Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE II.

LES COUSINS.

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ON était au mois d'avril quand arriva une lettre du colonel annonçant la mort de son frère, et peu après un télégramme chargeait Mme Brindini de faire préparer des chambres pour les neveux orphelins et pour leur bonne, que M. Maxwell ramenait de San Rémo. Très peu de jours après, les voyageurs arrivaient à Roccadoro.

Mme Brindini, frêle et délicate, mais toute joyeuse de revoir son mari, l'attendait sur le perron. À son côté, se tenait Marguerite, très calme extérieurement, mais le coeur agité de sentiments très divers. Mme Corvietti était à l'arrière-plan.

Le colonel descendit le premier de voiture : c'était un grand, bel homme, à la tournure martiale. Après lui, parut un garçon d'une douzaine d'années, court et carré d'épaules, aux cheveux rouges tout bouclés ; il avait un oeil qui louchait, mais une paire de lunettes à verres ronds dissimulait en partie cette infirmité en donnant au jeune homme une ressemblance comique avec un hibou. Pendant que son oncle donnait la main à Elsa, maître Bruce jetait un regard rapide et investigateur sur tout ce qui l'entourait. Rita examinait avec curiosité sa jeune cousine.

Au premier abord, Elsa Maxwell était assez insignifiante, et il fallait du temps pour découvrir le charme de ses beaux yeux d'un bleu sombre. Elle n'avait que deux ans de moins que Rita, bien qu'en les voyant à côté l'une de l'autre, on eût dit la différence d'âge beaucoup plus considérable. Elle prit la main que sa grande cousine lui donnait et tendit ses joues pour demander un baiser. Rita ne se fit pas prier, mais ne trouva pas un mot de bienvenue, tant elle était impatiente de serrer son père dans ses bras.
- Ma chérie, lui dit le colonel en l'embrassant tendrement, tu m'aideras à consoler ces jeunes orphelins et à les acclimater au milieu de nous.

Avec le sentiment qu'elle avait de n'avoir pas fait un accueil bien chaleureux aux nouveaux venus, Rita vit dans ces mots un reproche. Elle se trompait, car son père était trop préoccupé pour avoir remarqué sa froideur. Bien que touché de la tendre réception de sa femme, il ne cessait de s'occuper avec une paternelle sollicitude de sa petite nièce, fort intimidée et dépaysée au milieu d'étrangers. La pauvre enfant sentait plus que jamais l'absence de son oncle Alister, le seul père qu'elle eût connu. Mme Mactavish ou, comme on l'appelait plus souvent, « Bonne Nanette, » qui était entièrement dévouée aux deux jeunes Maxwell, était trop occupée à reconnaître les bagages, pour songer à Elsa. Celle-ci se rapprochait instinctivement de son oncle Robert comme d'un protecteur naturel. N'était-il pas le seul de la famille qui eût connu celui qui reposait dans le paisible cimetière de San Rémo ? Elle fit un effort pour suivre l'exemple de son frère et pour répondre aux questions obligeantes de Mme Brindini.

Marguerite regardait, écoutait, moitié impatiente, moitié blessée de ce qu'elle considérait comme une négligence à son égard. Elle aurait voulu son père tout à elle, et se demandait quand il aurait fini de s'occuper de sa femme et même des nouveaux venus. Cette attente l'irritait. Elle surprit les yeux de Mme Corvietti fixés sur elle avec une telle expression de pitié, qu'elle se souvint de ses paroles : « Quand ton père reviendra, il aura non seulement ta belle-mère, mais aussi tes cousins, et il n'aura plus besoin de toi comme au temps jadis. »

« Elle avait deviné juste, » pensa-t-elle avec amertume ; « je ne lui suis plus nécessaire. » Et un sentiment poignant de jalousie la saisit au coeur. Mais ce sentiment était si étranger, si contraire à sa généreuse nature, qu'elle chercha à le réprimer. Elle sortit du salon sans bruit. Quand son père, s'apercevant de son absence, la demanda, elle l'entendit bien, mais n'osa pas se montrer.

Au souper, Elsa ne put ni parler, ni manger. Elle était exténuée par le voyage et par toutes les émotions qui l'avaient précédé, et ce n'était qu'avec de visibles efforts qu'elle retenait ses larmes.
- T'es-tu servie d'un plat qui ne te convient pas, Elsa ? demanda Bruce tout bas, en voyant que sa soeur ne touchait pas à ce qui se trouvait sur son assiette ; si tu veux changer avec moi, à ton service ; j'ai goûté ce qu'on m'a offert, et ce n'est pas mauvais, du moins pour un mets italien. Je viendrai bien à bout de ce qui t'est échu en partage.

