Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE III.

LE CASINO.

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PAUVRE petite Elsa ! Les premiers jours qu'elle passa à Roccadoro furent les plus tristes de sa vie ; elle avait pris froid dans le voyage et fut condamnée à rester prisonnière dans la maison ; toutes les gâteries, tous les soins de Mme Mactavish. ne pouvaient l'empêcher de regretter ses montagnes d'Écosse, et, par-dessus tout, la tendresse de son oncle Alister.
Elle voyait peu M. Maxwell ; il était occupé et préoccupé, et, quoiqu'il eût toujours un mot affectueux ou une caresse pour la fillette, elle soupirait après quelque chose de plus.
Rita était sombre comme un jour d'orage ; tante Éléonore était douce et bonne ; Bruce s'entendait très bien avec elle, néanmoins elle ne comprenait sans doute pas les petites filles timides et réservées, car elle ne faisait rien pour les mettre à l'aise. Mme Corvietti lui faisait peur. Que deviendrait-elle si, comme Rita, elle devait l'avoir pour professeur ?
Il n'y avait pas jusqu'aux domestiques qui l'intimidaient parce qu'ils lui parlaient toujours en souriant et qu'elle se figurait qu'ils se moquaient entre eux de son italien défectueux ; enfin tout son entourage était catholique, ce qui était encore une calamité.
Pourtant Bruce avait découvert que l'intendant de son oncle était protestant et Elsa se réjouissait de faire sa connaissance dès qu'elle aurait recouvré sa liberté.
Mme Mactavish sympathisait avec sa jeune maîtresse, mais elle n'avait pas le courage de la gronder quand elle la voyait si triste et si dépaysée.

Enfin, au bout de quelques jours, Elsa fut déclarée assez bien pour pouvoir sortir et Rita lui proposa, gracieusement du reste, de lui montrer la propriété. C'était un beau jour de mai ; une brise légère tempérait l'ardeur du soleil, et comme Roccadoro était situé au sommet d'une colline, la température était très supportable. L'atmosphère était chargée des parfums des orangers, des roses, des jasmins ; les papillons voltigeaient de fleur en fleur, les abeilles se hâtaient de recueillir leur butin embaumé et les oiseaux chantaient à plein gosier.

Elsa ne se lassait pas d'admirer ; ce vieux château lui semblait réunir toutes les merveilles de l'art et de la nature. Quittant les abords immédiats de la maison, les jeunes filles traversèrent un beau verger pour arriver dans un endroit moins cultivé et entouré, du moins en partie, par une palissade en assez mauvais état. Rita apprit à sa compagne que c'était la ligne de démarcation entre la propriété de son père et celle de son grand-oncle, le comte Romualdo Brindini ; ce furent tous les renseignements qu'elle donna : le sujet paraissait lui être désagréable.
Elles arrivèrent ainsi sur l'autre versant de la colline où on défonçait le terrain pour y faire un nouveau jardin potager. Bruce, en manches de chemise, une bêche à la main, travaillait sous les ordres et en compagnie de l'intendant, Henry Baldi, son nouvel ami et allié. Celui-ci n'était pas un inconnu pour Elsa, que les récits de son frère avaient disposée à aimer M. Baldi ; mais lorsqu'il s'avança pour la saluer, il le fit avec tant de bonne grâce et de simplicité que la fillette se sentit tout émue et lui tendit la main.

Voyant les yeux de sa soeur se remplir de larmes et craignant ce qu'il appelait « les cataractes d'Elsa, » maître Bruce trouva plus prudent de conjurer le déluge trop imminent à son gré en s'écriant :
- N'est-ce pas une délicieuse résidence ? tu n'en as pas encore vu la moitié. Regarde là-haut cette maison en ruines ; on l'appelle le Casino et elle renferme toutes sortes de curiosités : des vases, des statues, des monnaies trouvés dans les terres environnantes. M. Baldi nous donnera la clef pour aller visiter ce musée. De là-haut on peut voir dans le lointain le chemin que saint Paul parcourut quand il vint à Rome pour comparaître devant Néron, et cela est vrai, puisque la Bible le dit. M. Baldi assure que, lorsqu'on veut se donner de la peine et faire des fouilles dans ce terrain, on peut être assuré d'être récompensé de sa peine.

Henry Baldi ne comprenait pas assez l'anglais pour suivre la conversation ; mais il sourit en voyant la physionomie d'Elsa s'animer et ses pas se tourner du côté du Casino.

