dévouement
incomparables.
Dès le lendemain de son
arrivée au château, Mme Mactavish
avait été invitée à
souper chez les Baldi. Ils habitaient un petit
cottage, tout couvert de plantes grimpantes,
à l'extrémité de la
propriété. Comme on pouvait s'y
attendre, la conversation tomba
bien vite sur la famille Brindini, et Nanette
écoutait avidement ce qu'on lui
disait.
- Vous n'aurez pas à regretter
d'être venue au milieu de nous, Madame
Mactavish, et vous verrez bientôt que nous
sommes d'assez bons diables. Je ne vous donne pas
huit jours pour adorer le colonel. Oui, oui, je
sais ce que tu veux dire en clignant de l'oeil,
ajouta Henri en s'adressant à sa
femme ; je le regrette autant que toi, et
c'est une triste affaire.
Mais comptons sur la
fidélité de notre Dieu, qui saura
toujours faire triompher la vérité et
qui tirera le bien du mal.
Et Mademoiselle Marguerite ? que
pensez-vous d'elle ? demanda Mme
Mactavish.
- Elle est la digne fille de son
père ; vous la trouvez
fière ? Détrompez-vous, c'est
une enveloppe qu'elle prend comme un vêtement
pour mieux cacher ce qu'elle est en
réalité. Je trouve que cela lui va
bien, cherchez sous cette carapace et vous
trouverez un noble coeur.
- Je crois, Henri, dit Christine, que ce
noble coeur, comme tu dis, n'est pas facile
à découvrir.
- Tu ne la connais pas comme
moi ;
elle est encore jeune, presqu'une enfant, tu verras
ce qu'elle sera un jour. Il faut que je vous mette
en garde contre deux personnes dont je me
défie instinctivement : Mme Corvietti
et le père Gaspard.
- Comment ! l'homme en
soutane ? qui baisse les yeux et ne sait pas
regarder les gens en face ? On me l'a bien
désigné comme le confesseur de Mlle
Marguerite, mais je ne vois pas quel mal il peut me
faire !
- Je ne sais pas, Madame, s'il y a
quelque chose de l'homme dans ce personnage, mais
ce que je sais pertinemment, c'est qu'il est
singulièrement hypocrite et insinuant, on
dirait un jésuite. Il vient constamment au
château depuis quelque temps et je m'en
méfie. Je crains que tant lui que Mme
Corvietti n'exercent une funeste influence sur
notre demoiselle. Elle a beaucoup changé
durant ces derniers mois. N'oubliez pas ma
recommandation : méfiez-vous des deux
personnes que je vous ai signalées.
Mme Mactavish n'oublia pas cet
avertissement, aussi suivait-elle avec
intérêt Mme Corvietti et le
père Gaspard, qui, un soir, étaient
en conversation animée dans un bosquet au
bout de l'avenue. Elle ne pouvait pas entendre ce
qu'ils disaient, mais leur attitude, leur air
mystérieux la remplissaient d'effroi.
Qu'aurait-elle donc éprouvé si elle
avait saisi les dernières phrases du
prêtre ?
- Je ne puis que vous encourager
à persévérer dans la voie
où vous vous êtes engagée avec
tant d'ardeur, ma soeur, disait-il. La tâche
peut vous paraître difficile, mais
souvenez-vous que vous devez une entière
obéissance à notre sainte mère
l'Eglise, dont nous, ses ministres, sommes les
représentants. Quoi que vous prescrivent vos
directeurs spirituels, il faut obéir ;
c'est non seulement juste, mais méritoire.
Vous savez aussi bien que moi que la pauvre enfant
court le plus grand danger si elle reste sous
l'influence et sous la direction d'un homme comme
son père. Il n'est pas sincèrement
des nôtres. J'ai toujours pensé que sa
conversion était une
affaire de convenance et non de conscience. Sa
position est fausse vis-à-vis de l'Eglise et
nuisible à tout le voisinage comme à
sa propre fille ; celle-ci est plus
menacée que jamais depuis qu'elle est
entourée de ces nouveaux
hérétiques. Ne perdez jamais de vue,
ma fille, que le succès de notre plan doit
procurer un grand avantage à l'Eglise et le
salut éternel à cette enfant.
Mme Corvietti avait si souvent entendu
ces mêmes exhortations qu'elle n'y faisait
plus grande attention ; mais, ce
soir-là, ces paroles lui tombaient
lourdement sur le coeur et tout en elle se
révoltait contre son Père confesseur.
Mais la lutte fut courte ; habituée
à obéir passivement, elle reprit
bientôt possession d'elle-même et se
mit en devoir de remplir la tâche qui lui
était imposée.
- Marguerite, dit-elle, en passant son
bras sous celui de sa nièce qu'elle
rencontra sur la terrasse. je suis très
angoissée par ce que le père Gaspard
vient de me dire. Ton père lui a encore
refusé de l'argent et on ne dit plus de
messes pour le repos de l'âme de ta
mère.
La jeune fille tressaillit.
- S'il en a refusé, dit-elle,
c'est que sans doute il n'en a pas. Oh !
seraient-ce ces difficultés
pécuniaires qui le rendent si sombre tous
ces derniers temps ?
- Je ne le crois pas, répondit
Mme Corvietti. Le père Gaspard dit que ton
père ne paraît pas le moins du monde
attristé ni anxieux quand on lui
démontre les douloureuses
conséquences de son refus. Je ne puis le
comprendre, et mon coeur se brise quand je songe
que, faute d'une
petite
somme, l'âme de ma sainte soeur reste dans
les tortures du Purgatoire.
- Ne pouvons-nous donc rien
faire ?
s'écria Rita
désespérée.
Il y eut un instant
d'hésitation.
- Tu sais ce qu'il y a à faire,
Marguerite ; c'est sur toi que repose la
responsabilité.
Et Mme Corvietti disparut.
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