ON
était au mois d'avril quand arriva une
lettre du colonel annonçant la mort de son
frère, et peu après un
télégramme chargeait Mme Brindini de
faire préparer des chambres pour les neveux
orphelins et pour leur bonne, que M. Maxwell
ramenait de San Rémo. Très peu de
jours après, les voyageurs arrivaient
à Roccadoro.
Mme Brindini, frêle et
délicate, mais toute joyeuse de revoir son
mari, l'attendait sur le perron. À son
côté, se tenait Marguerite,
très calme extérieurement, mais le
coeur agité de sentiments très
divers. Mme Corvietti était à
l'arrière-plan.
Le colonel descendit le premier de
voiture : c'était un grand, bel homme,
à la tournure martiale. Après lui,
parut un garçon d'une douzaine
d'années, court et carré
d'épaules, aux cheveux rouges tout
bouclés ; il avait un oeil qui
louchait, mais une paire de lunettes à
verres ronds dissimulait en partie cette infirmité
en donnant au
jeune homme une ressemblance comique avec un hibou.
Pendant que son oncle donnait la main à
Elsa, maître Bruce jetait un regard rapide et
investigateur sur tout ce qui l'entourait. Rita
examinait avec curiosité sa jeune cousine.
Au premier abord, Elsa Maxwell
était assez insignifiante, et il fallait du
temps pour découvrir le charme de ses beaux
yeux d'un bleu sombre. Elle n'avait que deux ans de
moins que Rita, bien qu'en les voyant à
côté l'une de l'autre, on eût
dit la différence d'âge beaucoup plus
considérable. Elle prit la main que sa
grande cousine lui donnait et tendit ses joues pour
demander un baiser. Rita ne se fit pas prier, mais
ne trouva pas un mot de bienvenue, tant elle
était impatiente de serrer son père
dans ses bras.
- Ma chérie, lui dit le colonel
en l'embrassant tendrement, tu m'aideras à
consoler ces jeunes orphelins et à les
acclimater au milieu de nous.
Avec le sentiment qu'elle avait de
n'avoir pas fait un accueil bien chaleureux aux
nouveaux venus, Rita vit dans ces mots un reproche.
Elle se trompait, car son père était
trop préoccupé pour avoir
remarqué sa froideur. Bien que touché
de la tendre réception de sa femme, il ne
cessait de s'occuper avec une paternelle
sollicitude de sa petite nièce, fort
intimidée et dépaysée au
milieu d'étrangers. La pauvre enfant sentait
plus que jamais l'absence de son oncle Alister, le
seul père qu'elle eût connu. Mme
Mactavish ou, comme on l'appelait plus souvent,
« Bonne Nanette, » qui
était entièrement
dévouée aux deux jeunes Maxwell,
était trop occupée à
reconnaître les bagages,
pour songer à Elsa. Celle-ci se rapprochait
instinctivement de son oncle Robert comme d'un
protecteur naturel. N'était-il pas le seul
de la famille qui eût connu celui qui
reposait dans le paisible cimetière de San
Rémo ? Elle fit un effort pour suivre
l'exemple de son frère et pour
répondre aux questions obligeantes de Mme
Brindini.
Marguerite regardait, écoutait,
moitié impatiente, moitié
blessée de ce qu'elle considérait
comme une négligence à son
égard. Elle aurait voulu son père
tout à elle, et se demandait quand il aurait
fini de s'occuper de sa femme et même des
nouveaux venus. Cette attente l'irritait. Elle
surprit les yeux de Mme Corvietti fixés sur
elle avec une telle expression de pitié,
qu'elle se souvint de ses paroles :
« Quand ton père reviendra, il
aura non seulement ta belle-mère, mais aussi
tes cousins, et il n'aura plus besoin de toi comme
au temps jadis. »
« Elle avait deviné
juste, » pensa-t-elle avec
amertume ; « je ne lui suis plus
nécessaire. » Et un sentiment
poignant de jalousie la saisit au coeur. Mais ce
sentiment était si étranger, si
contraire à sa généreuse
nature, qu'elle chercha à le
réprimer. Elle sortit du salon sans bruit.
Quand son père, s'apercevant de son absence,
la demanda, elle l'entendit bien, mais n'osa pas se
montrer.
Au souper, Elsa ne put ni parler, ni
manger. Elle était exténuée
par le voyage et par toutes les émotions qui
l'avaient précédé, et ce
n'était qu'avec de visibles efforts qu'elle
retenait ses larmes.