Bientôt les trois cousins eurent atteint le but de leur promenade - c'était un vieux temple en ruines, dont les murs branlants étaient tapissés de lierre et de vigne vierge. À l'intérieur, se voyait une collection de statues plus ou moins mutilées, des marbres rares, de vieux ustensiles de toutes sortes et de toutes provenances, qui faisaient pousser des exclamations de joie aux jeunes Écossais, ce dont Rita n'était pas peu fière.
- Ce serait pourtant fameux, si nous faisions nous-mêmes des fouilles et si nous trouvions quelque trésor ignoré jusqu'à ce jour, suggéra Bruce.
- Un vase plein de pièces d'or, par exemple, répondit Marguerite d'un ton tant soit peu dédaigneux. Oui, cherchons de l'or, car j'en ai bien besoin.

Ses cousins la regardaient étonnés.
- Êtes-vous donc si pauvre, Rita ? dirent-ils.
- On me dit que je suis riche, ou du moins que je le serai un jour, répondit-elle avec dépit ; mais pour le quart d'heure, je suis comme ce marin qui criait en pleine mer : « De l'eau, de l'eau, je n'en ai pas une goutte à boire ! » Eh bien, c'est maintenant et non plus tard que j'ai besoin d'argent. Oh ! si la sainte Vierge voulait exaucer ma prière !

Bruce n'entendit pas ces derniers mots, mais ils impressionnèrent vivement Elsa. Elle devint silencieuse, et son expression de tristesse ne tarda pas à frapper Rita.
- Qu'as-tu, cousine ? Es-tu fatiguée ? Et comme Elsa faisait avec sa tête un signe négatif :
- Qu'est-ce qui t'est donc survenu ? continua Marguerite ; t'a-t-on fait de la peine ?

Il est quelquefois difficile de répondre catégoriquement à une question embarrassante et, pour la timide Elsa la chose était plus difficile que pour toute autre. Ce fut donc à demi-voix qu'elle répondit :
- Je suis peinée de voir que tu t'adresses à quelqu'un qui ne peut pas t'aider.

Marguerite la regardait sans la comprendre.
- Je veux dire, reprit Elsa, que nous ne devons demander qu'à Dieu et à Jésus ce dont nous avons besoin.
- Elsa Maxwell ! s'écria Rita avec emportement, si nous voulons rester amies, il faut que nous nous engagions à ne jamais aborder les sujets religieux. Cette fois-ci, je suis coupable. J'avais un instant oublié que tu es une protestante je m'en souviendrai, à l'avenir.

Elsa, qui avait fait un grand effort pour parler comme elle l'avait fait, fut toute déconcertée de cette réponse, et ses larmes, toujours prêtes à couler, tombèrent abondamment. Marguerite, en dépit de ses préventions, se sentait attirée par la douceur et le charme de sa jeune cousine, mais elle était agacée aussi, elle si énergique, par ces enfantillages et ces pleurs continuels. Elle en conclut qu'Elsa manquait de caractère.

- Je crains qu'il ne fasse humide ici pour toi, dit-elle ; nous ferons mieux de rentrer.

Elles rencontrèrent le colonel, qui vit du premier coup d'oeil les yeux humides de l'une et l'air vexé de l'autre. Il ne partit pas y faire attention, mais tirant une lorgnette de sa poche, il fit voir à sa nièce les différents points de vue, lui montrant le palais Gondolfo, résidence d'été du pape, lui nommant les principales villes qu'on apercevait, les montagnes qui s'élevaient à l'horizon et la voie Appienne, qui serpentait au pied des collines. Il s'aperçut bientôt que la fillette était tout entière à des souvenirs bibliques qui se rattachaient au grand apôtre amené comme prisonnier dans la Ville Éternelle.
Tandis que M. Maxwell paraissait absorbé par sa nièce, il observait en réalité sa fille, et se demandait ce qui avait pu amasser ces nuages sur son front. Il était forcé de s'avouer que depuis quelques mois ces nuages apparaissaient bien souvent, et que Rita avait presque constamment l'air mécontent et chagrin.

« Ma belle-soeur a raison, » se disait-il ; « c'est depuis que je me suis remarié qu'elle est devenue triste et irritable. Et pourtant, si cela seul était cause de ce changement, pourquoi avait-elle reçu plutôt avec plaisir la nouvelle de mon mariage ? Vraiment, cela ne lui ressemble pas, à elle si généreuse, si aimante, d'en vouloir à ma douce Éléonore ou à cette pauvre petite cousine orpheline. Ma pauvre petite Rita ! elle est malheureuse ! Jusqu'ici rien n'avait troublé notre intimité, et je suis sûr qu'elle souffre. Comment pourrais-je m'y prendre pour fondre le mur de glace dont elle s'entoure volontairement ? »
Et pendant que le père cherchait le moyen de retrouver la confiance et le coeur de son enfant, celle-ci brûlait du désir de se jeter dans ses bras et de lui dire combien elle l'aimait.
- Ma chérie, dit le colonel en prenant Rita dans ses bras, tu as l'air fatigué ; es-tu souffrante ?