Ce dévouement fraternel ne fut pas accepté. Sa proposition, qu'il avait cru faire à voix basse, avait été entendue par le père et la fille, et les amusa considérablement.
Mais Rita n'eut pas longtemps envie de rire, quand elle vit la pâleur d'Elsa et les efforts de la petite fille pour faire bonne contenance.
- Cousine, dit-elle, essayez de manger un peu de cette omelette ; c'est le triomphe de Dorothée, et je suis sûre qu'elle se sera distinguée en votre honneur. Elle serait très désappointée si vous n'en goûtiez pas.

Marguerite avait touché la corde sensible. Elsa n'aurait à aucun prix voulu être ingrate ; aussi fit-elle un grand effort pour avaler quelques bouchées, auxquelles succéda un verre de limonade glacée. Elsa se tourna alors en souriant du côté de Rita :

- Je vous remercie beaucoup, ma cousine ; je n'ai rien avalé d'aussi bon depuis que nous avons quitté l'Écosse.
- Sais-tu, ma petite Marguerite, dit le colonel en sortant de table, qu'il me semble que nous avons été séparés beaucoup plus de quinze jours ? J'ai tant de choses à te raconter... Comme j'aurais voulu t'avoir près de moi ! et pourtant ! ...

Il s'arrêta brusquement en poussant un profond soupir, et continua à caresser la riche chevelure de sa fille.
- Pardon, excellence, interrompit ici le vieux majordome Sansom ; mais le notaire est dans votre cabinet et demande à vous parler tout de suite. Il dit que c'est important.

Une ombre voila le front de M. Maxwell en apprenant quel était le visiteur malencontreux qui venait troubler leur réunion de famille ; mais sans dire un mot il se dirigea vers la bibliothèque.
Marguerite, ainsi brusquement abandonnée, frappa du pied :
- Je voudrais bien savoir quel mauvais génie nous amène ce vieux fossile à pareille heure, murmura-t-elle. J'ai pu à peine échanger quelques mots avec papa, et voilà cet ennuyeux légiste qui vient nous interrompre. Je vais me mettre en embuscade pour le voir partir ; il ne saurait rester bien longtemps, car même un notaire doit bien savoir, en son âme et conscience, que sa présence est peu désirée dans un cercle de famille comme le nôtre. Attention ! M. Chigi, vous ne me volerez pas les quelques minutes que mon père voulait bien me donner !

Pour calmer son impatience et faire passer le temps plus vite, Marguerite arpentait la véranda de long en large. Enfin, elle entendit la voix de ces deux messieurs qui traversaient le vestibule ; elle courut à la bibliothèque elle était vide. Elle attendit le retour de son père il ne vint pas. Bien à contrecoeur, elle se dirigea vers le petit boudoir de sa belle-mère. Au moment où elle ouvrait la porte, son père lui dit :
- Je croyais, Rita chérie, qu'en mon absence tu prendrais soin de ma famille, et j'apprends que personne ne t'a vue depuis dîner. Où étais-tu donc ?

Elle ne répondit pas, mais son visage pâle et contracté frappa M. Brindini qui sans répéter sa question l'attira près de lui et la fit asseoir à son côté ; cette marque de tendresse ne la dérida pas, car si elle sentait un des bras de son père passé autour de sa taille, l'autre tenait Elsa de la même manière, et elle se figura que la demande pourtant si naturelle du colonel renfermait un blâme à son adresse. Dans les dispositions où elle se trouvait tout la blessait, tout l'irritait, et elle se doutait peu des efforts surhumains que faisait le maître de la maison pour soutenir une conversation si peu en harmonie avec ses préoccupations.
- Petite demoiselle, dit-il en voyant les yeux d'Elsa se fermer malgré elle, je crains que bonne Nanette ne me gronde si je ne t'envoie pas bien vite au lit ; elle doit avoir fini ses déballages ; pardonne-moi de faire le tyran dès le premier soir, mais...
- Ne vous inquiétez pas de cela, mon oncle, interrompit naïvement Bruce ; voici déjà longtemps que nous désirons tous deux gagner nos lits ; nous ne nous le sommes pas dit avec les lèvres, par politesse, mais nous étions néanmoins d'accord. Elsa craignait de déplaire à tante Éléonore et moi je ne voulais pas que vous pussiez croire que je suis habitué à me coucher comme un bébé.
- Ne crains rien, mon garçon, et va te coucher sans remords. Rita mia, veux-tu conduire tes cousins dans leur chambre ? Sans doute tante Cécile a tout fait préparer. Éléonore, tu parais fatiguée, ne m'attends pas pour monter, j'ai du travail pour plusieurs heures avant de songer au repos.