- T'es-tu servie d'un plat qui ne te
convient pas, Elsa ?
demanda
Bruce tout bas, en voyant que sa soeur ne touchait
pas à ce qui se trouvait sur son
assiette ; si tu veux changer avec moi,
à ton service ; j'ai goûté
ce qu'on m'a offert, et ce n'est pas mauvais, du
moins pour un mets italien. Je viendrai bien
à bout de ce qui t'est échu en
partage.
Ce dévouement fraternel ne fut
pas accepté. Sa proposition, qu'il avait cru
faire à voix basse, avait été
entendue par le père et la fille, et les
amusa considérablement.
Mais Rita n'eut pas longtemps envie de
rire, quand elle vit la pâleur d'Elsa et les
efforts de la petite fille pour faire bonne
contenance.
- Cousine, dit-elle, essayez de manger
un peu de cette omelette ; c'est le triomphe
de Dorothée, et je suis sûre qu'elle
se sera distinguée en votre honneur. Elle
serait très désappointée si
vous n'en goûtiez pas.
Marguerite avait touché la corde
sensible. Elsa n'aurait à aucun prix voulu
être ingrate ; aussi fit-elle un grand
effort pour avaler quelques bouchées,
auxquelles succéda un verre de limonade
glacée. Elsa se tourna alors en souriant du
côté de Rita :
- Je vous remercie beaucoup, ma
cousine ; je n'ai rien avalé d'aussi
bon depuis que nous avons quitté
l'Écosse.
- Sais-tu, ma petite Marguerite, dit le
colonel en sortant de table, qu'il me semble que
nous avons été séparés
beaucoup plus de quinze jours ? J'ai tant de
choses à te raconter... Comme j'aurais voulu
t'avoir près de moi ! et
pourtant ! ...
Il s'arrêta brusquement en
poussant un profond soupir, et continua à
caresser la riche chevelure de sa fille.
- Pardon, excellence, interrompit ici le
vieux majordome Sansom ; mais le notaire est
dans votre cabinet et demande à vous parler
tout de suite. Il dit que c'est important.
Une ombre voila le front de M. Maxwell
en apprenant quel était le visiteur
malencontreux qui venait troubler leur
réunion de famille ; mais sans dire un
mot il se dirigea vers la
bibliothèque.
Marguerite, ainsi brusquement
abandonnée, frappa du pied :
- Je voudrais bien savoir quel mauvais
génie nous amène ce vieux fossile
à pareille heure, murmura-t-elle. J'ai pu
à peine échanger quelques mots avec
papa, et voilà cet ennuyeux légiste
qui vient nous interrompre. Je vais me mettre en
embuscade pour le voir partir ; il ne saurait
rester bien longtemps, car même un notaire
doit bien savoir, en son âme et conscience,
que sa présence est peu
désirée dans un cercle de famille
comme le nôtre. Attention ! M. Chigi,
vous ne me volerez pas les quelques minutes que mon
père voulait bien me donner !
Pour calmer son impatience et faire
passer le temps plus vite, Marguerite arpentait la
véranda de long en large. Enfin, elle
entendit la voix de ces deux messieurs qui
traversaient le vestibule ; elle courut
à la bibliothèque elle était
vide. Elle attendit le retour de son père il
ne vint pas. Bien à contrecoeur, elle se
dirigea vers le petit boudoir de sa belle-mère. Au
moment
où elle ouvrait la porte, son père
lui dit :
- Je croyais, Rita chérie, qu'en
mon absence tu prendrais soin de ma famille, et
j'apprends que personne ne t'a vue depuis
dîner. Où étais-tu
donc ?
Elle ne répondit pas, mais son
visage pâle et contracté frappa M.
Brindini qui sans répéter sa question
l'attira près de lui et la fit asseoir
à son côté ; cette marque
de tendresse ne la dérida pas, car si elle
sentait un des bras de son père passé
autour de sa taille, l'autre tenait Elsa de la
même manière, et elle se figura que la
demande pourtant si naturelle du colonel renfermait
un blâme à son adresse. Dans les
dispositions où elle se trouvait tout la
blessait, tout l'irritait, et elle se doutait peu
des efforts surhumains que faisait le maître
de la maison pour soutenir une conversation si peu
en harmonie avec ses préoccupations.
- Petite demoiselle, dit-il en voyant
les yeux d'Elsa se fermer malgré elle, je
crains que bonne Nanette ne me gronde si je ne
t'envoie pas bien vite au lit ; elle doit
avoir fini ses déballages ;
pardonne-moi de faire le tyran dès le
premier soir, mais...