Pour toute réponse, elle posa sa tête sur l'épaule de son père, fermant les yeux pour que personne ne vit les larmes qui les remplissaient ; elle, qui blâmait tant pareille faiblesse chez sa cousine, comment s'y laissait-elle aller ?
- Oncle Robert, s'écria Bruce, qui arrivait couvert de poussière et de terre, j'ignorais que vous fussiez ici ; savez-vous que nous allons faire des « fouilles » dans le nouveau jardin potager ? M. Baldi espère que nous ferons d'importantes trouvailles ; Elsa est folle de joie et compte bien découvrir au moins un Jupiter entier.
- Si ta soeur est si amateur de vieilles poteries, if faudra que je la conduise dans la galerie Brindini, à Rome.

Sans même regarder Elsa toute rayonnante à cette perspective, Bruce, tout entier à ses espérances de « trouvailles, » continua :
- Quant à ma cousine Rita, je vous la dénoncer comme une avare de la plus belle eau. Elle ambitionne un vase rempli de pièces d'or.
- Ça, c'est plus pratique, riposta le colonel avec un rire forcé ; trouvez-en, beaucoup ; plus il y en aura, mieux cela vaudra.

Puis il engagea les jeunes filles à rentrer à cause de la chaleur, et partit lui-même à la recherche de Henry. Bruce le suivit.

La bonne Nanette ne fut pas satisfaite du résultat de cette première sortie ; mais elle mit sur le compte de la fatigue les yeux battus et les manières languissantes d'Elsa ; celle-ci lui raconta alors ce qui s'était passé au Casino.
- Avez-vous visité les jardins, ma chère enfant ? Avez-vous fait la connaissance de M. Baldi ?
- Oh ! oui - j'ai tout vu, même le Casino, même la voie Appienne, mais la présence de Rita a gâté tout cela.
- Eh bien ! malgré tout, je crois que nous pourrons être très heureux ici, et que nous avons bien des actions de grâce à rendre à Dieu.
- Comment peut-on être heureux dans une maison où l'on vit sans Dieu. Oncle Robert ne fait jamais le culte, pas même le dimanche.
- Dieu est dans cette maison, puisque nous sentons qu'Il est avec nous, répondit Nanette. Qu'est-ce qui nous empêche de faire le culte ici, dans notre chambre, Bruce, vous et moi ? Peut-être Mme Marguerite se joindra-t-elle à nous.
- Rita ? s'écria Elsa étonnée ; vous oubliez, ma bonne, qu'elle est catholique, qu'elle déteste notre religion et nous aussi, peut-être, parce qu'elle nous considère comme des hérétiques. Quel dommage que nous soyons de religions différentes ! Sans cela, elle aurait peut-être fini par m'aimer un peu ; maintenant je suppose que c'est impossible. Cela me fait beaucoup de peine, car, voyez-vous, Nanette, quand même Rita est souvent si étrange et si brusque, je me sens attirée vers elle. Je crois même que je l'aime déjà. Mais elle ne m'aimera jamais, car je suis protestante « évangélique, » comme elle m'appelle.
- Il est certain que nous sommes condamnés à vivre, du moins pour un temps, au milieu de papistes, répondit Mme Mactavish.
- Nanette, reprit Elsa à demi-voix, savez-vous que Marguerite ne prie ni Dieu, ni Jésus-Christ, mais seulement la Vierge ?
- Pauvre enfant ! plaignons-la, car Marie fera peu de chose pour elle. Rien qu'à la voir, il est évident qu'elle n'est pas heureuse. Montrons-lui, du moins, que Jésus peut nous rendre heureux, et tâchons de la conduire à Celui qui veut être son ami. Peut-être êtes-vous destinée à l'amener au Sauveur. Souvenez-vous de la petite servante de Naaman. Elle était bien jeune, bien ignorante, et pourtant elle fut le moyen dont Dieu se servit pour faire de grandes choses.
- Oh ! Nanette, je sais pourquoi vous me rappelez l'histoire de la petite Syrienne. Vous pensez que je ne lui ressemble pas, puisque je ne sais pas montrer quelle est la source du vrai bonheur, de mon bonheur à moi ! J'espère ne plus l'oublier à l'avenir, ajouta-t-elle humblement.

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