Sans doute, cette allusion à son travail avait ravivé les soucis de M. Maxwell, car son front était bien sombre lorsqu'il dit bonsoir à tous les siens. Marguerite fit un mouvement pour le suivre dans la bibliothèque, puis elle se ravisa, et se tournant vers ses cousins :
- Voulez-vous monter avec moi ? dit-elle.
- Quand est-ce qu'on fait, le culte domestique ? demanda Bruce.

Mme Brindini rougit, Mme Corvietti se signa, tandis que Marguerite répondait tranquillement :
- Nous n'en avons pas l'habitude à Roccadoro.
- Bruce, interrompit vivement Elsa pour détourner la conversation, je suis sûre que j'entends un rossignol ; la porte est ouverte ; viens l'écouter sous la véranda.

Tous deux sortirent de la maison, pendant que Marguerite, appuyée contre une des statues, attendait impatiemment leur retour. Mme Corvietti, qui guettait une occasion favorable, se glissa près de sa nièce, et lui dit à l'oreille :
- Je ne vois pas ce qui peut tant charmer ton père chez cette enfant ; je crains que ce ne soit une petite flatteuse qui cherche simplement à s'insinuer dans ses bonnes grâces.
- Bah ! répondit Rita avec une indifférence affectée, je ne vois rien de si redoutable chez elle, si on oublie sa qualité d'hérétique.

Elle avait à peine terminé sa phrase, que maître Bruce se trouva devant elle.
- Vous pouvez me donner tous les noms qu'il vous plaira, dit-il gravement, peu m'importe l'opinion des filles ; mais si vous vous avisez de qualifier Elsa d'hérétique, vous aurez affaire à moi, et dans ce cas nous nous battrons ensemble. Tenez, voici des armes (et il saisissait deux parapluies). Je serai John Knox, et vous Marie la Sanguinaire !

Le groupe formé par, ces trois enfants était tragi-comique : Marguerite, d'une part, froide, hautaine, dédaigneuse ; Bruce parfaitement calme et maître de lui, et la pauvre petite Elsa, toute tremblante, qui essayait de s'interposer entre les belligérants.
Attiré par le bruit, le colonel reparut sur la scène.
- Comment ? on se querelle déjà ? dit-il. Je ne me serais pas attendu à cela de ta part, Rita, ajouta-t-il avec quelque irritation.

Il était si rare qu'il adressât un reproche à sa fille, que celle-ci, blessée au vif, mais trop fière pour le laisser deviner, garda le silence.




En amenant les deux orphelins chez lui, le colonel n'avait pas songé aux difficultés que la différence de religion ne pouvait manquer de susciter ; cette première escarmouche lui ouvrit les yeux, et parce qu'il y avait eu une légère dispute, il s'imagina que désormais tout irait de travers. Depuis quelque temps, il avait constaté un changement dans le caractère et la manière d'être de sa fille ; il avait compté sur la présence de ses jeunes cousins pour la distraire, et voilà que dès le début il y avait des froissements regrettables.
Bruce, qui ne s'attendait pas à ce dénouement, plein de regrets de ce qui s'était passé, s'avança vers son oncle :
- Ne la grondez pas, elle a été très aimable pour nous, seulement un peu papiste. Donnons-nous la main, Marguerite ; je suis sûr que nous ne nous battrons plus en duel ; j'espère même que nous finirons par nous aimer. Je crois vraiment que je sens les premiers symptômes. Voyons, Elsa, ne prends pas ces airs tragiques. Je ne serais pas éloigné de croire que nous nous trouverons très bien dans cette vieille maison. Et puis c'est pour moi une satisfaction de penser que je suis près de Rome, de cette Rome illustrée par Jules César, ainsi qu'on nous l'apprend dans notre histoire. 

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