- Ne vous inquiétez pas de cela,
mon oncle, interrompit naïvement Bruce ;
voici déjà longtemps que nous
désirons tous deux gagner nos lits ;
nous ne nous le sommes pas dit avec les
lèvres, par politesse, mais nous
étions néanmoins d'accord. Elsa
craignait de déplaire à tante
Éléonore et moi je ne voulais pas que
vous pussiez croire que je suis habitué
à me coucher comme un bébé.
- Ne crains rien, mon garçon, et
va te coucher sans remords. Rita mia, veux-tu
conduire tes cousins dans leur chambre ? Sans
doute tante Cécile a tout fait
préparer. Éléonore, tu parais
fatiguée, ne m'attends pas pour monter, j'ai
du travail pour plusieurs heures avant de songer au
repos.
Sans doute, cette allusion à son
travail avait ravivé les soucis de M.
Maxwell, car son front était bien sombre
lorsqu'il dit bonsoir à tous les siens.
Marguerite fit un mouvement pour le suivre dans la
bibliothèque, puis elle se ravisa, et se
tournant vers ses cousins :
- Voulez-vous monter avec moi ?
dit-elle.
- Quand est-ce qu'on fait, le culte
domestique ? demanda Bruce.
Mme Brindini rougit, Mme Corvietti se
signa, tandis que Marguerite répondait
tranquillement :
- Nous n'en avons pas l'habitude
à Roccadoro.
- Bruce, interrompit vivement Elsa pour
détourner la conversation, je suis
sûre que j'entends un rossignol ; la
porte est ouverte ; viens l'écouter
sous la véranda.
Tous deux sortirent de la maison,
pendant que Marguerite, appuyée contre une
des statues, attendait impatiemment leur retour.
Mme Corvietti, qui guettait une occasion favorable,
se glissa près de sa nièce, et lui
dit à l'oreille :
- Je ne vois pas ce qui peut tant
charmer ton père chez cette enfant ; je
crains que ce ne soit une petite flatteuse qui
cherche simplement à s'insinuer dans ses
bonnes grâces.
- Bah ! répondit Rita avec
une indifférence affectée, je ne vois
rien de si redoutable chez elle, si on oublie sa
qualité d'hérétique.
Elle avait à peine terminé
sa phrase, que maître Bruce se trouva devant
elle.
- Vous pouvez me donner tous les noms
qu'il vous plaira, dit-il gravement, peu m'importe
l'opinion des filles ; mais si vous vous
avisez de qualifier Elsa d'hérétique,
vous aurez affaire à moi, et dans ce cas
nous nous battrons ensemble. Tenez, voici des armes
(et il saisissait deux parapluies). Je serai John
Knox, et vous Marie la Sanguinaire !
Le groupe formé par, ces trois
enfants était tragi-comique :
Marguerite, d'une part, froide, hautaine,
dédaigneuse ; Bruce parfaitement calme
et maître de lui, et la pauvre petite Elsa,
toute tremblante, qui essayait de s'interposer
entre les belligérants.
Attiré par le bruit, le colonel
reparut sur la scène.
- Comment ? on se querelle
déjà ? dit-il. Je ne me serais
pas attendu à cela de ta part, Rita,
ajouta-t-il avec quelque irritation.
Il était si rare qu'il
adressât un reproche à sa fille, que
celle-ci, blessée au vif, mais trop
fière pour le laisser deviner, garda le
silence.
En amenant les deux orphelins chez lui, le
colonel n'avait pas songé aux
difficultés que la différence de
religion ne pouvait manquer de susciter ;
cette première escarmouche lui ouvrit les
yeux, et parce qu'il y avait eu une
légère dispute, il s'imagina que
désormais tout irait de travers. Depuis
quelque temps, il avait constaté un
changement dans le caractère et la manière d'être
de sa
fille ; il avait compté sur la
présence de ses jeunes cousins pour la
distraire, et voilà que dès le
début il y avait des froissements
regrettables.
Bruce, qui ne s'attendait pas à
ce dénouement, plein de regrets de ce qui
s'était passé, s'avança vers
son oncle :
- Ne la grondez pas, elle a
été très aimable pour nous,
seulement un peu papiste. Donnons-nous la main,
Marguerite ; je suis sûr que nous ne
nous battrons plus en duel ; j'espère
même que nous finirons par nous aimer. Je
crois vraiment que je sens les premiers
symptômes. Voyons, Elsa, ne prends pas ces
airs tragiques. Je ne serais pas
éloigné de croire que nous nous
trouverons très bien dans cette vieille
maison. Et puis c'est pour moi une satisfaction de
penser que je suis près de Rome, de cette
Rome illustrée par Jules César, ainsi
qu'on nous l'apprend dans notre histoire.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |