PAUVRE
petite
Elsa ! Les premiers jours qu'elle passa
à Roccadoro furent les plus tristes de sa
vie ; elle avait pris froid dans le voyage et
fut condamnée à rester
prisonnière dans la maison ; toutes les
gâteries, tous les soins de Mme Mactavish. ne
pouvaient l'empêcher de regretter ses
montagnes d'Écosse, et, par-dessus tout, la
tendresse de son oncle Alister.
Elle voyait peu M. Maxwell ; il
était occupé et
préoccupé, et, quoiqu'il eût
toujours un mot affectueux ou une caresse pour la
fillette, elle soupirait après quelque chose
de plus.
Rita était sombre comme un jour
d'orage ; tante Éléonore
était douce et bonne ; Bruce
s'entendait très bien avec elle,
néanmoins elle ne comprenait sans doute pas
les petites filles timides et
réservées, car elle ne faisait rien
pour les mettre à l'aise. Mme Corvietti lui
faisait peur. Que deviendrait-elle si, comme Rita,
elle devait l'avoir pour professeur ?
Il n'y avait pas jusqu'aux domestiques
qui l'intimidaient parce qu'ils lui parlaient
toujours en souriant et qu'elle se figurait qu'ils
se moquaient entre eux de son italien
défectueux ; enfin tout son entourage
était catholique, ce qui était encore
une calamité.
Pourtant Bruce avait découvert
que l'intendant de son oncle était
protestant et Elsa se réjouissait de faire
sa connaissance dès qu'elle aurait
recouvré sa liberté.
Mme Mactavish sympathisait avec sa jeune
maîtresse, mais elle n'avait pas le courage
de la gronder quand elle la voyait si triste et si
dépaysée.
Enfin, au bout de quelques jours, Elsa
fut déclarée assez bien pour pouvoir
sortir et Rita lui proposa, gracieusement du reste,
de lui montrer la propriété.
C'était un beau jour de mai ; une brise
légère tempérait l'ardeur du
soleil, et comme Roccadoro était
situé au sommet d'une colline, la
température était très
supportable. L'atmosphère était
chargée des parfums des orangers, des roses,
des jasmins ; les papillons voltigeaient de
fleur en fleur, les abeilles se hâtaient de
recueillir leur butin embaumé et les oiseaux
chantaient à plein gosier.
Elsa ne se lassait pas
d'admirer ;
ce vieux château lui semblait réunir
toutes les merveilles de l'art et de la nature.
Quittant les abords immédiats de la maison,
les jeunes filles traversèrent un beau
verger pour arriver dans un endroit moins
cultivé et entouré, du moins en
partie, par une palissade en assez mauvais
état. Rita apprit à sa compagne que
c'était la ligne de démarcation entre
la propriété de son père et celle de son
grand-oncle,
le
comte Romualdo Brindini ; ce furent tous les
renseignements qu'elle donna : le sujet
paraissait lui être
désagréable.
Elles arrivèrent ainsi sur
l'autre versant de la colline où on
défonçait le terrain pour y faire un
nouveau jardin potager. Bruce, en manches de
chemise, une bêche à la main,
travaillait sous les ordres et en compagnie de
l'intendant, Henry Baldi, son nouvel ami et
allié. Celui-ci n'était pas un
inconnu pour Elsa, que les récits de son
frère avaient disposée à aimer
M. Baldi ; mais lorsqu'il s'avança pour
la saluer, il le fit avec tant de bonne grâce
et de simplicité que la fillette se sentit
tout émue et lui tendit la main.
Voyant les yeux de sa soeur se remplir
de larmes et craignant ce qu'il appelait
« les cataractes d'Elsa, »
maître Bruce trouva plus prudent de conjurer
le déluge trop imminent à son
gré en s'écriant :
- N'est-ce pas une délicieuse
résidence ? tu n'en as pas encore vu la
moitié. Regarde là-haut cette maison
en ruines ; on l'appelle le Casino et elle
renferme toutes sortes de curiosités :
des vases, des statues, des monnaies trouvés
dans les terres environnantes. M. Baldi nous
donnera la clef pour aller visiter ce musée.
De là-haut on peut voir dans le lointain le
chemin que saint Paul parcourut quand il vint
à Rome pour comparaître devant
Néron, et cela est vrai, puisque la Bible le
dit. M. Baldi assure que, lorsqu'on veut se donner
de la peine et faire des fouilles dans ce terrain,
on peut être assuré d'être
récompensé de sa peine.
Henry Baldi ne comprenait pas assez
l'anglais pour suivre la
conversation ; mais il sourit en voyant la
physionomie d'Elsa s'animer et ses pas se tourner
du côté du Casino.
Bientôt les trois cousins eurent
atteint le but de leur promenade - c'était
un vieux temple en ruines, dont les murs branlants
étaient tapissés de lierre et de
vigne vierge. À l'intérieur, se
voyait une collection de statues plus ou moins
mutilées, des marbres rares, de vieux
ustensiles de toutes sortes et de toutes
provenances, qui faisaient pousser des exclamations
de joie aux jeunes Écossais, ce dont Rita
n'était pas peu fière.
- Ce serait pourtant fameux, si nous
faisions nous-mêmes des fouilles et si nous
trouvions quelque trésor ignoré
jusqu'à ce jour, suggéra
Bruce.
- Un vase plein de pièces d'or,
par exemple, répondit Marguerite d'un ton
tant soit peu dédaigneux. Oui, cherchons de
l'or, car j'en ai bien besoin.
Ses cousins la regardaient
étonnés.
- Êtes-vous donc si pauvre,
Rita ? dirent-ils.
- On me dit que je suis riche, ou du
moins que je le serai un jour, répondit-elle
avec dépit ; mais pour le quart
d'heure, je suis comme ce marin qui criait en
pleine mer : « De l'eau, de l'eau,
je n'en ai pas une goutte à
boire ! » Eh bien, c'est maintenant
et non plus tard que j'ai besoin d'argent.
Oh ! si la sainte Vierge voulait exaucer ma
prière !
Bruce n'entendit pas ces derniers mots,
mais ils impressionnèrent vivement Elsa.
Elle devint silencieuse, et son expression de
tristesse ne tarda pas à frapper Rita.
- Qu'as-tu, cousine ? Es-tu
fatiguée ? Et comme Elsa faisait avec
sa tête un signe
négatif :
- Qu'est-ce qui t'est donc
survenu ? continua Marguerite ; t'a-t-on
fait de la peine ?
Il est quelquefois difficile de
répondre catégoriquement à une
question embarrassante et, pour la timide Elsa la
chose était plus difficile que pour toute
autre. Ce fut donc à demi-voix qu'elle
répondit :
- Je suis peinée de voir que tu
t'adresses à quelqu'un qui ne peut pas
t'aider.
Marguerite la regardait sans la
comprendre.
- Je veux dire, reprit Elsa, que nous ne
devons demander qu'à Dieu et à
Jésus ce dont nous avons besoin.
- Elsa Maxwell ! s'écria
Rita avec emportement, si nous voulons rester
amies, il faut que nous nous engagions à ne
jamais aborder les sujets religieux. Cette fois-ci,
je suis coupable. J'avais un instant oublié
que tu es une protestante je m'en souviendrai,
à l'avenir.
Elsa, qui avait fait un grand effort
pour parler comme elle l'avait fait, fut toute
déconcertée de cette réponse,
et ses larmes, toujours prêtes à
couler, tombèrent abondamment. Marguerite,
en dépit de ses préventions, se
sentait attirée par la douceur et le charme
de sa jeune cousine, mais elle était
agacée aussi, elle si énergique, par
ces enfantillages et ces pleurs continuels. Elle en
conclut qu'Elsa manquait de
caractère.
- Je crains qu'il ne fasse humide ici
pour toi, dit-elle ; nous ferons mieux de
rentrer.
Elles rencontrèrent le colonel,
qui vit du premier coup d'oeil les yeux humides de
l'une et l'air vexé de l'autre. Il ne partit
pas y faire attention, mais tirant une lorgnette de
sa poche, il fit voir à sa nièce les
différents points de vue, lui montrant le
palais Gondolfo, résidence
d'été du pape, lui nommant les
principales villes qu'on apercevait, les montagnes
qui s'élevaient à l'horizon et la
voie Appienne, qui serpentait au pied des collines.
Il s'aperçut bientôt que la fillette
était tout entière à des
souvenirs bibliques qui se rattachaient au grand
apôtre amené comme prisonnier dans la
Ville Éternelle.
Tandis que M. Maxwell paraissait
absorbé par sa nièce, il observait en
réalité sa fille, et se demandait ce
qui avait pu amasser ces nuages sur son front. Il
était forcé de s'avouer que depuis
quelques mois ces nuages apparaissaient bien
souvent, et que Rita avait presque constamment
l'air mécontent et chagrin.
« Ma belle-soeur a
raison, » se disait-il ;
« c'est depuis que je me suis
remarié qu'elle est devenue triste et
irritable. Et pourtant, si cela seul était
cause de ce changement, pourquoi avait-elle
reçu plutôt avec plaisir la nouvelle
de mon mariage ? Vraiment, cela ne lui
ressemble pas, à elle si
généreuse, si aimante, d'en vouloir
à ma douce Éléonore ou
à cette pauvre petite cousine orpheline. Ma
pauvre petite Rita ! elle est
malheureuse ! Jusqu'ici rien n'avait
troublé notre intimité, et je suis
sûr qu'elle souffre. Comment pourrais-je m'y
prendre pour fondre le mur de glace dont elle
s'entoure volontairement ? »
Et pendant que le père cherchait
le moyen de retrouver la confiance et le coeur de
son enfant, celle-ci brûlait du désir
de se jeter dans ses bras et de lui dire combien
elle l'aimait.
- Ma chérie, dit le colonel en
prenant Rita dans ses bras, tu as l'air
fatigué ; es-tu
souffrante ?
Pour toute réponse, elle posa sa
tête sur l'épaule de son père,
fermant les yeux pour que personne ne vit les
larmes qui les remplissaient ; elle, qui
blâmait tant pareille faiblesse chez sa
cousine, comment s'y laissait-elle
aller ?
- Oncle Robert, s'écria Bruce,
qui arrivait couvert de poussière et de
terre, j'ignorais que vous fussiez ici ;
savez-vous que nous allons faire des
« fouilles » dans le nouveau
jardin potager ? M. Baldi espère que
nous ferons d'importantes trouvailles ; Elsa
est folle de joie et compte bien découvrir
au moins un Jupiter entier.
- Si ta soeur est si amateur de vieilles
poteries, if faudra que je la conduise dans la
galerie Brindini, à Rome.
Sans même regarder Elsa toute
rayonnante à cette perspective, Bruce, tout
entier à ses espérances de
« trouvailles, »
continua :
- Quant à ma cousine Rita, je
vous la dénoncer comme une avare de la plus
belle eau. Elle ambitionne un vase rempli de
pièces d'or.
- Ça, c'est plus pratique,
riposta le colonel avec un rire forcé ;
trouvez-en, beaucoup ; plus il y en aura,
mieux cela vaudra.
Puis il engagea les jeunes filles
à rentrer à cause de la chaleur, et partit
lui-même à la recherche de Henry.
Bruce le suivit.
La bonne Nanette ne fut pas satisfaite
du résultat de cette première
sortie ; mais elle mit sur le compte de la
fatigue les yeux battus et les manières
languissantes d'Elsa ; celle-ci lui raconta
alors ce qui s'était passé au
Casino.
- Avez-vous visité les jardins,
ma chère enfant ? Avez-vous fait la
connaissance de M. Baldi ?
- Oh ! oui - j'ai tout vu,
même le Casino, même la voie Appienne,
mais la présence de Rita a gâté
tout cela.
- Eh bien ! malgré tout, je
crois que nous pourrons être très
heureux ici, et que nous avons bien des actions de
grâce à rendre à Dieu.
- Comment peut-on être heureux
dans une maison où l'on vit sans Dieu. Oncle
Robert ne fait jamais le culte, pas même le
dimanche.
- Dieu est dans cette maison, puisque
nous sentons qu'Il est avec nous, répondit
Nanette. Qu'est-ce qui nous empêche de faire
le culte ici, dans notre chambre, Bruce, vous et
moi ? Peut-être Mme Marguerite se
joindra-t-elle à nous.
- Rita ? s'écria Elsa
étonnée ; vous oubliez, ma
bonne, qu'elle est catholique, qu'elle
déteste notre religion et nous aussi,
peut-être, parce qu'elle nous
considère comme des
hérétiques. Quel dommage que nous
soyons de religions différentes ! Sans
cela, elle aurait peut-être fini par m'aimer
un peu ; maintenant je suppose que c'est
impossible. Cela me fait beaucoup de peine, car,
voyez-vous, Nanette, quand même Rita est souvent si
étrange et si brusque, je me sens
attirée vers elle. Je crois même que
je l'aime déjà. Mais elle ne m'aimera
jamais, car je suis protestante
« évangélique, »
comme elle m'appelle.
- Il est certain que nous sommes
condamnés à vivre, du moins pour un
temps, au milieu de papistes, répondit Mme
Mactavish.
- Nanette, reprit Elsa à
demi-voix, savez-vous que Marguerite ne prie ni
Dieu, ni Jésus-Christ, mais seulement la
Vierge ?
- Pauvre enfant ! plaignons-la,
car
Marie fera peu de chose pour elle. Rien qu'à
la voir, il est évident qu'elle n'est pas
heureuse. Montrons-lui, du moins, que Jésus
peut nous rendre heureux, et tâchons de la
conduire à Celui qui veut être son
ami. Peut-être êtes-vous
destinée à l'amener au Sauveur.
Souvenez-vous de la petite servante de Naaman. Elle
était bien jeune, bien ignorante, et
pourtant elle fut le moyen dont Dieu se servit pour
faire de grandes choses.
- Oh ! Nanette, je sais pourquoi
vous me rappelez l'histoire de la petite Syrienne.
Vous pensez que je ne lui ressemble pas, puisque je
ne sais pas montrer quelle est la source du vrai
bonheur, de mon bonheur à moi !
J'espère ne plus l'oublier à
l'avenir, ajouta-t-elle humblement.
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